de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 15 juillet 1918
'Les Trains de Permissionaires'
par Ricardo Florès

Un Artist en Permission

dessins par l'auteur

La perme! Mot magique qui représente pour le poilu la vie au milieu des siens, et qui, pour longtemps, le guérira du cafard. Aussi quelle gaieté dans un train de permissionnaires! C'est un de nos plus brillants artistes qui va nous le dire par le texte et nous le montrer par l'image, et c'est en même temps un poilu. Ricardo Florès est en effet au front où il fait son devoir, comme caporal mitrailleur, parmi les plus braves de nos combattants.

 

Seuls ceux qui ont porté le complet bleu-horizon connaissent les joies de la permission. La qualité du pinard et les « permes » sont deux sujets intarissables des conversations des poilus. Le sergent-major et le fourrier de la compagnie sont assaillis par les hommes qui demandent leur numéro d'ordre à l'aide duquel ils établissent approximativement la date de leur départ. Si l'on s'en fait d'avance une fête, tin a des inquiétudes aussi. Des camarades jadis sont partis joyeux et ont fait demi-tour à la gare: imaginez leur déception en apprenant que les permissions étaient brusquement suspendues à cause d'opérations imminentes. Les retours étaient tristes, on « l'avait à la caille » (le superlatif du mécontentement). Ces contretemps ne se produisent que très rarement maintenant, mais on a toujours peur de la suspension ou de la réduction à ou 2 pour 100, ce qui est à peu près la même chose.

 

Joyeux Départ

Quand l'heureux jour est arrivé, on fait son barda, et tout équipé, on descend des lignes pour aller un peu à l'arrière faire sa toilette, changer de linge et de vêtements, faire un ballot de tout son fourbi pour le déposer dans une grange ou un grenier à demi démoli par les marmites et pompeusement baptisé pour la circonstance « magasin de la compagnie ». Le tailleur, en vitesse, coud écussons, insignes et brisques sur les vêtements neufs, retouche de son mieux la culotte et corrige les imperfections de la confection réglementaire, à seule fin que le poilu soit beau pour se présenter chez les civils.

Les permissionnaires rassemblés se rendent à la gare sous la conduite d'un sous- officier. Est il besoin de dire que le cortège est pittoresque? Des poilus ont un chargement de mulet, les musettes sont garnies; certains, que leur appétit rend prévoyants, ont eu soin d'emporter leur boule de pain, car les 300 grammes alloués par M. Boret leur sont bien insuffisants; d'autres emportent des souvenirs, trophées de guerre, casques, bidons ou fusils boches. Toute cette troupe devise joyeusement le long du chemin; beaucoup ont leur canne sculptée à la tranchée pendant les heures de repos. A la gare, un terrible commandant passe l'inspection des hommes.

 

A l'Assaut des Compartiments

L'embarquement se fait presque toujours la nuit, et si Paris a trop de lumière pour les avions boches, on ne peut point reprocher cela ici. Le train arrive à quai tous feux éteints. C'est la ruée pour la conquête d'une place, il faut se débrouiller pour en avoir une et c'est loin d'être facile. Les trains arrivant de Lorraine ou de Meuse ont déjà raflé pas mal de permissionnaires; ajoutez à cela que les premiers occupants ont émis la prétention de voyager confortablement, et ce n'est point un mince travail de faire tasser ces messieurs. On a beau vous dire que deux autres trains se suivent à dix minutes d'intervalle, personne ne veut rien savoir. Les hommes depuis longtemps ont appris à leurs dépens qu'un bon tiens vaut mieux que deux tu l'auras et tout le monde veut monter, dans le premier train qui se présente.

Le poilu est loin d'être avantagé pour ce sport: sa dimension en largeur n'est point en rapport avec le gabarit de la portière; les musettes bourrées à en crever, le casque qui y est suspendu, le bidon, la canne, tout cela rend l'accès du compartiment bien difficile. Certains emmènent un chien perdu, adopté là-bas, vieux camarade à quatre pattes qui attendra au foyer le retour définitif de son maître, et il faut que l'homme, le chien, les musettes trouvent rapidement à se caser, car le train ne moisit pas en gare.

