de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 15 fevrier, 1916
'Le Théâtre au Front'

Pour Distraire Nos Soldats

voir : Putting on a Show for the Troops / Le Théâtre au Front ('Je Sais Tout')

Autant que ce théâtre des zouaves qui égaya nos braves troupiers pendant l'expédition de Crimée, le moderne « théâtre des poilus » restera célèbre dans l'histoire du théâtre en campagne. Assistons à quelques-unes de ces représentations, destinées à écarter de nos tranchées le morne ennui et le fâcheux cafard. Elles attestent ce goût de l'illusion théâtrale, cette passion pour les jeux de scène, qui est chez nous un trait de race, aussi bien que la bravoure et le goût du danger.

 

 

Ceux qui seraient tentés de croire que la mélancolie règne dans les tranchées et que l'infernal fracas de la canonnade y fait taire les gais refrains, se tromperaient grandement. Notre vieille race française, toujours jeune, s'est encore une fois révélée superbe de belle humeur et d'entrain. Il existe déjà toute une littérature — sans compter les innombrables 'Echos des Tranchées' — qui prouve avec quel empressement nos chers combattants saisissent chaque occasion de manifester leur frémissante joie de vivre, comme pour faire la nique à la mort qui rôde autour d'eux.

Parmi ces manifestations, le théâtre, naturellement, s'adjuge le premier rang. Le théâtre? Lui-même, et ce terme ne vous paraîtra plus trop ambitieux quand vous saurez que le front possède ses salles à gradins, avec scène, coulisses, décors, costumes et accessoires, troupes d'acteurs et orchestres de musiciens. Exemple, ce théâtre improvisé dans les dunes de l'Yser et qui a pour spectateurs quie les héros de Dixmude:

« Ce soir, théâtre des poilus, écrit un des assistants. On avait choisi une partie de la dune formant une sorte d'hémicycle ou d'amphithéâtre naturel. C'était là ce qui servait de sièges et de gradins: la nature avait pourvu à l'architecture du théâtre et se prêtait d'elle-même à recevoir les spectateurs. En bas, s'ouvrait la scène; une sorte de grand guignol en planches, avec des branchages (où avàit-on été dénicher de la verdure?) pour décorer les portants, et une tente servant d'abat-voix et destinée à garantir, en cas de pluie, les acteurs ainsi que les invités de marque. On avait disposé pour ceux-ci des sièges réservés, comme pour une distribution de prix: un fauteuil en peluche rouge pour le général qui présidait et pour les autres autorités.

«La foule s'était massée derrière, mais si pressée, si compacte, que je ne sais si jamais première à l'Opéra a pu se vanter d'avoir pareil succès. On ne voyait que des milliers de visages, des étages de têtes jeunes, qui dérobaient la vue des corps, la plupart coiffées du béret des marins; et la note écarlate, répétée des milliers de fois, rappelait le surnom donné aux marins par les Boches: les demoiselles au pompon rouge. »

Nous avons eu la bonne fortune de pouvoir collectionner de nombreux programmes, édités - au multicopiste! — par différents théâtres du front, et nous restons émerveillé de la variété de leurs séances.

Le classique et le moderne, le drame et la fantaisie parisienne s'y succèdent ou s'y rencontrent dans un touchant éclectisme. Sur un programme du « Théâtre des avant- postes », par exemple, figure l'Horace de Corneille, entre une opérette d'Offenbach et Un acte genre Grand-Guignol. Horace, joué à quelques kilomètres des lignes ennemies! Le superbe « Qu'il mourût » orchestré par la canonnade! Héroïque mise en scène que l'immortel dramaturge n'avait pas prévue!

 

La Mode des Concerts, La Vogue des Revues

Mais de telles représentations exigent un labeur dont nos troupiers ne sont pas toujours capables; aussi la plupart des programmes ne comportent-ils que des piécettes en un acte, avec de nombreux numéros de concert, chansons, chansonnettes ou monologues.

Goûtez le programme de la représentation organisée par le « Club des Célibataires de Ville-en-Woëvre » dans la « salle des fêtes » de la localité. Mais, en le lisant, ne perdez pas de vue ce fait de haute importance que Ville-en-Woëvre était soumise dans le moment à un abondant marmitage!

Le Club des Célibataires avait bien fait les choses. La première partie du spectacle était consacrée à des auditions musicales: Massenet, Saint-Saëns, Lalo, Delibes, Paladilhe en avaient tous les honneurs.

Et que dire des exécutants? Nous relevons parmi eux des noms brillamment connus: Philippe Gaubert, premier prix de Rome pour la composition, chef d'orchestre des concerts du Conservatoire de Paris; Kronenberger, violoniste des concerts Lamoureux; le sous-lieutenant Renaud, de l'Opéra.

