- Histoire Anecdotique de la Guerre de 1914-1915
- 'Paris Menacé, Paris Sauvé'
- par Franc-Nohain et Paul Delay
Paris 1914
Quand, avant 1914. les Français parlaient de la grande guerre de revanche que chacun sentait inévitable, il était rare qu'ils se fissent illusion sur les sacrifices auxquels il faudrait se résigner au début de la campagne. Et communément on disait: «Nancy sera occupé par les Allemands quarante-huit heures après la déclaration de guerre.»
C'est pourquoi Paris ne connut pas, dans les derniers jours de juillet ou les premiers jours d'août, ces cortèges délirants, cette joie exubérante qui caractérisèrent le départ des troupes en 1870. Le public, certain de la victoire, savait qu'elle serait chèrement achetée.
La participation de l'Angleterre, la noble résistance de la Belgique, n'entamèrent point le bon sens populaire qui souvent voit plus juste que les politiques.
Malheureusement les communiqués officiels, rédigés au début par des hommes assurément bien intentionnés, mais qui ne possédaient ni la pondération, ni l'objectivité désirables, n'observèrent pas cette prudente réserve.
Durant les vingt premiers jours d'août, alors que les opérations sérieuses n'étaient pas encore engagées, les communiqués officiels lancés de deux heures en deux heures à travers les rues de Paris, par les différentes éditions des journaux, eurent sans doute le tort d'être dangereusement dithyrambiques et de prophétiser de façon disproportionnée, sur le résultat d'engagements très partiels, un triomphe immédiat et facile. Le combat d'Altkirch du 7 août, en territoire alsacien annexé, la première occupation de Mulhouse par les Français, occupation qui ne dura qu'une nuit, la proclamation du généralissime Joffre aux habitants d'Alsace, la prise des positions d'extrême-frontière en Lorraine, tout cela, qui était véridique, fut démesurément grossi.
Au sujet de l'Alsace-Lorraine, il n'était que trop aisé de surexciter l'enthousiasme populaire.
L'après-midi du 7 août, l'on vit des passants, inconnus les uns aux autres, se serrer convulsivement les mains après avoir lu le journal et ne point chercher à cacher les larmes qui leur venaient aux yeux. Un homme de condition modeste, faisant la lecture à haute voix, passait le journal à son voisin après avoir prononcé le nom d'Altkirch: «Moi, je ne peux plus continuer, expliquait-il la gorge serrée, ça m'étrangle...»
Dès lors tout fut changé et les espérances folles, irréalisables, naquirent. Autour de chaque lecteur d'un journal dans la rue se formait un groupe ardent. On commentait avec flamme, on faisait pour le lendemain d'extraordinaires pronostics qui, passant de bouche en bouche, devenaient en peu de minutes autant de résultats acquis. Et puis les bruits de courir: le siège de Strasbourg était commencé, l'armée allemande était coupée, nous avions pris d'un seul coup de filet cent mille hommes, mais le gouvernement ne voulait l'annoncer que quarante-huit heures plus tard, afin de cacher cette nouvelle à l'état-major ennemi. Quiconque s'avisait d'émettre un doute était traité de mauvais français. Depuis l'entrée en Alsace, qui semblait présentée parles communiqués comme un événement définitif, rien ne semblait trop beau ou trop grandiose. Et tout le monde piquait au mur de sa chambre l'image ingénue et symbolique du soldat français qui venait d'arracher le poteau-frontière pour voler dans les bras d'une Alsacienne...
Le 17 août arriva à Paris le drapeau du 132e régiment allemand d'infanterie enlevé glorieusement à Saint-Biaise par la 5e compagnie du 1er bataillon de chasseurs à pied. Le ministre de la Guerre, M. Messimy, fit exposer le trophée au balcon de son hôtel, donnant sur la cour intérieure de la rue Saint-Dominique et, pendant l'après- midi, le public fut admis à le contempler. Une foule énorme défila devant le drapeau bleu et rouge sur lequel se détachait en noir l'aigle impérial: des gens de toute condition et de tout âge se pressaient pour repaître leurs yeux de cette preuve tangible de la vaillance de nos troupes; des instituteurs amenèrent leurs élèves. Les gardiens de la paix engageaient avec bonhomie les spectateurs à se hâter pour laisser la place à ceux qui suivaient: «Allons, allons, disait l'un d'eux, dépêchons- nous, il faut que tout le monde puisse voir, ça en vaut la peine!...»
Le soir, le drapeau fut porté au Palais de l'Elysée pour être présenté au Président de la République. Le lendemain matin, une compagnie de la Garde Républicaine prenait le trophée et le conduisait aux Invalides. Un sous-officier le portait, non pas la hampe droite et les plis flottants comme un drapeau qui marche au feu, mais en berne sur son épaule. Le drapeau fut remis, en présence du général Niox, gouverneur des Invalides, au doyen des dix derniers invalides hospitalisés, René Dumout, ancien combattant de Crimée, d'Italie et de 1870, ancien sergent d'infanterie, fièrement dressé sur sa jambe de bois. Les autres invalides étaient rangés, la lance au poing, derrière le général Niox.
La musique joua la Marseillaise, puis le drapeau fut placé dans la chapelle et suspendu dans la galerie du premier étage.
Cependant les communiqués continuaient leurs narrations hyperboliques. De la captivité et de la fuite de quelques patrouilles, ils concluaient gravement que la cavalerie ennemie ne tenait pas et que l'infanterie ne savait pas nous résister; que le soldat allemand n'était ni instruit, ni nourri, ni équipé. Et l'on répandait la légende du prisonnier qui s'empresse de se rendre à la vue seule d'un morceau de pain, le «prisonnier à la tartine»...
Tel était l'état d'esprit du public, au lendemain de la défaite de Charleroi, et quand, le 25 août au matin, les journaux publièrent une note officielle, communiquée la veille au soir, et qui concluait en ces termes:
«On doit évidemment regretter que le plan offensif, par suite de difficultés d'exécution impossibles à prévoir, n'ait pas atteint son but. Cela eût abrégé la guerre, mais notre situation défensive demeure entière en présence d'un ennemi déjà affaibli.
«Tous les Français déploreront l'abandon momentané des portions du territoire annexé que nous avions occupées. D'autre part, certaines parties du territoire national souffriront malheureusement des événements dont elles seront le théâtre. Epreuve inévitable mais provisoire.
«C'est ainsi que des éléments de cavalerie allemande, appartenant à une division indépendante, opérant à l'extrême droite, ont pénétré dans la région de Roubaix-Tourcoing qui n'était défendue que par des éléments territoriaux.
«Le courage de notre vaillante population saura supporter cette épreuve avec une foi inébranlable dans le succès final qui n'est pas douteux. En disant au pays la vérité entière, le gouvernement et les autorités militaires lui donnent la plus forte preuve de leur absolue confiance dans la victoire qui ne dépend que de notre persévérance et de notre ténacité.»
D'autre part, le journal Le Matin ayant inséré, le 24 août, un article de M. Gervais, sénateur de la Seine, annonçant que notre offensive en Lorraine avait été paralysée par suite de la défection d'une division d'infanterie du 15e corps appartenant au recrutement de Marseille, Antibes et Toulon, un communiqué du Ministère de la Guerre commentait ainsi cette révélation:
«Un journal du matin a annoncé qu'une division du 15e corps avait lâché pied devant l'ennemi, ce qui aurait eu de graves conséquences pour la suite des opérations. Ce fait, présenté sous cette forme, est inexact. Quelques défaillances individuelles profondément regrettables ont pu se produire. Elles ont été suivies des répressions nécessaires. Mais elles n'ont pas eu l'importance qui leur a été attribuée. Il serait injuste de faire peser la faute de quelques-uns sur tous les soldats d'une région dont les citoyens sont, comme tous les autres, prêts à donner leur vie pour le pays.
«Un blâme a été adressé au journal qui avait publié cette information.»
Ceux qui purent observer l'expression prise par les visages ne l'oublieront jamais. Plus de colloques animés aux carrefours, on marchait vite, silencieusement... Beaucoup achetaient le journal à la dérobée et, après un coup d'il constatant l'absence de bonnes nouvelles, plus d'un le glissait dans sa poche, pour lire seul chez lui, comme par pudeur, le récit anéantissant les espoirs démesurés des journées précédentes.
Les semeurs de panique, le plus souvent ceux-là mêmes qui claironnaient la semaine d'avant des victoires insensées, firent alors leur apparition. Chose curieuse, les faits imaginés restaient les mêmes, mais ils étaient intervertis. C'étaient maintenant nos propres troupes qui étaient cernées, perdues, contraintes à une retraite ressemblant à une débâcle. N'allait-on pas jusqu'à prononcer le mot de trahison et raconter, en citant les noms, que des généraux avaient dû être passés par les armes!
Faut-il tout dire: rappeler que quelques parlementaires furent à la tête des «paniquards», répandirent les premiers les nouvelles déformées par leur propre terreur et déprimèrent à l'envi ceux dont ils auraient eu le devoir de remonter le courage.
Le 27 août, les journaux publièrent la lettre suivante du président du Conseil des Ministres, M. Viviani, au Président de la République:
Paris, 26 août 1914
«MONSIEUR LE PRESIDENT,
«Dans les circonstances que le pays traverse, il m'a paru nécessaire d'élargir les bases du Ministère que je présidais. J'ai réuni mes collègues en conseil de cabinet et, après les avoir remerciés tous du dévouementpatriotique avec lequel ils avaient rempli leur rôle difficile, je leur ai fait part de mon désir en leur exposant que je vous permettrais, par l'offre de ma démission, de charger une personnalité politique de l'uvre que je définissais.
«Ils ont bien voulu accepter les raisons que que je faisais valoir et. j'ai l'honneur de vous remettre, avec ma démission propre, celle du cabinet.
«Agréez, Monsieur le Président, l'assurance de mon respectueux dévouement.
«René VIVIANI.»
A la suite de la lettre venait la composition du nouveau ministère:
- MM. Président du Conseil sans portefeuille...VIVIANI.
- Vice-Président du Conseil et Ministre de la Justice..BRIAND.
- Affaires Étrangères. DELGASSE.
- Intérieur. MALVY.
- Finances...RIBOT.
- Guerre...MILLERAND.
- Marine...AUGAGNEUR.
- Instruction publique...SARRAUT.
- Travaux publics...SEMBAT.
- Postes et Télégraphes...THOMSON.
- Colonies...DOUMERGUE.
- Agriculture...FERNAND DAVID.
- Travail...BIENVENU-MARTIN.
- Ministre sans portefeuille...GUESDE.
Les noms de MM. Millerand à la Guerre et Delcassé aux Affaires Etrangères impressionnèrent favorablement l'opinion, leur présence au Gouvernement fut le premier rayon d'espoir dans un ciel si subitement assombri. La nomination de M. Ribot aux Finances fut également bien accueillie par le monde de la Bourse.
Parmi les ministres démissionnaires ne faisaient plus partie du nouveau cabinet: M. Messimy, remplacé à la Guerre par M. Millerand; M. Noulens, remplacé aux Finances par M. Ribot; M. René Renoult, remplacé aux Travaux Publics par M. Sembat; M. Raynaud, remplacé aux Colonies par M. Doumergue.
Deux membres du cabinet, MM. Sembat et Guesde, appartenaient au parti socialiste unifié. Ils se mettaient, de ce fait, en contradiction avec les votes du Congrès qui avait répudié la collaboration de ses membres dans un ministère renfermant des représentants des partis bourgeois. Mais les nécessités de la Défense Nationale et de l'union de tous justifiaient cette infraction aux grands principes du parti.
D'autre part, M. Ribot, en octobre 1913, avait formé un ministère qui, fait unique dans les annales de la troisième République, avait été renversé par la Chambre le jour où il prenait contact avec elle. Et les mêmes députés devaient faire au même M. Ribot une ovation formidable lorsqu'au mois de décembre 1914 il monterait pour la première fois à la tribune comme membre du nouveau gouvernement.
En prenant possession de ses fonctions, M. Millerand envoya au général Joffre la lettre suivante qui dut consoler ce chef éminent des critiques si injustes formulées par quelques parlementaires:
«MON CHER GENERAL,
«Au moment où je reprends la direction du ministère de la Guerre, je veux que mon premier acte soit pour envoyer, aux troupes qui combattent sous vos ordres et à leurs chefs, le témoignage de l'admiration et de la confiance du gouvernement de la République et du pays.
«La France est assurée de la victoire parce qu'elle est résolue à l'obtenir. A votre exemple et à celui de vos armées, elle gardera jusqu'au bout le calme et la maîtrise de soi, gages du succès.
«Soumise à la discipline de fer qui est la loi et la force des armées, la nation tout entière levée pour la défense de son sol et de ses libertés a accepté d'avance, d'un cur ferme, toutes les épreuves, même les plus cruelles. Patiente et tenace, forte de son droit, sûre de sa volonté, elle tiendra.
«Je vous donne l'accolade.
«A. MILLERAND.»
II est d'usage, lorsqu'un nouveau ministère est formé, que son président lise une déclaration indiquant ses principes et son programme lorsqu'il se présente pour la première fois devant les Chambres. L'usage veut également que le Parlement vote l'affichage de la déclaration.
Le Parlement, à la suite de la séance du 4 août, s'étant ajourné sine die, et les circonstances n'étant guère propices à sa réunion immédiate, M. Viviani s'adressa directement au pays par cette déclaration affichée dans toutes les communes de France:
«FRANÇAIS,
«Le gouvernement nouveau vient de prendre possession de son poste d'honneur et de combat.
«Le pays sait qu'il peut compter sur sa vigilance, sur son énergie et que, de toute son âme, il se donne à sa défense. Le gouvernement sait qu'il peut compter sur le pays. Ses fils répandent leur sang pour la patrie et la liberté. Aux côtés des héroïques armées belge et anglaise, ils reçoivent sans trembler le plus formidable ouragan de feu et de fer qui ait jamais été déchaîné sur un peuple. Et tous se tiennent droits! Gloire à eux! Gloire aux vivants et aux morts! Les hommes tombent, la nation continue.
«Grâce à tant d'héroïsme, la victoire est assurée. Un combat se livre, capital certes, mais non pas décisif. Quelle qu'en soit l'issue, la lutte continuera. La France n'est pas la proie facile que s'est imaginée l'insolence de l'ennemi.
«FRANÇAIS,
«Le devoir est tragique, mais il est simple, repousser l'envahisseur, le poursuivre, sauver de sa souillure notre sol et de son étreinte la liberté, tenir tant qu'il le faudra, jusqu'au bout, hausser nos esprits et nos âmes au-dessus du péril, rester maîtres de notre destin. Pendant ce temps, nos alliés russes marchent d'un pas décidé vers la capitale de l'Allemagne, que l'anxiété gagne, et infligent des revers multiples à des troupes qui se replient.
«Nous demanderons au pays tous les sacrifices, toutes les ressources qu'il peut fournir en hommes et en énergies.
«Soyez donc fermes et résolus! Que la vie nationale, aidée par des mesures financières et administratives appropriées, ne soit pas suspendue! Ayons confiance en nous- mêmes, oublions tout ce qui n'est pas la Patrie.
«Face à la frontière! Nous avons la méthode et la volonté! Nous aurons la victoire!»
Suivaient les signatures de tous les ministres.
Le général Michel fut remplacé comme gouverneur militaire de Paris par le général Galliéni, le rude conquérant de l'île de Madagascar. En apprenant ce choix, le peuple, avec son ordinaire bon sens, en comprit toute la portée et proclama: «On va préparer sérieusement la défense de la capitale.»
Cette simple phrase, le plus bel hommage que l'on pouvait rendre au nouveau Gouverneur, fut plus de cent fois échangée entre petites gens sur la voie publique, en tramway, en Métro, pendant la journée du 27 août.
Le public s'était bien douté que le remaniement ministériel, notamment le changement des ministres de la Guerre et des Affaires Étrangères, était motivé par des raisons graves; la déclaration ministérielle le laissait d'ailleurs clairement entrevoir.
Et puis les communiqués du Ministère de la Guerre montraient que sur notre front Nord les troupes alliées étaient en retraite.
Celui du 26 août, 11 heures du soir, disait: «Dans le Nord, les lignes franco-anglaises ont été légèrement ramenées en arrière, la résistance continue.»
Et celui du 27 août, 11 heures du soir, s'exprimait de la sorte: «Sur la Meuse, nos troupes ont repoussé avec une extrême vigueur plusieurs attaques allemandes. Un drapeau a été pris.
«Les troupes belges de la défense mobile de Namur et le régiment français qui les appuyait ont rejoint leurs lignes.
«Dans le Nord, l'armée anglaise, attaquée par des forces très supérieures en nombre, a dû, après une brillante résistance, se reporter un peu en arrière. A sa droite nos armées ont maintenu leurs positions.»
Nos troupes ont repoussé des attaques allemandes sur la Meuse, disait le communiqué. Mais la Meuse est un fleuve qui prend sa source près de Langres, traverse en diagonale tout le département du même nom et entre en Belgique pour baigner Dinant, Namur, Liège. En quel endroit exact du parcours de ce fleuve s'étaient prononcées les attaques allemandes, voilà ce que chacun se demandait avec anxiété. Et les stratèges en chambre de se livrer à des considérations géographiques et militaires des plus compliquées.
Hélas! les conjectures devaient rapidement prendre fin devant la triste vérité. Le communiqué du 28 août, 11 heures du soir, publié par les journaux du matin du 29 août, fut à cet égard d'une précision qui n'avait d'égal que son laconisme:
«La situation de notre front DE LA SOMME AUX VOSGES est restée aujourd'hui ce qu'elle était hier. Les forces allemandes paraissent avoir ralenti leur marche.»
Combien, après avoir relu ce bulletin plusieurs fois avant d'oser comprendre, se précipi- tèrent sur la carte pour constater la position de deux fleuves qu'ils connaissaient pourtant, se raccrochant à l'espoir chimérique d'un manque subit de mémoire ou d'un bouleversement géographique survenu à leur insu.
Il n'y avait pourtant pas à douter, la Somme, qui prend sa source dans le département de l'Aisne, suit la direction du Nord-Ouest et la conserve jusqu'à son débouché dans la Manche. Pour que notre front fût appuyé sur les rives de ce fleuve, il fallait que les départements du Nord et du Pas-de-Calais, comme une partie de ceux de la Somme et de l'Aisne, eussent été occupés par l'ennemi. Et en indiquant pour la suite de notre front les Vosges, au lieu de parler de la frontière, le communiqué montrait bien que dans l'Est nous avions dû également céder du terrain quoique en moins grande proportion que dans le Nord.
Les jours suivants apportèrent à Paris de nouveaux témoignages de la résistance héroïque de nos troupes, mais aussi du débordement continu de notre aile gauche par les forces de l'ennemi supérieures en nombre. Le 3o août, les communiqués annoncent un succès français à Guise, malheureusement balancé par un échec à la Fère, avec, comme conséquence, la prise de Saint-Quentin; le 31, le communiqué du soir contient cette phrase: «A notre aile gauche, les progrès de l'aile marchante allemande nous obligent à céder du terrain»; le 1er septembre, il dit: «A notre gauche, les Allemands ont gagné quelque terrain»; le 2 septembre: «Nos troupes se sont repliées à gauche pour ne pas accepter une action décisive qui se serait présentée dans de mauvaises conditions»; le 3 septembre, on nous annonce un engagement entre Anglais et Allemands près de Compiègne (à 83 kilomètres de Paris) et l'apparition de la cavalerie ennemie dans la région de Soissons et d'Anizy-le-Chàteau. Il ne saurait y avoir de doute, la gauche de l'armée allemande avance à marches forcées et en faisant l'effort le plus formidable dans la direction de Paris.