« Eh! les gars, y a t'y d' la place là-dedans? »

Naturellement personne ne répond, les occupants feignent un profond sommeil, tout au plus un grognement se fait-il entendre pour dire «complet ». Mais le camarade, qui sait à quoi s'en tenir, sort sa lampe électrique et constate que trois ou quatre de ses frères d'armes ont pris leurs aises, et c'est en grognant qu'ils réduisent leur emplacement; mais, pendant cette opération, la portière est restée ouverte, deux ou trois poilus s'y précipitent et d'autres encore, et le compartiment est sérieusement envahi. Y a pas, il faut se tasser. Finies les prétentions au voyage confortable! Le trop-plein va se déverser dans le couloir, qui arrive à être plus complet encore que le compartiment.

 

 

Ce Qu'on Dit en Wagon

Enfin dans le compartiment ça se tasse; on trouve une petite place et la mauvaise humeur se dissipe. Rien au monde ne peut donner une idée de ce que représente le train de permissionnaires, à partir de ce moment. Une trentaine de wagons le composent. Ce train qui roule dans la nuit emporte deux fois plus de soldats qu'il n'en devrait normalement contenir. Dans chaque compartiment, on est, selon l'expression, serré comme des harengs. Les uns sommeillent et essaient même de dormir, mais on est tellement enchevêtré les uns dans les autres, que la moindre courbe, le moindre passage à niveau, provoquant un déplacement des membres engourdis, amène des réveils soudains, des heurts de tête, des réflexions grasses et même des jurons. Sacs, musettes, bidons, paquets encombrent le plancher. Impossible de bouger. Si l'un des permissionnaires, soit par fatigue, soit par besoin de se dégourdir les jambes, veut sortir de cette boîte roulante où la fumée des pipes a rendu l'air irrespirable, et gagner le couloir, il provoque des protestations sans fin. Allez donc découviir un petit espace pour placer un pied dans ce tas de jambes allongées entre les colis, collées les unes contre les autres! Le téméraire qui s'aventure donne du talon sur le genou d'un camarade qui se redresse furieux. La brusquerie de son geste a désorganisé le savant enchevêtrement. Les autres se dressent à leur tour,

«Qu'ya-t-il? Qu'est-ce que c'est?

— C'est cet animal qui veut sortir!

— Pour aller où? Y peut pas rester à sa place!»

Mais l'homme grogne:

« Eh! quoi, c'est pas la vie de château ici Vous prenez tous vos aises, pas moyen de sortir alors!

— Nos aises! T'en as de l'audace. Si c'était pas qu'on aille en « perme», tu crois qu'on voudrait voyager comme cela! »

Dans le couloir c'est bien autre chose. Ce ne sont que corps couchés, un sac ou une musette sous la tête, les bras repliés, les jambes en chien de fusil. Pour ouvrir la porte du compartiment, il faut réveiller un camarade, et si ce camarade bouge, par répercussion, tout le couloir va se trouver sur pied. Jugez de la tempête. Du coup le téméraire hésite et tente de re. gagner son coin, ce qui ne va pas sans vingt réflexions nouvelles des occupants. Chacun essaye à nouveau de sommeiller, mais il ne faudrait pas croire que cela va marcher tout seul Un camarade trouvant l'obscurité incommode sort de sa poche un bout de bougie et fait un peu de lumière, la conversation s'engage, chacun vante ou dénigre son secteur, le coin est bon ou mauvais, les Boches y sont gentils ou méchants, les cantonnements de repos bien ou mal installés.

« Tiens, le 103, nous dit un colonial à fourragère, on vous a relevés en Lorraine l'an dernier, c'était le bon coin, on était bien ravitaillés; vous descendiez aussi au repos à Ogéviller ou Azerailles; vous êtes de la mitraille, quelle compagnie? seconde? Moi, j'ai un copain à la première: vous connaissez pas Nez-de-veau!

