de la revue 'Les Annales' No. 1795, 18 novembre 1917
'Classes d'Alsace'
par Lucien Jonas

Un Artist Français en Alsace

 

Notre éminent collaborateur le peintre Jonas nous rapporte trois dessins de l'Alsace reconquise. Ils ont été faits d'après nature. Ils reproduisent des scènes charmantes dont l'artiste fut témoin. Elles se passent dans une école de village. L'instituteur mobilisé apprend aux jeunes enfants à aimer la France. Ce récit vibrant et pittoresque, dont il est routeur, sera certainement lu avec émotion.

 

 

La menace des canons allemands, longtemps relégua toutes les classes en dehors de la ville, dans un parc magnifique où l'été, par les journées claires, le feuillage des arbres ombrageait les bancs disposés en plein air et garantissait les écoliers des rayons du soleil et des regards des avions. Puis, le danger devenant moins fréquent, la vie scolaire s'organisa dans la cité même et la grande classe seule garda sa retraite champêtre.

L'école, où trois classes de garçons s'ouvrirent successivement à partir de mai 1916, porte son chevron de blessure. Le mur est troué; les parois sont salies de taches jaunâtres et étoilées d'éclats d'obus: décor émouvant pour l'instituteur soldat et pour ses petits élèves d'Alsace qui, si près des tranchées allemandes, s'essayent à parler la langue de la patrie retrouvée.

Quelques gravures égayent maintenant la tristesse de la salle longtemps abandonnée; le passé douloureux et l'espoir de demain s'expriment dans la protestation des députés d'Alsace-Lorraine au lendemain de la défaite et de ceux qui déjà libérèrent un coin des provinces perdues et achèvent la délivrance; deux portraits du maître Scott montrent aux élèves le front large et franc et la mâle attitude, signes de l'héroïsme qui trouva sa récompense dans la médaille au ruban jaune et vert et dans la croix au ruban rouge. Au milieu, le portrait du président de la République, - celui du généralissime et de deux de ses lieutenants et plus bas, pour que les enfants puissent la relire, la belle citation du capitaine Heurtel, le premier administrateur du territoire, mort en héros. Que de symboles et d'exemples plus propres que nos leçons à faire aimer la France, dans l'épanouissement de ses vertus supérieures!

Dans ce décor de guerre, cinquante bambins écoutent les leçons du maître; on dirait que la langue française éveille en leur âme un écho familier, tant ils aiment à l'entendre et s'appliquent à la parler; très vite, ils en pénètrent le génie et la beauté; ils goûtaient moins la langue allemande! Ah! certes, le français dans leur bouche garde une physionomie locale, mais ne vous y méprenez pas: cet accent n'est pas l'accent allemand, c'est l'accent alsacien, qui garde son originalité quelle que soit la langue à laquelle il se mêle, comme l'Alsacien reste avant tout lui-même, au milieu des variations de la fortune. L'Alsacien continuera à parler son dialecte, comme le Breton ou le Provençal, et longtemps, malgré les efforts des maîtres, l'accent, qui d'ailleurs s'atténue rapidement, imprimera le caractère du terroir au français parlé en Alsace. Qu'importe. C'est une couleur du langage, ce n'est plus une déformation, et les coeurs nous restent obstinément fidèles. L'amour du pays natal ne porte pas ombrage à l'amour de la grande Patrie, on peut bien aimer la France en parlant sa langue avec un accent de patois.

Très vite et avec enthousiasme, nos petits Alsaciens, se sont mis à l'étude du français; les visiteurs s'étonnent de leurs progrès et s'amusent de leur langage inhabile encore et naïf, émaillé d'équivoques, de liaisons fâcheuses et de jeux de mots involontaires, d'autant plus nombreux que chacun se hâte de montrer son savoir en devançant ses camarades.

Le maître fait une leçon de grammaire sur le sujet; après les explications habituelles, il interroge: dans la phrase « Joseph bavarde en classe », qu'est-ce que le mot Joseph? Et un enfant de répondre à la volée: « Joseph est un mauvais sujet. » Les exercices de langage donnent lieu à des confusions amusantes. « Qu'est-ce qu'un ver luisant? - Un verre où on met de l'huile pour voir clair la nuit. - Pourquoi se lave-t-on? - Pour être propre. - Comment s'appelle un petit garçon qui ne se lave pas? Dix élèves en choeur: « Un cochon. »

Et ici se trahit l'influence des soldats qui furent les premiers maîtres et restent les auxiliaires - très écoutés - des instituteurs, dans l'acquisition d'un vocabulaire qui, pour rester bien français, n'est pas toujours très classique... La petite Histoire de France de Layisse tait les délices des bambins du cours élémentaire et l'explication du texte et des gravures donne lieu à des anachronismes ou à des interprétations fantaisistes, mais qui révèlent, parmi les qualités de la race alsacienne, l'esprit d'observation et le sens des réalités pratiques, avec une pointe d'ironie.

«Charles V aimait à lire. Que lisait-il? Le journal.

Une gravure montre les Croisés mourant de soif dans le désert; ils ont les mains crispées sur leur poitrine. Que font-ils? - Ils se grattent. - Pourquoi? - Ils ont des poux.

