- de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
- 'La Chute d'Anvers'
- La Siège d'Anvers en 1914
Le général von Beseler l'avait annoncé: Anvers allait être bombardé.
Le gouverneur militaire fit connaître à la population par quelles routes elle pouvait fuir, et nous venons de la suivre dans ce douloureux exode.
Toutefois, on évalue à 50.000 environ le nombre de personnes qui restèrent à Anvers, ne pouvant se décider à quitter la ville.
Pour bien des gens d'ailleurs ce départ fut une effroyable torture morale; car ils ne pouvaient se séparer de leur ville et de leurs foyers sans que leur âme en éprouvât un amer déchirement.
M. Joseph Muls a analysé de façon saisissante cet état d'âme de ses concitoyens. Voici quelques scènes esquissées par cet écrivain avant le bombardement:
« A la chaussée de Turnhout je vis des habitants qui bouchaient les soupiraux de leurs caves à l'aide de charbon, de sable ou de terre. Partout régnait une profonde frayeur, mais beaucoup hésitaient encore a se retirer, beaucoup d'autres aussi se trouvaient dans l'impossibilité de partir, ou ne se rendaient pas pleinement compte du danger.
L'histoire d'Anvers a enregistré plus d'un bombardement. Celui du baron Chassé, en 1830, était de date relativement récente et chacun en avait entendu parler au sein de sa famille par son grand-père ou sa grand'mère. Les Anversois ne manqueraient pas de traverser encore cette nouvelle épreuve, et ils tenaient surtout et avant tout à leur foyer.
Lorsque je revins dans mon quartier, je vis les gens arrêtés sur le seuil de leurs portes; ils regardaient les passants, comme pour demander un conseil, un secours ou une parole de réconfort.
Sur l'autre trottoir s'avançait le bourgmestre De Vos, accomplissant son trajet quotidien vers l'hôtel de ville. Il marchait absorbé dans ses pensées, vêtu d'une redingote gris-foncé, le girondin gris-clair sur la tête, la taille un peu courbée, écrasé de soucis et de responsabilités en ces heures tragiques. Il ne répondait pas aux saluts des nombreux concitoyens, qui le suivaient des yeux avec respect et sentaient à cette heure solennelle qu'il était bien réellement le bourgmestre sur qui l'on pouvait compter.
Poursuivant leur méditation intérieure, ses yeux absents regardaient fixement derrière le lorgnon luisant, dont le cordon de soie pendait négligemment le long de sa moustache poivre et sel et de sa face colorée et ridée.
J'eus l'impression de voir un homme qui serait simplement un héros si c'était nécessaire et qui ferait bon marché de sa propre vie au moment du danger.
Assis dans mon fauteuil, je jetai un regard autour de ma chambre et laissai errer mes pensées.
Ici je me suis livré à un labeur absorbant durant de si nombreux jours de mon existence. Ici j'ai enfin vu clair dans mes jeunes rêves. Ici je me suis dégagé des liens de la vie inconsciente et j'ai ressenti l'enthousiasme des grandes actions.
Le long des murs s'étalaient les nombreux ouvrages qui m'étaient chers, ainsi que les portraits et les petits tableaux qui faisaient partie de ma vie et des occupations de mon esprit. Je regardai le galbe et les couleurs d'un petit vase artistique; je vis le geste gracile des statuettes en tanagra surmontant ma bibliothèque; sur le mur obscur à côté de la croisée se détachait le pli amer de la bouche de Beethoven, caractérisant le masque du maître.
Je sentis la mélancolie m'envahir.
Il ne me reste rien d'autre à faire que de me séparer de toutes choses avec calme.
Là, dans les tiroirs, sont déposées des lettres d'êtres aimés, que j'ai recontrés dans mes courses vagabondes à travers le monde.
Allais-je les emporter? Non, il n'y fallait pas songer; Que pourrais-je prendre avec moi dans un voyage que je devrais peut-être effectuer à pied jusqu'à la frontière?
Rien, en dehors de mon propre bagage- indispensable. Les brûler? Non, il était impossible d'anéantir tous ces trésors de beauté et de tendresse éclos dans des moments de bonheur profond ou sortis en plaintes amères d'un, abîme de douleurs. Peut-être qu'un jour je retrouverais le tout, qui sait?
Je fermai les tiroirs et cachai la clef.
Je parcourus la maison une dernière fois, visitant toutes les chambres où nous avions vécu pendant tant d'années et où nous avions connu et partagé nos joies et nos chagrins.
Du haut de leurs vieux cadres dorés mes adieux me regardaient, braves gens paisibles et lointains qui avaient vécu dans des périodes de tranquillité et de paix constante: mon grand-père avec ses favoris, serrant de sa main rosé la poignée de son sabre recourbé d'officier, ayant servi sous Léopold 1er; ma grand'mère. de Hollande, à la bouche hermétiquement close et empreinte de chagrins dévorés en silence: mon arrière-grand'mère, coiffée du bonnet blanc, le cou orné d'une lourde chaîne d'or, la montre d'or étalée sur la robe en brillante soie noire; une tante de Hesbaye, morte prématurément, représentée sous les traits d'une jeune fille, tenant à la main une rosé rouge, tandis qu'un fin joyau retombait de sa tête sur son front virginal entre les bandeaux lisses de sa chevelure.