— Ah ben si qu'pn le connaît, c'est le cuistot de la 1re C. M., mais il est plus là; je crois qu'il a été évacué l'an dernier à Verdun; on sait plus ousqu'il est passé. »

Je n'ai jamais connu le véritable nom de Nez-de-veau et je crois que le capitaine et le sergent-major de la compagnie étaient les seuls à le savoir. Il était connu dans le régiment. Parisien très débrouillard, très brave camarade, tout le monde connaissait Nez-de-veau, dont le nez ne rappelait en rien celui du ruminant. C'est pendant son service militaire que ses amis l'avaient baptisé ainsi et, à la mobilisation, il l'avait remis lui-même en circulation. Tous les bons de pain, café, sucre, tout était signé par lui, Nez- de-veau; jamais dans le civil il n'avait fait cuire deux œufs à la coque, mais les exigences de la guerre en ont fait le chef de la cuisine roulante de la 1re C. M.

Le camarade Pragastin, à côté de moi, raconte ses démêlés avec les Boches, redresse les torts et rectifie les erreurs des journaux; le docteur Pragastin ou le P'tit Louis des Halles exprime violemmentson indignation contre les mensonges et les inexactitudes des journaux: « Le 103 était à l'attaque du 20 août, c'est lui qui a pris le Talou, Champ et Neuville, et on lisait quelques jours après que cette côte et ces villages avaient été enlevés par un régiment qui était derrière nous en réserve. Hein! à qui se fier? voilà comme on raconte l'histoire. J'étais avec le deuxième bâton (bataillon) à côté du docteur Ollivier qui a été pris par les gaz en faisant un pansement au capitaine Duval, blessé en montant à l'attaque. »

Et Pragastin, rouge d'indignation, saisit son bidon, un gros de 2 litres dont il a encore augmenté la capacité grâce au coup de fusil... mais ne dévoilons pas les secrets se rattachant au pinard. Il fait boire tout le monde, et ce geste noble lui attire les sympathies de tout le compartiment. Mais un sifflement et, v'ian, une explosion que tout le monde connaît, suivie d'un bruit de moulin qui moud le café, interrompt la conversation: pas d'erreur, des avions Boches suivent et marmitent le train et tirent à la mitrailleuse sur nous; le train n'en file que plus vite et, heureusement, torpilles et balles tombent à côté. « On va arriver plus tôt à Panam, tu parles d'un train de plaisir!» déclare Pragastin. Les Boches, las de taper à côté, nous lâchent. La conversation faiblit et tout le monde finit par s'endormir. Notre portière s'ouvre encore, mais les poilus, grognant et faisant claquer les portières, constatent qu'il est inutile d'insister,c'est bien complet; on reprend le sommeil interrompu quelques secondes!

 

Dix Jours Chez Soi

Vaires-Torcy! Tout le monde descend!

Tout endormi, on sort du compartiment pour se diriger vers les guichets où l'on timbre votre permission. Cette gare de triage est le dernier cri du confort militaire: on y trouve le jus chaud, un bufïet abondamment pourvu.

Avec mon inséparable Pragastin je vais m'installer dans l'interminable train qui va bientôt regorger de poilus. On attend le départ impatiemment. Enfin ça bouge, la marche s'accélère, d'une traite le train file sur la gare de l'Est. Dès Noisy-le-Sec le compartiment grouille, tout le monde charge ses musettes pour ne point perdre une minute à l'arrivée: on a hâte d'être chez soi. Les hommes n'attendent point l'arrêt complet du train pour sauter sur le quai. Toute cette foule bleue et kaki se précipite vers les tourniquets où l'employé timbre, encore une fois, la permission à la date d'arrivée.: Et ça va être dix bons jours avec les siens, avec beaucoup de civils, loin du canon, et pourtant il faudra peut-être descendre à, la cave.... Mais on en voit bien d'autres là-bas, et, le onzième jour au matin, un autre train vous ramènera ici. Il faudra attendre quatre mois pour remettre ça. Puisque la guerre ne veut pas finir, faut pas trop s'en faire! Tant qu'on, ira en permission, on aura bonne mine et bon caractère.

Ricardo Florès

 

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