de la revue 'Je Sais Tout', 15 octobre, 1916
'Le Théâtre au Front'
par Claude d'Axel

Pierrots et Colombines Chez Les Chasseurs de Boches

voir : Putting on a Show for the Troops / Le Théâtre au Front ('Lectures Pour Tous')

 

Soldats! Soldats de France! Excusez mon émoi,
Que doit dissimuler un brin de maquillage...
C'est donc vrai? Me voici? Je suis devant vous,
J'ai fait le beau voyage? [moi?]
 
A peine si j'en crois mes oreilles, mes yeux:
Modeste personnage et timide poupée
J'ai fait le beau voyage, au pays merveilleux
De là grande épopée!
 
La consigne de fer que rien ne peut briser,
Corruption, prière, intrigue opiniâtre,
Un mot d'ordre étonnant a pu l'apprivoiser:
« Qui vive? —Le théâtre! »
 
« Le Théâtre! » A ces mots les terribles gardiens
Nous ont souri, distraits des horreurs quotidiennes,
Et nous ontdit: « Passez! passez les comédiens!
Passez les comédiennes !
 
« Passez les camoufieurs de la réalité!
Allez l'enguirlander de fleurs, de poésie,
Et la parer un peu du voile pailleté
De votre fantaisie! «
 
« Passez, amants, valets, pitres, pierrots blafards, A
moureuses, galants, tous les divins fantoches!
Soyez les bienvenus, ô chasseurs de cafards
Chez les chasseurs de boches!

 

C'est avec ce prologue de merveilleuse envolée, aux vers charmants du poète Miguel Zamacoïs, que se présente, à chaque représentation, le Théâtre à l'Armée.

De la Somme aux Vosges, nos soldats font des prodiges de courage, ils sont les héros de grands faits qui seront les plus grands dans les annales de l'histoire du monde, et il était nécessaire que ceux de « l'arrière » vinssent, pendant leurs rares instants de repos, leur apporter le réconfort d'une agréable distraction.

Georges Scott, qui est en train d'évoquer au jour le jour l'histoire de cette guerre par ses admirables dessins et la maîtrise do son pinceau, a été en quelque sorte l'instigateur de l'idée première.

En octobre 1914, passant en service commandé, dans le petit village de Saint-Amarin, en Alsace reconquise, les officiers de l'état-major de la division lui demandèrent d'apporter la collaboration de son goût et de son art à l'organisation d'une salle destinée à être le foyer du soldat. Venu pour deux jours, Scott resta là deux mois, construisit un cercle charmant où rien ne manquait, même pas une scène minuscule où les amateurs de la troupe pouvaient donner des auditions à leurs camarades enchantés. L'exemple étant donné, d'autres régiments suivirent, puis on suggéra d'organiser des tournées sur le front. Le ministre de la Guerre d'abord, le Grand Quartier Général ensuite, furent saisis de la question et donnèrent leur adhésion et plus tard leur appui.

M. Emile Fabre, l'actif administrateur de la Comédie-Française, poursuivait également depuis longtemps cette généreuse idée. Il organisa, sous le haut et bienveillant patronage de M. A. Dalimier, sous-secrétaire d'Etat des Beaux-Arts, des tournées régulières où les artistes de l'Opéra, du Théâtre-Français, et de l'Opéra-Comique, ainsi que les meilleurs comédiens des boulevards eurent le très grand honneur de pouvoir jouer devant un auditoire unique au monde.

Le fait n'est pas nouveau et le « théâtre au front » eut un ancêtre célèbre: « le théâtre à la guerre ».

Il y a plus d'un siècle et demi, l'armée française commandée par le maréchal de Saxe se battait, tout comme on le fait aujourd'hui, dans les Flandres. L'expédition, parfaitement organisée, ne manquait de rien, puisqu'elle avait même songé à emmener avec elle son théâtre.