Partout je rencontrais des objets qui évoquaient des souvenirs de jours joyeux et tristes, de voyages lointains. »
Et M. Muls poursuit la description de ses adieux à sa maison:
« II est temps de dire adieu à toutes choses. Il est temps de ne vivre que par soi-même, de savoir, une fois pour toute, que rien n'importe sinon notre propre âme qui pense et qui sent, notre âme immortelle. Que signifie cette vie matérielle? Pourquoi, lorsque le messager de la mort se tient à la porte, haletant, vouloir encore temporiser et calculer qu'il serait préférable que ce soit tout à l'heure plutôt que maintenant, dans un an plutôt que cette nuit. Ce serait une lâcheté que d'y réfléchir un instant ou d'avoir seulement une hésitation.
Et qu'importe même que cette belle ville périsse, si son sort est décidé?
L'histoire doit suivre son cours. Il n'y a rien à faire contrôle destin. La tour de la Cathédrale s'écroulera lorsque son heure aura sonné. Rome et Athènes et Carthage ont été ravagées également par des armées victorieuses. C'était nécessaire pour établir un ordre nouveau dans le monde...
L'apaisement entra dans mon âme. Je n'éprouvai plus de précipitation, plus d'emportement, plus d'amour-propre, je n'eus plus envie d'adresser cies reproches à la destinée. Je mis mon manteau, je serrai mon sac sous le bras, je fermai la porte et sortis.
Il était huit heures environ. La ville était morne et grise comme, si une nuit précoce l'avait envahie. Il n'y avait presque pas de monde dans les rues. Les maisons étaient toutes fermées. Ça et là on obstruait encore une cave au moyen de terre et de cendres, avec crainte et une hâte fébrile. Les vitrines des magasins étaient clôturées de planches en bois jaune; d'autres, au dernier moment, disparaissaient vivement derrière leurs volets.
J'entrai machinalement à la gare centrale, comme si je voulais de nouveau retrouver le train qui m'emmenait chaque soir, après la tâche quotidienne, vers le repos lointain des sapinières.
Toutes les barrières étaient ouvertes; plus de contrôle nulle part. Ce n'était pas une heure favorable pour rencontrer encore un train et cependant j'en trouvai un qui était en partance pour Esschen. Je reçus une petite place dans un des wagons bondés. Les voyageurs étaient nerveux, mais enjoués. Il régnait entre eux une familiarité presque fraternelle. L'angoisse du moment semblait démentie par les conversations indifférentes et animées. Certes, on avait abandonné son foyer et ses biens, mais ce n'était que pour peu de temps et puis cette excursion gratuite en Hollande ne paraissait pas dénuée de charmes.
Le train s'était mis en marche, ralenti par son énorme chargement. Je cherchai à travers les vitres une dernière lueur de la tour de la Cathédrale, dont la blancheur grise se détachait sur le ciel sombre du soir par dessus les toits; les sveltes aiguilles de Saint-Joseph pointaient au-dessus de la masse sombre des arbres du parc. Le panorama de la ville glissa devant nos yeux et s'évapora; nous roulions au milieu des sombres campagnes. »
Jetons maintenant un coup d'il dans un hôpital.
A l'hôpital Sainte-Marie, à Berchem, régnait une animation extraordinaire. Depuis le 3 octobre, on y avait transporté tous les impotents, hommes et femmes, de l'hospice Sainte-Anne, situé en dehors de l'enceinte, car on les croyait mieux à l'abri à l'hôpital, protégé par les remparts.
Lorsque le 6 octobre, on fut informé par l'autorité militaire que les soldats en traitement à l'hôpital devaient se tenir prêts à partir a tout moment, on en savait assez; car il était facile de lire entre les lignes la signification d'un ordre de l'espèce.
Immédiatement on prit des mesures pour aménager en dortoirs les couloirs souterrains.
On descendit en hâte lits, matelas et couvertures.
Le mercredi les soldats encore capables de marcher durent se diriger vers l'Escaut. 40 d'entre eux partirent aussitôt; ils soupiraient après ce moment, car c'est une chose horrible d'être exposé au danger sans aucun moyen de défense.
Quelques-uns se tramaient à l'aide de béquilles, d'aucuns étaient soutenus par leurs camarades.
On vit également des scènes lamentables dans d'autres ambulances, où de malheureux blessés essayèrent de fuir la ville condamnée en s'appuyant sur deux manches à balai.
A l'hôpital Sainte-Marie, des blessés gardaient encore le lit, car il leur était impossible de se sauver eux-mêmes. On avait promis de leur envoyer des autos, mais ceux-ci tardaient à arriver. Le docteur Marinus en ayant rencontré une cinquantaine dans la rue du Rempart, qui semblaient attendre des voyageurs, se mit à la recherche du commandant des véhicules et obtint de lui l'autorisation de les conduire devant l'hôpital. Les blessés, après avoir été chaudement emmitouflés, furent déposés dans les autos; certains d'entre eux demeurèrent étendus sur leurs brancards. Et les autos démarrèrent.