Si les pèlerins s'en vont vers Jérusalem en ouvrant des bouches rondes, que peuvent-ils chanter, sinon la Marseillaise, et puisque Jeanne d'Arc, à dix-sept ans, quittait la maison paternelle pour se rendre à Vaucouleurs, c'est qu'elle n'allait pas aux cours d'adultes...

La classe ne s'abstrait pas des réalités présentes et souvent les enfants empruntent à leurs observations de la guerre les exemples et les comparaisons.

A une leçon sur les tremblements de terre et les volcans, le maître demande: Quand le classe tremble-t-elle?

- Quand les Boches tirent, répond l'un - quand les camions français passent, ajoute l'autre.

Le maître raconte comment Duguesclin, prisonnier du Prince Noir et mis en liberté sur parole pour aller chercher sa rançon, distribue à ses compagnons de captivité jusqu'à son dernier écu, et revient, les mains vides, reprendre sa place en prison.

Ce trait de loyauté du chevalier français force l'admiration des enfants qui opposent dans leur esprit le respect de la parole donnée à la théorie des « chiffons de papier » et l'un d'eux remarque: « Si c'aurait été un Boche, on l'aurait pas laissé partir, parce qu'il aurait sûrement pas revenu! »

Classes pittoresques où le travail est joyeux et fécond, grâce à la bonne volonté des enfants, à leur malice sans méchanceté, à leur nature rude et franche et à l'affection réciproque qui unit étroitement maîtres et élèves et inspire une discipline ferme, mais libérale.

 

 

Puisque les enfants se mêlent aux soldats, puisque leurs maîtres portent l'uniforme et que bien des gamins ont revêtu le costume bleu horizon avec brisques et galons, le classe prend par, fois une allure militaire, sans raideur, bien française. On se met au « Garde à vous » et on s'aligne pour l'inspection de propreté avant d'entrer en classe, et la main droite, crânement, se porte au béret ou au bonnet de police quand, après la leçon de gymnastique, le maître commande: « Rompez vos rangs! »

La promenade du samedi rappelle, au moins au départ, les exercices de service en campagne. Qu'elle ait un but d'enseignement ou qu'elle soit une récompense, les enfants l'accueillent avec des cris de joie, car là, plus encore qu'en classe et pendant les récréations, ils se rapprochent de leurs maîtres. Comme pour une longue manœuvre, ils emportent musette et bidon; la boîte d'herboriste remplace le havresac, où, à défaut des cartouches, billes et la toupie voisinent avec les vivres de réserve; et le bâton qu'ils cueilleront à la première halte dans la forêt, deviendra dans leur imagination le fusil qui saute sur l'épaule quand on cadence le pas.

À la grand'halte, les musettes répandront sur l'herbe leur contenu hétéroclite et les bidons, vides depuis longtemps - les enfants ont toujours soif, eh Alsace comme ailleurs - se rempliront aux sources qui filtrent à chaque pas dans la montagne. Puis l'essaim s'éparpillera à la recherche des fruits et des fleurs des bois; c'est à qui confectionnera le plus gros bouquet ou découvrira les plus jolies fraises pour les offrir au maître qui ne doit pas refuser, mais au moins partager, s'il ne veut pas voir le bon visage épanoui se rembrunir avec une moue de dépit.

Un coup de sifflet. Rassemblement pour le retour; en colonne par quatre, les enfants descendent la route neuve qui depuis la guerre trace un sillon blanc dans la masse sombre des pins. Ils marchent au pas, le bâton sur l'épaule, sous le commandement d'un grand qui, nous voyant absorbés dans des pensées qu'il ignore, a entonné une chanson de route, reprise en choeur au refrain par la petite troupe tout entière.

Et les parents regardent, émus, leurs enfants dénier comme de vrais troupiers, devant les soldats au repos qui sourient d'entendre des voix d'enfants à l'accent alsacien chanter: « Auprès de ma blonde... » ou « Meunier tu dors...» Section... Halte! Rompez vos rangs... Marche!

Demain vous reprendrez plus gaiement encore votre sac d'écolier et vous écouterez d'une âme plus attentive les paroles du maître qui vous enseigne à aimer et à admirer la France dans les gloires de son passé et dans les épreuves présentes, rançon d'un avenir meilleur. - Travaillez, petits Français d'Alsace, en songeant à ceux qui n'ont pas encore le droit de parler librement la langue de leur patrie.

Le canon qui parfois ébranle les murs de votre école tonne pour leur délivrance et pour la liberté du monde; quand ils vous auront rejoints, vous leur raconterez vos classes de guerre et vous évoquerez avec eux le souvenir de ces heures tragiques et fécondes où l'histoire de France que vous appreniez s'enrichissait chaque jour d'un nouveau chapitre et où vous étiez l'enjeu de la formidable partie qui se jouait à deux pas de votre ville.

Souvenirs inoubliables aussi pour vos instituteurs-soldats; car je ne crois pas qu'il soit donné à un maître, au cours de toute sa carrière, de vivre des heures plus émouvantes que celles où, à courte portée des canons boches, il faisait la classe, en uniforme, aux petits enfants d'Alsace.

 

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