La deuxième partie est pleine de promesses: la Woëvre joyeuse, revue en trois actes et à grand spectacle — avec éclairage « à bigorno et à acétylène »!

L'auteur, le lieutenant Lucien Baron, s'est chargé des rôles les plus écrasants: il joue successivement l'officier d'approvisionnement, Enver Pacha, le Petit « 75 », Guillaume II et Mme de Thèbes!

Une note mise au bas du programme formule cette requête ébouriffante:

« Les dames étant interdites par la censure, on est prié de s'abstenir de tout bavardage bruyant et intempestif qui troublerait la mémoire des acteurs. »

N'oublions pas la page de réclame obligatoire. Voici quelques annonces cueillies au hasard :

« Gourbi à louer à la tranchée X. Eau à tous les étages, même au sous-sol. »

« Après le spectacle, demandez au buffet une bière Kiroul sans mousse. »

« Peuple!!! On te trompe! Ayant reçu une liquéfié des « 100 000 Chemises », il n'en reste plus que 99 999! »

Je répète que les obus pleuvaient sur Ville-en-Woëvre, tandis que les joyeux imprésarios élaboraient ce fantastique programme, avec sa couverture dessinée par Henri Mirande.

Les revues paraissent jouir d'une grande et inépuisable vogue parmi nos combattants. Sur un programme édité par le « Théâtre de verdure de Déramé », figure ce titre de revue fort bien trouve: « Déridons le Front ». Sur une scène rivale, autre revue dont la date (15 avril) inspira le titre: Terme et... plaisir d'humour. On aimerait à lire les choses folles que compère et acteurs débitèrent à leur public enthousiaste.

 

Casinos et Théâtres à Coté

Le front ne se contente pas de ses théâtres quasi réguliers; il lui faut encore, tout comme à Paris, ses petites salles d'à côté, sans prétentions et, quelquefois, sans vergogne!

Le « Moulin de la Chanson » a pour devise: Ici l’on moud du rire. Notre collection renferme, entre autres, un amusant programme du « Casino de Moulainville », qui comporte force chansonnettes. Voici quelques titres choisis parmi les plus anodins: A l'Hôtel du Pou qui mord, le Pépin de la dame d'en face!

C'est sur l'un des programmes du « Casino de Moulainville » que nous cueillons cette annonce malicieuse: « Mille francs à celui qui fait encore ses bagues avec de véritables fusées! » Une pierre dans le jardin des joailliers et orfèvres des tranchées, soupçonnés de fabriquer leurs bagues, non pas avec l'aluminium des obus, allemands, mais avec leurs quarts et leurs gamelles!

Certains de ces établissements secondaires ont des programmes que leur envieraient les « cabarets de la Butte ». Ainsi, le « Caveau du Poilu qui chante » offre à sa clientèle, après l'obligatoire «revuette d'actualité,» une pièce d'ombres chinoises, dans le genre de l'ancien Chat noir. Elle se compose de cinq parties, dont nous donnerons les titres: le Jeu de massacres, la Place Margueritte (nom d'un carrefour de boyaux), les Bains- Douches, En Alsace, le Drapeau.

Quelle ingéniosité représente la confection des nombreuses silhouettes qui figurèrent dans . ces tableaux! Et quel brillant succès accueillerait sur nos boulevards parisiens cette pièce d'ombres militaires!

En contraste avec l'arrogance de l'officier allemand et la servilité de ses soldats, on a maintes fois, célébré la fraternité qui règne dans notre armée. Elle apparaît dans le libellé de plusieurs programmes.

Voici l'allégretto de la VIIe symphonie de Beethoven (rappelons-nous que ce grand musicien était d'origine flamande) exécuté par le commandant R..., le poilu Kr... et le lieutenant V..., qui tiennent respectivement le piano, le violon et le . violoncelle. Deux autres officiers figurent sur le même programme: le lieutenant B... dans ses créations, le sous-lieutenant R... dans son répertoire. Dans une autre séance, organisée, il est vrai, au profit d'une œuvre charitable, le piano est tenu par... le colonel du régiment!

Heureux qui aura collectionné ces petits documents de la grande guerre! Il revivra, à leur lecture, la vie insouciante et héroïque de nos combattants. Tous les artistes sont en première ligne, proclame fièrement un programme du « Concert des avant-postes ». Puis, pour boucher un blanc en bas de page, il rappelle:

« N.-B. — En cas d'attaque, si l'armée du Kronprinz est seule, la représentation continue. »

C'est de la lionne gaieté française, c'est de l'esprit et du meilleur!

 

Abonnements du Mardi

Après la compositiondes spectacles nos lecteurs voudront connaître la composition des salles. Us apprendront sans surprise que celle-ci est aussi variée que celle-là et que tous les grades se coudoient sur les bancs de ces théâtres du front. Bien souvent, généraux et colonels daignent honorer de leur présence ces fêtes de la grande famille et donnent le signal des applaudissements.