D'ailleurs d'autres moyens d'information ne manquent pas aux Parisiens: ce sont les convois de réfugiés des régions envahies, puis les convois de blessés français et anglais, enfin les travaux de défense entrepris jusque devant les portes de la capitale avec une activité fébrile. La visite quotidienne des avions allemands, les Tauben (Taube, pluriel Tauben, veut dire en allemand pigeon: le nom donné à ce type d'avion vient de ce qu'il a la forme d'un pigeon, les ailes déployées), annonce également l'approche fatale!
Réfugiés et blessés arrivent par la gare du Nord. Les réfugiés sont des Belges des régions de Charleroi et de Dinant ou des Français des départements du Nord, du Pas- de-Calais et de la Somme. De tous ces pauvres gens les uns ont quitté leurs demeures par un sentiment d'effroi bien compréhensible, étant donnée la barbarie des Allemands, les autres ont évacué sur l'ordre de l'autorité militaire. Ils ont fui sans bagages, sans provisions, sans argent, et ne possèdent que les vêtements qu'ils ont sur le corps, certains n'ont même pas eu le temps de prendre un chapeau; il y a beaucoup de mères avec de tout petits enfants qui réclament du lait.
Combien ont dû faire quarante, cinquante kilomètres à pied avant de trouver un train pouvant les emmener! On nous montre des Belges qui furent obligés d'aller ainsi jusqu'à Saint-Quentin, n'osant pas s'arrêter un instant, l'autorité militaire les empêchant d'ailleurs de le faire afin d'éviter l'encombrement des routes par les civils lorsqu'elle aurait à les utiliser; les malheureux ont les pieds en sang.
Une partie de ces réfugiés sont emmenés à la caserne de la Nouvelle-France, rue du Faubourg-Poissonnière. Là des habitants organisent de prompts secours; une boulangère, dont la boutique est près de la caserne, donne ce qui lui reste de pain sans vouloir accepter un centime; les voisins apportent du lait, de la viande froide, des légumes cuits, des fruits, même du linge et des vêtements. Ceux qui ont une chambre disponible emmènent des réfugiés coucher chez eux.
Le lendemain de leur arrivée ils sont expédiés par des trains spéciaux dans la Sarthe, l'Orne, le Calvados et remplacés bientôt par d'autres.
Le 28 août, les blessés ont fait leur première apparition à la gare du Nord où des majors, après un examen rapide, décident de leur destination selon qu'ils peuvent supporter un voyage en province ou que leur état nécessite de les soigner à Paris sans plus attendre. C'est tout d'abord l'hôpital Villemin (ancien hôpital Saint-Martin), rue des Récollets, qui a l'honneur de les recevoir, puis le collège Rollin transformé en annexe de l'hôpital. Bientôt les hôpitaux de l'Assistance Publique et ceux des Croix-Rouges recevront leurs contingents.
II était intéressant d'écouter, les uns auprès des autres, les réfugiés et les blessés. L'état d'esprit des uns et des autres est bien différent.
Les premiers sont de pauvres diables qui ont assisté sans défense possible à des scènes atroces. Ils ont vu brûler leur maison, assassiner des amis ou des parents, ils ont subi les pires outrages d'une soldatesque déchaînée, et les voici maintenant dépaysés, douloureux, anéantis. Naturellement leurs discours se ressentent de tout cela, et qui s'entretiendra avec eux n'emportera qu'une impression mélangée de pitié et de découragement: «Que voulez-vous, disent-ils fréquemment, nos soldats sont courageux, mais les Allemands sont trop nombreux!...»
Avec les blessés, changement complet de discours, ce qui surprendra au premier abord chez des hommes que la souffrance physique aurait pu déprimer moralement. Les plus grièvement atteints ne peuvent parler, mais les autres, frappés en pleine action, sachant que ce qui leur arrive est le jeu normal de la guerre, ayant conscience d'avoir fait beaucoup plus de mal à l'ennemi que celui-ci n'a pu leur en faire, sont superbes d'entrain et de confiance. Pour aucun d'entre eux le succès final et même prochain ne doit être mis en doute et ils narrent, à qui se prête à les entendre, les pertes effroyables subies par les Allemands - dix contre un des nôtres -, la maîtrise de notre canon de 75, la bravoure et la fraternité de nos officiers, la solidarité des camarades. Ils ajoutent que, si l'ennemi gagne du terrain, l'armée française n'est pas en retraite, encore moins en déroute; c'est un recul voulu, méthodique et ordonné par les chefs, où l'on ne laisse en arrière ni un homme, ni un fourgon. «Notre Joffre les battra quand il jugera l'heure venue, affirme, avec un magnifique aplomb, un petit fantassin blessé au bras. Pourvu, ajoute-t-il, que je sois guéri à temps pour prendre part à l'aclion ce jour-là...»
Aussi les plus pessimistes, quand ils ont causé avec des blessés, sont-ils convertis ou en sont-ils réduits à s'écrier: «C'est à n'y rien comprendre!»
Tous les blessés rapportent des trophées: plaques de ceinturon avec la devise Gott mit uns (Dieu avec nous), des sabres, des casques à pointe, des lances de uhlans; l'un d'eux possède même la clarinette d'un musicien de la Garde Impériale sur laquelle il joue la Marseillaise!
Naturellement beaucoup de badauds rêvent de faire de glorieuses acquisitions; certains soldats se laissent tenter, et vendent couramment vingt-cinq francs un casque; mais d'autres se refusent à tout marché: «Allez donc au feu, répond un zouave à un petit jeune homme, qui voudrait acquérir dans les prix doux un sabre-baïonnette, il n'y a qu'à se baisser pour en prendre et ça ne coûte rien.» Et tout le monde de rire autour du petit jeune homme qui s'en va penaud et très rouge.
Aussitôt nommé gouverneur militaire de Paris, le général Galliéni s'est préoccupé de mettre en parfait état de défense le camp retranché de Paris. Autour de la capitale existent trois lignes de défense. La première est l'enceinte que tout le monde connaît, où sont attenants les portes et grilles et les postes de l'octroi, et qui sépare la capitale des communes de banlieue. La seconde est constituée par les forts qui existaient déjà en 1870. En avant de cette deuxième ligne, on a construit depuis 1878 une troisième ligne de défense qui ne forme pas une ligne continue d'ouvrages mais plus exactement plusieurs forteresses. Le périmètre de l'ensemble des forts de deuxième et troisième lignes est de 100 kilomètres, ils sont à 12 kilomètres au moins de la première enceinte et protègent, par conséquent, la ville contre le risque d'un bombardement. Mais la troisième ligne de défense n'a jamais été achevée.
Le camp retranché de Paris est divisé en sept secteurs correspondant aux divisions naturelles du bassin de Paris, c'est-à-dire aux sept collines qui séparent les vallées de la Seine, de la Marne et de leurs petits affluents.
Au Nord, direction suivie par l'armée allemande, se trouvent le secteur de Saint-Denis et le massif de Montmorency. C'est là que se rencontrent les défenses les plus puissantes: les forts de la Briche, de Saint-Denis, du Bourget, d'Aubervilliers, de Noisy- le-Sec et de Pantin. En seconde ligne, et comme ouvrages avancés, les forts de Montlignon, de Domont, d'Écouen, de 'Montmorency, la batterie de la Butte-Pinçon.
Tous ces forts renferment une garnison, mais il s'agit de compléter rapidement l'armement et l'approvisionnement, d'amener des canons de marine à longue portée, de hâter l'achèvement du chemin de fer Decauville qui doit les ravitailler en munitions au fur et à mesure des besoins, de développer les tranchées en nombre et en étendue. Pour cette dernière besogne, on fait appel à 15.ooo terrassiers français, italiens, belges qui se recrutent à la Préfecture de la Seine par les soins de leur syndicat. On fait évacuer les zones des forts, on abat les arbres et même les maisons qui masquent la vue. Des exercices de tir réel permettent de repérer les endroits où les canons devront porter leurs efforts, particulièrement au croisement des routes par lesquelles les colonnes ennemies pourraient déboucher.
Les portes de Paris, percées dans l'enceinte fortifiée, reçoivent aussi une défense appropriée. Sur toute la longueur de l'ouverture sont placés des madriers de trois mètres de haut, percés de meurtrières; en avant des madriers, du côté de la banlieue, et à intervalles réguliers, sont disposés, barrant la route, des pierres en tas, des chevaux de frise, des arbres abattus. Une partie des guinguettes en planches qui existent à proximité de toutes les entrées de Paris sont démolies, et l'on voit maintenant, gisant lamentables à terre, des enseignes joyeuses: «Allons chez l'Ami Fritz; Au Rendez-vous des Bons Lurons; Au Père la Victoire, spécialité de frites à toute heure; Faut s'arrêter chez Antoine, auvergnat et ancien cocher.» A droite et à gauche de chaque porte, sur le talus de l'enceinte fortifiée, sont pointés des canons.
Pour faciliter la surveillance, il n'y a plus que les portes de Bercy, Vincennes, Les Lilas, Pantin, La Villette, La Chapelle, Saint- Denis, Saint-Ouen, Clichy, Asnières, Porte Maillot, Saint-Cloud, Versailles, Orléans, Italie, la Gare qui soient ouvertes aux voitures de 5 heures du matin à 8 heures du soir. Passée cette heure, seules les voitures des postes et les voitures maraîchères - ces dernières entrant par séries aux heures et aux demi-heures - pénètrent dans Paris. Quant aux automobiles militaires, dont les conducteurs sont munis de papiers en règle, elles circulent naturellement à toute heure. Les automobiles civiles entrent librement le jour, mais ne quittent Paris qu'avec un laissez-passer délivré par la Préfecture de Police. Les cyclistes doivent avoir un sauf- conduit délivré par le commissaire de police de leur quartier.
Aux autres portes il n'y a que les piétons qui puissent sortir par une petite ouverture, pratiquée en déplaçant un des madriers qui forment le barrage: il y passe au plus deux personnes de front, dévisagées par une sentinelle.
L'autorité militaire n'attache pas une importance excessive à cette défense des portes, mais celle-ci donne à la population une impression de protection et servirait toujours à préserver Paris contre un raid de cavalerie ou l'attaque brusquée des autos- mitrailleuses.
Le général Galliéni compte davantage sur les tranchées qui se multiplient de jour en jour dans un rayon de 20 kilomètres; elles sont bien établies, habilement dissimulées, précédées de fils de fer barbelés, et l'ennemi, malgré son actif service d'espionnage, n'aura pu les repérer. Quant aux forts, ils sont de vieux modèle et il est à craindre qu'ils ne résistent pas longtemps à l'artillerie lourde allemande, si celle-ci parvient à portée.
Pour empêcher une telle éventualité, il faut beaucoup de troupes. Déjà le camp retranché de Paris contient un grand nombre de régiments actifs, de réserve et de territoriale, mais ce n'est pas suffisant. Les 5.000 fusiliers-marins, envoyés, il y a peu de temps, pour contribuer au maintien de l'ordre dans le département de la Seine, sont constitués en brigade pour participer à la défense. Voici maintenant d'autres régiments de province qui arrivent, puis les Anglais dont les uniformes kaki, les dépenses considérables, les magnifiques automobiles, le matériel impressionnant, distrairont et encourageront la population.
Enfin le 2 septembre apparaissent les troupes du Maroc.
Depuis trois jours le bruit courait que le Gouvernement, pour assurer sa sécurité, allait être transféré à Bordeaux. En vain la censure avait-elle averti les journaux, dont on ne tolérait plus qu'une seule édition par vingt-quatre heures, qu'ils ne devaient faire aucune allusion à ce départ, même pour l'approuver ou pour le démentir. Le Président de la République, les Présidents, des Chambres, onze ministres, le Corps diplomatique ne peuvent se déplacer sans quelques préparatifs et sans que par suite bien des gens, fonctionnaires, domestiques, fournisseurs, familles et amis, se trouvent participer au prétendu secret. Le déménagement des archives des ministères, de la réserve de la Banque de France et des établissements de crédit par la voie ferrée ne saurait au surplus demeurer inaperçu.
Donc la majeure partie des Parisiens s'attendaient à apprendre d'un moment à l'autre, par les journaux, le départ du gouvernement comme un fait accompli, quand le 2 septembre, à 8 heures du soir, les troupes marocaines pénétrèrent dans la capitale.
Ces troupes comprenaient 27.000 hommes partis du Maroc avec tout leur matériel de guerre à la moitié d'août, après avoir été relevées par des régiments de territoriale venus de la Métropole. Convoyées par une escadre anglo-française, il leur avait fallu faire un long détour pour éviter tout contact avec les navires autrichiens. Enfin elles avaient débarqué dans le midi de la France et s'étaient dirigées vers Paris, accomplissant une partie de la route en chemin de fer et une autre partie à pied.
Elles étaient arrivées la nuit précédente à proximité de la Porte d'Orléans et on les avait installées, tant bien que mal, dans les communes avoisinantes: Malakoff, Montrouge, Gentilly, Arcueil-Cachan, Villejuif, dont les habitants s'étaient, du reste, ingéniés à leur fournir tout ce qui était possible. A 7 heures du soir parvenait l'ordre de gagner au plus vite la gare de l'Est.
Alors commença un spectacle extraordinaire. La tête de colonne prit le pas gymnastique pour franchir la Porte d'Orléans et c'est au pas gymnastique qu'elle traversa les deux tiers de Paris par l'avenue d'Orléans, la rue Denfert-Rochereau, les boulevards Saint- Michel, du Palais, de Sébastopol et de Strasbourg. Tous les autres régiments, tirailleurs, zouaves, infanterie de ligne suivirent la même allure pendant que les chasseurs d'Afrique, spahis, artilleurs allaient au petit trot de leurs montures.
Composées à peu près par moitié d'Européens et de Marocains, ces troupes étaient vraiment les plus belles que l'on pût contempler. C'étaient de vrais guerriers, au mâle visage, la figure si bronzée qu'il était difficile de distinguer les Français d'origine, endurcis par plusieurs années de campagnes, accoutumés à toutes les fatigues comme à toutes les audaces. On les sentait résolus, fiers de leurs chefs et d'eux-mêmes, certains de remporter la victoire. Et ils couraient toujours d'un pas si léger qu'ils semblaient glisser sur le pavé de bois, la tête haute, les coudes au corps.
Les chevaux étaient des bêtes superbes, soumises elles aussi depuis longtemps à un entraînement régulier, dociles à la main du cavalier.
Parfois un arrêt se produisait. C'est que la gare de l'Est était pleine d'hommes et qu'il fallait un certain temps pour que ceux-ci gagnassent les trains qui leur étaient destinés. Soldats et officiers causaient alors volontiers avec la foule qu'une telle vision avait attirée et retenait sur place: «Où sont les Prussiens, demandaient-ils. Nous ne savons rien depuis notre départ? - Pas très loin, à quarante kilomètres. - Eh bien! nous nous chargeons de leur ôter l'envie d'aller plus avant.» Un sergent, parlant de ses hommes, disait: «Qu'on donne l'ordre de charger à deux cents mètres; avec de tels gaillards, nous enlèverons n'importe quoi!»
Le défilé, commencé à huit heures du soir, dura jusqu'au lendemain matin. Personne ne dormit cette nuit-là de l'avenue d'Orléans au boulevard de Strasbourg et tous les spectateurs de cette scène y puisèrent un courage qui devait les soutenir jusqu'à la victoire de la Marne.
Les Marocains passés, d'autres troupes prirent le même chemin pendant la journée du 3 septembre. A ce moment le camp retranché de Paris contenait près de 400.000 hommes.
Ce fut sans émotion, comme sans surprise, que les Parisiens lurent dans les journaux ou sur les murs le texte des affiches annonçant le départ du Gouvernement. C'était un appel signé du Président de la République et de tous les ministres:
«FRANÇAIS,
«Depuis plusieurs semaines des combats acharnés mettent aux prises nos troupes héroïques et l'armée ennemie. La vaillance de nos soldats leur a valu sur plusieurs points des avantages marqués. Mais au Nord la poussée des forces allemandes nous a contraints à nous replier.
«Cette situation impose au Président de la République et au Gouvernement une décision douloureuse. Pour veiller au salut national les pouvoirs publics ont le devoir de s'éloigner pour l'instant de la Ville de Paris.
«Sous le commandement d'un chef éminent, une armée française pleine de courage et d'entrain défendra contre l'envahisseur la capitale et sa patriotique population. Mais la guerre doit se poursuivre en même temps sur le reste du territoire.
«Sans paix ni trêve, sans arrêt ni défaillance, continuera la lutte sacrée pour l'honneur de la nation et pour la réparation du droit violé.
«Aucune de nos armées n'est entamée. Si quelques-unes d'entre elles ont subi des pertes trop sensibles, les vides ont été immédiatement comblés par les dépôts, et l'appel des recrues nous assure pour demain de nouvelles ressources en hommes et en énergies.
«Durer et combattre, tel doit être le mot d'ordre des armées alliées, anglaise, russe, française.
«Durer et combattre pendant que, sur mer, les Anglais nous aident à couper les communications de nos ennemis avec le monde.
«Durer et combattre pendant que les Russes continuent à s'avancer pour porter au cur de l'empire d'Allemagne le coup décisif.
«C'est au Gouvernement de la République qu'il appartient de diriger cette résistance opiniâtre.
«Partout pour l'indépendance les Français se lèveront. Mais pour donner à cette lutte formidable tout son élan et toute son efficacité, il est indispensable que le gouvernement demeure libre d'agir.
«A la demande de l'autorité militaire, le Gouvernement transporte donc momentanément sa résidence sur un point du territoire d'où il puisse rester en relations constantes avec l'ensemble du pays.
«II invite les membres du Parlement à ne pas se tenir éloignés de lui pour pouvoir former devant l'ennemi, avec le gouvernement et avec leurs collègues, le faisceau de l'unité nationale.
«Le Gouvernement ne quitte Paris qu'après avoir assuré la défense de la ville et de son camp retranché par tous les moyens en son pouvoir.
«II sait qu'il n'a pas besoin de recommander à l'admirable population parisienne le calme, la résolution et le sang-froid. Elle montre tous les jours qu'elle est à la hauteur des plus grands devoirs.
«FRANÇAIS,
«Soyons tous dignes de ces tragiques circonstances. Nous obtiendrons la victoire finale. Nous l'obtiendrons par la volonté inlassable, par l'endurance et la ténacité.
«Une nation qui ne veut pas périr et qui pour vivre ne recule ni devant la souffrance ni devant le sacrifice est sûre de vaincre!»
En même temps on apprenait que le Préfet de Police, M. Hennion, dont la santé était précaire, et qui devait mourir quelques mois plus tard, le 12 mars 1915, au Havre, où il avait été nommé commissaire du gouvernement français auprès du gouvernement belge, était remplacé par son secrétaire général, M. Laurent. Ce dernier poste était occupé par M. Paoli, chef de cabinet de M. Hennion.
Le Gouvernement était parti dans la nuit du 2 au 3 septembre par la gare du quai d'Orsay fermée pendant quelques heures au public. Ce départ s'était effectué le plus simplement du monde, le Président de la République, les fonctionnaires et officiers attachés à sa personne, ainsi que les ministres, s'étant rendus directement à la gare en automobile, les premiers du Palais de l'Elysée, les autres de leurs demeures respectives. L'heure et l'endroit du départ avaient été tenus rigoureusement secrets, aucun badaud ne put assister à cet événement historique, et le service d'ordre, discret mais fort important qui avait été établi, n'eut pas à intervenir.