A l'hôpital il restait encore un grand nombre de malades. On se mit alors à déménager pour tout dé bon les lits, les matelas et les couvertures qui furent transférés des étages dans les caves. Tous les malades, le personnel domestique et les Surs devaient faire en sorte que tout le mobilier fût descendu avant le soir. Personne ne pouvait rester à l'étage et le service devait être organisé de façon à ce qu'on n'eût pas besoin de monter au cours de la journée. Seule la cuisine, installée sous deux voûtes en béton armé, pouvait encore être employée.
Les caves ressemblaient à un marché de vieux meubles. Les lits, les malades, les tables, les chaises furent disposés de la manière la plus avantageuse et la plus pratique.
Dans un des couloirs on érigea un petit autel, afin de pouvoir y célébrer la- Sainte Messe.
Pendant la journée l'hôpital vit accroître sa population. Il faut mettre sur le compte de la confusion générale, et aussi de l'égoïsme, le fait que des gens abandonnèrent des membres de leurs familles, malades ou impotents, et ces pauvres délaissés venaient supplier qu'on leur accordât un abri à l'hôpital. On y voyait arriver aussi des exiles venus d'autres localités, qui n'avaient plus la force d'aller plus loin et étaient prêts à affronter tous les dangers, pourvu que leur corps épuisé pût goûter quelque repos.
Il faut y ajouter les vieillards de l'hospice Sainte-Anne, ce qui porta bientôt à 250 environ le nombre des pensionnaires de l'hôpital.
On s'efforça de donner un couchage convenable à toutes ces personnes.
Le docteur Marinus, accompagné de sa famille, vint également sonner à la porte. Il ne voulait pas abandonner ses malades et venait se mettre à la disposition de l'hôpital au cas où l'on aurait besoin de lui pour soigner les blessés.
Le bombardement devait commencer la même nuit.
Dans la matinée un taube, violemment bombardé par l'artillerie anglaise, avait plané au-dessus d'Anvers, ce qui fut considéré comme un mauvais présage.
Ce mercredi soir le haut commandement militaire fit demander un logement pour le général De Guise, deux autres officiers, ainsi que pour 200 soldats et 20 cyclistes.
En un clin d'il tout fut prêt pour leur donner à tous un abri.
Le général De Guise arriva le soir et resta à l'hôpital jusqu'à 1 heure du matin. Entretemps, le bombardement avait commencé. Un peu avant minuit le premier shrapnell vola au-dessus de la ville avec un bruit lugubre.
« On eût dit, écrivait De Bom, que je ne sais quel animal préhistorique voguait dans l'espace, poussant des cris aigus et prolongés qui glaçaient le sang et faisaient battre les curs d'une anxiété immense, La grande détresse s'était emparée de nous.
Nous étions accroupis dans nos caves, sous la lueur incertaine d'une veilleuse et nous embrassions d'un regard tout ce qui nous était cher. Une indicible oppression étreignait les poitrines; la conscience croissante du danger de mort immédiat frappait les membres de paralysie. Jusqu'au dernier moment nul n'avait cru à la réalité.
Notre ville réduite en poussière! Des habitants sans défense, qui quarante jours auparavant n'auraient pu imaginer un sort pareil dans leurs rêves les plus effrayants, seraient exposés aux embûches d'une puissance invisible; à chaque heure la mort pouvait pénétrer au milieu de nous. Il fallait de longues réflexions - et qui donc avait encore la force de penser - pour bien se graver cette idée dans l'esprit; tantôt, si une de ces formidables bombes vous tombait sur la tète, toute cette maison allait s'effondrer; cet être aimé qui était à vos côtés ne respirerait plus; ce serait la fin de tout.
Mais même les âmes anxieuses, une fois parvenues à un degré de tension extrême, peuvent reprendre leur résignation et s'accrocher à un vague espoir, comme dans une dernière et surhumaine étreinte.
O, cette première nuit, quand lés explosions se multipliaient dans le voisinage immédiat et que les flammes des environs rougeoyaient vos fenêtres du brasier des incendies! Et cette angoisse des animaux, qui se couchaient éperdus aux pieds de leurs maîtres, tremblant de tout leur pauvre corps de bêtes! El puis, dans la vague clarté du jour naissant, ces rues remplies de débris de briques, de décombres et d'éclats de verre, le long des maisons où seuls les gémissements plaintifs d'un chien abandonné trahissait la présence d'êtres vivants.
Je les vois encore devant moi, les pauvres blessés, échappés des hôpitaux, le visage blême et convulsé, se traînant péniblement sur leurs béquilles, désemparés et affolés. Et entretemps, à gauche et à droite du troupeau en fuite, un projectile qui réduisait une maison en poussière, un coup formidable et un grand nuage de poussière s'élevant parmi l'amas des ruines. »
II y eut aussi des habitants blessés par le bombardement.
