- de la revue Lecture Pour Tous, 15 octobre 1918
- 'Impressions dun Blessé'
- 'par un qui le Fût'
- par Ricardo Florès
Un Artist Décrit Son Evacuation
dessins par l'auteur
Tous ceux qui approchent nos blessés sont rempli d'admiration pour leur moral. Voici un témoignage que nul ne récusera, puisque c'est celui du blessé lui-même, notre collaborateur, Ricardo Florès, le brillant artiste et le spirituel humoriste, deux fois cher à nos lecteurs, par son beau talent et par sa vaillante conduite au front.
La division quittait la Champagne pour le nord et le Kemmel par-dessus le marché. Le secteur que nous abandonnions était tranquille; ici c'était autre chose; les marmites tombaient un peu partout: pas de coin, même à l'arrière, qui n'eût sa part. Les Boches encadraient de projectiles la petite ferme abandonnée où nous cantonnions, sans arriver à en placer un dessus.
Je Suis Vivant: Tout Va Bien
Le 6 juin, à dix heures du soir, ces animaux se mettent à marmiter notre coin en serrant notre baraque de très près. Je sors de mon réduit pour voir où la dernière était tombée, quand, sans le moindre sifflement avertisseur, une gerbe de terre s'élève brusquement devant moi: une grosse flamme et, v'lan, l'éclatement connu. A peine avais-je vu cela qu'un déluge de terre, pierre et ferraille, passe au-dessus et à côté de moi et je me retrouve à plat ventre! Celle-là, je l'avais vue de bien près: l'impression d'un coup de marteau « Enfoncez-vous bien ça dans la tête! »: mais pas de douleur. Je ne me rendais pas très bien compte de ce qui avait pu m'arriver, Pourtant j'avais dû écoper.
Je fus tiré de mes rapides réflexions par une seconde arrivée éclatant un peu à gauche de la précédente. La rafale passe: heureusement j'étais couché à terre.... Vite, vidons les lieux.... Oh, là là! impossible de tenir sur les jambes. Une violente douleur au genou, et un liquide chaud coulait dans ma botte: j'étais touché! Le pantalon, le caleçon et un peu de mon genou étaient arrachés, le sang coulait assez abondant; il fallut donc battre rapidement en retraite, metraînant sur trois pattes.
Ça rappliquait toujours, et à chaque sifflement je m'aplatissais du mieux que je pouyais. Dans ces moments-là, on ne se fait pas gros, on est collé à terre, plaque comme une sole. Je ne me sentais pas très bien, et il me dégoulinait je ne sais quoi de chaud dans la bouche pas du pinard, bien sûr. L'inspection rapide de ma main sur le crâne et la figure m'apprend qu'un petit coin de cuir chevelu était parti et qu'un autre était soulevé comme la croûte d'un camembert, puis un trou au front au-dessus de l'il gauche. Eh! Eh! mais c'était plus beau que je ne pensais: le côté gauche n'avait pas de veine.
Enfin je n'étais pas mort, donc tout allait pour le mieux. Ici la camaraderie ne se manifeste pas par des mots et, pour vous tirer d'un mauvais pas, on ne marchande pas sa vie. Je l'ai constaté pour moi. Pendant qu'un camarade trottait chercher un brancard au poste de secours, accompagné par des marmites, d'autres me rentraient dans la ferme, m'installaient sur une couchette et me pansaient sommairement. Je pensais à ce vieux Pragastin, absent en ce moment-là. J'ai su plus tard qu'il a été navré de n'avoir pu faire mon pansement. II y avait encore 700 ou 800 mètres à faire pour rejoindre l'auto sanitaire américaine au bord de la route. On se fit des adieux touchants. Le caporal Derrien, de la 3e C. M., fut éloquent: un coup de pinard lui avait délié la langue.
« Ah! mon vieux poteau, t'en fais pas: plus de marmites, plus d'avions, tu vas aller à l'intérieur, la guerre est finie pour toi (Derrien dit Julot allait un peu vite). Un bon lit avec des draps t'attend! »
Le fait est que je ne risquais pas de perdre au change. On se partageait, l'ami Goblet et moi,une petite étable à cochons dont le confort était bien primitif: pourtant nous faisions des envieux!
De Brancard en Auto
Le voyage fut mouvementé: les marmites siffiaient au-dessus de notre tête et éclataient à gauche, à droite, en avant de nous et pas très loin. A chaque sifflement mes brancardiers me posaient délicatement à terre et faisaient de savants plat-ventre. J'étais inquiet. L'intérieur, le bonlit,etc, tout ça c'est joli! mais je n'y étais pas. Ça ne m'aurait rien dit de voir notre petite troupe mise en marmelade.... Enfin je touche le premier but. Je serre les mains de Klotz, Grenet et Hugué, je les remercie, et me voici glissé dans l'auto libératrice qui roule doucement.