Sur le quai une compagnie de gardes républicains rendait les honneurs. Le train, qui se composait des deux wagons spéciaux réservés au Président de la République dans ses déplacements, de trois wagons-lits et d'un wagon-restaurant, partit pour Bordeaux en suivant le trajet ordinaire.
Quelques heures plus tard partait également du quai d'Orsay un train à l'usage des parlementaires; dans ce train avait été réservé un wagon pour les artistes de la Comédie Française, qui sont, comme l'on sait, personnages officiels.
Les jours suivants des trains furent mis à la disposition des membres des grandes associations de presse pour eux et leur famille.
Comme nous l'avons dit, chacun à Paris s'attendait au départ du Gouvernement et l'on put constater que presque personne, pendant la journée où son transfert à Bordeaux fut rendu officiel, ne songea à s'en émouvoir, ni même à s'en entretenir.
Toutes les conversations roulaient sur le défilé des Marocains, les travaux du camp retranché et la visite devenue quotidienne des avions allemands.
C'est le dimanche 30 août, à 3 heures de l'après-midi, qu'eut lieu la première visite d'un Taube. Volant à près de 2.000 mètres de hauteur dans un ciel fort clair, l'aéroplane lança plusieurs bombes, l'une tomba dans la cour d'un immeuble situé IOJ, quai de Valmy, une autre contre le bord du trottoir 66, rue des Marais, à côté du boulevard Magenta, une autre encore sur la toiture vitrée de la cour intérieure d'un immeuble situé 5 et 7, rue des Récollets. Les dégâts matériels furent insignifiants, mais une femme fut tuée et il y eut quelques blessés. En même temps, l'aviateur avait lancé une oriflamme longue de deux mètres, aux couleurs allemandes. A la hampe était fixée une pochette en caoutchouc contenant du sable destiné à faire contrepoids et une enveloppe renfermant une lettre écrite en allemand, dont voici la traduction:
«L'armée allemande est aux portes de Paris, vous n'avez plus qu'à vous rendre. - Lieutenant von Heidsser.»
Le mardi 1er septembre, nouvel avion qui lance une bombe près des Halles Centrales, rue des Lombards, et une oriflamme à laquelle est attachée une petite pochette en cuir contenant une lettre. Cette fois, celle-ci est écrite en français: «Parisiens, j'ai l'honneur de vous prévenir que l'armée française a été battue à Saint-Quentin et l'armée russe à Osterode. Vous n'avez plus qu'à vous rendre.» Comme ces deux défaites, hélas! exactes, sont encore ignorées du public, la police s'empresse d'enlever la lettre; quelques personnes ont cependant pu en prendre copie.
Un autre avion, vers cinq heures, tourne autour de la Tour Eiffel où il est accueilli par le feu des mitrailleuses, puis passe au-dessus de la place de l'Opéra, semant des bombes rue Joubert et rue de Hanovre, qui ne font aucune victime. Place de l'Opéra, des soldats, armés de fusils, qui attendaient l'ennemi, s'élancent et tirent en visant de leur mieux, mais le Taube est bien haut et file vite. Il quitte! Paris du côté de Montmartre où il essuie de la Butte une nouvelle décharge de mitraille.
La foule est vraiment curieuse à observer, et les Allemands s'imaginent, en agissant de la sorte, semer la terreur et l'affolement dans la capitale, c'est qu'en dépit de leurs multiples espions, ils connaissent bien mal les Parisiens.
Ceux-ci considèrent, en effet, la visite des avions allemands comme une distraction inespérée, une heureuse diversion à la monotonie de l'état de siège. Personne ne fuit les voies publiques au-dessus desquelles vole un Taube, bien au contraire les gens qui passaient à côté s'y précipitent, quant aux riverains ils s'empressent de sortir sur le pas de leur porte ou d'ouvrir les fenêtres. Aucun de ces badauds incorrigibles ne paraît se douter qu'il y ait un danger quelconque et, les 1er et 2 septembre, trois personnes seront blessées par des projectiles tirés par nos propres soldats et qui retombèrent sur elles, pendant qu'elles suivaient passionnément, le nez en l'air, la poursuite.
Le mercredi 2 septembre fut la grande journée des avions allemands. Depuis quatre heures les curieux se sont massés partout où ils espèrent que le Taube du jour passera, aux environs de la Tour Eiffel, de la place de l'Étoile, à Montmartre, place de l'Hôtel-de- Ville, place de l'Opéra. Chacun regarde obstinément vers le ciel, espérant découvrir, quelques secondes plus tôt, l'objet de l'attente générale.
Place de l'Hôtel-de-Ville, à 4 heures 1/2, une jeune femme élégante accourt tout essoufflée «Est-ce que j'arrive en retard? demande-t-elle à une amie à laquelle elle avait donné rendez-vous. - Pas du tout, on n'a pas encore vu d'avion. - Ah! tant mieux, j'avais tellement peur de le manquer.» Cette peur était vraiment charmante, car c'est bien la seule qu'auron causée les avions allemands à la population parisienne.
A 5 heures, un grand cri: «Le voilà, le voilà!» Puis des rumeurs, des interrogations: «Où est-il?- Tenez, suivez dans la direction de la flèche de l'Hôtel de Ville, là, à gauche. Voyez-vous? - Oui, je vois maintenant!» Un myope se désole: «J'aurais dû emporter un second lorgnon!» - et nous garantissons avoir entendu ce mot d'un petit commerçant de la rue du Temple, accouru sur la place: «J'espère bien que notre quartier va enfin avoir sa bombe lui aussi, comme les autres!»
Venant de la Bastille où il a été salué par des mitrailleuses, l'avion passe au-dessus de l'Hôtel de Ville, va vers Notre-Dame, puis vers le Palais de Justice. Une fusillade formidable éclate, des soldats ont été disposés sur les toits de l'Hôtel de Ville, de l'Hôtel-Dieu et du Tribunal de Commerce. A un moment le Taube semble en feu et s'incline, la foule bat des mains croyant qu'il est touché. Vain espoir, ce sont les rayons du soleil sur son déclin qui ont occasionné cette illusion. Le Taube vire alors et se dirige vers l'Opéra où des soldats tireront sans plus de succès, puis il s'élance dans la direction de Saint-Denis.
Un autre avion venu du côté de Neuilly passe près de la Tour Eiffel et fait tomber, 20, avenue Bosquet, une bombe qui crève le toit et éclate au cinquième étage dans un appartement inhabité où elle cause de minimes dégâts.
Un troisième avion venu de l'Est se tint entre la Butte Montmartre et Belleville paraissant observer les préparatifs de défense.
Le général Galliéni prit alors des dispositions pour que tout Taube approchant de la capitale fût immédiatement pourchassé par nos aviateurs. Résultat, à la grande stupéfaction de nos concitoyens, on ne vit plus, les jours suivants, que des avions anglais ou français planer au-dessus de nos têtes.
Entre temps se déroulait un incident bien parisien et qui, à toute autre époque, eût provoqué de multiples commentaires dans la presse. MM. Messager et Broussan ayant terminé, le 1er septembre, leur direction de l'Opéra, le nouveau directeur, M. Rouché, nommé précédemment par le Ministre de l'Instruction Publique, envoya un avis aux journaux pour annoncer, avec une modestie charmante, que, «étant donnés les événements, la remise des pouvoirs aurait lieu sans aucune cérémonie».
II est bien vrai que le théâtre de la guerre primait singulièrement le théâtre de l'Opéra.
Le 4 septembre, les deux proclamations suivantes étaient affichées côte à côte:
«ARMEE DE PARIS, HABITANTS DE PARIS,
«Les membres du Gouvernement de la République ont quitté Paris pour donner une impulsion nouvelle à la défense nationale.
«J'ai reçu le mandat de défendre Paris contre l'envahisseur.
«Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout.
«Le Gouverneur militaire de Paris,
«Commandant l'armée de Paris,
«GALLTENI. »
«L'absence momentanée du Gouvernement n'entravera l'exécution d'aucun service.
«Les allocations aux familles des mobilisés continueront d'être régulièrement distribuées à Paris et à tous les ayants droit dans le lieu de leur nouvelle résidence.
«Les secours de toute nature, les soins aux malades restent assurés.
«Le Préfet de la Seine, «M. DELANNEY.»
«Vu et approuvé:
«Le Gouverneur militaire de Paris,
«Commandant l'armée de Paris,
«GALLIENI.»
Ces deux affiches plurent en raison de leur concision. On savait le général Galliéni énergique, et sa promesse de défendre Paris était accueillie avec d'autant plus de satisfaction que le bruit avait couru, en cas d'avance des Allemands, d'une reddition presque immédiate, après une résistance de pure forme. Quant à la déclaration de M.Delanney, elle rassurait pleinement, au point de vue matériel, les familles des mobilisés.
Le Journal Officiel publié maintenant à Bordeaux insérait à la même date un décret du Président de la République instituant à Paris et dans le département de la Seine, «tant qu'il n'en serait pas autrement ordonné», un Comité composé, sous l'autorité du Gouvernement militaire, du Préfet de la Seine, M. Delanney; du Préfet de police, M. Laurent; du Président du Conseil Municipal de Paris, M. Adrien Mithouard; et du Président du Conseil Général de la Seine, M. Pierre Cherest. Ce Comité était chargé de régler les questions intéressant la police et la sécurité de la capitale et du département.
Les conséquences du transfert du Gouvernement à Bordeaux devaient être multiples. La Bourse des valeurs fut fermée. La Banque de France et tous les grands établissements de crédit transportaient dans la Gironde leur siège social, leurs fonds et leurs archives, la direction des Monnaies emporta à Castelsarrasin ses lingots d'or et d'argent et frappa désormais dans cette ville les pièces de 2 francs, 1 franc et 0 fr. 50 avec coins spéciaux. On voit toujours sur ces pièces la Semeuse de Roty et au revers la branche d'olivier. Mais les pièces frappées à Castelsarrasin porteront au revers comme signe distinctif la lettre C. Jusqu'au 31 décembre 1914, date où la frappe fut arrêtée, 30.326.574 fr 50 de pièces de 2 francs, 1 franc et 0 fr. 50 sortirent des ateliers de Castelsarrasin; il n'y eut que 43.421 pièces de 0 fr. 50, ce qui les rend assez précieuses pour les collectionneurs.
Plusieurs grands journaux, l'Echo de Paris, le Journal, le Matin, le Petit Parisien, s'organisèrent pour rédiger une édition spéciale à Bordeaux, tout en gardant leur édition parisienne. D'autres, au contraire, comme le Temps et l'Illustration, émigrèrent entièrement à Bordeaux, mais l'absence fut d'assez courte durée. Enfin la Liberté, la Presse et la Patrie, l'Intransigeant, la Croix, l'Eclair, le Gaulois, la Libre Parole, l'Humanité, Excelsior, etc., continuèrent à paraître exclusivement à Paris.
Les Musées de l'Etat et de la Ville, dans un but de protection très louable pour nos richesses artistiques, furent l'objet de précautions fort sérieuses, et l'on transporta notamment à Toulouse, sous la surveillance de gardiens, les pièces les plus importantes du Louvre, du Luxembourg, du Petit-Palais et de Carnavalet. C'est par milliers que les emballages furent établis par des équipes d'ouvriers se relayant nuit et jour.
Quant aux autres tableaux, statues, objets d'art, ils furent descendus dans les caves.
Dans les journées qui précédèrent et suivirent immédiatement le transfert à Bordeaux du Gouvernement, on vit la population parisienne se partager entre ceux qui émigraient en province et ceux qui entendaient rester dans la capitale, quoi qu'il arrivât.
Si nous mettons tout de suite hors de cause les fonctionnaires, chefs de service, etc., dont le devoir était de suivre le Gouvernement, il est difficile de décider, de façon absolue, qui eut raison, à ce moment-là, de ceux qui partirent ou de ceux qui restèrent. Les uns et les autres avaient d'excellentes raisons; les premiers disant qu'avec la barbarie allemande, tout pouvait arriver, qu'au surplus, et en cas de siège, des non- combattants, des femmes et des enfants seraient autant débouches inutiles. Les seconds répliquaient que la place des Parisiens est à Paris, que jamais Paris ne serait pris, et que d'ailleurs l'exemple de Bruxelles démontrait que l'on était plus à l'abri des horreurs de la guerre dans une très grande ville que partout ailleurs.
Le président du Conseil Municipal, M. Adrien Mithouard, consulté de divers côtés, publia la note suivante qui, nous le savons, répondait également au sentiment du gouverneur militaire:
«Assurément Paris est un camp retranché où il importe de ne pas garder de bouches inutiles, et je donne le conseil à tous ceux qui ont en province des parents ou amis d'y envoyer leurs femmes et leurs enfants.
«Quels que soient les efforts que l'on fasse pour assurer le ravitaillement, il est évident qu'un investissement représente des privations de toute nature. Il est bien inutile de faire passer des femmes et des enfants par cette épreuve, si nous devons jamais la subir.
«Ne nous affolons pas, prenons des partis raisonnables; il est raisonnable d'envoyer en province ceux et celles que leur devoir ne retient pas ici.»
C'était le bon sens même et beaucoup de Parisiens, tout en demeurant, eux, à Paris, suivirent, pour les êtres qui leur étaient chers, l'avis de M. Adrien Mithouard.
En dehors des réfugiés de la Belgique et du nord de la France dont nous avons déjà parlé, et qui continuaient à affluer à la gare du Nord, on vit alors dans les rues des cortèges douloureusement pittoresques de paysans venant de cinquante kilomètres à la ronde sur le front ouest et nord de Paris et traversant la capitale pour fuir l'envahisseur ou dégager la zone de tir de nos forts. Charrettes, camions, carrioles de toute espèce, traînés par des chevaux trop étiques pour avoir été réquisitionnés par l'autorité militaire, passaient sans relâche, emportant des femmes, des enfants blottis peureusement les uns contre les autres, pendant que le conducteur marchait à côté du cheval pour alléger la charge. Près d'une roue pendait une botte de foin emportée pour la nourriture de la bête et quelques menues hardes nouées dans des mouchoirs de couleur gisaient sur le plancher de la voiture.
Où allaient ces malheureux? Ils l'ignoraient eux-mêmes, Comme au moyen âge les paysans se réfugiaient dans l'enceinte du château fort, les populations rurales étaient accourues instinctivement vers la grande ville pour y trouver aide et protection. Hélas! en franchissant la barrière, les gardiens de la paix leur ont appris qu'ils ne pouvaient séjourner dans Paris, tout au plus avaient-ils la faculté de le traverser sans arrêt. Et voilà pourquoi passaient sans relâche ces théories de voitures campagnardes, contenant des nichées d'enfants et rappelant les Misères de la Guerre de Callot. Où échouèrent ces tristes épaves? Trouvèrent-ils, le soir venu, dans la banlieue sud, des âmes compatissantes, un souper frugal, un coin de grange où coucher?
Cependant l'exode des Parisiens se poursuivait. Nous avons dit que beaucoup avaient eu raison de partir, mais la plupart le firent avec un affolement malgré tout exagéré. Même le jour où l'armée allemande fut le plus près de Paris, quarante kilomètres encore l'en séparaient, et les épais écrans de troupes placés entre elle et la capitale ne lui eussent pas permis de pénétrer sans livrer de nouveaux combats.
Mais le Parisien décidé à partir ne se possédait plus. C'était le jour même, c'était sur l'heure qu'il voulait quitter la capitale, et les difficultés qu'il rencontrait pour exécuter immédiatement son dessein ne faisaient que décupler son impatience.
Pour aller aux gares, fiacres et taxi-autos encore en circulation ne pouvaient suffire. Aussi des chômeurs ingénieux louèrent-ils des voitures à bras et parcoururent-ils les rues, s'offrant à porter les bagages et même les personnes. Il en coûtait de 3 à 5 francs la course, selon la distance et le poids du chargement. Et c'est ainsi qu'en 1914 de braves ouvriers sans travail renouvelèrent les pousse-pousse tonkinois de l'Exposition Universelle de 1889.
Il ne suffisait pas d'arriver à la gare. Comme les convois étaient d'un nombre fort restreint, l'aflluence obligea les Compagnies de Chemins de fer à ne délivrer chaque jour qu'une quantité de billets correspondant aux places disponibles. Pour obtenir ces billets, le public était obligé d'attendre plusieurs heures, parfois toute une journée ou toute une nuit.
On ne donnait d'ailleurs aux guichets, pour simplifier les formalités, que des billets de troisième classe avec aller simple. Tant mieux pour les malins sachant se faufiler dans des wagons de classe supérieure. En principe ils devaient un supplément, mais le plus souvent, dans la pratique, le contrôle n'existait pas.
Mais à côté des heureux voyageant en 1re ou en 2e classe pour le prix d'une 3e, combien d'infortunés ne trouvent plus dans le compartiment de places assises. Il fallait s'empiler à trente, debout, pêle-mêle avec les bagages, dans un couloir où l'on pouvait tenir dix à peine. On devinera aisément ce qu'était un trajet poursuivi dans de semblables conditions. Au reste, le convoi faisait de fréquents arrêts pour livrer le passage aux trains militaires qui jouissent naturellement, pendant toute la guerre, d'un droit de priorité. Tel voyage, effectué normalement en cinq heures, durait une journée entière, et malheur à ceux qui n'avaient pas songé à emporter des provisions car presque tous les buffets des gares étaient fermés.
Le Gouvernement militaire pouvant être forcé d'un moment à l'autre de raser toutes les menues constructions de la zone qui s'élend autour de Paris entre l'enceinte fortifiée et la banlieue, le général Galliéni organisa des trains gratuits pour en évacuer les habitants. Selon leurs préférences, ces trains les conduisaient dans la Mayenne, le Cher, le Cantal, la Nièvre, la Creuse, le Morbihan.
Les gens riches préférèrent au chemin de fer l'automobile. Les garages de Paris et de la banlieue furent rapidement assiégés et l'on s'y disputa, à coups de billets de banque, les rares autos disponibles. Le directeur de l'établissement profitait de l'aubaine et laissait l'automobile au dernier et plus fort enchérisseur. Des particuliers payèrent 3.000 francs pour aller en Normandie, 5.000 et 6.000 francs pour se rendre dans le Midi ou la Bretagne. Mais, à ceux qui le pouvaient, rien ne semblait trop cher, pour gagner une journée, une heure, une minute.
Les grandes routes partant de Paris vers l'Ouest ou le Midi étaient encombrées à perte de vue d'automobiles, de voitures de toute sorte luttant de vitesse avec les carrioles et les charrettes des paysans ayant traversé la veille la capitale. On eût cru assister au retour d'une revue ou d'une immense réjouissance publique pour laquelle on a dû employer tous les moyens de transport disponibles.
Il y eut même des familles qui, dans leur impatience de quitter la capitale et n'ayant pas la bourse assez remplie pour louer une auto, prenaient le parti héroïque de s'en aller à pied, un sac sur le dos, tout l'argent disponible attaché à la ceinture.
Combien de Parisiens ne virent même pas leurs malheurs terminés quand, en croyant pouvoir bénir leur sort, ils atteignirent enfin le pays choisi comme refuge. Pour ceux qui se rendaient chez des parents ou des amis, les choses allaient toutes seules, mais pour les autres, que de déceptions! plus de place dans aucun hôtel, rien à manger au restaurant. Et quand, à force de recherches ou de supplications, une méchante chambre ou un morceau de pain et de fromage étaient découverts, il fallait payer les mêmes prix que dans un Palace ultramoderne ou pour les plats les plus raffinés d'un restaurant à la mode.