C'est ainsi qu'on vint prévenir le personnel de l'hôpital de Berchem qu'un homme avait été atteint dans la rue du Général Léman par des éclats de shrapnells et qu'il avait besoin de secours urgents.
Sans hésiter, un domestique de l'hôpital alla chercher le blessé avec la voiture d'ambulance à travers la pluie des bombes.
A peine était-il parti qu'on vint annoncer que des blessés devaient être recueillis également dans la rue de la Craie.
Les bombes continuaient à hurler au-dessus de la ville. Personne n'osait se risquer dans la rue. Ceux qui étaient réfugiés dans les caves entendaient au dehors 'e sinistre craquement des maisons atteintes et la chute des décombres.
On était fort inquiet sur le sort du domestique qui tardait à rentrer avec son blessé. Enfin la sonnette retentit. Le brave homme était devant la porte de l'hôpital avec sa civière. Il était indemne. Le blessé qu'il amenait avait eu le pied traversé de part en part. Après un pansement sommaire il fut recueilli dans une des salles souterraines.
Mais on ne pouvait songer pour le moment à un second trajet, car il y avait trop de dangers à affronter. Il fallut attendre jusqu'au matin, lorsqu'une première accalmie se produisit.
L'hôpital Sainte-Marie reçut également sa part d'obus, mais on n'eut à déplorer aucune victime.
Dans la vaste cave qui s'étend sous le musée des Beaux-Arts s'était réfugié le conservateur De Mont, qui gardait jalousement les tableaux confiés à sa vigilance. Malgré les grands dangers qui menaçaient le quartier du sud, il jugea que le devoir lui commandait de rester à son poste. Lui aussi a décrit les pénibles sensations de solitude et d'effroi qu'il éprouva en pensant qu'Anvers se trouvait livré sans défense aux ravages de l'artillerie.
El en même temps retentissaient dans le voisinage les hurlements et les cris perçants des chiens et des chats enfermés dans les maisons.
Dès le 3 août, alors que fort peu de gens songeaient à un bombardement éventuel d'Anvers, le conservateur De Mont avait pris des mesures en vue de mettre à l'abri les uvres d'art de la ville. On procéda au transfert dans les caves de centaines de tableaux et de sculptures. Ce déménagement s'accomplit dans un ordre parfait; on descendit d'abord les uvres de petites dimensions, la célèbre collection Ertborn, les maîtres hollandais, etc. Puis on enleva les grandes toiles de Massys, Rubens, Van Dyck, Jordaens et des autres maîtres du XVIIe siècle.
Une équipe d'ouvriers d'élite exécuta cet important et délicat travail, sous la compétente direction de M. Louis Claessens. Un de ces hommes était un acrobate qui se coulait habilement le long des encadrements, montait aux échelles, s'entendait à atteindre les endroits les moins accessibles, lorsque la descente offrait quelque difficulté spéciale.
Ces ouvriers n'auraient-ils jamais songé aux vicissitudes de l'histoire en trouvant reproduits sur mainte toile des épisodes des annales d'Anvers, notamment la « Furie espagnole », où l'on voit une partie de la ville dévorée par les flammes?
Le 29 août, De Mont put annoncer au gouvernement que le transfert des trésors artistiques était terminé sans qu'aucun tableau eût subit la moindre détérioration.
En réalité l'abri n'était pas une cave, mais plutôt le rez-de-chaussée du musée, ne possédant ni fenêtres ni portes du côté extérieur, et muni seulement de quelques ouvertures donnant sur les jardins intérieurs. Cette salle immense, d'une construction extrêmement solide, mesure 47 m. 50 de longueur, 11 m. 60 de largeur et 10 m. 35 de hauteur. Les puissantes colonnes soutiennent une voûte d'une épaisseur de 3 m. 60. Quelques mètres de maçonnerie séparent encore cette voûte du plancher du musée.
Plusieurs églises d'Anvers et de Malines confièrent aussi leurs principales toiles à De Mont.
Le bombardement d'Anvers dura jusqu'au vendredi matin. On apercevait l'incendie de la ville â de grandes distances.
Ainsi des centaines de personnes contemplaient le brasier du haut de la digue de Bath. Dans les polders zélandais les fenêtres des fermes étaient secouées par la violence du bombardement.
A La Clinge, au-delà de Hulst, près de la frontière de la Flandre zélandaise, on voyait par endroits des nuages noirs dans le lointain et les gens, impressionnés par cette horrible vision, s'interpellaient avec ces mots pleins d'un sens tragique: «Anvers est en feu! »
O, ces explosions effrayantes! C'étaient pour les Anversois exilés comme autant de coups en plein cur.
Joseph Muls se trouvait à Cappellen, lorsqu'il entendit le bombardement avec une émotion angoissée, qu'il a décrite en ces termes:
« La nuit était descendue sur notre maison de campagne, la grande nuit sacrée, où l'on n'accomplit plus aucun travail, dit l'Evangile. Mais les ouvriers des ténèbres étaient à l'uvre. Vers minuit, l'heure épouvantable, le bombardement se déchaîna et la terre endormie fut ébranlée par les terribles explosions.
Les fenêtres de ma chambre à coucher étaient inertes et j'écoutais d'un cur agité.