En Belgique et dans le Nord, presque toutes les routes sont pavées. Malgré les précautions du conducteur, je suis copieusement balancé sur mon brancard. A mesure que la voiture s'éloigne,la sécurité augmente. Les marmites deviennent plus rares. Pourtant quelques-unes arrivent dans les environs; le ronflement du moteur ne m'empêche pas d'entendre sifflements et éclatements.
On arrive à l'ambulance de T... Sous la tente, des blessés étendus sur les brancards fument la cigarette. On me fait une première piqûre antitétanique, et en route pour une autre destination. La promenade-balançoire sur les pavés recommence. Nous sommes cinq dans la voiture, tous cramponnés au brancard; l'un de nous, blessé horriblement à la face, râle et vomit le sang. Nous arrivons à l'ambulance de A...; on y garde ceux qui ne peuvent aller plus loin; je reprends l'auto avec quatre nouveaux compagnons pour Bourbourg.
Le Réveil dans un Bon Lit
L'un deux, un Américain conducteur d'une auto sanitaire, touché au visage et aux mains, sans abandonner son volant et son sang-froid, a pu ranger sa voiture chargée de blessés sur le bord de la route, à l'abri des convois et des camions d'artillerie qui ne cessent de rouler toute la nuit. Enfin on arrive à Bourbourg, terme du voyage. Pas fâché. On nous dépose dans la salle des entrées. On fait un paquet de sa capote, veste, pantalon et godillots qu'on remet à un infirmier qui vous le rendra la veille du départ. Mon pantalon déchiré et ensanglanté est jeté de côté. Il me reste une botte, l'autre a été abandonnée je ne sais où. L'infirmier me dit, un peu ahuri :
« Alors t'as qu'une botte? Quoi que tu vas faire avec une botte seulement?
Rien; flanque ça en l'air.
Ah, c'est dommage! »
II contemplait mon unique chaussure, la trouvait à son goût et répétait: « C'est dommage de la jeter.
Je te la donne, garde-la en souvenir de moi.
Merci, merci, mon vieux; c'est une chouette botte... mais... tu pourrais pas avoir l'autre pied?
Ah non! Si j'avais la paire, je ne m'en déferais pas! »
Convaincu par ce raisonnement profond, il part satisfait avec mon cadeau: d'heureuses circonstances lui permettront peut-être de trouver un pied gauche de la même pointure.
Après cette petite formalité, le chirurgien vous voit immédiatement et vous radiographie si c'est nécessaire. Le Dr Petit me rassure: on ne me coupera pas la jambe, et la tête guérira vite. On tond ma perruque et me voici sur le billard, chloroformé et... réveillé le lendemain, la tête et les jambes entortillées de bandes. Mes voisins m'apprennent la situation géographique de Bourbourg, le numéro de l'hôpital et des tas de choses encore. Eux aussi ont été blessés au Kemmel et demandent si le secteur se calme un peu. On échange ses impressions, Chacun raconte dans quelles circonstances il a été touché. Rarement un blessé maudit son sort; même les amputés s'accommodent de leur triste état, heureux encore d'être sortis la vie sauve de cet enfer. Ici on n'est pas bien exigeant.
Nous étions choyés à Bourbourg. Infirmiers, infirmières et le Dr Petit étaient aux petits soins pour nous. Je le tenais, le bon lit. Le canon ne s'entendait qu'au loin, mais les Boches, qui ont la spécialité des bombardements d'hôpitaux, venaient nous rendre visite la nuit. Les tirs de barrage et le ronflement des moteurs nous réveillaient. Alors, quoi, ce n'était pas fini? on allait encore ici entendre cette musique! L'alerte passée, nous reprenions notre sommeil et on rêvait tout à son aise dans de confortables conditions. Je voyais Français, Anglais, Américains, Belges, Italiens, etc., fondre sur cette horde de brutes et tout nettoyer. Ce n'était pas le Rêve de Détaille, j'approchais plus de la réalité. C'était épatant. D'ailleurs je vous ai dessiné ça. Après tout, j'avais rêvé assez juste,car ils déménagent un peu vite en ce moment.