L'affluence fut si considérable dans certains pays, déjà encombrés par les réfugiés du Nord et de l'Est, que les autorités locales durent intervenir pour enrayer l'exode. Le Préfet du Calvados, par exemple, avisa officiellement la Préfecture de Police qu'il était tout à fait inutile de chercher un gîte à Caen, les voyageurs qui arrivaient demeurant sans abri.
Un recensement ordonné par le Préfet de la Seine nous apprit qu'il était resté à Paris 2.006.086 habitants représentant 887.267 ménages. Or, le dernier recensement quinquennal, celui de 1911, révélait l'existence de 2.833.351 habitants et de 1.123.634 ménages. Au total, comme diminution, 826.565 habitants et 236.357 ménages. Si l'on déduit du premier de ces chiffres 250.000 mobilisés, 20.000 engagés volontaires et environ 50.000 Allemands ou Autrichiens ayant quitté la France ou envoyés en province, on devrait conclure qu'en cinq jours, 506.565 personnes quittèrent Paris. La vérité est supérieure car, depuis le recensement de 1911, la population normale avait bien dû s'accroître de 75.000 habitants. Les départs monteraient donc à 506.565 + 75.000 = 581.565.
Pour les Parisiens résolus à rester dans la capitale quoi qu'il arrivât, il existait qu'une crainte: celle de ne pas avoir à manger. La perspective d'un siège','d'un bombardement, de l'entrée d'un vainqueur brutal et sanguinaire n'inquiétait personne, pourvu que l'on eût de quoi faire régulièrement les deux repas quotidiens.
Épiciers, marchands de comestibles et de liquides n'eurent pas à se plaindre d'une telle préoccupation. Plus encore qu'au début de la mobilisation, on recommença à faire queue devant tous les magasins de denrées alimentaires, des gardiens de la paix se chargeant de contraindre les derniers arrivés à prendre la suite de la colonne. Les légumes secs, peu abondants en cette saison, eurent vite disparu et, des devantures dégarnies, s'en allèrent rapidement les boîtes de conserves.
Le sucre et le sel étaient les seules denrées qui, comme au début de la guerre, firent encore défaut; aussi ne délivrait-on à chaque acheteur qu'une livre de sucre et une demi-livre de sel. L'acheteur en était quitte pour diviser ses achats et recommencer à faire la queue jusqu'à ce qu'il eût la quantité désirée. Des chômeurs toujours subtils n'achetaient que du sucre et du sel, puis revendaient avec deux sous de bénéfice leur acquisition à des clients pressés, et, afin de n'être pas dépistés, ils allaient de l'une à l'autre des grandes maisons parisiennes. L'un de ces industriels d'occasion nous a avoué avoir gagné ainsi certain jour jusqu'à deux francs cinquante!
Pour aller plus vite, certains magasins d'approvisionnement ne firent plus de paquets. Les clients devaient se présenter avec des paniers ou des filets afin d'emporter la marchandise. Quant aux livraisons à domicile, elles étaient suspendues.
Nombreux furent d'autre part les Parisiens qui aménagèrent leurs caves, y descendirent les meubles indispensables, et installèrent un fourneau pour y séjourner pendant le bombardement.
Jamais Paris ne fut d'ailleurs plus tranquille qu'à cette époque et tous ceux qui restèrent firent preuve d'un courage, d'une résignation et d'une confiance admirables. Combien de fois avons-nous entendu cette phrase pendant ces jours de péril: «Eh bien, quoi? si les Allemands prenaient Paris, la bataille continuerait ailleurs! - C'est certain, répondaient invariablement les interlocuteurs, puisqu'on finira toujours par les battre...» Et chacun là-dessus d'aller paisiblement à ses affaires ou à ses provisions!
Aussi bien nous ne manquâmes pas d'exemples venant de haut et propres à réconforter les curs.
L'Institut de France continua impassiblement à tenir ses séances. L'Académie Française poursuivit la préparation du dictionnaire. A l'Académie des Sciences, le 8 septembre, M. Infroit parlait de la radiographie des blessures et M. Bigourdan d'une étoile retrouvée depuis peu à l'Observatoire de Sofia. A l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 11 septembre, M. Edouard Chavanne entretenait ses collègues des objets d'art de l'époque des Hans, et M. Salomon Reinach d'une nouvelle version de la légende du sacrifice d'Iphigénie. Le lendemain, l'Académie des Sciences Morales et Politiques entendait M. Floch sur le pangermanisme et l'Italie, puis décernait des prix; l'Académie des Beaux-Arts tenait, ce même jour, sa séance régulière. D'une façon générale, les présences aux cinq séances des Académies furent supérieures à la moyenne de cette époque de l'année.
Dans le clergé, les prêtres non mobilisés, sans exception, restèrent à leur poste, s'efforçant de réconforter les fidèles et de soulager les misères morales et physiques. Le cardinal Amette, obligé de se rendre à Rome pour les funérailles de Pie X et l'élection de son successeur, Benoît XV, rentra en hâte et déclara à un journaliste: «Je suis revenu près de mes chers diocésains pour ne plus les quitter. Ensemble nous vivrons les bons et les mauvais jours, jusqu'au moment que Dieu voudra bien fixer pour le triomphe de notre France bien-aimée. Et que tous soient comme moi, qu'ils aient confiance.»
Signalons, d'autre part, la belle conduite du Conseil Municipal. Tous ses membres non mobilisés signèrent une déclaration annonçant qu'ils ne quitteraient Paris dans aucun cas et les membres du Conseil Général de la Seine agirent de même pour la banlieue. Attitude d'autant plus méritoire que l'administration se trouvant entièrement dans les mains du général Galliéni et du Comité qui l'assistait, les membres du Conseil Municipal n'avaient donc aucun mandat officiel à remplir. Certains d'entre eux savaient d'ailleurs qu'en cas d'entrée des Allemands, ils avaient à craindre d'être pris comme otages.
Mais tous les conseillers qui n'étaient pas sous les armes estimèrent qu'en raison des relations constantes qu'ils entretenaient avec les habitants de leurs quartiers respectifs, ils avaient un rôle utile à remplir. Et on les vit avec zèle visiter leurs électeurs pour les encourager, recueillir des souscriptions, grouper des dévouements et les aiguiller vers un but pratique, se faire les auxiliaires des mairies pour la distribution des secours, multiplier les démarches utiles près des pouvoirs publics dans l'intérêt de la population. Sans distinction d'opinion politique, ils rendirent d'incontestables services, agissant d'ailleurs avec la même activité dans les quartiers représentés à l'Hôtel de Ville par des collègues partis sous les drapeaux.
En écrivant ces lignes, nous avons sous les yeux un article d'un journal allemand, La Gazette de Voss, reproduit en bonne place par La Gazette de Francfort, sur la situation de Paris à cette époque. Nous y lisons:
«On ne peut se faire aucune idée du spectacle que présente Paris actuellement.
«Seuls les magasins d'objets d'alimentation sont ouverts à certaines heures déterminées de la journée; devant ces magasins et à l'intérieur stationnent des douzaines de soldats chargés d'empêcher le renouvellement des terribles excès qui ont dévasté les mercredi 5 et jeudi 6 août les quartiers populaires.
«Les ministères, le palais du Président de la République, les gares, ainsi que tous les monuments publics, y compris les églises, sont gardés par des régiments entiers.
«Les Champs-Elysées et la place de la Concorde sont entièrement barrés par les troupes. Jusqu'à samedi où les feuilles spéciales ont apporté quelque espoir, on redoutait de tous côtes l'explosion de la révolution.
«Pour maintenir la tranquillité à Paris on a accumulé des forces militaires bien plus considérables qu'en temps de paix. Malgré cela il sera nécessaire de les renforcer encore considérablement.
«La présence de mitrailleuses dans toutes les grandes rues montre qu'on est prêt à lutter contre le peuple.»
II eût été plus exact de relater l'impression produite par l'affiche blanche, où le colonel Cordier, commandant le régiment des sapeurs-pompiers, donnait aux Parisiens, en cas de bombardement, «les conseils d'usage» pour tâcher d'éviter les incendies ou tout au moins d'en restreindre les effets. Des milliers de citoyens, après avoir lu attentivement, tiraient un carnet de leur poche et prenaient des notes afin de mieux se rappeler ce qu'ils avaient à faire. Une telle prévoyance attentive et tranquille n'est-elle pas typique?
Le général Galliéni avait interdit la vente bruyante des journaux ainsi que l'emploi de manchettes et de titres trop voyants. Au lieu des annonces tonitruantes avec lesquelles ils s'efforçaient, depuis le début de la guerre, d'attirer l'attention, les camelots en étaient réduits à offrir leur marchandise «silencieusement».
Du moins, pour se faire remarquer quand même, se dépensèrent-ils, les premiers jours, en gestes désordonnés. Les uns agitaient leurs feuilles sous les yeux du passant, d'autres couraient éperdùment avec des arrêts brusques. Quelques-uns, plus ingénieux, poussaient des cris incohérents. On les regardait avec stupeur et ils tendaient leurs feuilles.
Les plus raisonnables arboraient le titre de leur journal, les hommes sur la casquette, les femmes sur le corsage. Et tel avait même eu l'idée géniale de crier alors: «Voyez mon chapeau, voyez mon chapeau!...» pour attirer l'attention sur le titre du journal, qu'il lui était interdit de crier, mais non de montrer accroché, en effet, à son chapeau...
Cependant aucun journal parisien ne montra autant de déférence à l'égard des prescrip- tions administratives que l'Union Républicaine d'Ajaccio. Voici ce qu'on put lire en tête de ses colonnes:
Un arrêté préfectoral porte interdiction de crier dans la rue les titre et sous-titres du journal.
Pour montrer jusqu'où peut aller la soumission de la presse, nous avons décidé que L'Union Républicaine serait vendue sur la voie publique par un sourd-muet.
Le public indulgent voudra bien faciliter sa tâche en lui réservant bon accueil.
N'était-ce pas là le record de l'obéissance?
Cependant les communiqués parus dans les journaux du 5 septembre avaient annoncé qu' «à notre aile gauche, l'ennemi paraissait négliger Paris», jusque-là but de sa marche, et avait quitté la Ferté-sous-Jouarre. Le 6, «la manuvre débordante de l'ennemi à notre aile gauche paraissait conjurée définitivement» et l'on nous apprenait l'abandon par les Allemands des régions de Compiègne et de Senlis. Le drapeau du 60e régiment poméranien était envoyé à Bordeaux, suivi, le 7, parle drapeau du 28e régiment d'infanterie; ce dernier jour, un engagement sur l'Ourcq et le Grand-Morin «tournait à notre avantage»; les 8 et 9, nos progrès étaient réguliers quoique pénibles; le 10, la situation devenait satisfaisante, les Allemands se replient devant les Anglais. Un nouveau combat près de l'Ourcq amenait la prise de deux drapeaux. Le 11, la garde prussienne était rejetée dans les marais de Saint-Gond où son artillerie s'enlisait, et le communiqué nous apprenait qu'après avoir gagné 60 kilomètres en quatre jours, les alliés avaient franchi la Marne. Le 12, «nos succès s'accentuent», l'ennemi est en retraite hâtive vers l'Aisne, un nouveau drapeau est enlevé.
Un officier et une poignée de braves ont réussi, en effet, après une lutte acharnée, à s'emparer de ce trophée; mais, pour le porter à Paris, il faut distraire quelques hommes. Estimant qu'il ne peut en détourner aucun de son devoir de combattant, notre officier avise deux automobilistes civils qui se trouvent là en mission et, leur remettant le drapeau, leur dit simplement: «Tenez, portez ça à Paris!»
Nos gens ne se le firent pas dire deux fois et, une heure plus tard, ils effectuaient dans la capitale une entrée triomphale, le drapeau largement déployé. Mais comme la foule s'amassait aussitôt voulant se partager l'étoffe si chèrement conquise, ils mirent l'auto- mobile en quatrième vitesse et parcoururent à cette allure la rue Lafayette, les grands boulevards, le boulevard de Strasbourg, la rue de Rivoli, l'avenue de l'Opéra pour finir cette randonnée devant le Cercle Militaire, avant de porter leur précieux dépôt aux Invalides.
La promenade dans Paris de cet étendard conquis sur lequel flottait l'aigle impériale était un présage de victoire. Le communiqué du 12 septembre, 11heures du soir, publié le dimanche matin, 13 septembre, contenait ces lignes plus que rassurantes:
«Malgré les fatigues occasionnées par cinq jours de combats incessants, nos troupes poursuivent vigoureusement l'ennemi dans sa retraite générale. Cette retraite parait plus rapide que ne l'avait été la progression; elle a été si précipitée sur certains points que nos troupes ont ramassé dans les quartiers généraux, notamment à Montmirail, des cartes, documents, papiers personnels abandonnes par l'ennemi, ainsi que des paquets de lettres reçues ou à expédier.
«Partout, et entre autres dans la région de Fromentières, l'ennemi a abandonné des batteries d'obusiers et de nombreux canons; les prisonniers donnent une impression marquée de surmenage et de découragement.»
Le dimanche 13 septembre, le Gouvernement militaire livra l'après-midi, à la publicité, les deux documents que voici:
Ordre du Général en Chef des Armées.
«La bataille qui se livre depuis cinq jours s'achève en une victoire incontestable; la retraite des première, deuxième et troisième armées allemandes s'accentue devant notre gauche et notre centre. A son tour, la quatrième armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize. Partout l'ennemi laisse de nombreux blessés et des quantités de munitions. Partout on fait des prisonniers; en gagnant du terrain, nos troupes constatent les traces de l'intensité de la lutte et de l'importance des moyens mis en uvre par les Allemands pour essayer de résister à notre élan. La reprise vigoureuse de l'offensive a déterminé le succès. «Tous, officiers, sous-officiers et soldats, avez répondu à mon appel. Vous avez bien mérité de la Patrie.
«JOFFRE.»
«Le Gouverneur militaire de Paris est heureux de porter ce télégramme à la connais- sance des troupes sous ses ordres.
«II y ajoute ses propres félicitations pour l'armée de Paris, en raison de la participation qu'elle a prise aux opérations.
«II félicite aussi les troupes du camp retranché de l'effort qu'elles ont donné pendant cette période, effort qui doit continuer sans relâche.
«GALLIENI.»
C'était donc bel et bien la victoire si ardemment escomptée au début de la guerre et qui avait paru pendant quelques semaines si rebelle à nos armes.
La victoire, il semble que ce mot eût dû griser bien des têtes, amener bien des manifes- tations exubérantes! Berlin avait tant de fois pavoisé et illuminé pour des succès beaucoup plus contestables...
Mais un mois et demi de guerre et tant d'alternatives pénibles avaient rendu les Parisiens sages et mesurés.
Les dix-huit cent mille habitants restés dans la capitale avaient été stoïques quand tout était à craindre, ils restèrent calmes quand l'annonce officielle de la victoire de la Marne permit justement de tout espérer. Ce fut donc avec une dignité impressionnante que, dans ce bel après-midi de dimanche de septembre, les Parisiens, tout en se promenant, apprirent par les journaux du soir le grand succès des troupes alliées. C'est dans leur for intérieur qu'ils en savourèrent les conséquences, et un psychologue peu averti eût pu prendre pour de l'indifférence un sentiment de réserve que les événements de six semaines avaient développé dans des âmes maintenant définitivement trempées.
On nous permettra d'ajouter que, chez beaucoup, il s'y mêla une sorte de ferveur religieuse, comme il arrive après un péril si pressant que les raisons du brusque salut nous échappent. Sans amoindrir les mérites héroïques de notre armée, l'esprit de décision et la science de ses chefs, sans que ces généraux, désormais fameux dans notre histoire, Foch, Galliéni, Maunoury, Franchet d'Espérey, de Langle de Cary, Sarrail, Dubail, Castelnau et le généralissime Joffre, puissent voir jamais diminuées pour eux notre admiration et notre gratitude, il demeurera, dans l'arrêt soudain des troupes de von Klùck et la libération de Paris, quelque chose de providentiel et de quasi «miraculeux».
Alors que les journaux propageaient l'heureuse nouvelle, une grandiose cérémonie se déroulait à Notre-Dame. Sur l'invitation du cardinal Amette, cinquante mille fidèles étaient venus prier pour la France et tous ceux qui n'avaient pu trouver place dans le vénérable édifice s'étaient massés sur le parvis et dans les rues avoisinantes. Et là, pendant que l'office se célébrait à l'intérieur de la basilique, ils chantaient des cantiques, le Credo, et récitaient dévotement le chapelet.
Mais bientôt une immense procession se déroule entre les murs extérieurs de Notre- Dame et la grille qui les sépare de la voie publique. Comme aux grands jours de notre histoire, les châsses des saints que possèdent les églises du diocèse ont été portées à la cathédrale pour composer un même cortège. Voici soutenues par des soldats de toutes armes - on y remarque même des turcos nègres - la châsse de sainte Geneviève, patronne de Paris, celle de saint Rémi, celle de sainte Clotilde, celle de saint Vincent de Paul, celle de saint Denys, celle de saint Louis, puis les statues de la Bienheureuse Jeanne d'Arc, de Notre-Dame des Victoires, de Notre-Dame de Paris, enfin, placée sur une large croix, la véritable Couronne d'épines rapportée de Terre Sainte par saint Louis. Des centaines d'hommes de toutes conditions parmi lesquels des académiciens, députés, sénateurs, conseillers municipaux, officiers, suivent ces reliques vénérées par tant de siècles.
Une tribune a été dressée au centre du parvis devant l'entrée principale, le cardinal Amette y monte.
Aussitôt qu'il paraît, c'est une immense acclamation: «Vive le Cardinal!» La foule qui s'étend à perte de vue jusqu'à la Préfecture de Police agite les chapeaux, tend les bras: «II y a encore plus de monde qu'aux grandes manifestations de Lourdes!» - ne peut s'empêcher de constater Mgr Amette.
L'Archevêque de Paris dit quelques paroles: «Mes chers amis, vous êtes trop nombreux pour que ma voix soit entendue jusque dans vos derniers rangs, mais du moins mon cur ira vers vous tous. Ce spectacle extraordinaire me rappelle celui qui se déroulait la semaine dernière quand, devant la multitude assemblée sur la place Saint- Pierre de Rome, fut proclamée l'élection du nouveau Pape: la même foi se lit dans vos yeux, la même confiance se peint sur tous les visages. Je vais vous donner la bénédiction pontificale; qu'elle vous garde fidèles à Dieu et à la Patrie, qu'elle garde aussi sains et saufs ceux que vous aimez et qui luttent héroïquement sur le champ de bataille pour défendre nos foyers et nos autels.»
Après la bataille décisive de la Marne Paris était à l'abri d'un danger immédiat. Toutefois il n'était pas liberé definitivement d' un retour offensif et ultérieur de l'ennemi
Du 13 septembre, jour où l'on connut la victoire, jusqu'au 10 décembre, date où eut lieu le retour du Gouvernement à Paris, nous entrons donc dans une période d'attente rendue de plus en plus confiante par la belle résistance des troupes alliées aux attaques furieuses de l'ennemi, par «la progression lente» mais continuelle, accusée par les communiqués du Ministère de la Guerre.
