de la revue 'Les Annales' No. 1779 29 juillet 1917
'La Cagna des Artistes'
par Léon Huygens
 
Un Artist Belge sur le Front de l'Yser

Léon Huygens

 

Notre collaborateur, le peintre Huygens, nous adresse ce récit de l'existence qu'il a menée à Nieuport. sous les obus. Pendant des mois, nous pourrions dire pendant des années, il a travaillé parmi les ruines, dans les rues à demi détruites de la malheureuse cité flamande. Une cave servait d'asile aux artistes qui l'avaient ingénieusement transformée en atelier. Et, le croira-l-on? ils finissaient par prendre goût à cette vie misérable; ils subissaient la mystérieuse attraction du danger, l'homme s'adapte à tous les milieux.

 

Alfred Bastien

 

L'armée beige, tout comme l'armée française, a organisé un service très complet de documentation artistique et nous sommes toute une bande de bons compagnons qui faisons de notre mieux, pour laisser de cette guerre sans exemple un ensemble de souvenirs précis, impartiaux et surtout durables, qui dira aux générations futures, avec plus de fougue et d'accent que ne le pourra jamais la photographie, ce que le Barbare a fait de cette héroïque contrée de l'Yser, ce que nos braves soldats et leurs frères d'armes, les intrépides fusiliers marins de France, ont déployé d'audace et de bravoure, et combien ils auront couché de cadavres allemands dans la glèbe flamande.

Nous déplaçant sans cesse, selon les occasions qui s offrent d'enlever un croquis à la pointe du crayon ou de brosser une étude sur le vif, il nous est venu à i'idée, à Alfred Bastien et à moi, d'installer un poste-atelier dans les ruines mêmes de Nieuport-la-Ravagée.

Nous consacrâmes une partie de nos loisirs à la recherche d'un coin quelconque où abriter nos chevalets: cave, masure ou restant de palais, tout fut scruté, et bientôt nous trouvâmes un local, bien lamentablement ébréché par les obus, il est vrai, mais enfin très arrangeable et d'une sécurité relative...

A grand renfort de planches et de madriers ramassés de ci de là, nous avions bouché les trous béants, consolidé ce qui était trop mal en point; lorsqu'il nous fallut songer à la décoration de notre nouveau home, notre premier soin fut de badigeonner très consciencieusement a la chaux les murs raboteux de notre cagna - n'est-ce pas aussi de la peinture! Mais la désolante nudité du lieu nous apparut encore plus triste, c'est pourquoi nous n'hésitâmes pas un instant à y installer une pseudo-cheminée flamande qui fut, ma foi, d'un fort bel effet. Premier succès!

Une tournée d'exploration dans les ruines, hélas! trop voisines, devait nous donner bientôt quelques beaux débris: chapiteaux de colonne, madone de bois sculptée au temps des archiducs, fragments précieux d'objets d'art de toutes sortes, qui nous servirent à décorer notre cheminée et les recoins de notre pittoresque atelier et à compléter son mobilier plus que rudimentaire.

L'excellent garçon qu'est Alfred Bastien se multiplia et, son goût merveilleux aidant, un petit musée s'installa tout doucement dans notre cagna, car nous avions ajouté à nos bibelots, nos études, nos dessins et quelques tableaux.

Comme Robmson Crusoé, nous avions adopté un chien; ce bon toutou, qui devint notre plus fidèle compagnon, s'appelait Bzz: nom qu'il devait au bruit .des obus passant pardessus nos têtes et dont le vrombissement l'intriguait fortement.

Aux premiers froids, nous brûlions dans notre vaste cheminée tout le bois que nous pouvions ramasser et, dans la cave, aux voûtes solides, nous avions installé nos lits dont l'un était fait de quatre planches sur lesquelles nous avions tendu de la toile à sac; l'autre avait été trouvé par lui dans les ruines, il est vrai qu'il était percé d'éclats d'obus comme une véritable écumoire.

Les rats, les souris, les moustiques et les limaçons, qui pullulaient, avaient fini par faire partie de la famille, bien que les rongeurs aient gardé une sage terreur de notre brave Bzz...

A chaque instant, nous ajoutions quelque nouvelle richesse à notre collection, et bientôt la table de travail que nous avions fabriquée de vieilles planches s'entoura de véritables chaises découvertes dans les ruines; elles n'étaient peut-être pas en très bon état, mais « à la guerre, comme à la guerre! »

Nous recevions parfois la visite d'hôtes indiscrets qui entraient sans frapper et se faisaient un malin plaisir de désorganiser notre logis. C'étaient les éclats des marmites tombant à proximité, qui pénétraient aussi cavalièrement chez nous; ils n'auraient même pas respecté le volet mécanique que nous avions posé à la fenêtre et que nous baissions pour la nuit... de crainte des voleurs, peut-être.

Bastien - toujours lui - plein d'ingéniosité, avait réservé dans le jardin voisin un petit potager, qu'il cultivait avec amour et qui nous donnait d'excellents légumes; nous l'arrosions avec l'eau du canal qui passe en face et qui nous servait de bassin de natation; même, aux heures de grandes accalmies, nous risquions-nous en barque, masqués aux yeux de l'ennemi tout proche par les hautes berges.

Cependant nos confrères et amis du service artistique documentaire nous faisaient de fréquentes visites: Henri Meunier, Wagemans, Yvan Cerf, James Thiriar, André Leynen, Verdegem, Allard l'Olivier, Anspach. Lemayeur, Thonet, Berghmans, tous en un mot vinrent nous apporter la joie de leur verve et de leur inépuisable bonne humeur; l'un des premiers avait été le lieutenant Horlait. le distingué commandant de notre unité.

Puis ce furent les visites de poilus, d'officiers, de personnages importants; notre musée devenait un lieu de pèlerinage ou l'on venait de loin et dont on célébrait partout sur notre petit tront l'amusante fantaisie et la curieuse ordonnance.

Dès que nos missions à Paris étaient terminées, nous nous hâtions d'aller retrouver notre chère cagna et de reprendre, en compagnie de mon ami Bastien, la vie de martiale bohème que nous y menions avec tant de plaisir, le coeur plein d'une glorieuse espérance.

Léon Huygens

 

 

Back to Introduction

Back to Index