Florès ou Ricardo
Après quinze jours passés à Bourbourg, dont je garde le meilleur souvenir, je vais être évacué à l'intérieur où doit s'achever ma guérison. On nous embarque dans le train sanitaire, un vrai train de plaisir à marche lente. Mon sleeping-car, un wagon de troisième du P. L. M. est ainsi aménagé: dans chaque compartiment, deux brancards superposés pour les grands blessés et une banquette pour les valides, ce sont ordinairement des intoxiqués par les gaz asphyxiants, les gazés comme on les appelle. Des prisonniers boches blessés montent dans notre train. Le long de la voie, de gros trous de torpilles attestent la maladresse des aviateurs boches. Dans les gares, aux passages à niveau, jusqu'à Abbeville, on ne voit qu'Anglais, Ecossais, Australiens, Canadiens et aussi des Américains. Nous passons à Rouen, Lisieux, Alençon. Là ce sont des permissionnaires de chez nous, prêts à repartir, qui regardent avec un brin d'envie notre train qui s'enfonce dans l'intérieur. La Croix-Rouge nous ravitaille pendant notre voyage. Nous arrivons à Guingamp à 3 heures du matin, après trente-huit heures de voyage! J'ai laissé le train sanitaire sans regret. Une partie des blessés descendait, l'autre filait à Lannion.
A l'hôpital je retrouve dans la salle Charles de Blois, un sergent de ma compagnie et des chasseurs à pied blessés au Kemmel un mois avant. Décidément le Kemmel ne manquait pas de clients! Je donne des tuyaux sur leur ancien secteur. Mon drôle de nom me procure toujours des difficultés. Les uns connaissent Ricardo, ignorent Florès et réciproquement. Ainsi le vaguemestre de l'hôpital, un auxiliaire à lunettes venant payer le prêt, cherche vainement Florès sur son registre de comptabilité. «Voyez à Ricardo, lui dis-je; » et, en effet, je figure là avec 4 ou 5 francs à toucher.
« Enfin, comment vous appelez-vous, Florès ou Ricardo? me dit l'auxiliaire soupçonneux.
Florès, prénom Ricardo,
Réfléchissez, faudrait pourtant savoir
Mon vieux;lui dis-je,tu peux me croire: pas un ici ne connaît mieux mon nom que moi. »
Et l'auxiliaire est parti, ni content ni convaincu.
Ou l'On n'est Pas Chez les Fous
Tout est enfin cicatrisé, mais la jambe reste raide, pas moyen de la plier. On m'expédie à Rennes, centre de physiothérapie, mécano-thérapie, etc.: ne vous creusez pas la cervelle. Là, on me fera faire un traitement qui donnera à ma jambe la souplesse et l'élasticité d'antan. Dans mon nouvel hôpital, c'est un tout autre décor: les boiteux, les béquilles et les cannes y foisonnent. Des Russes et des Italiens y sont hospitalisés.
Mon traitement est compliqué: je vais à la rééducation de la marche, au massage à l'électricité et à la mécano. Quand on pénètre dans la grande salle de la mécanothérapie, la première impression est de se croire chez les fous.
Des poilus pédalent éperdument sur des bécanes fixes: dans une grande boîte de bois munie d'avirons, un artilleur rame avec conviction, il me regarde:
« Hein! j'me noierai toujours pas sur le parquet.
Non, mais t'arriveras pas à Charenton ce soir.
Mais on y est! Regarde tous ces trucs-là! »
Un petit territorial actionne une roue en pédalant des deux pieds, tel un rémouleur: il ne repasse rien du tout. Moi, je m'offre une roue actionnée par un moteur qui me fait plier la jambe autant qu'elle peut: grâce à cette mécanique abracadabrante, on retrouve l'usage de ses membres opérés, atrophiés.
Le matin, on vous apporte les journaux, et tous ces éclopés momentanément hors de la mêlée jubilent en lisant le communiqué. J'ai le plaisir de voir dans un journal de la région les hauts faits de mon régiment et particulièrement de ma compagnie qui, conduite par le capitaine Miconnet, mousqueton au poing, a flanqué une raclée aux Boches à Venteuil. Les camarades s'occupent, pendant que je suis ici!
Les jours s'écoulent monotones en attendant la guérison. Ce que les poilus craignent, ce n'est pas les marmites, c'est le terrible adjudant qui, à la porte de l'hôpital, veillé à ce que personne ne sorte avant l'heure et pince ceux qui rentrent en retard.
Un petit conseil avant de vous quitter:
Si les Boches vous frappent, vous, ne vous frappez pas: vous voyez, il n'y a pas de quoi!
- Ricardo Florès
- Rennes, septembre 1918