de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 1 septembre, 1917
'Impressions d’un Humoriste Combattant'
par Ricardo Florès

Un Artist sur le Front

dessins par l'auteur

Conserver sa belle humeur en dépit du mauvais temps, de l'installation lâcheuse, de la fatigue accablante, narguer les balles et accueillir d'un bon mot les marmites qui éclatent auprès de vous... c'est là excellemment la manière que nous aimons en France. Nos lecteurs vont la retrouver, sous sa forme la plus crâne et la plus émouvante, dans ces pages et dans les compositions qui les illustrent. Car celui qui a tout à la fois écrit le texte et dessiné les croquis est un de nos plus célèbres artistes, devenu un de nos plus braves soldats. Et ils se joindront à nous pour crier bravo au caporal Ricardo Florès!

 

Donc, on est parti pour la ligne de feu. Sainte-Menehould. Vingt-quatre heures d'arrêt. Le buffet n'est pas épatant. C'est le même singe que dans toute la France! Mais une chouette chambre! Un habitant met à la disposition de quelques camarades sa grange pleine de foin; nous y dormirons à rendre jaloux une marmotte.

 

 

Grand Confort Moderne

La popote des sous-officiers de la compagnie est installée dans une petite maison mise à mal par une grosse marmite boche. Quelle installation! Une vieille porte démolie nous sert de table, des bancs de fortune sont confectionnés. Les carreaux brisés sont remplacés par des morceaux de toile, des vieilles serviettes et des journaux bouchent d'autres trous. La gaîté des repas remplace le confort le plus élémentaire complètement absent. En déjeunant, on contemple le plafond de notre baraque. Il n'a pas l'air bien fixe.

«...Oui,mais l’Palais-Bourbon loge mieux... » déclare Morin, le cuistot.

Morin est un type épatant, il sait tout faire et surtout la cuisine, toujours souriant, complaisant. En ligne, il montera une cuisine avec rien; d'ailleurs, ses mérites seront appréciés; il deviendra cuistot du capitaine.

Après le déjeuner, on regarde s'installer des compagnies descendues au repos, les hommes couverts de boue. Eh! eh! Ça n'a pas l'air si rigolo que ça lesttranchées! Naturellement on se moque de nous. On nous crie en passant: « Ohé! les « tout neufs ».

Aujourd'hui c'est à notre tour de monter en ligne; nous voici sur le départ, voiturettes de pièces et de munitions chargées et les poilus équipés, bâtis si j'ose dire»

 

Le Début en Première Ligne

Ah là là! qu'est-ce que je trimballe: couverture roulée dans ma toile de tente et mon mousqueton en sautoir, mes cartouchières bien remplies... peur l'usage externe, mon bidon de pinard aussi... pour l'usage interne! Comme le mitrailleur ne porte pas de sac. on met tout ce dont en aura besoin en tranchée dans ses musettes. Les miennes sont pleines de vivres. Faut tenir, pas vrai! Une dizaine de kilomètres à faire ainsi sous la pluie, ça pèse! A Berzieux, nous déchargeons notre matériel et l'échelon va rejoindre nos cantonnements. Le matériel! J'augmente mon chargement du canon de rechange et du sac à chiffons où se trouvent clés anglaises, burettes à huile, à pétrole, trousses à limes, etc., et très peu de chiffons. Les hommes prennent la pièce, le trépied, les caisses de cartouches: chacun promène un supplémens d'une vingtaine de kilos. Encore 2 kilomètres à traîner ça en culbutant dans les trous de marmites, à plat ventre dans la boue: et je suis habillé de neuf!

Enfin on attrape l'entrée du boyau F. 3 qui conduit à notre abri. Le F. 3 est plein d'eau. Défense de s'asseoir, comme disait Raffet! On installe la pièce dans son abri, les camarades que l'on relève vous donnent les consignes, tout est prêt, la mitrailleuse pointée sur son point de repère, un tireur et un chargeur prennent la garde pour deux heures et nous allons dans un autre trou, l'abri des hommes, pour y dormir. Les musettes, équipements, mousquetons sont jetés pêle-mêle, les hommes aussi. La foire à la ferraille! Ça manque de puces, mais il y a des remplaçants. Demain on s'installera.