Pavart, ex-directeur de l'Opéra-Comique, le dirigeait. Mme Favart, la célèbre artiste, en était l'étoile charmante:

« Je vous nomme surintendant de ma « Comédie, écrivait Maurice de Saxe à Favart, en 1745. Je suis persuadé que vous ferez tous vos efforts pour la rendre florissante; mais ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet d'amusement; elle între dans mes vues politiques et dans le but de mes opérations militaires. »

Favart avait établi son spectacle au quartier général et il avait coutume de dire que, selon l'avis du maréchal qui connaissait le tempérament de notre nation, un couplet de chanson faisait plus d'effet que la plus belle des harangues.

Avant de conduire ses soldats au feu, Maurice de Saxe leur offrait la comédie!

De nos jours, on ne fait plus la guerre en dentelles, et Cyrano ne pourrait certes pas, sous le déluge de mitraille, déclamer ses vers, le sourire aux lèvres et la pointe au cœur; mais on sait encore mourir en beauté, et avant de partir vers les tranchées, les obus asphyxiants, les gaz suffocants et autres modernes découvertes, on savoure en souriant un peu de cette vieille gaîté française qui vous met le cœur en émoi.

 

 

Impressions de Spectateurs-Soldats

Quels effets produisent sur nos héros ces spectacles entre deux combats? Ils se montrent émus, reconnaissants, et un brave poilu,« le cuistot de la 17e », nous narre ainsi ses impressions: « Gros émoi, l'autre jour, nous dit-il: une note parue à la décision annonçait qu'une soirée serait offerte aux troupes de la région, par les principaux artistes des théâtres de Paris! Il n'en faut pas plus pour animer toutes les conversations. Certains blasés font la fine bouche — il faudra parcourir 18 kilomètres à pied pour s'y rendre.— « Peuh! disent-ils, c'est à Paris même ou « à la ville qu'il faut voir ça. Au canton-« nement, qu'est-ce que cela peut être? »

Si Picards et Normands montrent peu d'enthousiasme, par contre le Midi bouge, et il semble enchanté.

La capote et le casque sont de rigueur.

Les 9 kilomètres sont vite abattus, et bientôt les gros souliers martèlent les pavés du petit village du cantonnement. A 5 heures et quart —17 h. 15 en style militaire — la troupe s'achemine vers le marché couvert: « C'est bien la première fois que je viens à la Comédie-Française, sur quatre rangs et au pas », remarque mon voisin, professeur à Henri IV.

La grande place est toute bleue de monde. Quelle cohue! Jamais plus les artistes que nous allons entendre n'auront un tel public, un public venu à la fois des quatre coins de la France. L'entrée s'opère par une petite porte que l'on ne peut franchir qu'individuellement. Trouvant le temps trop long, les petits bleus organisent de terribles poussées vers les vieilles classes qui supportent le choc sans broncher. La foule est si dense qu'une épingle lancée ne tomberait pas à terre. A l'intérieur, tout est parfait: des pancartes précisent l'emplacement réservé à chaque unité; on se case, il y a des bancs partout. La musique est à son poste. Aux rangs de l'état-major, en avant des généraux, une ligne de fauteuils a été réservée aux dames de la Croix-Rouge qui sont, elles aussi, en uniforme! Dehors, la bousculade continue de plus belle. Des troupiers entrent au spectacle, en passant à quatre pattes entre les jambes du gendarme de planton! D'autres sont parvenus à grimper extérieurement jusqu'aux vasistasqui s'ouvrent à quelque 6 mètres de haut: c'est par là qu'ils pénètrent!

Les gens chics ont apporté leurs jumelles, celles en usage dans les tranchées; d'autres s'offrent entre deux numéros des rafraî classements, et quels rafraîchissements! et des beignets à trois sous que l'on fait frire dans un coin de salle. Electricité, projections de lumière sur la scène, rien ne manque dans cette salle, pas même les ouvreuses; mais elles ont des moustaches et un casque et, fait plus extraordinaire encore, elles ne réclament point leur petit bénéfice!

