de la revue ‘Le Flambeau' no. 21, 16 octobre 1915
'Les Indiens au Front'
par Maurice Dekoubra

Les Soldats du Raj

dessin de Georges Scott

 

Depuis plus d'un an qu'ils se battent en France, sur notre front, les Indiens, qui viennent de prendre une part si active à notre offensive se sont si bien acclimatés, qu'ils en ont presque oublié les rives ensoleillées du Gange et les pentes arides du Penjab. Grisés par l'accueil enthousiaste de Marseille, lors de leur débarquement, ils avaient d'abord considéré cette guerre comme une partie de plaisir. Et ils priaient Vichnou et Siva que cela dure! La vie au camp du parc Borély, les baignades matinales dans la Méditerranée, le long de la Corniche, sous les regards émerveillés des Provençales qui admiraient les nuances de leur épiderme kaki; leur voyage à travers la France, avec acclamations dans les gares, distributions de fruits, de bonbons et de biftecks de chèvre appétissants; ces premiers incidents de la guerre européenne leur avaient fait une impression fort plaisante et les missives en hindoustani, aux épouses abandonnées, reflétaient la joie primitive de leurs âmes orientales.

Puis ce fut le dur apprentissage de la guerre de tranchées...

Gurkhas, Sikhs, Pathans, Baloutchis, Garhwals, Penjabis, ils comprirent sous la douche des obus allemands que cette guerre n'avait rien de comparable avec les expéditions de frontière, dans les montagnes de l'Afghanistan. Les lance-bombes, les fusées éclairantes, les projecteurs électriques les déconcertèrent. On en vit, qui, entendant les shrapnells éclater au-dessus de leur tête, saisissaient leur fusil et tiraient sur les shrapnells!

Un des premiers Gurkhas blessés que je rencontrai à l'ambulance me déclara :

— Ah! Sahib. Vilaine guerre... Ennemi toujours caché... pas moyen lui faire goûter ifpojiri... Tout ça, des fils de truie... des sour-ka-butché! Et il répétait, tandis que les brancardiers kahars l'emmenaient: « Des sour-ka-butché »,en hochant la tête, au regret de n'avoir pu faire harakiri à un Mecklembourgeois ventru et tremblant de peur.

 

dessin de Georges Scott

 

Après un hiver passé dans les tranchées, ils se sont habitués à la guerre scientifique et ils ne tirent plus sur les shrapnells. A Neuve-Chapelle, les Garhwals ont décousu du Boche et leurs couteaux terrifiants sont sortis de leur gaine de cuir noir. Il faut d'ailleurs une grande dextérité pour occire son homme selon les règles de l'art, et peu d'Européens seraient capables de trancher d'un coup de kpokri la tête d'un bœuf, tour de force commun à tous les tirailleurs gurkhas.

Au cantonnement, il est amusant d'observer les Indiens. Ils se sont installés dans nos fermes comme s'ils y étaient nés, et nos braves paysans du Nord s'étonnent de les voir circuler dans leurs cours avec une telle aisance. Les Indiens, eux, ne s'étonnent de rien. Pourvu que l'intendance anglaise les ravitaille bien en ghi (beurre clarifié), en viande de chèvre, ou à la rigueur de mouton, et en poivre rouge, ils acceptent tout avec la suprême indifférence de l'Oriental. S'il pleut dans leur COH par les fentes de la grange, c'est que « c'était écrit ». Ils improvisent d'ailleurs les abris les plus imprévus, préférant aux granges les tentes les plus rudimentaires. J'en ai vu dormir sur la terre, sous un vieux pardessus tendu par quatre piquets. Leur grande joie est de bavarder à cinq ou six autour d'un feu de bois et de fumer la huka dont ils usent à tour de rôle, et tirent des bouffées qui n'ont rien de comparable avec celles des blondes Muratti ou du brun maryland.