 

Un Type Pittoresque

Voici le jour. L'homme de jus apparaît avec sa peau de mouton et son inséparable masque à gaz enfermé dans une boîte en fer de cantonnier. La cuisine roulante est installée à Berzieux et les corvées de jus et de soupe partent de là. Le café est épatant, il réchauffe. Bourelle Jean-Marie, le cabot d'ordinaire, un gars de Narbonne perdu au milieu de ces Normands, est très fier de son jus.

On l'a surnommé « Le Planteur ». Les Esquimaux ne sont pas fagottés d'une façon plus drôle. Sa tête emmaillotée dans le passe-montagne est couverte du casque; le nez et. les pommettes sont en feu; une bonne pipe braquée dans sa mâchoire lui réchauffe le museau. Ça vaut un croquis: en quat' coups d'cuiller à pot, comme dit mon voisin qui est cuistot chez Duval, je saisis le type au passage.

Jamais personne ne grogne pour les corvées de jus; mais pour le pinard, c'est bien mieux encore: tout le monde est volontaire. Il en disparaît quelques quarts en route dans le gosier de l'homme de confiance. Il racontera qu'il est tembé dans les boyaux. « En levant l'coude, mon vieux »?

 

Les Joies de la Releve

La relève! Ça va être une semaine sans que les marmites vous obligent à vous terrer au fond d'un abri. On a de la veine, ça se passe toujours sans casse. Des marmites sifflent et éclatent autour de vous. Ça ne vaut pas l'orchestre de Bobino.

Enfin, voilà le repos, c'est le nettoyage complet des bonshommes, ce n'est pas un luxe; on en voit au bord de la rivière, qui, leur torse bien nettoyé, l'exposent au soleil... la lessive sèche!

Les plaisirs sont du reste variés: le clairon de service sonne maintenant le « garde-à-vous »: c'est un avion boche qui passe, et la sonnerie prévient que tout le monde doit se hâter de rentrer dans son cantonnement pour éviter les pastilles que ce sale oiseau pourrait lâcher. Il n'en faut pas plus pour qu'immédiatement tout le monde mette le nez dehors.

 

Bon Appétit, Camarades!

Aujourd'hui, changement de secteur: nous quittons Ville-sur-Tourbe pour la Main de Massiges. Le spectacle n'a pas varié. Qu'est-ce que je vois par le créneau: fils de fer barbelés, terre remuée, piquets; là-bas, à 200 mètres, se trouvent les Boches. Je n'en ai pas encore vu un! Des camarades des compagnies qui prennent un petit poste à 15 mètres des petits postes boches ont la bonne fortune d'en voir quelques-uns. C'est le 103e d'infanterie allemande qui est devant nous; d'ailleurs ils nous suivent partout, ceux-là, on les retrouvera à Maisons-de-Champagne, à Verdun et en Lorraine. Au fait, ce ne sont peut-être pas les mêmes, tous les singes se ressemblent.

Ils entendent le matin les hommes de corvée qui apportent la soupe et leur crient: « Ponne petite » en français boche; traduisez: « bon appétit. » Le soir on se flanquera des grenades sur la figure, car dans ce secteur, c'est ainsi presque toutes les nuits. Les 75 français et les 88 autrichiens se mettent de la partie, et c'est un beau chahut: ça dure deux, trois, quatre heures. La soupe arrive en retard, car il ne fait pas bon dans les boyaux. Puis le canardement s'apaise. Une voie crie: « Madame est servie! » Ça ragaillardit.