Peu à peu le calme s'établit, et il nous est alors donné d'assister à une représentation vraiment unique; unique, parce que toute l'assistance vibre; unique, parl'aspect de la salle avec ces hommes tout bleus, aux faces tannées, dont les yeux s'agrandissent, dont les bouches sont ouvertes; unique, par les salves spontanées d'applaudissements qui y éclatent.

Le troupier n'hésite pas, aprèsune journée de tranchée, de garde, de combat peut-être, à faire 18 kilomètres supplémentaires pour « aller au théâtre ».

Théâtre, si on pouvait appeler ainsi ces campements provisoires, intallés tantôt dans des granges, des camps forestiers, des baraquements d'ambulances, tantôt dans des salles de mairies, de manèges, ou bien encore surdos tréteaux montés en plein air. L'ingéniosité des hommes se révélait dans tous les détails et ajoutait un petit brin de décoration au simple nécessaire.

Mais nos braves poilus possèdent maintenant leur théâtre à eux. Il vient d'être inauguré et offert par de généreux donateurs, aux soldats de France. Il fut réalisé, comme je l'ai dit, avec autant d'ingéniosité que de dévouement par le peintre militaire Georges Scott.

 

 

Le Théâtre au Front de Georges Scott

S'étant vite rendu compte qu'un théâtre permanent, mais mobile, pouvant se transporter d'un cantonnement à un autre, sur un signe des autorités militaires, causerait moins d'embarras, et coûterait moins d'argent que des tournées répétées, il soumit l'idée au ministre de la Guerre, qui la fit approuver par le Grand Quartier Général.

Et voici l'œuvre achevée. Il est charmant, ce théâtre; c'est une scène assez vaste, établie sur chevalets, dont le toit de forte toile est soutenu par une charpente résistante et légère, et qu'on peut démonter ou remonter en trois heures, une scène fermée comme celle des grands théâtres, par un rideau à l'italienne, ornée d'un superbe fronton appuyé sur de solides pylônes, décorés par Scott et ses collaborateurs Vergniolet, Lhomme et Daspres.

Le fronton a pour motif central un écus-son d'azur où brillent en lettres d'or ces mots: « Théâtre du front ». Sur l'écusson, un aigle noir aux ailes éployées et pendantes est piétiné par un coq gaulois à crête rouge. Le fronton est orné de grenades enflammées.

Des guirlandes de lauriers en or retombent à droite et à gauche, à la hauteur de deux médaillons, où un grenadier de l'ancien régime et un grenadier contemporain lancent leurs bombes.

La guirlande supporte une croix de la Légion d'honneur et une médaille militaire. La croix de guerre orne la corniche au-dessus du rideau.

Trois écussons à fond d'azur portent, avec les trois dates 1914, 1915, 1916, des faisceaux de fanions en banderoles multi-colores.

L'ensemble est de la plus exquise élégance N'oublions pas que ce théâtre en plein vent a des loges d'actrices ménagées à droite et à gauche de la scène, deux décors complets, et que ces décors, ainsi que la façade, se replient comme des paravents. Trois camions militaires suffisent à assurer le transport du théâtre et de ses accessoires.

Toutes les artistes, de la plus grande étoile à la plus petite vedette, se sont , offertes, dans un bel élan d'enthousiasme, pour jouer devant nos soldats leur plus joyeux répertoire.

J'aurais voulu vous citer toutes les bonnes volontés qui sont allées aux armées, malgré toutes les difficultés qu'entraîne toujours un semblable déplacement, mais vraiment, elles sont trop.

Mme Bartet, la divine comédienne du Français, Sorel, la « grande Mademoiselle », Mme Bréval, de l'Opéra, Mme Marguerite Carré, Mme Dussane avec son entrain endiablé, ont donné le bon exemple.