Un de nos meilleurs collaborateurs, actuellement au front, le capitaine Louis G... nous écrit:

« Mardis et vendredis pour trente sous par mois: quintette de Schumann, Devriès de l'Opéra-Comique et Staub du Conservatoire; tous les morceaux de la Saint-Jean, des airs de Massenet (surtout de Massenet), de Lalo, de Messager, de Koechlin, de Puccini, et du Liszt et du Chopin! Salle bondée, silence absolu. Défense d'entrer pendant l'exécution des morceaux, comme chez Chevillard ou comme à Bayreuth. L'attention est si grande qu'on ne fume même pas: on se retourne si quelqu'un allume une cigarette. Deux lampes seulement, vagues quinquets au pétrole pour éclairer cette grande salle où 200 officiers, du général au sous-lieutenant, se réunissent pour rêver, et vivre, deux heures par semaine, de la vie délicieuse, et désintéressée, de la pure vie de l'émotion et du beau. La salle est quasi en extase. On se croirait au chœur, entre moines ou chevaliers célébrant quelque office. Qui peut dire ce qu'il y a dans chacune de ces têtes, quels souvenirs, quelles images, quelles impressions s'agitent dans chacune de ces âmes dôrit pas une n'est sûre de vivre encore dans huit jours? »

Le haut commandement encourage par tous les moyens les organisateurs de ces spectacles qui contribuent si puissament, à entretenir le moral du soldat, à détendre ses nerfs entre les coups de fièvre des attaques et des contre-attaques.

 

Encore le Chariot de Thespis

Les commandants de plusieurs secteurs ont même contribué à la formation de sociétés qui entreprennent de véritables tournées théâtrales dans les villages dits de repos, où les combattants se relaient entre deux séjours dans les tranchées de première ligne. Même au front on retrouve le « roman comique », et on rencontre le ci chariot de Thespis ».

Nous citerons, à titre d'exemple, l'association du Canard poilu. Les soldats qui la composent organisent dans ces villages des fêtes théâtrales et autres amusements, où les troupiers sont admis sans bourse délier. Ils s'interdisent même le droit de faire la traditionnelle « quête au profit des artistes »!

Si désintéressée que puisse être une troupe ambulante, il faut bien qu'elle trouve les voies et moyens indispensables à son existence et à son fonctionnement. Les décors sont brossés par les membres de la compagnie; mais comment se procurer la toile et les couleurs?

Q'est ici qu'intervient la générosité des officiers fortunés. Discrètement, ils s'inscrivent pour une cotisation mensuelle, qu'ils tiennent à payer à l'avance. D'autres savent intéresser à l'œuvre régimentaire de riches donateurs originaires de la ville de garnison, ou anciens soldats ou officiers du régiment. Nous connaissons une de ces sociétés dont le budget mensuel se chiffre par milliers de francs!

Nous pourrions donner le nom d'un théâtre parisien qui a trouvé une façon originale de coopérer au succès de ses émules du front. Après s'être abouché avec des commandants de secteur, l'homme ingénieux qui le dirige a fait distribuer aux imprésarios militaires une centaine de costumes qui lui étaient restés pour compte après des insuccès retentissants. Ainsi, du même coup, il accomplissait une bonne œuvre — et se débarrassait de souvenirs cuisants! Nous parlerons encore d'une association d'origine purement civile qui s'est donné pour but la distraction des combattants: c'est le Foyer du soldat, excellente institution qui, depuis un an, a créé une vingtaine de centres théâtraux sur notre front de l'Est, en Haute-Alsace et en Lorraine.

Elle compte parmi ses promoteurs des Français, des Anglais et quelques Suisses. Elle dispose d'un matériel que lui eût envié Barnum, le roi des forains, et qui lui permet d'organiser des spectacles simultanément sur quinze ou vingt endroits de l’arrière-front, dans ces villages de repos que nous mentionnons plus haut.

Des tentes de cirque, spacieuses, aérées; en été, chauffées en hiver par des braseros,, peuvent être installées en quelques heures sur la place du village. Une scène démontable prend place sous le vaste abri. Le jour même de son arrivée, le théâtre ambulant peut convier les poilus à sa première représentation! Les spectacles sont organisés de main de maître, et leur variété répond à tous les désirs. Tantôt, c'est une exhibition de films cinématographiques avec conférence; tantôt c'est une séance de prestidigitation, exécutée par un illusioniste engagé par l'association. N'oublions pas de noter que chacune de ces tentes comprend dans son matériel un piano mécanique de bonne marque. Point de fête au front sans musique!

Cette rapide étude est forcément très incomplète; mais après la paix — la paix par la victoire! — il se trouvera bien un « poilu littéraire » qui nous contera en détail l'histoire du « Théâtre an Front ».

 

 

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