La grande rentrée, la reprise des affaires, le retour à la vie normale se préparent peu à peu. Après un exil complet à Bordeaux, divers ministres feront à Paris des apparitions, puis des séjours de plus en plus fréquents et prolongés, les cadres des services de l'État laissés avec de faibles effectifs lors du brusque exode se renforceront sans cesse, les directions des Compagnies de chemins de fer et des grandes Banques reviennent, la Bourse des Valeurs opère sa réouverture partiellement, un grand nombre de boutiques, de magasins, de restaurants primitivement fermés s'offrent de nouveau à la clientèle, enfin les particuliers quittent la villégiature forcée du début de septembre pour réintégrer leurs domiciles normaux, d'abord timidement, puis avec assurance. Paris se repeuple et s'anime par degrés, sans recouvrer, bien entendu, son animation d'avant la guerre; quels que soient les événements heureux qui surviendront, l'absence des centaines de mille de Parisiens appelés sous les drapeaux se fera lourdement sentir jusqu'à la signature de la paix.
Mais la transformation dont nous parlons s'opère lentement, de façon presque insensible pour celui qui vit constamment à Paris. On est simplement surpris certain jour de constater que telle rue, naguère déserte, se remplit de passants, que là où dix boutiques à la file étaient fermées, il n'en reste plus que trois dont les volets sont clos, que, dans sa propre maison, le voisin est rentré, que l'on entend maintenant un bruit de voix à l'étage en dessous, un bruit de pas à l'étage au-dessus.
La réouverture progressive des boutiques raréfiera forcément ces milliers d'éventaires qui s'étaient formés en août et en septembre le long des devantures baissées et qui présentaient un choix toujours varié, et suivant au jour le jour l'actualité, de cartes de géographie, cartes postales illustrées, photographies, dessins et documents divers. Plusieurs commerçants en boutiques: libraires, papetiers et marchands de journaux, coiffeurs, fleuristes, etc., se sont également adonnés à cette occupation lucrative. Même certains armuriers, chez qui, par prudence, on enleva, au lendemain de la mobilisation, armes, cartouches et poudre, ont trouvé là le moyen de transformer leur négoce et de gagner quelque argent.
La guerre de 1914-1915 aura parfait notre éducation géographique déjà très améliorée depuis quelques années grâce aux guerres du Transvaal, de Mandchourie, du Maroc et des Balkans. Impossible, en effet, de comprendre la portée des communiqués officiels ou les narrations des opérations dans les journaux, sans rechercher sur les cartes l'emplacement des localités, montagnes et fleuves mentionnés.
De là une consommation abondante et tout à fait inaccoutumée de cartes de géographie. Qu'elle s'étale en plein vent contre les volets clos d'une boutique ou à l'abri d'une vitrine, toute carte exposée attire un public sans cesse renouvelé. Pour exciter davantage la curiosité, les marchands piquent de petits drapeaux aux couleurs des diverses nations sur les points où les armées ont pris leurs positions réciproques. Parfois même un fil tendu et dont on fixe avec des punaises solidement le parcours permet de se rendre encore mieux compte de la situation quotidienne. Car tout cela est rigoureusement tenu à jour et l'on voit, le matin et après chaque communiqué de l'après-midi, le marchand exécuter les rectifications qui s'imposent.
Des badauds qui s'arrêtent, les uns se contentent de satisfaire gratuitement leur curiosité: mais il se rencontre toujours quelqu'un qui éprouve, après avoir contemplé l'arrangement ingénieux et séduisant de la carte, le désir d'en faire autant chez lui. Disposer une carte sur un mur, y piquer de petits drapeaux, voilà de la stratégie qui est à la portée de tout le monde.
L'étalage a donc le double avantage de renseigner les pauvres diables et d'attirer les clients.
Les cartes géographiques exposées sont, au surplus, de tous modèles et de tous formats. Les unes comprennent tout le théâtre de la guerre, mais l'on n'y rencontre forcément que les noms des villes et des cours d'eau importants, chose insuffisante pour suivre les opérations. D'autres, et c'est le plus grand nombre, visent soit les opérations des Russes en Prusse orientale et en Autriche, soit celles des armées belge, française et anglaise. Il y a également des cartes plus détaillées encore et ne présentant que le front est ou le front nord de la France. Le prix de ces diverses cartes va de 0 fr. 75 à 2 francs. Quant aux petits drapeaux, ils coûtent 0 fr. 20 et 0 fr. 3o la douzaine assortie.
Souvent le marchand en plein vent de cartes de géographie se double d'un vendeur de cartes postales, dessins et photographies. Des ficelles tendues le long d'une boutique fermée, des cartes disposées en étages sur ces ficelles et retenues par des agrafes, voilà l'inventaire prêt.
Nous avons d'abord les photographies des chefs des nations alliées: George V, roi d'Angleterre, le Tsar, Poincaré, le roi Albert Ier de Belgique; c'est de beaucoup cette dernière qui s'achète le plus. Un grand éditeur de cartes postales nous assurait que rien qu'à Paris, pendant les trois premiers mois de guerre, il avait dû se vendre au moins cinq cent mille «Roi Albert», les autres chefs d'État réunis n'atteignant guère que la moitié de ce chiffre. «Pas de femmes!» a dit le général Joffre. Néanmoins, on vend encore quelques photographies de la reine Elisabeth de Belgique et de la Grande- Duchesse de Luxembourg.
Les photographies représentant les souverains entourés de leur famille ont également du succès, la famille royale de Belgique est toujours la plus demandée.
Passons aux photographies de généraux: le maréchal French, généralissime des armées anglaises; le général Joffre que plusieurs cartes postales appellent déjà, dès le mois de septembre, le maréchal Joffre; les généraux de Castelnau, Pau, Maunoury, Foch, Dubail, Galliéni, Franchet d'Espérey. Pour ceux-là la vente dépend des faits de la guerre qui mettront, suivant les indications du communiqué du jour, les uns ou les autres en valeur. Après la victoire de la Marne, tel marchand en plein vent, avenue de l'Opéra, a vendu dans sa journée 53 Galliéni.
Les hommes politiques sont rares. Cependant le portrait de M. Millerand, ministre de la Guerre, fait partie d'un certain nombre d'étalages; nous avons par contre vainement cherché celui de son collègue, M. Augagneur, ministre de la Marine.
En dehors des photographies, les objets de l'étalage peuvent se diviser en deux grandes catégories: le document et la fantaisie.
Le document comporte des séries innombrables de cartes postales représentant des scènes de la vie des troupes en campagne, fantassins, cavaliers, artilleurs français, troupes marocaines, algériennes, Sénégalais, Belges, troupes anglaises, écossaises, indiennes, canadiennes, troupes russes, défilés, patrouilles, tranchées, charges, convois, ambulances, etc., les différents modèles de canons employés, les drapeaux pris à l'ennemi. Les Allemands ne figurent dans ces collections que sous forme de prisonniers ou d'espions arrêtés.
Les vues des pays dévastés par la guerre sont très nombreuses: pour Meaux, Soissons, Compiègne, Senlis, Reims, Arras, il y a des collections complètes valant de 0 fr. 75 à 1 franc la douzaine. Les dévastations en Belgique forment aussi une collection; on eût pu, hélas! en établir plusieurs!
Parmi toutes ces vues, les plus demandées sont celles de la cathédrale de Reims, qui est représentée à la fois en cartes postales et en gravures de toutes dimensions, soit avant, soit après le bombardement. Une carte postale fréquemment vendue montre le portail de la cathédrale, devant lequel se tient le Christ, avec cette légende: «Qu'avez- vous fait de ma Maison?» Dans le haut d'une autre gravure, où figure également la cathédrale, apparaît Jeanne d'Arc qui, de son glaive, chasse l'envahisseur.
Dans le domaine de la fantaisie plaçons en première ligne des dessins de Maurice Neumont se rapportant à des actes de cruauté des Allemands et accompagnés de légendes. Sur l'un de ces dessins, un général prussien interroge un lieutenant aviateur qui vient d'atterrir après une expédition sur Paris. Le général demande:
«Vos bombes ont porté?
-Oui, mon général, j'ai tué une vieille, trois femmes et deux fillettes.
-Lieutenant, vous êtes digne d'être porté à l'ordre du jour de l'armée allemande.»
D'autres dessins, soit en cartes postales, soit en gravures, n'ont pas toujours la même valeur artistique; apprécions du moins l'intention, dans les quelques exemples suivants:
On enrôle des détenus comme soldats. L'officier allemand s'adresse à l'un d'eux:
«Et vous, là, le détenu, qu'est-ce que vous avez fait?
-Mon lieutenant ne se rappelle pas, je suis l'assassin des sept fermiers d'Alsace.
-Hoch! hoch! kolossal!... Réservé pour l'armée du kronprinz.»
Un major prussien est prisonnier, un artilleur français, avant d'envoyer un obus sur l'ennemi, lui dit en montrant la gueule du 75:
«Des fois que Monsieur le major voudrait écrire à sa connaissance. Voici la boîte aux lettres.»
Un soldat allemand affamé dévore tristement une betterave crue:
«On nous avait pourtant promis, s'exclame-t-il, de bien vivre à Paris.»
Scène entre un médecin-major allemand et un soldat passant la visite:
«Et toi, qu'est-ce que tu as, espèce de brute?
-Major, j'ai la colique, chaque fois que j'entends le 75.»
Voici une bonne légende:
Deux officiers allemands regardent en ricanant brûler la cathédrale de Reims.
«Nous n'aimons, dit l'un d'eux, que le gothique flamboyant!»
Le Kronprinz tout perclus marche courbé en deux et geignant.
«Qu'est-ce qu'il a? demande un officier.
.-II est, répond un autre, tombé dans la Marne, il a mal à l'Aime et craint de perdre le Nord.»
Certaines cartes postales cultivent le rébus.
«Cherchez dans la tête de Guillaume qui est ci-dessus, indique l'une d'elles, vous y découvrirez: son caractère, son araignée, son hanneton, son ami François-Joseph, la vipère, l'aigle, le vautour, le loup et le cochon allemands, ses armes: pétrole et dum- dum, une de ses victimes: un turco, la cigogne alsacienne et la mort.»
Et pour avoir tout cela, il n'en coûte que cinq centimes!
Sur une autre, où figurent en forme de croix quatre têtes, on lit:
«Cherchez et vous trouverez:
«Guillaume: une vache, «François-Joseph: un chameau, «Le Kronprinz: un cochon, «Le Sultan: un sanglier.»
Signalons aussi un Napoléon 1er qui sort de son tombeau pour crier: «Vive l'Angleterre!» et une carte assez plaisante intitulée: L'attitude de l'Italie. Le Kaiser tourne le dos et l'Italie, dont les contours géographiques figurent, comme l'on sait, une botte, l'atteint violemment à l'endroit qu'on devine.
Les cartes sentimentales foisonnent: on y contemple de jeunes femmes ou des enfants en robe rosé, verte ou jaune, portant des perruques de théâtre et à qui généralement un soldat ou un officier apparaît comme dans un rêve pour justifier l'extase où semble plongé le sujet du premier plan.
Chaque carte se rehausse d'une légende explicative en deux vers. Mais ce sont là des vers qui bravent toute licence et avec lesquels le Napoléon Landais n'a rien à voir.
Une petite fille bleue tricote et fait cette réflexion imprévue:
«Si par-ci par-là il manque une maille, Ça ne se voit pas pendant la bataille!»
D'une autre doqt la robe est rosé tendre:
«En tricotant ma pensée est loin, Mais tout près de toi, Dieu m'en est témoin!»
Toi, c'est le père qui apparaît dans un uniforme tout flambant neuf.
Une Alsacienne brandissant un drapeau tricolore affirme:
«Le traité de Francfort sera déchiré, Et l'Alsace sera délivrée!»
Un garçonnet vêtu d'un costume vert pomme est en prières:
«Dieu perçoit mieux que le canon Les vux d'un bon petit garçon!»
Admirons également cette colombe qui, tenant une lettre dans le bec, vole vers une jeune femme souriante:
«Une missive, ah! ce serait ma joie, Je te répondrais par la même voie!»
A côté, une jeune fille écrit:
«Surtout que mon frère chéri Soit épargné des balles ennemies!»
Terminons ces citations poétiques par le cri d'indignation d'une superbe Bellone, casque en tête, glaive en main: «Feu sur l'ennemi. Honte du genre humain De la terre effaçons jusqu'au nom de Germain!»
Une lettre de faire-part se vend à des milliers d'exemplaires:
MM.
Le Coq Gaulois et sa nombreuse famille, L'Ours Russe et sa nombreuse progéniture, Le Léopard Anglais et ses amours d'enfants exotiques,
Le Dogue Belge et ses intrépides phalanges, Le Loup Serbe et ses courageux louveteaux, L'Aigle Monténégrin et ses vaillants aiglons, Ont la douleur de vous faire part de l'agonie lente et douloureuse de leur ennemi héréditaire.
LE SANGLIER BOCHE, WILHELM II, dit l'ANTÉCHRIST
Général en chef de l'armée des incendiaires et des assassins, Grand Bandit de la Forêt Noire et lieux circonvoisins, Commandeur de l'Aigle Noire et de tous les Ordres déchus et dans la dèche, Prince d'Esse et de Westphalie, Chevalier fourbu de Palestine et d'Agadir, Conseiller intime du Grand Turc, Pontife exécré de regorgement en masse des femmes et des innocents, Grand Eclaireur de taupes, de scorpions, de vipères, d'alligators et autres animaux malfaisants, Fournisseur de carottes et de mensonges dans le monde entier, Voleur de pendules, Saccageur d'églises, Massacreur d'enfants, dernier anthropophage d'Europe,
Et dont la hure verdâtre sera mise en bière prochainement et pour le plus grand bonheur de l'humanité entière.
Ne priez pas pour lui et que le Diable ait son âme!
Dans un autre ordre d'idées, on vend le diplôme d'embusqué, à l'usage des soldats casés dans un emploi n'offrant aucun danger, signé du Président de la Société des Embusqués: Baron Noue, et le diplôme de froussard à l'usage des Parisiens partis trop précipitamment en province à la fin d'août, ce dernier avec le texte suivant:
ACADÉMIE DES FROUSSARDS
Nous soussignés, membres titulaires de l'Académie libre des Froussards,
Prenant en considération les mérites et le courage de M. demeurant
Lui décernent le diplôme d'honneur pour avoir fui de son domicile en août 1914, au moment où les Prussiens étaient loin de Paris,
Le déclarant apte à faire partie de la grande famille des francs-fileurs de Paris.
Le Président, G. PAPEUR.
Le Vice-Président, STYR DESPATTES.
Le Secrétaire Général, G. LAFROUSSE.
Par contre voici un diplôme de présence pour ceux qui ne bougèrent pas de Paris dans la période critique.
DIPLOME DE PRÉSENCE GUERRE NATIONALE DE 1914
Les soussignés attestent la présence de M. demeurant à
Signature des témoins, légalisée par le commissaire de police du quartier ou le maire de l'arrondissement.
Nous étonnerons peut-être nos lecteurs en leur apprenant que ce diplôme s'est énormement vendu. Bien des gens, après l'avoir fait orner par la signature légalisée de témoins indiscutables, l'ont encadré et mis en place apparente dans leur logis!
L'éventaire comprend d'autres articles: la Conférence de la Haye, articles de la Convention internationale violés par les Allemands; le Traité de Francfort, texte intégral, publié à la demande du Ministre de la Guerre; des enveloppes pour lettres à des militaires, avec cette mention qui eût pu sembler ironique à tous les parents se plaignant des lenteurs des expéditions: «A être remis immédiatement»: et des cartes postales ouvertes à l'usage des prisonniers.
Pendant la poursuite qui a suivi la bataille de la Marne, les Français firent une grande quantité de prisonniers. Le mardi 15 septembre, un de ces convois composé de 319 prisonniers, dont le général de division Preise, deux colonels, quatre commandants, quinze capitaines et lieutenants, dirigé par Noisy-le-Sec, devait traverser Paris pour gagner la gare d'Orléans et de là le Midi. Le général était d'ailleurs un personnage de marque, on avait trouvé sur lui un parchemin signé de l'empereur Guillaume le nommant gouverneur adjoint de la Ville de Paris. Le convoi, arrêté en gare de Noisy-le-Sec, fut aperçu par des voyageurs qui s'empressèrent, en arrivant à la gare de l'Est, de raconter le fait aux gens d'alentour. Il était alors deux heures de l'après-midi, à trois heures une foule que l'on peut évaluer à vingt mille personnes se massait devant la gare de l'Est, sur les trottoirs des boulevards de Strasbourg et de Sébastopol par lesquels on présumait que le convoi passerait.
L'autorité militaire informée de cette affluence craignit des incidents et ordonna de faire conduire les prisonniers sur le réseau d'Orléans par la grande ceinture sans qu'ils eussent à toucher la capitale. Les curieux dont le nombre grossissait à chaque instant n'en attendirent pas moins patiemment jusqu'à six heures du soir M. le gouverneur adjoint de Paris.
Du reste, nous eûmes d'autres exemples de la rapidité invraisemblable avec laquelle les nouvelles vraies ou fausses se propageaient.
Quelques jours avant la victoire de la Marne, le bruit s'était répandu que la forêt de Com-piègne brûlait. L'origine de cette histoire ne sera jamais connue, mais il était difficile de rencontrer quelqu'un qui ne vous annonçât que la forêt de Compiègne était en feu, et si l'on se montrait incrédule, votre interlocuteur connaissait toujours une autre personne qui avait vu, de ses yeux vu, le désastre. Renseignements pris, tout se réduisait fort heureusement à ceci que, lors des engagements qui eurent lieu près de Compiègne, l'autorité militaire abattit à la lisière de la forêt quelques arbres gênant le tir.
Après la victoire de la Marne, une autre légende, aussi vite accréditée, se glissa dans Paris. Il s'agissait d'un coup de filet monstre: de 90.000 à 120.000 Allemands - la narration oscillait entre ces deux chiffres extrêmes - qui avaient été capturés et avec eux était prisonnier le général von Klûck, commandant de l'armée qui naguère marchait sur la capitale. Seulement on n'était pas d'accord sur le lieu d'internement du général; les uns le logeaient dans le donjon de Vincennes, les autres dans l'hôpital du Val-de- Gràce. Et quand on demandait au conteur pourquoi le gouvernement n'annonçait pas un événement aussi heureux pour nos armes, la réponse ne variait pas: «Ce ne sera officiel que dans deux ou trois jours, il faut cacher la nouvelle le plus de temps possible aux Allemands!» O naïveté populaire, si communicative pourtant! N'avons-nous pas entendu des gens fort sérieux, ayant des situations quasi officielles, répéter cette fable avec conviction sans oublier la raison saugrenue du silence des Communiqués.
Pourtant un fait était remarquable dans ces récits. Toujours, comme preuve de la réalité, le narrateur ajoutait: «II a été commandé 90 trains à la Compagnie du Nord qui ont quitté Paris à vide allant vers le front, c'est donc qu'ils allaient chercher des prisonniers.»
II était exact qu'en effet l'autorité militaire avait fait partir des trains vides en grande abondance, non seulement sur le Nord, mais sur tous les réseaux. Mais il ne s'agissait pas de prisonniers allemands, c'était afin de faire effectuer à nos troupes les mouvements qui précédèrent les opérations dans le nord de la France et le sud de la Belgique après la chute d'Anvers. Des employés de chemins de fer ayant informé leurs amis et connaissances de cet envoi considérable, l'imagination avait fait le reste.
Dans le courant de septembre il y eut encore une croyance fort répandue: l'arrivée pro- chaine en France de forces russes et japonaises combinées. Des fantassins japonais s'étaient rendus en Russie par le Transsibérien, puis avaient été embarqués, en même temps que des divisions de cavalerie cosaque, sur des centaines de transports qui, par l'Arkangel et l'Océan Glacial Arctique, les avaient menés en Grande-Bretagne. De là, ces troupes, fortes de 300.000 hommes, devaient gagner la France.