Pendant le mois de décembre, cinq officiers anglais et moi, nous avions arrangé notre mess dans une ferme au milieu des champs, près du canal de B... Nous avions pour cuisinier un Hindou fort habile qui réussissait très bien les crèmes, quand les obus ne les renversaient pas. Ce maître-queux, jus de réglisse, portait le nom de Shum-Shir- Khan, « un nom à mettre à la sauce tartare », disait le major K..., amateur de bonne chère et de cuisine française. Shum-Shir-Khan était un type digne d'Omar Kahyam. Il assaisonnait ses plats d'aphonsmes que le poète persan n'eût pas reniés. Lui commandait-on un pudding pour le dîner, il prenait une attitude de brahmane illuminé et déclarait en hindoustani :

— Sahib, le pudding sera le soleil couchant du repas que le jour qui s'achève destine à ton âme indomptée.

Pour lui faire plaisir, je répondais: Atchal atcha\ (Très bien, très bien). Et notre cook satisfait s'éloignait à reculons, la paume sur son front et le turban incliné.

Longtemps cet homme choqua la pudeur de notre bonne fermière. Il avait en effet l'habitude, courante aux Indes, de circuler en chemise, du matin au soir. C'est-à-dire que, contrairement à nous Européens, il mettait ses habits sur sa peau et sa chemise kaki sur ses vêtements. La première fois que notre hôtesse le vit sous cet accoutrement, elle vint nous trouver très émue, et nous dit :

— Messieurs! Un de vos noirs est fou! Il se promène en chemise dans la cour, avec une casserole dans chaque main...

Nous eûmes beaucoup de peine à initier cette Flamande aux mystères de la religion hindoue. Elle ne comprenait rien non plus aux différences de castes qui sont l'essence même de la civilisation indienne. Quand elle priait par gestes un sweeper de changer de place la cantine du colonel, elle s'étonnait de voir cet Hindou en référer au bearer, d'une caste supérieure à la sienne, qui, lui seul, avait le droit de toucher aux bagages de l'officier. Et lorsqu'elle demandait au bearer de l'eau pour le cuisinier, elle était encore plus stupéfaite que le bearer la renvoyât au bisté, homme d'une caste inférieure à la sienne et dont la seule occupation dans la vie est de porter de l'eau dans son outre en peau de bique. Quant au fermier, il ne pouvait admettre qu'une demi-douzaine d'Hindous fussent nécessaires pour hisser sur un fourgon un ballot pesant à peine trente kilos. Il ignorait en effet que les Orientaux sont des adeptes fervents de la théorie du moindre effort et que, s'il s'agit de dépenser un peu d'énergie musculaire, ils sont obligés de se mettre à cinq ou six pour s'entr'aider et de crier à tue-tête: Chabach! chabach! (Bravo! bravo!) afin de s'encourager réciproquement.

Notre mess était des plus confortables, comme il convient à des officiers anglais qui ne sacrifieraient pour rien au monde leur tub portatif et leur porridge matinal. Servis par trois Indiens très enturbannés, avec tous les illustrés londoniens, du whisky, du gin et du soda sur la crédence en vieux chêne, des fauteuils branlants prêtés par la fermière, et une énorme boîte de cigarettes égyptiennes en permanence sur la table, nous avions l'illusion de nous retrouver dans le fumoir d'un des clubs les plus luxueux de Bombay ou de Calcutta.

Un jour, une grêle de 77 s'abattit autour de la ferme. Le colonel W... lisait le Times, en chaussons et en robe de chambre, et pourtant nous n'étions qu'à huit cents mètres des tranchées ennemies! Comme je regardais par la fenêtre les obus s'enfoncer dans la terre molle, l'ordonnance du colonel passa en courant :

— Votre nègre n'aime pas le plomb! fis-je en riant.

Le colonel se leva, étonné, et vint à la fenêtre. Nous aperçûmes alors son brave Hindou qui, au lieu de se sauver, comme je l'avais accusé à tort, emportait la baignoire de caoutchouc de son maître, laquelle séchait derrière la haie, et s'empressait d'aller la mettre en lieu sûr.

 

 

dessin de Georges Scott

 

Les divisions indiennes qui débarquèrent en France étaient accompagnées de rajahs dont les turbans de soie kaki arachnéenne, noués avec art autour de leurs cheveux de jais, firent une vive impression sur les Marseillaises. Nous eûmes à notre état-major S. A. le maharajah de Bikariir, le maharajah de Kishangahr et le rajah de Jodhpur dont les lanciers fameux enthousiasmèrent la foule au durbar de Dehli.