On eût dit que la sombre coupole de la nuis était battue selon un rythme effrayant et que les sourdes détonations se répercutaient dans l'espace vide. Et chaque fois le calme renaissait, plus sensible après la tempête, et dans le silence de l'atmosphère on entendait le murmure des sapins, le grincement de deux branches ployées l'une sur l'autre, le coassement guttural d'une grenouille attardée dans l'étang... Je vis l'azur de la nuit constellée d'étoiles au-dessus des cimes de velours noir... puis de nouveau retentissait le coup de massue formidable et la coupole de la nuit tremblait sous le fracas du tonnerre.
Je rêvais éveillé et lorsqu'il m'arrivait de m'endormir pendant quelques instants, je percevais bientôt le sinistre grondement, comme s'il s'était rapproché, comme si un homme furieux martelait à coups répétés la lourde porte, à tel point que le corridor résonnait comme une cloche et que les murs chancelaient.
Lorsque le jour se leva, je perçus sur la chaussée, longeant notre villa, le bruit complexe de masses en mouvement; des véhicules roulaient sur les pavés, des chevaux faisaient sonner leurs fers, des chiens aboyaient, des vaches lançaient leur beuglement lent et plaintif, comme si elles étaient en prairie, et toutes ces rumeurs étaient scandées par le bruit traînant de milliers de semelles. C'était le vaste tumulte de tout un peuple qui émigrait.»
L'exode d'Anvers continuait sans répit sous les obus. Des gens qui avaient juré qu'ils ne partiraient pas, avaient changé d'avis après la première nuit, ayant trouvé l'expérience décisive. Les bateaux du service Wilford, prêts à faire le trajet vers Flessingue, étaient pris d'assaut par des milliers d'habitants, alors qu'il n'y avait place à bord que pour quelques centaines de passagers.
Au Canal au Sucre se pressait une foule énorme au sein de laquelle régnait une agitation intense et d'où partaient des cris de frayeur et de folle angoisse chaque fois qu'un obus venait s'abattre aux alentours.
Certaines rues disparaissaient momentanément au milieu d'un nuage de poussière grise provenant des ruines et des décombres amoncelés. Certaines maisons semblaient avoir éclaté sous une formidable pression et laissaient apparaître l'étage supérieur sans murailles, avec les chambres à coucher qu'il contenait. Le quartier du marché aux Souliers illuminait le ciel comme un immense brasier.
Du reste, de lugubres incendies ne tardèrent pas à ravager la ville en vingt endroits différents.
Le 8 octobre au soir, la deuxième division se trouvait encore à Anvers. Le général Dossin exposa au grand quartier général qu'il ne lui était plus possible de rien faire pour la défense d'Anvers avec une poignée d'hommes. Quel intérêt y avait-il encore, dans ces conditions, à ce que la sixième partie de l'armée déjà si éprouvée se laissât enfermer dans les murs d'Anvers?
Le 6e était toujours à Deurne. Les hommes y creusaient des tranchées, mais sans aucun enthousiasme, car ils avaient l'impression que leur travail était inutile. Ils apprirent bientôt qu'Anvers se vidait régulièrement, que tous les bagages de l'armée étaient partis, que les fugitifs s'entassaient sur les quais et qu'ils encombraient d'autre part les routes conduisant vers le nord.
Est-ce qu'on allait les oublier, eux? Enfin l'ordre du général Dossin arriva: les troupes purent se retirer, mais avec cette réserve qu'il était défendu aux hommes de franchir le pont de l'Escaut avant le départ du dernier soldat anglais.
La nouvelle de la retraite causa un véritable soulagement. On voulait bien se battre, mais quant à rester sur un point déterminé, sans entrer en contact avec l'ennemi, être attaqué sans pouvoir se défendre, avec la pénible sensation qu'on pouvait, d'un moment à l'autre, être cerné et fait prisonnier.... cette perspective était faite pour énerver et décourager les plus braves.
Les soldats abandonnèrent donc leurs positions et se dispersèrent vivement par petits groupes en passant par la porte de Turnhout et la porte Léopold. De là ils suivirent les rues plus étroites, parce que les grandes et larges artères constituaient l'objectif préféré de l'artillerie ennemie.
Sur tous ces hommes pesait la tristesse morne d'une grande défaite.
Anvers même avait l'aspect d'un lieu sombre et lugubre où nul n'aurait pu reconnaître la ville si gaie et fi heureuse d'autrefois. Elle tremblait à présent sous un bombardement impitoyable, et les rues semblaient mortes avec leurs maisons sans vie. Les rares personnes qu'on rencontrait par hasard, se glissaient le long des murs comme de vagues fantômes.
Des pillards aussi étaient à l'affût, prêts à faire leur sinistre besogne et les espions pouvaient agir en toute liberté et se venger de la rigueur des jours précédents.
Les derniers défenseurs se rassemblèrent à la Grand'Place et dans les environs; certains d'entre eux, qui n'avaient goûté aucun repos depuis dix jours. dormaient sur les pavés, inconscients du danger.