Mme Nelly Marlyl, ayant quitté l'Opéra-Comique dès le début de la guerre pour se prodiguer dans les hôpitaux comme infirmière, avec une ardeur admirable, voulut également apporter à ceux du front le charme de sa voix exquise. Les poilus lui en sont reconnaissants car de tous côtés ils la réclament à 'nouveau. Et, avec une bonne grâce sans pareille, d'Arras à Bel-fort, sans arrêt, elle chante pour la plus belle France. Bravo Madame!

Les artistes à qui nous avons demandé leurs souvenirs ne trouvent pas de termes assez éloquents pour raconter ce qu'elles ont vu.

Nous ne savons jamais, nous disent les comédiennes, dans quel village ni dans quelle grande salle nous allons nous trouver; le premier jour c'est dans une vaste grange qu'on avait tout préparé. C'était charmant: des guirlandes de feuillage pendaient aux murs, une petite scène où rien ne manquait: rideau, décor, électricité, nous attendait. Et, pendant que la salle se remplissait de spectateurs, nous étions réunies dans la chambre du fermier, groupées autour d'une lampe à pétrole sans abat-jour qui nous 1 aveuglait un peu, et essayant de remettre en ordre, devant une petite glace de poche, nos cheveux décoiffés par le voyage — car nous tenions à être belles, pour paraître devant nos héros.

Quelle émotion au moment de commencer! Aucun public ne nous aura tant intimidé, et ce n'est que justice. Mais quelle récompense aussi, de voir ces braves rire et battre des mains, quel honneur de chanter au milieu d'eux la Marseillaise!

Parmi les représentants du sexe fort, je ne veux pas omettre de citer MM. Silvain, de Féraudy, Dumény, Huguenet et Henri Mayer, que leur âge maintient parmi ceux de l'arrière, et qui ont tenu, en allant au front, à porter leur hommage admiratif à nos jeunes bleuets.

Enfin, Mme Sarah Bernhardt, à peine remise de sa pénible opération, s'est fait transporter elle-même jusqu'au front des Vosges, et, à son retour, elle a bien voulu exprimer toute l'émotion qu'elle a ressentie.

 

Phèdre, Àntigone et Célimène Nous Disent Leurs Impressions

Ils sont magnifiques, prononça Mme Sarah Bernhardt: ils sont charmants! Jamais je n'avais ressenti une émotion plus vive de la sainteté de l'art; j'étais flère de dire, devant de tels hommes, de beaux vers exprimant de nobles pensées.

J'aurais voulu mourir là, au milieu d'eux, si fraternels, si héroïques, si gais, si joyeusement, si simplement français!

Non, il n'y a pas de théâtres somptueux, de publics de rois, de milliardaires, d'altesses et de grandes dames, qui vaillent ce public de soldats de France, écoutant, dans un décor improvisé au cantonnement ou près des tranchées, des œuvres faites pour eux, mais jamais assez dignes d'eux, si belles soient-elles!

Nous venions pour leur apporter du réconfort et de la foi, et c'est eux qui nous communiquaient, au contraire, leur confiance prodigieuse et leur foi invincible.

Se battre comme eux, avec eux, contre l'ennemi qu'on devinait tout près, hargneux, envieux, humilié à jamais, déchu de son prestige volél Ma joie de me trouver au milieu de ces braves était mélangée de regrets, je vous l'avoue; j'aurais bien voulu pouvoir tirer aussi des coups de fusil sur le Boche abhorré! J'ai toujours été une combattive, mais que sont les combats d'une vie de femme, si durs soient-ils, à côté de ceux-ci, les seuls qui méritent qu'on y consacre tout ce qu'on a d'intelligence et d'énergie! Ahl s'il pouvait y avoir dans notre pays des timorés, des apeurés, des» flanchards», qu'on les envoie au front: ils y prendront bien vite le microbe de la vaillance!

Bartet nous résuma en quelques mots ses impressions. Elle considère ces moments comme les plus beaux de son existence de grande artiste.