Ils accompagnèrent le corps indien dans les Flandres et partagèrent avec nous les vicissitudes de la vie de campagne. C'était en vérité un spectacle étrange que de voir ces princes habitués aux commodités d'un palais, avec trois cents serviteurs, installés tant bien que mal dans les chaumières de nos paysans du Nord.

Quand une bonne vieille fermière voyait entrer dans sa cour un de ces grands seigneurs monté sur un pur sang de choix, elle pouvait croire à un miracle des Mille et une Nuits et se demander avec inquiétude si elle n'allait pas être subitement changée en naine et son chien en dragon.

Un jour, mon excellent ami le maharajah de Cooch-Behar — pour lequel ni Paris ni Londres n'ont de secrets — me proposa de mystifier notre hôtesse. Nous étions alors logés ensemble à une portée de mousquet du bois de Biez dont les communiqués devaient consacrer plus tard la popularité. Notre fermière, qui n'avait pas voulu, malgré le danger, évacuer sa maison, était tout émue à la pensée de loger un prince dont le père possède quelques terres qui, additionnées, représentent à peu près le quart de la France.

— Il est si riche, lui dis-je gravement, que tout ce qu'il touche se change en or.

— C'est pas Dieu possible! Et y va coucher dans ch'te maison mienne!

— Oui, madame. A propos, n'oubliez pas demain de lui faire cuire des œufs à la coque.

Le lendemain, Cooch-Behar, à l'heure du breakfast, appela la fermière et lui dit :

— Madame, je vais décapiter cet œuf et y trouver vingt francs. C'est ainsi que j'ai constitué mon trésor.

Je traduisis. La fermière se mit à rire. Cooch-Behar, sentencieux, fit un geste digne des meilleurs sorciers d'Haïderabad, cassa la coquille, glissa adroitement un louis dans le blanc, goba l'œuf et, le retournant, fit sonner sur son assiette la pièce de vingt francs.

La fermière leva les bras au plafond.

— Mon ami, poursuivit Cooch-Behar, va gober un œuf, lui aussi, et vous allez voir ce que vous allez voir!

_ II cassa ma coquille et exécuta le même tour de passe-passe. Je gobai l'œuf et le retournai. Il en tomba une pièce de deux sous.

— Vous voyez, conclut Cooch-Behar, mon ami n'est pas aussi riche que moi.

Et la fermière s'en alla, dans un état de stupéfaction avancée.

 

 

Les officiers de l'armée des Indes sont de brillants joueurs de polo; les tournois de Lucknow, de Simla et de Calcutta sont des événements mondains qui chaque année attirent les plus brillants cavaliers de l'Empire.

Après avoir esquissé avec des perches à houblon des passes savantes, Cooch-Behar et moi, nous avions, cet après-midi-là, abrité nos poneys derrière une ferme et nous étions allés reprendre haleine près d'une meule qui servait de poste d'observation à un officier d'artillerie. Les pointeurs de sa batterie s'efforçaient de démolir une redoute, véritable nid de mitrailleuses qui gênaient particulièrement le ... bataillon de Jats.

Nous fûmes rejoints bientôt par mon ami le captain Mac G... et, les canons s'étant tus, nous causâmes polo.

— Quand j'étais au...e lanciers du Bengale, me conta Mac G..., nous avions dans notre équipe de polo un cavalier indien nommé Hera-Singh, dont l'adresse était merveilleuse. En vérité cet Hera-Singh avait la réputation d'être le meilleur joueur du monde. Aux tournois annuels, nous battions toujours l'équipe du maharajah de Patiala et ce prince en était fort marri. Il offrit de fortes sommes à Hera-Singh qui refusa de jouer pour lui. Pourtant, son congé terminé, notre cavalier nous quitta et nous le perdîmes de vue. Quelques années plus tard au meeting de Lucknow, nous ne fûmes pas peu surpris de reconnaître, parmi nos adversaires de l'équipe Patiala, notre Hera-Singh qui naturellement nous battit. Après le combat, il vint nous voir à notre mess et quel ne fut pas notre étonne-ment de voir entrer Hera-Singh vêtu d'un resplendissant uniforme de prince de légende. Il nous donna en riant l'explication du mystère. Le maharajah, pour le décider à défendre ses couleurs, avait nommé d'emblée l'ex-cavalier de 2e classe, colonel de ses propres lanciers.

Maurice Dekobra

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