Et où fallait-il fuir? Le bruit circulait que l'ennemi venait d'entreprendre un mouvement offensif dans le pays de Waes; on serait donc forcé de se frayer un chemin à travers un étroit couloir le long de la frontière hollandaise. Les brasiers des incendies s'élevaient, surtout au-dessus du quartier du sud.
On détruisit les derniers approvisionnements qu'il était impossible d'emporter.
Des soldats découragés se débarrassèrent de leurs fusils, de leurs sacs, de leurs cartouches.
Toutes les troupes de la deuxième division s'amassèrent sur les quais: le 5e, le 6e et le 7e de ligne, ainsi que des troupes de forteresse et du génie, et des hommes du service des transports, et au milieu des militaires se pressaient quelque cent mille civils, tous dans un état de grande surexcitation et pressés de franchir le pont au plus vite.
Ce dernier trajet fut une scène tragique. A cause de la marée basse l'accès du pont présentait une pente très raide; heureusement la foule se soutenait mutuellement, formant une masse serrée et compacte. Malgré cela des soldats et des civils et même un chariot roulèrent dans le fleuve.
« En avant! en avant! Dépêchez-vous! » criait-on aux fugitifs.
Aux hangars 10 et 17 on jeta des autos à l'Escaut. Des navires allemands, tels que le « Gneisenau », que l'on ne pouvait faire sortir de l'Escaut, parce que le fleuve passait par le territoire neutre de la Hollande, furent coulés.
La retraite dura toute la nuit avec une hâte fébrile. Et sur l'autre rive, on eût dit qu'une ville entière avait établi ses campements; des soldats et des civils dormaient sur les trottoirs, dans les champs, le long des digues; des malades exhalaient des plaintes amères. des enfants pleuraient.
Le vendredi à 7 heures du matin, on détruisit le pont.
Anvers avait été abandonné à son sort par l'autorité militaire. Mais les dernières troupes qui quittèrent la ville et l'enceinte fortifiée avaient été des Belges et non des Anglais, comme on l'avait prétendu à un certain moment.
Les magistrats civils délibérèrent entre eux pour savoir ce qu'il leur restait à faire. Le bombardement continuait; des millions avaient déjà été détruits et Anvers était menacé d'une destruction complète.
Les autorités essayèrent d'entrer en relations avec l'état-major, mais trouvèrent tous les bureaux fermés. On avait laissé la ville sans renseignements,
Que faire? Fallait-il attendre, et exposer Anvers à être ravagée totalement, sans aucun profit désormais pour le pays?
La métropole avait prouvé qu'elle était prête à faire tous les sacrifices en faveur de la liberté, même au prix de sa destruction totale.
Sur la proposition de l'échevin Louis Franck, le conseil communal avait voté une motion dans ce sens, qui avait été transmise au gouverneur militaire, mais à présent toute résistance avait cessé sur la rive droite.
L'armée était partie. Le général De Guise s'était retiré au fort Sainte-Marie, sur la rive opposée de l'Escaut. En conséquence de nouveaux sacrifices étaient inutiles.
Sans avantage pour les opérations de défense en général, l'incendie faisait rage en plus de vingt endroits et ies bombes continuaient à pleuvoir. Des toits s'effondraient, des murs étaient ébranlés et les ruines s'accumulaient d'heure en heure.
Les autorités réfugiées dans les caves de l'hôtel de ville avaient le sentiment très net de leur responsabilité. Celle-ci était lourde. D'un côté il y avait le pays, qui se défendait, et dont intérêt primait tout; d'un autre côté, il y avait l'intérêt des milliers d'habitants.
La discussion dura longtemps et ce n'est qu'après avoir mûrement réfléchi que l'on prit une décision. Anvers était en dehors du champ d'action et pouvait capituler honorablement. Et puisque les autorités militaires restaient inactives, il incombait aux autorités civiles d'agir.
Les forts du Nord étaient encore occupés, mais ne pouvaient pas exercer la moindre influence sur les opérations militaires. Les Allemands ne rencontreraient aucune résistance de ce côté dans leur marche sur Anvers.
On résolut d'envoyer une délégation au général von Beseler. Le bourgmestre Jean De Vos, Louis Franck, président, et Rijckmans, vice-président de la Commission Intercommunale (un organisme qui s'occupait des intérêts d'Anvers et des communes environnantes,) et le consul général d'Espagne, M. Francisco Yebra y Saiz, se chargèrent de cette périlleuse mission. Il fallait une grande dose de courage pour entreprendre ce dangereux trajet et pour aller à-la rencontre de l'armée allemande sous la pluie des projectiles.
Dans la matinée du vendredi les personnalités susdites partirent dans des automobiles, précédées d'agents de police portant un drapeau blanc. On suivit la Pépinière, où peu auparavant un civil avait été atteint par un obus. Les canons hurlaient toujours. Au-delà de la porte du Kiel, à la chaussée de Boom, on rencontra les avant-postes allemands. Ceux-ci témoignèrent une grande défiance. Les parlementaires déclarèrent qu'ils désiraient être mis en présence du général von Beseler.