En ces temps où toutcequiest drame, héroïsme, épopée, entre dans la vie et devient chose familière et quotidienne, la place est laissée — avec quel amour, quel respect!— à nos héros, à nos martyrs, et à ceux qui, de tout près, les assistent et les servent.

Pour les autres, quel autre devoir que de rester dans leur devoir, plus fortement fidèles que jamais à l'idéal qu'ils s'étaient fixé!

C'est pourquoi les artistes, qui ne sont pas en France, comme ailleurs, un luxe, mais qui sont une expression nécessaire de l'âme nationale, n'ont point, comme ils l'auraient ailleurs, le sentiment que leur rôle tout à coup soit devenu stérile et vain. On peut continuer d'écrire, de peindre et de chanter dans un pays où l'on sait que certains soldats, à trente mètres de l'adversaire, notent à l'aquarelle la nuance spéciale du paysage; où d'autres organisent, toujours sous les shrapnells, des théâtres de verdure qui retentiront de leurs chants. Maspero fixe en des vers d'une saisissante douceur, la veille de tomber à l'ennemi, le pressentiment qu'il a de cette mort...

Oui, c'est pieusement et avec la conscience d'obéir à une loi de chez nous que nous continuons, malgré les larmes, malgré les reflets rouges et le fracas que nous envoie un horizon lointain, de servir l'art.

On ne voudrait pas être récompensé d'être fidèle à ce qu'on aime. Aussi, est-ce une joie trop belle, un échange où l'on reçoit tout, que nous trouvons dans l'émotion inoubliable rapportée par nous des heures passées aux ambulances, au milieu d'enfants blessés qui veulent guérir pour retourner au feu, et qui trompent leur impatience en s'exaltant aux beaux vers que nous leur disons, et qui s'émerveillent à des récits d'épopée sans savoir qu'ils viennent d'être épiques, et qui tremblent et pâlissent devant la beauté évoquée, ces chers Français qui n'ont pas eu peur.

Ah! C'est par eux, c'est devant eux, qui, si près de la mort, oublient tout leur mal pour l'enchantement d'un rythme que nous sentons le mieux combien en France l'art est vivant et sacré.

— C'est Mlle Cécile gorel de la Comédie-Française qui, maintenant, nous écrit ces belles lignes :

Mes impressions du théâtre aux armées!

Quelles heures merveilleuses que celles qui montrent un tel spectacle! Tous nos soldats manifestent leur vie supérieure dans leur aspect, leurs paroles, leur enthousiasme.

Ils sentent toutes les finesses, toutes les beautés, ils ont tous l'instinct sûr de notre génie original.

La joie jaillit d'eux en cris et en rires, réprimant un instant les graves palpitations de la guerre.

Chacun représente son pays natal, sa petite patrie; il a dans les yeux sa montagne, sa plaine, son fleuve, sa forêt, ses amours, sa volonté de vaincre pour les défendre.

Leur courage rayonne dans leurs yeux.

Entre deux représentations j'ai eu le privilège d'assister à une revue de ces troupes par un grand chef de guerre mutilé. Comme sa présence électrisait les hommes! Comme ils se redressaient devant cette énergie virile! Ils semblaient lui dire: « Nous vous obéirons tous au delà de nos forces! »

Cette belle pensée chantait dans leur sang, dans leur marche, dans leur musique. La gloire se reflétait sur leurs fronts, les enveloppait, illuminait leurs visages et le ciel. Ils respiraient en lui; il n'y avait plus qu'un seul esprit de joie et de fierté, qu'une seule volonté de conquête, son âme et la leur.

Celui qui les regardait avait certainement l'idée d'une force qui va à la victoire.

Comme on est triste de les quitter, et comme la vie se ralentit au fur et à mesure que l'on s'éloigne...

Comme on garde la nostalgie de cette atmosphère d'abnégation et de sacrifices...