Que le transport de troupes importantes par le Transsibérien présentât les difficultés énormes qui furent parmi les principales causes de l'échec des Russes dans la guerre de Mandchourie, qu'il eût été bien plus aisé d'effectuer ce transport par l'Océan Indien, la mer Rouge, le canal de Suez et la Méditerranée, en laissant aux Russes seuls le soin de franchir l'Arkangel, cela importait peu. Des témoins nombreux et dignes de foi - car l'on citait des noms fort honorables - affirmaient avoir vu les transports contenant les troupes russo-japonaises dans les ports d'Aberdeen, de Liverpool, de Douvres, bien mieux on avait rencontré des Russes à Paris et nous savons des reporters qui, certaine nuit, partirent à trois heures du matin de leurs journaux pour vérifier s'il y avait bien des Cosaques campant près de la porte de Saint-Ouen. En même temps, les habitants du Havre croyaient avoir assisté au débarquement des Russes et ceux de Bordeaux déclaraient que des régiments de Cosaques avaient traversé leur ville.
Le bruit que 60.000 Cosaques étaient à Bordeaux prit même une telle consistance que M. Maurice Spronck, député du 7e arrondissement de Paris, alla trouver l'ambassadeur de Russie, M. Isvolsky, qui, suivant notre gouvernement, avait alors émigré dans la capitale de la Gironde:
«Enfin, mon cher ambassadeur, avons-nous, oui ou non, en France 60.000 Cosaques?
-Vous n'avez pas 60.000 Cosaques, mon cher député, mais un Cosaque, seul et unique de son espèce.
-Comment cela?
-Eh oui, un Cosaque, superbe d'ailleurs, et attaché au service de mon ambassade; comme il n'a pas grand'chose à faire pour le moment, il se promène souvent sur la place des Quinconces. Dix mille Bordelais l'ont rencontré et, à la fin de la journée, cela a fait dix mille Cosaques. Mais comme ces dix mille Bordelais ont raconté chacun le fait à une demi-douzaine au moins de leurs concitoyens, on a atteint sans peine, le chiffre de soixante mille Cosaques!»
Et M. Isvolsky d'ajouter avec bonhomie: «Ne sommes-nous pas dans le Midi?»
Reconnaissons d'ailleurs que les Anglais crurent aussi au débarquement russo- japonais. Le bureau de la presse, à Londres, dut rédiger une note officielle pour le démentir énergiquement.
Ce démenti ne détruisit pas complètement la légende: en Angleterre et en France, bien des gens demeurèrent convaincus que Russes et Japonais combattaient sous des uniformes français et anglais, pour que les Allemands ne puissent soupçonner leur présence.
Il nous faut enfin dire un mot de la prétendue poudre Turpin.
D'après les personnes bien informées, le célèbre inventeur de la mélinite aurait découvert une poudre extraordinaire dont les pouvoirs délétères permettaient d'endormir des centaines d'ennemis, tout autour de l'endroit où l'obus avait explosé, sans qu'ils aient la moindre blessure. D'après les uns, les Allemands avaient ainsi le bon esprit de dormir jusqu'au moment où les Français les faisaient prisonniers: d'après les autres, le sommeil était éternel.
Naturellement on demandait pourquoi, dans ces conditions, l'armée allemande tout entière n'était pas anéantie, ou tout au moins endormie, après six semaines de campagne, et l'on obtenait invariablement cette réplique:
«On ne peut tirer ces obus qu'à des intervalles très éloignés les uns des autres, sans quoi ils endormiraient également nos artilleurs!»
C'est ainsi que l'histoire de la poudre Turpin méritera de figurer plus tard avec avantage aux côtés du célèbre conte de la Belle au Bois dormant.
Une grande distraction pour les Parisiens, dans la seconde moitié de septembre, consista à aller visiter le champ de bataille de la Marne et à y chercher quelques objets d'équipement ayant appartenu à l'ennemi. Ces touristes n'eurent pas tous lieu de se réjouir de leur idée, les cadavres d'hommes et de chevaux étaient en nombre si considérable que même en offrant 8 ou 9 francs par jour aux ouvriers sans travail pour opérer les enfouissements, on ne put trouver assez de monde. L'autorité militaire décida alors de réquisitionner les hommes valides se trouvant à proximité du champ de bataille et, bon gré mal gré, les curieux se virent enrôlés. Tels Parisiens, partis le matin en auto dans l'intention de faire une excursion pittoresque et de rentrer le soir, furent gardés quatre jours et durent accomplir une besogne pénible et rebutante. D'autre part, le Gouvernement militaire envoya 600 soldats du régiment de Sapeurs-Pompiers pour répandre des désinfectants partout où il était nécessaire et brûler ce qui ne pouvait être enterré. Grâce à ces précautions l'infection et les épidémies qui suivent souvent les grandes batailles furent évitées.
Les paysans des contrées où les combats s'étaient déroulés ne tardèrent pas à se livrer au fructueux commerce des objets d'équipement allemand. Les officiers et sous- officiers se rendant chaque jour du front en mission à Paris apportèrent également une partie de leur butin à des parents ou amis. Enfin, de simple soldats, particulièrement les zouaves et les tirailleurs, ne détestaient pas ce moyen de se procurer quelques bénéfices. Il s'ensuivit qu'au bout de peu de temps des milliers de Parisiens possédèrent chez eux un petit musée où voisinaient pêle-mêle les articles les plus hétéroclites: sabres, baïonnettes, fusils, éclats d'obus, boucles de ceinturon, cartouchières, casques à pointe, douilles de cartouches et d'obus, etc.. Les paniers à obus en osier très solide avec couverture en moleskine étaient particulièrement prisés avec leurs trois compartiments, les automobilistes désirant s'en servir comme de porte- bouteilles.
Ceux qui n'avaient pu se procurer aucun de ces trophées eurent du moins la consolation de voir passer à plusieurs reprises dans les rues de Paris des charrettes, conduites par nos soldats et remplies jusqu'aux bords de fusils, casques, sabres, uniformes de tout grade, ayant appartenu à nos ennemis et trouvés sur les champs de bataille de la Marne.
Durant la seconde moitié de septembre, tout soldat passant dans la rue était aussitôt arrêté et questionné par des gens avides de nouvelles. C'étaient des interrogations à perte de vue sur les forces en présence, le plan du grand état-major, les pertes subies par l'ennemi, la durée de la guerre, auxquelles le simple fantassin ou cavalier de 2e classe était fort empêché de répondre utilement. Les consciencieux se récusaient, mais d'autres, ne résistant pas au désir inné chez tout militaire d'épater les bourgeois, racontaient, sans broncher, d'invraisemblables histoires et déroulaient des théories stratégiques exorbitantes. Bientôt la séance se poursuivait chez le marchand de vin où les curieux se chargeaient de désaltérer copieusement le conférencier.
Mais, entre tous, les Sénégalais obtenaient un vif succès. Il n'était pas rare que des quêtes s'organisassent à leur profit: certain après-midi de dimanche, nous avons vu un grand diable de noir, qui venait de raconter dans un français plutôt imprévu qu'il avait embroché quatre Boches d'un seul coup de baïonnette, recueillir plus de dix francs en trente secondes.
Car c'était un fait maintenant acquis, aussi bien dans l'armée qu'à Paris et dans toute la France: Allemand était un mot rayé de notre vocabulaire et remplacé universellement par Boche.
Quelle était l'origine de ce mot clair, rapide, sonnant bien et qui fut tout d'un coup appelé à une si prodigieuse fortune? On a beaucoup cherché.
Reproduisons les principales explications fournies:
1e Dans les Ardennes on dit de quelqu'un qui a la compréhension dure: tête de buis, ce que les paysans prononcent: tête de beuch; avec une légère déformation on arrive ainsi à boche.
2e Boche vient de caboche, terme employé pour désigner une tête dure: on dit caboche d'Allemand.
3e Busch, en allemand, signifie vagabond; en passant d'une langue dans une autre, busch est devenu boche.
4e Le nom de Teutobochus, chef des Teutons et des Gimbres qui fut battu en 102 avant Jésus-Christ par Marius, près d'Aix-en-Provence, aurait servi à former deux mots: teuton et boche.
5e Alboche et boche proviendraient de Altdeutsch (vieil allemand); ce serait ce qu'on appelle, en science linguistique, la formation savante.
6e La langue verte emploie volontiers les désinences oche et uche: bamboche, bidoche, moche, rigolboche, Pantruche (pour Paris), Ménilmuche (pour Ménilmontant). On a d'abord dit Alboche pour Allemand, puis le mot trop long a perdu sa première syllabe, ce qui est un phénomène fréquent dans la formation des mots populaires. Alboche est devenu boche.
Sans doute cette dernière explication est la bonne. Il est certain que le mot Alboche précéda - de très peu - mais précéda tout de même le mot Boche et, quand Boche eut définitivement triomphé, jamais plus Alboche ne reparut, la parenté étroite des deux mots paraît donc indiscutable.
Des territoriaux faisant une patrouille dans la forêt de Saint-Germain, aux environs de la gare d'Achères, aperçurent de loin un individu qui tentait de se dissimuler dans un fourré. La surprise des territoriaux fut grande en constatant qu'il s'agissait d'un soldat d'infanterie allemande; aucun combat ne s'était, en effet, déroulé de ce côté.
Le prisonnier raconta, qu'au nord de Compiègne, il avait pris part, plusieurs jours auparavant, à un engagement où l'artillerie française décima les troupes ennemies. Au cours de la retraite, l'Allemand blessé légèrement à la tête tomba et perdit connaissance.
Lorsqu'il revint à lui, il était seul près d'un petit bois où il se traîna et se cacha. La nuit, il marcha en se dissimulant de son mieux dans les bois, tâchant de rejoindre ses compa- triotes, mais sans succès. Il continua ainsi à errer plusieurs nuits sans savoir où il se dirigeait, mangeant quelques vivres qu'il avait emportés. Mais il commençait à être affamé quand il fut découvert et on le dirigea sur la place de Versailles.
La vie du Bois de Boulogne s'était bien transformée depuis la mobilisation. Par suite des réquisitions les élégants coupés et les somptueuses automobiles qui en sillonnaient naguère les principales avenues avaient presque entièrement disparu; par contre, des nuées de cyclistes circulaient en pleine liberté. L'allée des Acacias et les sentiers de la Vertu étaient à peu près déserts le matin. Et si dans les derniers dimanches de septembre les promeneurs étaient encore nombreux, nous étions loin des cinq cent mille Parisiens qui envahissaient joyeusement d'ordinaire le Bois de Boulogne en cette saison au jour de repos dominical. De rares déjeuners sur l'herbe s'organisent dans les endroits populaires, les ouvriers non mobilisés ont, pour la plupart, la bourse trop peu garnie.
Pas de musique dans les cafés où les consommateurs sont du reste clairsemés. Le Pavillon Tyrolien est devenu le Chalet des Deux-Lacs et les servantes ont quitté leur costume d'opéra-comique qui pourrait les faire confondre avec des «produits boches».
Sur les pelouses des champs de courses d'Auteuil et de Longchamp, on va contempler les troupeaux de bufs, de moutons et de vaches laitières qui paissent gardés par des territoriaux et n'ayant nulle envie de quitter les montagnes de fourrages qui s'élèvent çà et là et leur promettent pour les jours suivants de si copieuses bombances. Primitivement ces troupeaux avaient été constitués à trente et quarante kilomètres de Paris afin de compléter, le cas échéant, le ravitaillement en viande et en lait du camp retranché. L'approche de l'ennemi a fait, à la fin d'août, rentrer les bestiaux dans l'enceinte et l'on a choisi tout naturellement pour les installer les deux vastes pelouses, où ne réapparaîtront plus les réunions sportives qu'une fois la paix conclue.
Des vétérinaires visitent fréquemment ces troupeaux qui donnent au Bois de Boulogne un air de parc anglais. Et le Préfet de la Seine, dans une belle affiche, a invité les ouvriers agricoles, hommes et femmes, sachant traire et soigner les bestiaux, à se présenter dans les mairies. Les femmes reçoivent 3 fr. 50 de salaire quotidien et les hommes 5 francs.
Qui eût jamais dit que savoir traire deviendrait pour des Parisiens un moyen de gagner leur existence!
Le lait ainsi recueilli est réparti dans trois groupes laitiers: au vieux marché de Montrouge, rue Andrieu, et 60, boulevard Richard-Lenoir, pour être distribué dans les hôpitaux, maternités et dispensaires de l'Assistance Publique.
Le lait n'a fort heureusement jamais fait défaut à la population parisienne. Dans les premiers jours qui suivirent la mobilisation, la perturbation des trains causa des retards dans les arrivages et, comme nous étions alors au mois d'août, une partie du lait fut parfois gâté. Les mairies s'organisèrent alors pour donner des bons aux malades et aux mères allaitant leurs enfants artificiellement. Les porteurs de ces bons avaient un droit de priorité dans plusieurs laiteries du quartier et étaient ainsi certains d'être servis. Mais, dès la fin d'août, l'arrivage du lait se fit dans les conditions les plus normales et l'utilisation des bons devenus superflus cessa d'elle-même.
II y eut foule pendant plusieurs journées de la fin de septembre près du pont Alexandre III pour contempler la petite flottille de guerre amarrée à hauteur du Grand Palais. Cette flottille se composait de cinq remorqueurs armés en canonnières. Le réduit où se tient d'ordinaire le pilote sur le pont avait été transformé sur chacun des bâtiments en blockhaus de commandement. Les canons-revolvers étaient protégés par des boucliers pare-balles.
Les marins de l'Etat composant l'équipage accrochèrent aux haubans le linge et les vêtements pour le séchage après la lessive. Lavant le matin le pont et la coque des bateaux à grande eau, ils entretenaient ces petits bâtiments dans le plus parfait état de propreté et initiaient ainsi les Parisiens à la vie des ports de guerre. Bientôt du reste la flottille quitta Paris pour remonter la Marne, accompagner les convois de ravitaillement par eau et surveiller le trajet des péniches.
Les citoyens n'ayant pas encore complètement acquitté leurs impôts reçurent un rappel de leur percepteur, mais combien différent des ordinaires documents de cette espèce! Les feuilles multicolores aux formules menaçantes annonçant des amendes ou des poursuites avaient disparu pour faire place à la courtoise lettre que voici:
«MONSIEUR,
«Je vous serais très obligé de vouloir bien faire verser à ma caisse une somme au moins égale aux douzièmes échus sur vos contributions de l'année courante.
«Dans les circonstances actuelles, les efforts de tous les citoyens doivent tendre à seconder la défense du territoire. Vous voudrez certainement y contribuer en versant au Trésor les sommes que vous lui devez.
«Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.»
Plus d'un contribuable habitué aux brutalités du fisc dut s'écrier, après avoir parcouru ce billet aux formes si polies: «La guerre a pourtant du bon.»
En tous cas, la grande majorité des contribuables qui devaient encore leurs contributions de 1914 mirent un patriotique empressement à s'acquitter dans la mesure de leurs moyens. La Chambre Syndicale des Propriétés Immobilières de la Ville de Paris engagea ses adhérents, bien que ceux-ci, comme on va le voir, ne se trouvassent pas dans une situation florissante, à faire l'impossible pour régler leurs impôts, «l'argent étant plus que jamais le nerf de la guerre», et le percepteur d'un arrondissement du centre nous disait qu'à sa connaissance, des rentiers privés subitement de la presque totalité de leurs revenus ou des commerçants obligés de fermer boutique s'étaient parfois gênés à l'extrême pour apporter leur redevance à l'État.
Rentiers et propriétaires sont pour la plupart fort à plaindre. Les premiers se voient durement atteints par un décret accordant aux Sociétés financières et industrielles, régies par les lois françaises, la faculté de suspendre le remboursement des obligations arrivées à terme, le remboursement des actions ou même le paiement des coupons. Pour beaucoup de gens, cette mesure, bien que les circonstances présentes la justifient dans certains cas, équivaut à un désastre, d'autant plus que réaliser des titres en ce moment, pour avoir de l'argent liquide, serait consentir à une perte de 3o à 5o 0/0 et même davantage sur le prix d'achat.
Les Etats français, anglais et russe, la Ville de Paris, les grandes Compagnies de chemins de fer, la Banque de France et quelques sociétés puissantes continuent à payer leurs coupons, mais la majeure partie des sociétés profitent du moratorium.
Les propriétaires voient également la rentrée du terme d'octobre très compromise. Déjà, au début d'août, un décret avait décidé que le paiement des loyers ou de toute autre dette ne pourrait être réclamé, jusqu'à la fin des hostilités, aux soldats présents sous les drapeaux, et il n'y avait là rien que de très naturel. Depuis, d'autres décrets ont permis aux habitants de la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne et autres départements du Nord et de l'Est se trouvant dans la zone des opérations militaires de suspendre le règlement de leur loyer jusqu'au terme de janvier. Les locataires ayant 1.000 francs au plus de loyer annuel dans les départements de la Seine ou les communes de Sèvres, Saint-Cloud et Meudon, ceux qui ont 600 francs au plus de loyer dans les villes de 100.000 âmes et au-dessus, ceux qui ont 300 francs au plus de loyer dans les villes de moins de 100.000 âmes et de plus de 5.000; enfin ceux qui, dans les autres localités, ont 100 francs de loyer au plus, bénéficieront de plein droit de cette licence quelle que soit leur situation. Quant aux autres, ils doivent faire une déclaration écrite soit à leur propriétaire, soit au greffe de leur justice de paix, établissant qu'ils se trouvent dans l'impossibilité de payer. Même facilité est accordée aux commerçants, industriels et patentés pour les locaux où ils exercent leur profession, dans toute l'étendue du territoire français.
Ces dispositions sont applicables aux étrangers habitant notre pays et qui appartiennent aux nations amies ou neutres ainsi qu'aux Alsaciens-Lorrains, Tchèques et Polonais.
Enfin l'effet des congés d'appartements ou logements est prorogé de 90 jours.
Naturellement les propriétaires protestent, faisant observer qu'il s'en faut que tous les locataires soient dans l'impossibilité de payer. Ils citent, comme exemple, les fonctionnaires de l'État, de la Ville et du Département, qui touchent intégralement leur traitement, et les fournisseurs aux armées, lesquels réalisent des bénéfices inusités. Mais ils n'obtiennent qu'un nouveau décret déclarant que les locataires, autres que les mobilisés, demeurent obligés de verser leur part correspondante dans les impôts et les frais généraux de l'immeuble. Ceci fait bien sur le papier, mais comment l'appliquer dans la pratique?
La récolte des termes aux 8 et 15 octobre est donc fort maigre et 90 0/0 des quittances reviennent impayées. Est-ce à dire que les locataires soient satisfaits? Nullement, car beaucoup estiment que l'Etat, au lieu de remettre à plus tard le paiement du terme, aurait dû purement et simplement en faire remise à tous. Générosité peu conforme aux règles de notre Code Civil, mais le grand public ne s'embarrasse pas pour si peu. Des milliers de Parisiens resteront d'ailleurs persuadés qu'à la fin de la guerre le Gouvernement réglera leurs termes en retard au moyen de l'indemnité versée par l'Allemagne.