Après qu'on leur eût placé un bandeau sur les yeux, les délégués furent conduits au grand quartier général à Thildonck.
Le général von Beseler se montra fort surpris en apprenant que des civils venaient négocier au sujet de la capitulation d'Anvers.
« Ohne General! » (sans général!) s'écria-t-il avec mauvaise humeur.
Il alla même jusqu'à se fâcher, montra de la défiance et menaça de déporter les parlementaires en Allemagne.
Mais les délégués le calmèrent en lui exposant qu'ils venaient en négociateurs, parce que les autorités militaires étaient parties.
Von Beseler sembla froissé dans sa dignité de chef d'armée de ce qu'on lui envoyait des civils au lieu de militaires.
Après une brève discussion, il résolut de se rendre à Contich avec les parlementaires. Là il serait plus près de la ville et le général ne voulait pas prendre de décision avant le retour de l'officier qu'il avait envoyé à Anvers pour exiger la reddition de la forteresse.
Les parlementaires insistèrent alors pour que le général fît cesser le bombardement. Von Beseler consentit à donner suite à cette requête.
« Pour des raisons d'humanité, déclare-t-il. Et provisoirement. »
Des ordres furent donnés dans ce sens et les canons, qui avaient rugi pendant si longtemps au-dessus de toute l'agglomération, se turent soudain.
On se rendit donc au village de Contich, situé à 11 kilomètres d'Anvers, sur la chaussée d'Anvers à Malines.
On s'installa à la grand villa « Rest and be Thankfull », appartenant au sieur Roelofs, et qui n'est guère éloignée du centre de la commune, entre Contich et Vieux-Dieu. Là on attendit le refour de l'officier allemand que le général avait effectivement envoyé à Anvers.
Ce parlementaire s'était présenté à l'hôtel de ville, où on lui annonça que les délégués belges s'étaient rendus auprès du général von Beseler. Il ne lui restait donc d'autre parti à prendre que de retourner.
Un silence de mort planait sur Anvers. Seules les flammes continuaient leurs ravages. Dans les rues erraient des chiens et des chats. De ci de là on voyait quelques civils, qui étaient sortis de leurs caves en constatant que le bombardement avait cessé et qui demandaient des nouvelles les uns aux autres.
Personne ne connaissait la situation exacte. Dans la matinée avait eu lieu le départ des troupes d'arrière-garde, le Ile de forteresse, qui, en dehors de la garnison de quelques forts, était demeuré le dernier sur la rive droite.
Comme le pont de bateaux près du Steen avait été détruit, ces troupes se dirigèrent par Oorderen vers Lillo où elles traversèrent le fleuve. Le samedi après-midi elles étaient arrivées à La Clinge, d'où elles durent se retirer en Hollande.
Les habitants qui étaient restés attendaient anxieusement les événements qui allaient se produire. Bientôt on finit par avoir quelques nouvelles.
« Des membres de l'administration sont partis en auto, disait-on, pour négocier avec les Allemands. »
Le général von Beseler apprit de la bouche de son messager qu'il n'avait pas rencontré d'officiers à Anvers. On pouvait donc entamer les négociations qui devaient conduire à la « Convention de Contich ».
La. capitulation d'Anvers fut décidée. Les forts encore debout devaient être rendus avant le samedi, 10 octobre, à midi, faute de quoi le bombardement serait recommencé.
Les Allemands devaient faire leur entrée le lendemain.
La convention fut signée à 6 heures, après quoi les parlementaires reprirent le chemin d'Anvers.
Dès ce moment des soldats allemands rôdaient dans la ville.
Voici ce que rapporte à ce propos Fr. Van den Bergh, dans son ouvrage « L'Exode »:
« Le nommé Cuypers, un Malinois, qui n'avait pas fui plus loin qu'Anvers, apprit d'un de ses amis, au gouvernement provincial, qu'il pouvait rentrer tranquillement chez lui. La ville avait été remise aux mains des Allemands et il n'était plus question de recommencer le bombardement.
Il partit en hâte; dans la rue il ne rencontra pas une âme; il vit seulement quelques chiens errants, dont certains le suivaient et des chats effarouchés qui, à son approche, disparaissaient dans les soupiraux.
Le premier Allemand qu'il aperçut était un casque à pointe encadré de deux femmes, dont la première lui donnait le bras, tandis que l'autre l'aidait à pousser son vélo, l'Allemand tenant un côté du guidon et elle tenant l'autre côté.
« Comme je suis fatiguée! » soupira l'une des femmes.
« Was is das brennen schôn! » (Comme c'est beau cet incendie!), déclara le casque à pointe en désignant l'immense brasier qui dévorait le quartier du marché aux Souliers ».
En même temps que les Allemands apparurent des individus aux allures louches qui voulaient profiter encore de l'aubaine qui leur était offerte. Il y avait tant d'occasions de pillage et de vol. Et ils pénétraient dans les maisons d'où ils emportaient vivement leur butin.
M. Louis Franck se glissa la nuit jusqu'au fort de Schooten; il voulait informer le commandant des forts restés debout de la suite des événements. Pour des civils, les parlementaires avaient effectivement défendu nos intérêts d'une manière excellente. Car ils avaient gagné du temps jusqu'au samedi à 12 heures.