M. de Féraudy, de la Comédie-Française, eut l'honneur de jouer devant le général Pétain et ses héroïques soldats de la Meuse avec tous ses camarades. Le général avant la représentation s'inquiéta du programme et se montra heureux qu'il fût gai. Il dit aux artistes: « Donnez-leur le plus de plaisir que vous pourrez! »

II avait raison. On s'attendait à une grosse offensive et quarante-huit heures après se déclanchaient les furieuses attaques contre Verdun...

M. Dumény, lui, a été en Alsace reconquise, et ce n'est pas sans émoi qu'il nous raconte son voyage.

Le Théâtre aux Armées a fait de belle et bonne besogne, dit-il; dans le nord, dans la Meuse, sur le front belge, partout, ses représentations ont eu le plus grand succès; les artistes qui ont eu l'honneur d'aller distraire nos admirables poilus ont rapporté de là-bas de beaux souvenirs; mais je crois que le plus émouvant de ces voyages a été celui que nous avons fait en Alsace.

Là, nous étions en terrain conquis, en territoire déjà repris par la France, il y a là quelque chose de plus qu'ailleurs... on n'est pas en Allemagne, évidemment, mais l'extérieur y ressemble car depuis quarante-cinq ans, les Boches ont posé sur ces beaux pays leurs vilaines griffes, et l'empreinte en est telle qu'il faudra une fameuse lessive pour la faire disparaître.

Dès Saint-Amarin, nous éprouvions ce sentiment: le bureau de poste porte encore la trace des lettres allemandes « Postes impériales », les boites aux lettres sont boches, dans les maisons les meubles, les tableaux, la vaisselle, tout est affreusement boche; mais tout cela disparaît dans la bonne humeur des officiers et des hommes, dans la confiance des populations restées françaises et dans le sourire des enfants qui se promènent dans la rue en jouant à la guerre et en brandissant fièrement des petits drapeaux tricolores.

A M... on m'a raconté une bien belle histoire de drapeau.

En 1871, un officier français, alsacien, revint après la paix dans san pays. Sa famille, son industriels intérêts, tout l'obligeaient à accepter le nouvel état de choses. Il avait combattu comme un bon Français, il était parti en captivité en Allemagne, après la eapitulation de Sedan.

Mais, il avait sauvé le drapeau de son régiment, il l'avait caché, et si bien qu à son retour il l'avait retrouvé intact. Alors, pieusement, il avait muré cette relique dans sa maison d'Alsace. Lui seul et sa femme savaient l'endroit de la cachette, et, en mourant, le vieil alsacien avait fait jurer à sa compagne de garder le secret de cette cachette, tant que le pays ne serait pas devenu français!

Et voilà 1915! Les Français sont revenus, et la bonne vieille patriote, presque centenaire, a confié son secret à quelques-uns de ses vieux amis. Et chaque jour, ceux- ci lui demandaient :

« Quand le verrons-nous le drapeau de 1870? » et elle répondait: « Bientôt, l'occasion se présentera... bientôt! »

Un jour, le Président de la République est allé rendre visite à l'armée d'Alsace, il a été invité à franchir le seuil de la vieille maison, et devant lui, devant les généraux, on a recreuse le mur, on a retrouvé la cachette, on a déployé la relique!

Que de belles larmes on a dû verser!

Le Président a demandé à un des officiers de lui donner sa croix, il a décoré en l'embrassant la vaillante Alsacienne, puis il lui a rendu le drapeau qu'on a remis en place et qui ne sortira plus qu'au jour où la conquête sera définitive. Quelle belle scène, et comme on voudrait y avoir assisté.

Et à chaque pas, ce sont des histoires semblables, faites d'amour et d espérance... ah! oui! j'ai vécu de belles heures, en Alsace!

Restons sous l'impression de ces belles paroles et souhaitons ensemble bonne chance et bon succès au « Théâtre des armées ».

Qu'il apporte à ceux qui là-bas souffrent et luttent le réconfort d'une saine gaieté et la promesse de jours meilleurs.

Claude d'Axel

 

 

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