Rappelons à ce propos qu'après les événements de 1870-1871, l'État et le Département de la Seine accordèrent, pour Paris et la banlieue, une subvention montant à un tiers des termes impayés, à condition que le locataire payât un second tiers et que le propriétaire fît remise du troisième tiers. Mais cette libéralité ne visait que les logements ne dépassant pas le prix de 600 francs par an. Quant aux commerçants, ils obtinrent des délais allant jusqu'à deux ans pour régler les termes en retard.
... Pour subvenir aux frais de la guerre, le Gouvernement émet des bons dits de la Défense Nationale. Ces bons de 1.000 francs, 500 francs ou 100 francs, au gré du preneur, peuvent être souscrits en quantité illimitée dans tous les établissements de crédit, chez les receveurs des finances et dans les bureaux de poste. Émis pour un an, ils sont remboursables 365 jours exactement après la date de la souscription. Ils rapportent 5 0/0, et même en réalité davantage, puisque l'intérêt annuel est prélevé aussitôt par le souscripteur, qui le verse en moins sur le total des bons souscrits: en sorte qu'il touche l'intérêt douze mois d'avance.
Par exemple, pour un bon de 100 francs, le souscripteur ne verse que 95 francs; pour 1.000 francs, que 950 francs.
Cette ingénieuse combinaison eut un gros succès, seulement les souscripteurs seplaignirent du long temps que mit l'administration à changer le récépissé provisoire, délivré le jour de leur versement, contre le bon définitif.
Allons faire un tour aux Conseils de Guerre installés au Palais de Justice dans les locaux des dizième et onzième chambres correctionnelles. Au début, ils furent assez fréquentés par le public en raison des différences qu'ils présentent avec les tribunaux ordinaires. Naturellement tous les juges sont des officiers et l'huissier audiencier est remplacé par un sergent appariteur. Quand les juges entrent en séance, le sergent crie: «Le Conseil», tout le monde se lève et la garde présente les armes. Pour la lecture du jugement les officiers mettent leur képi et se tiennent debout. Connaissance de ce jugement n'est donnée aux prévenus qu'après la séance par un greffier, devant la garde assemblée sous les armes.
Le mot de Conseil de Guerre prend volontiers un air farouche. Qui n'en a pas vu se figure de terribles militaires, de la bouche desquels ne tombent que des sentences de mort.
Or, tous ceux qui fréquentèrent les séances du Conseil de Guerre pendant les hostilités constatèrent qu'une telle appréciation était radicalement fausse. Des magistrats civils, après avoir entendu certaines sentences, déclaraient qu'elles étaient empreintes d'une indulgence supérieure à celle dont ils eussent fait montre eux-mêmes.
Ainsi voilà un gamin de 18 ans qui a été trouvé porteur d'un couteau estampillé de la marque d'une des brasseries-restaurants qui furent pillées dans la nuit du 2 au 3 août. Les juges militaires l'acquittent, n'estimant pas que le fait pour ce garçon d'avoir le couteau dans sa poche prouve suffisamment qu'il l'ait volé. Or quelques jours auparavant, dans une autre chambre correctionnelle, des juges civils condamnaient à six mois de prison une femme sur laquelle on avait trouvé un paquet de macaroni enlevé cette même nuit dans le pillage d'une épicerie.
Au gamin au couteau succèdent deux zouaves, un caporal et un soldat prévenus d'avoir abandonné leur poste, avant la mobilisation. Le caporal, ayant reçu de son oncle un mandat de 50 francs, voulut les boire avec son camarade, mais, afin de ne pas laisser le poste sans chef, il passa sa veste de caporal à un autre soldat.
«Qu'avez-vous à dire pour expliquer votre acte?» demande le colonel.
Alors les deux zouaves, à l'unisson:
«Je demande à aller me battre avec les camarades.
-Condamnez-les, proposent les défenseurs, mais accordez-leur le sursis et ils reviendront d'Allemagne avec des galons... ou ils ne reviendront pas.»
Six mois de prison sont octroyés au caporal et trois mois au zouave, mais avec sursis.
Un commerçant du Faubourg-Saint-Martin a tenu à ses voisins des propos graves, sans doute pour paraître bien informé. D'après lui, nous avions essuyé une terrible défaite à Compiègne et Paris allait être bombardé. Il en coûte un mois de prison à ce dangereux bavard.
Trois soldats allemands accusés de vol lui succèdent. Le premier, Paul Schmidt, cavalier au 10e régiment, a dérobé une obligation de la ville d'Anvers qu'il prétend avoir trouvée à terre et ramassée sur l'ordre de son officier. Les deux autres, Otto Louning, du 35e d'infanterie, et Alfred Schurman, du 158e, sont des traînards qui, pour échapper aux Français, eurent l'idée de s'introduire chez un paysan et d'y échanger leurs uniformes contre ses pauvres habits. Trois ans de prison au porteur d'obligation et huit mois à ses acolytes.
Voici à présent du gibier de choix. Il s'agit de neuf Allemands pharmaciens, aides- majors et médecins auxiliaires, inculpés de pillage et appartenant à la 7e ambulance du 2e corps allemand.
Lors de la marche de l'armée allemande sur Paris, cette ambulance s'installa à Lizy-sur- Ourcq. Le 7 septembre, le maire surprit des infirmiers qui cherchaient à enfouir des bou- teilles vides dans le jardin du château et qui déclarèrent que le contenu des bouteilles volées avait été consommé par leurs supérieurs. Le soir même, les Français arrivaient et capturaient l'ambulance. D'autre part des témoins affirment que les médecins allemands laissèrent plusieurs jours sans soins 135 blessés français.
Sont condamnés: à deux ans de prison, le médecin aide-major Ahrens; à un an, le médecin-major Davidson, les aides-majors Branbach, Horney, le pharmacien Just, l'officier d'administration Milach, les deux sous-officiers Neitzel et Nolframm; à six mois, le chirurgien Schultz. Mais ces peines ont été supprimées par un autre conseil de guerre, devant qui les prévenus devaient être renvoyés par le conseil de Revision, et qui prononça l'acquittement.
Dernière affaire inscrite au rôle de la séance. Le réserviste Adam, du 3e zouaves, a quitté son poste dans la tranchée et s'est réfugié dans un village où les gendarmes l'ont arrêté. Abandon de poste devant l'ennemi, le code militaire est formel, c'est la peine de mort. Mais après avoir prononcé la condamnation, les juges, en raison des bons antécédents du déserteur, s'empressent de signer un recours en grâce. On voit qu'ils sont accessibles à la pitié.
Au début d'octobre avait lieu la rentrée du Conservatoire National de musique et de déclamation. La rentrée, d'ordinaire si joyeuse et bruyante, fut cette fois mélancolique.
La pensée de leurs camarades au feu enlevait même aux élèves-femmes leur ordinaire entrain pittoresque. A la différence des classes de musique, et comme si le culte de Thalie et les fantaisies moliéresques étaient moins compatibles avec les angoisses de la guerre que les gammes et les exercices, les classes de déclamation se trouvèrent presque entièrement désertées.
L'examen d'admission fut reporté à l'an prochain pour empêcher les non-mobilisés de bénéficier d'une faveur injustifiée.
A quelques jours de ce petit événement artistique s'effectuait la rentrée des lycées et collèges. Plusieurs de ces établissements étant occupés par des ambulances, certaines de celles-ci furent évacuées, d'autres furent maintenues, et, dans ce dernier cas, on dut parfois installer tant bien que mal une partie des classes dans des maisons voisines du lycée ou du collège. On procéda de la sorte pour le lycée Voltaire et le collège Rollin à Paris, pour le lycée Pasteur à Neuilly-sur-Seine. Par contre aux lycées Louis-le-Grand et Janson-de-Sailly, où les ambulances furent maintenues, on trouva néanmoins le moyen de faire les classes dans les établissements mêmes.
Sur l'invitation du ministre de l'Instruction publique, chaque professeur consacra la première classe à des récits susceptibles d'exalter le patriotisme et de montrer quel exemple leurs aînés donnaient à ses jeunes auditeurs. Cette leçon put être d'autant plus saisissante que plusieurs professeurs, répétiteurs et même élèves de chaque lycée - ces derniers comme engagés volontaires -figuraient parmi les défenseurs de la Patrie.
En bien des cas le maître chargé de la leçon eût pu donner aux enfants l'exemple de leurs propres parents. C'est ainsi qu'au lycée Condorcet, le professeur de 7e, ayant demandé au jeune Stéphane Wolff ce que faisait son père, reçut cette réponse: «Papa, il vient d'être cité à l'ordre du jour pour avoir été chercher des blessés sous les balles pendant la bataille et, s'il peut recommencer encore, il aura la médaille militaire.» A noter que dans la vie civile M. Wolff est chef d'orchestre à l'Opéra-Comique.
Il est intéressant de comparer les résultats de la rentrée de l'année de la guerre dans les lycées et collèges de Paris avec ceux de l'année précédente. Les voici tels qu'ils s'établissaient au 4 novembre 1914 :
LYCEES DE GARÇONS
Nombre d'Élèves. 1913 - 1914
- Buffon 1.162 - 695
- Carnot 1.086 - 689
- Charlemagne 994 - 847
- Condorcet 1.695 - 1.285
- Henri-IV 1.058 - 865
- Janson-de-Sailly 1.934 - 1.114
- Lakanal 631 - 389
- Louis-le-Grand 1.101 - 839
- Michelet 592 (non rouvert)
- Pasteur (lycée nouveau) 161
- Montaigne 896 - 566
- Saint-Louis 1.082 - 630
- Voltaire 839 - 321
- Total 13.070 - 8.401
II y eut donc 4.669 élèves en moins. Étant données les circonstances, ce résultat était satisfaisant.
LYCÉES DE FILLES
- Nombre d'Élèves 1913 - 1914
- Fénelon 835 - 562
- Racine 428 - 249
- Molière 583 - 260
- Lamartine 535 - 318
- Victor-Hugo 396 - 259
- Victor-Duruy 503 - 243
- Jules-Ferry 527 - 325
- Total 3.607 - 2.216
Différence: 1.391 élèves, qui s'explique par l'absence de beaucoup de familles désirant rester en province pendant les hostilités et moins préoccupées de l'instruction pour des filles que pour des garçons. Et puis, parmi les manquantes, figuraient bien des filles de hauts fonctionnaires que leur devoir retenait à Bordeaux.
Le Gouvernement est toujours à Bordeaux, en effet, pour le plus grand profit de ses habitants qui font des affaires d'or. Certains hôtels ont été évacués afin de permettre d'y loger des fonctionnaires et il ne reste pas dans les autres une seule chambre disponible, les magasins n'ont jamais eu autant de clientèle, les restaurants refusent du monde, et il y a foule aux terrasses des cafés.
Le Président de la République est installé à la Préfecture; quant aux ministres, on a réquisitionné à leur intention d'élégantes villas appartenant à de riches particuliers jusqu'au lointain cimetière des Catholiques ou sur les bords de la Garonne vers Cascadéran, Bègle, Talence. Quantité de hauts fonctionnaires et de diplomates se sont installés à Libourne ou Arcachon.
Les ministres n'ont déménagé que le strict nécessaire, ce qui forme encore pour chacun d'eux un joli lot de paperasses qui reviendront peut-être à Paris sans avoir été utilisées. Le Ministère de la Guerre a employé pour cette opération quatre énormes camions portant sur leurs bâches des inscriptions allemandes et qui furent capturés dans le Nord. Ces camions obtiennent, auprès du public bordelais, un succès facile à comprendre.
Les services de la Chambre des Députés sont à l'Alhambra où d'ordinaire se jouent des comédies, des vaudevilles ou des drames. Il y a là une salle de 2.200 places où les députés seront plus à l'aise qu'au Palais-Bourbon. Le Sénat est à l'Apollo. On ignore si jamais des séances se tiendront à Bordeaux, mais à tout hasard on aménage les locaux au mieux possible. Des centaines de caisses sont arrivées de Paris et gisent dans le foyer de l'Alhambra devenu la salle des Pas Perdus; les huissiers ont démocratiquement quitté leur habit et leur chaîne et déclouent en bras de chemise. On n'a eu garde d'oublier la buvette qui, installée aussitôt, ne laisse pas d'être assez fréquentée.
Car les députés sont nombreux à Bordeaux, surtout au début de l'exode, et ils pardonneront difficilement à un de leurs collègues, M. Georges Berry, député du 9e arrondissement de Paris, d'avoir fait poser sur tous les murs de la capitale des affiches annonçant en gros caractères qu'il estimait que son devoir était de rester au milieu de ses électeurs.
De quatre à sept heures du soir, l'animation est grande aux Quinconces, place de la Comédie et rue Sainte-Catherine, les Bordelais regardent et se montrent les uns aux autres les personnages connus: ministres, diplomates, parlementaires, directeurs de journaux, actrices même, puisque quelques-unes des pensionnaires des théâtres subventionnés ont émigré dans la Gironde.
C'est à Bordeaux que, dans la nuit du 6 au 7 octobre, mourut subitement, d'une crise cardiaque, le comte Albert de Mun.
Depuis le début de la guerre, le grand orateur et écrivain catholique apportait, chaque matin, dans l' Écho de Paris, les paroles de réconfort, les conseils de patience et de confiance nécessaires à des millions de Français, à qui il avait su dès l'abord imposer cette noble devise: «Tenir!...»
II avait suivi, au commencement de septembre, la direction du journal qui était venue créer à Bordeaux une édition spéciale.
L'influence patriotique exercée par le comte de Mun était considérable.
«Pourvu que Dieu nous le conserve jusqu'à la fin de la guerre!...», - répétaient les femmes, les épouses et les mères, à qui il enseignait magnifiquement à se dévouer, à attendre et à espérer.
La mort d'Albert de Mun fut un deuil pour toute la France.
A ses obsèques, célébrées en l'église Notre-Dame de Bordeaux, le samedi 10 octobre, assistaient aux premiers rangs le Président de la République, les présidents du Sénat et de la Chambre, le président du Conseil, tous les ministres, ainsi que les membres du corps diplomatique.
L'absoute fut donnée par S. Em. le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, et, après deux éloquents discours de MM. Deschanel et Piou, le cercueil d'Albert de Mun fut déposé dans un caveau privé du cimetière des Chartreux, où il demeurera jusqu'à la paix victorieuse.
Pour qui vient de Paris, le bruit et la gaieté régnant dans l'élégante cité bordelaise forment un étonnant contraste avec le calme et la gravité de la capitale. Et cependant personne des émigrés ne l'a oubliée, c'est d'elle que l'on parle sans cesse: «Que se passe-t-il là-bas, qu'y fait-on, quel est l'état d'esprit de la population?» Et l'on devine sous les questions celle qui vient naturellement sur les lèvres sans oser franchement être formulée: «Comment y a-t-on pris l'annonce de notre départ?»
Les exilés de Bordeaux peuvent se rassurer, la population parisienne a fort bien accepté la chose. Elle a parfaitement compris que le Gouvernement ne pouvait pas s'exposer à un coup de main audacieux de l'ennemi. Tout au plus a-t-on plaisanté doucement et sans aucune méchanceté ceux qui se sont donnés des airs de bravoure pour suivre nos gouvernants alors que, sans doute, leur présence sur les bords de la Gironde n'était pas absolument indispensable. A leur intention, on a composé la recette culinaire suivante:
TOURNEDOS A LA BORDELAISE
«Prendre des tournedos épais bardés de lard, choisis dans de beaux quartiers. Vous les attendrissez d'abord, puis vous les saisissez par un feu très vif, devant une cheminée à la prussienne par exemple. Ensuite vous les laissez aller doucement à petit feu serrés les uns contre les autres.
«Quand ils sont arrivés à point, vous les étalez sur une sauce bordelaise pour les relever un peu: échalote, filet de vinaigre et consommé.»
Du reste les ministres n'ont pas abandonné complètement la capitale. Ils ont établi entre elle et Bordeaux une sorte de va-et-vient et, à partir de la fin de septembre, il y a toujours à Paris au moins un membre du Gouvernement.
Le Président de la République donne lui-même l'exemple. Se rendant assez fréquemment aux armées et sur le front, il s'arrête chaque fois à Paris. Dans un premier voyage, le 7 octobre, il fait porter dans la chapelle des Invalides six drapeaux pris à l'ennemi. Ces trophées partent de l'Elysée accompagnés par une compagnie de la Garde Républicaine et sont reçus aux Invalides en grand cérémonial.
Le lendemain M. Poincaré visite les blessés au Val-de-Gràce et dans plusieurs hôpitaux civils. Il porte des fleurs au cimetière de Bagneux où sont enterrés des soldats français et anglais.
Au cours d'un second voyage vers la fin octobre, M. Poincaré envoie aux Invalides un nouveau drapeau, celui du 39e poméranien, décoré de la Croix de Fer. Puis il assiste, en compagnie de M. Ribot, ministre des Finances et également l'un des Quarante, à la séance hebdomadaire de l'Académie Française présidée par M. Marcel Prévost en tenue de capitaine d'artillerie.
Après quelques instants consacrés à l'élaboration du Dictionnaire, M. Poincaré a narré à ses confrères certaines des innombrables atrocités commises par les Allemands dans les départements envahis. A la suite de ce récit, l'historien Ernest Lavisse a rédigé la protestation suivante, adoptée à l'unanimité par les académiciens présents:
«L'Académie Française proteste contre toutes les affirmations par lesquelles l'Allemagne impute mensongèrement à la France ou à ses alliés la responsabilité de la guerre.
«Elle proteste contre toutes les négations opposées à l'évidente authenticité des actes abominables commis par les armées allemandes.
«Au nom de la civilisation française et de la civilisation humaine, elle flétrit les violations de la neutralité belge, les tueurs de femmes et d'enfants, les destructeurs sauvages des nobles monuments du passé, les incendiaires de l'Université de Louvain, de la cathédrale de Reims, qui voulaient aussi incendier Notre-Dame dé Paris.
«Elle exprime son admiration aux armées qui luttent comme nous contre la coalition de l'Allemagne et de l'Autriche.
«Avec une émotion profonde, elle envoie son salut à nos soldats qui, animés des vertus de nos ancêtres, démontrent ainsi l'immortalité de la France.»
Quelques jours auparavant s'était tenue la séance annuelle et publique des cinq Académies qui composent l'Institut de France. M. Paul Appell, l'illustre mathématicien de l'Académie des Sciences, présidait, assisté de M. Etienne Lamy, secrétaire perpétuel de l'Académie Française.
«Le hasard a voulu, dit M. Appell en ouvrant la séance, que, dans les circonstances les plus tragiques qu'ait connues le monde moderne, cette présidence fût occupée par un Alsacien, par un Strasbourgeois. L'Alsace se trouve ainsi, par un de ses fils, à la première place aujourd'hui, l'Alsace fidèle qui a souffert en silence pendant quarante- quatre ans sous le bâillon allemand, qui n'a jamais désespéré, qui voit se lever enfin le jour de la justice et, dans le triomphe du droit, la reconstitution de la patrie une et indivisible.»
Selon l'usage un membre de chaque Académie doit se faire entendre au cours de la séance. M. Henri Cordier, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, parla de l'Invasion mongole; M. Homolle, au nom de l'Académie des Beaux-Arts, parla des Vierges de l'Acropole; M. Lacour-Gayet, de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, parla des journées de Barfleur et de laHougue. Tous trois fort applaudis surent en termes heureux protester, au cours de leurs études, au nom de l'histoire, de la science et de l'art, contre le vandalisme des nouveaux Barbares.
Au nom de l'Institut tout entier, le distingué juriste Louis Renault, de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, stigmatisa toutes les violations des lois de la guerre commises par les Allemands.