Aujourd'hui, un 210 est arrivé sur mon abri, a pénétré, est tombé au pied de ma pièce sans percuter. Quelle émotion! S'il avait éclaté, la première pièce et son personnel auraient été bouzillés là. Comme il fait bon vivre quand on voit le 210 non éclaté, le museau tourné vers les Boches qui l'ont envoyé!

 

Quand Les Boches Y Ont Passe

Je profite des loisirs que me laisse le service pour faire quelques croquis dans les villages lamentables, défoncés par les marmites. Ah! les Boches kultivês, ils l'arrangent le paysage. Les imbéciles qui ont de l'indulgence pour ces brutes n'ont qu'à faire un tour ici, et ça leur passera. Ça n'est pas facile de se rappeler, quand on voit ça, que, dans le civil, on est « humoriste »!

Un jour, un de nos biplans d'observation, Une cage à poule, plane au-dessus de ma tête pendant que je dessine la petite église défoncée par les marmites. Les Boches tirent dessus. Frrruut! vlan! un éclat vient tomber à quelques mètres de moi: il est large comme ma main. Aurait pas fallu encaisser ça. Quoi que disent les journaux, les obus boches ne sont pas en cuir bouilli!

 

On Dessine Quand Meme

Dans toutes mes pérégrinations, un carton à dessin et une petite boîte d'aquarelle me suivent. Je dessine aussi des camarades. J'ai un petit fourbi réduit qui tient dans une musette, ce qui me permet d'opérer moi-même comme un photographe célèbre, mais... tout est fait à la main. Il y a des types impayables!

Ainsi Pragastin, l'infirmier de la compagnie, quand il va à la corvée de pinard. Il prend les bidons des camarades et va au patelin voisin les faire remplir. Ce n'est plus un homme, c'est un monceau de bidons. Un jour, j'ai compté les bidons: il en avait cinquante sur le râble! Je n'ai pas besoin de vous dire que le Docteur — c'est ainsi que nous l'appelons (s'il est infirmier de, la compagnie, dans le civil il est porteur aux Halles) — se soigne la bouche ces jours-là.

Mais on n'a pas toujours le temps de faire son métier d'artiste, car au repos on fait aussi l'exercice, pour ne point en perdre l'habitude.

 

Sept Jours... Comme Ça Passe!

Chic! Je pars en perme. Quelques camarades arrivent des lignes, le barda complet sur le dos; ils partent comme moi. Ils s'en vont le calot sur l'oreille, la musette garnie le trophées boches ou de douilles de 75, des souvenirs! la bourguignotte est accrochée à la musette. Ils s'entassent dans les wagons; les compartiments sont archi-combles, les couloirs en regorgent; les uns sont accroupis, d'autres couchés, et tout ce monde-là joyeux. Des poilus poussent l'amour du confort jusqu'à.se verrouiller dans le... réservé! Comme ça, on peut dormir en paix. Ordinairement on me prend pour un prêtre ou pour un valet de chambre; certains sont persuadés m'avoir entendu chanter à la « Gaîté-Montparnasse » et m’abordent en me complimentant de mon succès dans tel refrain en vogue. Cette fois un bon territorial,chef dans un grand restaurant parisien, me prend pour un collègue. Je lui ai dit que je m'offrirais un homard à l'américaine chez Prunier. C'en est fait, je suis trop avancé pour désillusionner le camarade, et d'Epernay à Paris, j'écoperai de toutes ses recettes pour les sauces et de tous les bons repas qu'il a faits: comme il a quarante-deux ans, ça chiffre!

Mais, comme ça passe, sept jours! Le retour est moins gai. Bah! arrivés au cantonnement, on se retrouve vite en famille.

« Qu'est-ce qu'y disent à Paris?

— Y s'en font pas une miette, y vous demandent si on les aura!

— Oui, si on a du pinard, et du 75! »

Et comme on les a... on les aura! Vous en faites pas a l'arrière!

 

Texte et dessins de
RICARDO FLORÈS,
Caporal à la 2è C.-M. du 103
 

 

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