Les déclarations ou conventions de Pétrograd, Genève, la Haye sont obligatoires et revêtues des signatures des empereurs d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie. Elles interdisent les balles explosives, les balles dum-dum, le meurtre des non-combattants, les cruautés envers les prisonniers ou le personnel sanitaire, le jet de bombes par les aéroplanes sur les civils, le bombardement des villes ouvertes, l'incendie, le vol, le pillage des propriétés particulières, les moyens perfides tels que l'emploi par des belligérants des insignes delà Croix-Rouge ou d'uniformes des armées adverses.
«La déception est trop cruelle, conclut M. Louis Renault. Si nous nous étions attendus et si nous devions nous attendre à des infractions individuelles, personne ne pouvait songer à une méconnaissance générale et systématique de toutes les règles solennellement adoptées.»
M. René Doumic parlant le dernier, au nom de l'Académie Française, avait pris comme sujet le soldat de 1914 :
«A l'heure des actes, nous n'avons, nous, que des mots: qu'ils aillent du moins, ces mots, jaillis du cur, porter à ceux qui, là-bas, vers la frontière, se battent pour la Patrie, l'élan de notre reconnaissance et la ferveur de notre admiration.
«Ouvriers, employés, paysans sont devenus «le même soldat» possédant plus que du courage: de l'héroïsme, l'élan dans l'attaque, la ténacité dans la défense et, malgré la barbarie de l'envahisseur, il sait garderie sourire français.
«II se bat pour la terre où il est né et où dorment ses morts, il se bat pour délivrer le sol envahi et lui rendre les provinces perdues, pour son passé frappé au cur par les obus qui ont bombardé la cathédrale de Reims, pour que ses enfants aient le droit de penser, de parler, de sentir en français, pour qu'il y ait encore dans le monde, qui en a besoin, une race française, car c'est bien à cela que vise cette guerre de destruction: la destruction de notre race. Alors la race s'est émue jusque dans ses plus intimes profondeurs; elle s'est redressée tout entière et ramassée sur elle-même; elle a rappelé du plus lointain de son histoire toutes ses énergies pour les faire passer dans celui qui est aujourd'hui chargé de la défendre; elle a mis en lui, avec la vaillance des anciens preux, l'endurance du laboureur penché sur son sillon, la modestie des pieux maîtres qui ont fait de nos cathédrales des chefs-d'uvre anonymes, et la probité du bourgeois, et la patience des petites gens, et cette conscience du devoir que les mères enseignent à leurs fils, toutes les vertus qui, élaborées d'une génération à l'autre, deviennent une tradition, la tradition d'une race laborieuse, forte d'un long passé et faite pour durer.»
M. René Doumic termine, salué par d'unanimes applaudissements:
«Puisse, grâce à eux, s'ouvrir une ère nouvelle et naître un monde où les peuples respireront plus librement, où des injustices séculaires seront réparées, où la France, relevée d'une longue humiliation, reprendra son rang et renouera la chaîne de ses destinées! Alors, dans cette France assainie, vivifiée, quel réveil, quel renouveau, quelle sève, quelle floraison magnifique! Ce sera ton uvre, soldat de 1914. Nous te devrons cette résurrection de la patrie bien-aimée et plus tard et toujours, dans tout ce qui se fera chez nous de beau et de bien, dans les créations de nos poètes et dans les découvertes de nos savants, dans les mille formes de l'activité nationale, dans la force de nos jeunes gens et dans la grâce de nos filles, dans tout cela qui sera la France de demain, il y aura, cher soldat, si brave et si simplement grand, un peu de ton âme héroïque!»
On a vu plus haut que l'Académie Française avait adopté une protestation de M. Ernest Lavisse contre les tentatives d'incendie de Notre-Dame. Les avions allemands avaient, en effet, à la fin de septembre, recommencé leurs incursions sur Paris.
Le dimanche 27 septembre, vers 11 h. 1/2 du matin, une série de bombes furent lancées par un Taube: l'une tomba sur le champ de courses d'Auteuil où elle tua une vache et fit un gros trou dans la terre molle, une autre dans un jardin de l'avenue Jules- Janin, une autre encore dans la rue de Marignan. Avenue duTrocadéro, à l'angle de la rue de Freycinet, une quatrième bombe tomba sur le trottoir, devant l'hôtel particulier du Prince de Monaco, et fit deux victimes, M. René Hocquet, notaire, 5, quai Voltaire, et une fillette de dix ans, Denise Cartier. L'un et l'autre furent transportés à l'hôpital Beaujon. M. Hocquet succomba peu après; quant à la petite Denise, fille d'une concierge de la rue de la Manutention, il fallut l'amputer d'une jambe. Cette enfant montra un courage héroïque, elle ne pensait qu'à sa mère et au chagrin que celle-ci allait éprouver. «Surtout, recommanda-t-elle à l'infirmière, ne dites pas à maman que c'est grave.» Et au moment de subir l'opération, elle essayait de sourire «pour donner du courage à sa pauvre maman».
Des petits garçons et des petites filles en apprenant la triste aventure de Denise et son beau courage envoyèrent spontanément le produit de leurs tirelires pour La petite victime des Barbares.
L'auteur de ce lâche attentat prit soin de se faire connaître. Rue des Cévennes, il jeta une oriflamme munie d'un sac de lest sur lequel était attachée une lettre contenant ces mots: «Attention, voici le salut d'un aéroplane allemand. Signé: Lieutenant von Decken.»
Dans les premiers jours d'octobre des avions allemands apparurent encore à diverses reprises sur Paris ou la banlieue mais sans causer de victimes. Il n'en fut pas de même le dimanche 11 octobre où deux appareils commirent de nombreux méfaits.
A midi et demi, un monoplan du type Aviatik, tout blanc et portant un grand aigle noir peint sur chacune de ses ailes, lança sur le quartier Monceau une oriflamme accompagnée selon l'usage d'une lettre contenant ces mots: «Anvers est pris, votre tour viendra bientôt. Le lieutenant (nom illisible) a l'honneur de vous saluer.»
A une heure, un Taube accomplissait une véritable tournée au-dessus de la capitale et lançait successivement des bombes: 5, rue Bourdaloue, Faubourg Montmartre, à l'angle de la rue Fléchier, abîmant la devanture d'un débit de tabac, et rue aux Ours. De là le Taube piquait droit sur Notre-Dame et lançait sur le vénérable édifice trois bombes: l'une, tombée sur le toit, mettait le feu à une poutre intérieure; les autres, éclatant dans le petit jardin près de la Seine, projetaient, par suite de la déflagration, des pêcheurs à la ligne dans le fleuve. Ceux-ci savaient heureusement nager et purent regagner la rive.
Cependant le Taube va jeter d'autres bombes: avenue Philippe-Auguste où se produit un petit incendie; devant l'immeuble situé 5, rue Guy-de-la-Brosse, où la concierge, Mme Bagot, est grièvement blessée devant sa porte; rue La-fayette, à l'angle de la rue de l'Aqueduc, où a lieu une explosion très violente: des pavés de grès sont pulvérisés, un rail de tramway est tordu, le fût de colonne d'un réverbère est traversé, des vitres éclatent 3,5, 7, rue de l'Aqueduc, 159, 162, 164, 166, rue Lafayette. Il y a là quatre tués: Robert Caderrière, mécanicien, 178, Faubourg Saint-Antoine; Joseph Barrés, boulanger, 5, rue de l'Aqueduc; Mme Hofmann, 179, rue de la Convention; Maurice Labbé, employé de chemin de fer, rue Chaudron; et trois blessés dont un enfant de trois ans!
Une dernière bombe tombe Faubourg Saint-Antoine, près de l'hôpital Trousseau. Mme Mina Kahn, libraire, rue du Faubourg-Saint-Antoine, est tuée, six autres personnes sont blessées.
Le cardinal Amette, archevêque de Paris, rédigea une protestation émue:
«Dimanche 11 octobre, à midi et demi, des avions allemands ont jeté sur Paris vingt bombes qui ont tué quatre personnes inoffensives et ont fait un bon nombre de blessés.
«Trois de ces bombes ont été lancées, avec une intention évidente, sur l'église métropolitaine de Notre-Dame, l'une d'elles y a causé de notables dégâts et eût pu y déterminer un grave incendie.
«Nous avons le devoir de protester contre ces violences barbares et criminelles, que ne peut excuser aucune nécessité militaire. L'attentat dirigé contre la vénérable basilique constitue un sacrilège que nous dénonçons à la réprobation du monde chrétien.»
Le lendemain, lundi 12 octobre, un Taube jetait, sur la Gare du Nord, une bombe qui traversait le hall vitré et venait s'abattre près du quai où un train de banlieue allait partir. Par un hasard providentiel personne ne fut blessé, mais il se produisit une panique terrible parmi les voyageurs. Deux autres bombes, lancées sur Notre-Dame Auxiliatrice de Clichy, tombaient à droite et à gauche de l'église sans causer aucun mal. Deux proclamations furent lancées en même temps dont voici la teneur:
«Capitulation d'Anvers.
«Toutes les forteresses d'Anvers étaient prises l'après-midi du 9 octobre, après un siège de neuf jours, la plus grande forteresse de Belgique, «l'invincible Anvers», est tombée dans les mains des Allemands.
«II ne durera longtemps que nous serons dans Paris.
«Vive Sa Majesté Guillaume II!»
«Au Commandant de Paris.
«Expéditeur: lieutenant Hans Steffen, Fus-reg. 35.
«Destinataire: Paris, 12 octobre 1914.
«Je suis heureux de donner des renseignements que les officiers français:
«Capitaine Fontaine, quai du Commerce, à Saint-Omer;
«Lieutenants Lefebvre, rue de Monsigny, à Sin-le-Noble; Lacroix, Mine de l'Escarpelle, Flers-en-Escrebieux (Nord), Merly, rue Thiers, à Boulogne-sur-Mer, ont été faits prisonniers de guerre et se trouvent bien; c'est à leur prière que j'écris cette lettre.
«Et les bombes, je regrette infiniment, mais c'est la guerre.
«Au revoir, Parisiens.
«Signé: Hans Steffen,
Lieutenant aviateur.»
Certes les avions ennemis étaient loin de semer dans la capitale la terreur escomptée par les Allemands, cependant ses habitants trouvaient singulier de voir Aviatiks ou Tauben évoluer à leur aise, incendier et tuer, sans qu'aucun de nos aviateurs leur donnât la chasse. Et des protestations très vives commençaient à s'élever dans la presse.
Le gouvernement en comprit la justesse. Le général Hirschauer, dont l'énergie était connue, fut nommé directeur des services aéronautiques et organisa promptement la protection aérienne de Paris. Chaque jour, dès lors, la population put contempler dans l'air des avions anglais et français faisant bonne garde. Des postes d'observateurs furent constitués en grande banlieue et, dès qu'un appareil allemand était signalé dans la direction de Paris, nos aviateurs lui coupaient la route. Ces mesures furent si efficaces que, du jour où elles intervinrent, et jusqu'à la venue des Zeppelins, à la fin de mars 1915, Paris fut délivré des aviateurs allemands.
Ceux-ci se rabattirent alors sur les villes de province: Rouen, Amiens, Nancy, Hazebrouck eurent leurs visites et ils réussirent particulièrement dans cette dernière ville à blesser grièvement un grand nombre de civils inoffensifs. Il nous semble intéressant de reproduire le texte de deux papiers lancés sur la gare de Nancy le 19 octobre:
« Salut d'un officier bavarois à la population nancéienne qui sera bientôt allemande.»
Dans le second, les soudards incendiaires et assassins s'efforcent à faire de l'esprit:
«Malheureusement empêchés de rendre visite, il ne nous reste qu'à vous envoyer de cette manière pas assez quotidienne nos salutations pleines d'amabilité et de poudre.
«Les officiers aviateurs de la 3e escadrille de Bavière: Vimmer, Schneider.»
Chacun connaît le produit de parfumerie appelé communément eau de Cologne et qui, après avoir été autrefois le produit de la ville de ce nom, se fabrique maintenant dans l'univers entier. Un fort courant d'opinion s'étant dessiné pour enlever à cette mixture populaire le nom de l'une des grandes villes de l'Allemagne, la revue les Annales Politiques et Littéraires eut l'idée originale d'ouvrir un concours entre les fabricants et marchands d'eau de Cologne pour rechercher une nouvelle appellation. On avait tout d'abord proposé: eau de Pologne, mais le jeu de mot fut jugé trop facile, et 873 pharmaciens, 1.114 coiffeurs. 121 herboristes se prononcèrent en faveur de l'eau de Louvain. Des affiches apprirent aux Parisiens le résultat du référendum.
Tous les autobus étant réquisitionnés par l'autorité militaire, il était plus que probable que ces véhicules seraient à la fin de la guerre hors d'état de reprendre leur service. La Compagnie Générale des Omnibus, se préoccupant de réaliser, dans un nouveau type d'autobus, les desiderata formulés naguère par la population, présenta à la Préfecture de la Seine et au Conseil Municipal un modèle d'autobus qui, par rapport au modèle ancien, avait les caractéristiques suivantes: la caisse de 700 kilos plus légère, éclairage électrique, glaces ne s'ouvrant plus que d'un seul côté, enfin, la voiture étant un peu plus large, les voyageurs avaient pour s'asseoir plus de place à leur disposition. Ce type de voiture a été mis à l'étude.
Lagny était le point le plus rapproché de Paris que l'ennemi eût touché avant notre victoire de la Marne. Cela donna l'idée à des patriotes d'élever à Lagny même une statue de Jeanne d'Arc qui commémorerait le fait et rappellerait la protection que la bonne Lorraine avait accordée à la capitale. L'empereur de Russie s'empressa de souscrire personnellement 1.000 francs pour ce monument.
L'Hôtel des Ventes, rue Drouot, fermé depuis la mobilisation, effectua sans bruit, le 9 novembre, sa réouverture. On opéra à la salle 17 des ventes de mobilier après décès, les acheteurs n'étaient pas très nombreux, mais le résultat fut satisfaisant. Bien entendu la Compagnie des Commissaires-Priseurs s'en tint là et ne se risqua pas à organiser les ventes plus ou moins artistiques, annoncées à grand renfort de réclame, et qui, avant la guerre, attiraient un public énorme et des enchères fabuleuses.
A la fin de novembre, la plupart des grands journaux paraissent sur quatre pages et les annonces commerciales commencent à y faire leur réapparition. L'Homme Libre, journal de M. Clemenceau, ayant été frappé d'une suspension d'un mois, après démêlés avec l'autorité militaire, est devenu L'Homme Enchaîné.
Deux caravanes, l'une de journalistes de pays neutres et alliés, l'autre de journalistes français ont été admises à visiter, sous la conduite d'officiers, les services d'arrière de nos troupes, les tranchées, le champ de bataille de la Marne; ils sont allés à Arras pendant un bombardement, ont visité Nancy, ont rendu visite au général Joffre auquel le Président de la République, assisté des présidents de la Chambre, du Sénat et du Conseil des Ministres, MM. Paul Deschanel, Antonin Dubost et René Viviani, venait précisément, quelques jours plus tôt (le 26 novembre), de remettre la médaille militaire. A cette occasion, M. Poincaré, après l'éloge du commandant en chef de l'armée française, affirma que la France, décidée à aller jusqu'au bout, n'accepterait pas une paix précaire, paroles qui eurent un grand retentissement dans le monde entier.
Des publications périodiques relatant les faits de la guerre sont écloses en grand nombre. Citons: Pourquoi nous serons vainqueurs, publication hebdomadaire avec documents, cartes et photographies. Les Gloires Françaises, relatant les noms des officiers et sous-officiers, des membres du clergé, du barreau, de l'enseignement, les notabilités civiles, politiques, artistiques, littéraires morts à l'ennemi. J'ai Vu , revue hebdomadaire contenant les éphémérides illustrées de la guerre. Le Journal d'un Bourgeois de Paris, par le romancier Georges Ohnet. La Guerre des Nations, avec photographies en couleurs. La Grande Guerre par les Artistes, avec dessins inédits. Le Panorama de la Guerre, Sur le Front, Sur le Vif, Pages de Guerre, etc. Le journal Le Rire a modifié son titre: il s'intitule Le Rire Rouge et publie d'âpres et patriotiques caricatures.
Les jeunes gens de la classe 1914 étaient partis au feu en novembre après six à huit semaines d'instruction, un grand nombre des jeunes gens de la classe 1915 s'entraînaient méthodiquement en vue de leur prochaine incorporation qui eut lieu fin décembre. Pour récompenser ces derniers de leurs efforts, le général Galliéni tint à passer en revue toutes les Sociétés du département de la Seine. Cette solennité se déroula dans la cour d'honneur de l'Ecole Militaire, face à la place de Fontenoy. Y participèrent près de 3.000 jeunes gens appartenant aux lycées et collèges de Paris, à la Fédération des Sociétés de Préparation Militaire, aux Eclaireurs de France, aux Groupes d'Éducation Physique, à l'Union Vélocipédique de France. Les 1915, armés de fusils et encadrés de leurs instructeurs militaires, occupaient trois côtés de l'immense cour. Après la revue eut lieu un défilé imposant où les boys-scouts jetèrent une note pittoresque et qui se termina par une charge de 500 cyclistes remarquablement alignés. Le général Galliéni, par un ordre du jour spécial, exprima aux présidents des sociétés sa satisfaction.
A la même époque, M. Millerand, ministre de la Guerre, passait à Bordeaux une revue des jeunes gens de la classe 1915 de la Gironde qui avaient suivi également une instruction militaire préparatoire. Ils lui étaient présentés par le général Legrand, commandant la 18e région.
Dans toute la France, les mois de novembre et décembre furent consacrés à des séances des conseils de revision devant lesquels durent comparaître tous les hommes réformés ou versés dans les services auxiliaires, des classes 1914 à 1900, et où l'on examinait si la raison de l'exemption dont ils avaient bénéficié naguère existait toujours. Au cas contraire, ils étaient versés dans le service armé et la plupart étaient convoqués à bref délai pour être instruits.
Cette mesure surprit bien des gens qui ne s'attendaient pas à prendre part à la guerre, mais nous devons dire qu'elle fut patriotiquement acceptée et souvent même avec joie.
Les résultats obtenus par cette revision générale furent supérieurs à ceux que l'on attendait. Rien qu'à Paris et dans la banlieue, on trouva ainsi une trentaine de mille hommes. Les réformés étaient versés dans le service armé dans la proportion de vingt- cinq pour cent, les services auxiliaires dans la proportion de cinquante pour cent. En outre, un certain nombre de réformés passaient dans les services auxiliaires où ils pouvaient se rendre utiles.
Les conseils de revision se tenaient tous les jours à l'Hôtel de Ville, dans la salle Saint- Jean. Souvent les hommes devant passer la visite venaient accompagnés de leur femme ou de parents qui attendaient rue Lobau le résultat. Et cette voie d'ordinaire très déserte en était fort animée.
Le Gouvernement avait hésité longtemps pour savoir si la convocation des Chambres, obligatoire à la fin de l'année, en vue du vote du budget de l'exercice 1915, se ferait à Bordeaux ou à Paris. Mais la capitale se trouvant au début de décembre définitivement à l'abri de toute atteinte ennemie, le Président de la République signa le décret de convocation pour Paris, à la date du 22 décembre. Cet acte avait une grosse importance, car il impliquait la rentrée du Chef de l'État et du Gouvernement dans la capitale, la suppression du régime spécial auquel celle-ci était assujettie depuis le début de septembre, la réouverture de la Bourse, le retour de tous les Parisiens partis lors du danger. C'était une ère nouvelle qui commençait, gage de notre légitime confiance dans la victoire finale.