Ainsi le commandant du fort de Schooten put encore négocier avec ses collègues. Tous décidèrent de détruire leurs ouvrages de défense et leurs approvisionnements. Ce travail terminé, ils se dirigèrent vers la frontière avec leur garnison pour se retirer en Hollande. Il ne leur restait pas d'autre moyen d'échapper à l'emprisonnement en Allemagne.
Le commandant du fort de Cappellen, craignant que la destruction ne fût pas complète, pénétra dans l'ouvrage deux heures après y avoir mis le feu, au risque de sauter avec tout le contenu du fort. Il répandit de la poudre dans les galeries encore fumantes et y mit le feu pour la seconde fois.
Le commandant de la redoute de Beirendrecht couvrit la retraite, de ses collègues et des garnisons des forts environnants. Il se retira le dernier, alors qu'il était déjà à portée des fusils allemands, et se sépara de son fort en criant d'une voix de tonnerre:
« Vive la Belgique! »
De son côté le général De Guise avait voulu entamer les pourparlers le vendredi soir. Il envoya un officier à Anvers, mais celui-ci resta longtemps sur l'autre rive de l'Escaut, courant de gauche à droite sans pouvoir se mettre en communication avec la ville. Il souffla même dans une trompette afin d'attirer l'attention, mais personne ne l'entendit.
Le général Werbroeck se rendit à Anvers le lendemain matin et confirma la Convention de Contich. Le général De Guise se rendit aux Allemands comme prisonnier et. fut envoyé dans une forteresse allemande.
L'entrée à Anvers fut pour l'ennemi une arrière déception. On avait fourbi les fusils qui étaient ornés de feuillage et de fleurs. Les troupes avaient un air superbe. Sans aucun doute elles allaient faire sensation. Mais elles paradèrent devant des maisons fermées et un rare habitant à peine, qui venait jeter un rapide coup d'il sur le seuil de sa porte.
C'était une entrée dans une ville déserte.
« Une revue de soixante mille hommes fut passée par le gouvernement militaire, l'amiral von Schroeder et le général von Beseler, qui, entourés d'un état-major doré sur tranches, avaient tourné les têtes de leurs chevaux face au palais royal, rapporte Alexander Powell. En fait de spectateurs, les triomphateurs allemands n'en avaient guère plus que s'ils se fussent trouvés dans les rues de Babylone.
Thompson et moi, installés aux fenêtres du consulat des Etats-Unis, étions, pour toute la place de Meir, longue d'un mille, les seuls témoins de cette grande parade militaire.
Les rues étaient absolument désertes, chaque habitation obscurcie par ses volets clos; sur une voie publique plantureusement pavoisée quelques jours auparavant, on n'apercevait plus un drapeau. J'imagine que les Allemands eux-mêmes se sentirent troublés du silence mortel qui les accueillait. Comme le fit remarquer ironiquement Thompson, cela faisait l'effet « d'un cirque arrivé en ville la veille du jour où on l'attendait ».
Compagnie sur compagnie, régiment sur régiment, brigade sur brigade parvenaient à lasser nos yeux de leur théorie interminable, de leurs masses grises surplombées de lignes obliques d'acier. Leur marche était scandée de chants; les hauts édifices de la place de Meir et de l'avenue De Keyser répercutaient le son des voix clamant:
Die Wacht am Rhein, Deutschland, Deutschland ueber alles et Ein feste Burg ist unser Gott.
Bien que le chant fût mécanique comme les faces des chanteurs, le puissant volume des sonorités vocales, ponctué, à intervalles réguliers, par la musique aiguë des fifres et les roulements de tambour, et accompagné de la trépidation incessante des bottes aux semelles ferrées, dégageait une impression rare.
Chaque régiment était précédé de son orchestre et de ses drapeaux de campagne, et quand tomba la nuit et que les réverbères furent allumés, le son des fifres, la clameur des tambours et la rythmique mélopée des pieds en marche me rappelèrent les cortèges politiques aux flambeaux des soirées électorales des Etats-Unis.
En tête de la colonne chevauchait un escadron de gendarmes - la police de l'armée - resplendissants en leurs uniformes vert bouteille et argent et sur leurs chevaux nerveux à poil lustré. Venait ensuite l'infanterie: de solides colonnes d'êtres à vêtements gris, dominés par les silhouettes des officiers à cheval qui surgissaient de-ci delà, au-dessus de la forêt de casques à pointe.
A l'infanterie succédait l'artillerie de campagne, avec ses gros canons vibrant, ronronnant sur le pavé et ses canonniers assis, bras croisés, talons rentrés, impassibles visages en bois, tels ceux des laquais sur le siège d'une voiture.
C'étaient les canons qui venaient d'opérer constamment depuis quinze jours et qui, pendant les quarante dernières heures, avaient répandu la mort et la destruction dans la ville; pourtant, hommes et chevaux étaient à l'apogée de leur « forme »: tranchants comme des rasoirs, durs comme des clous.
Couvertures, seaux, gibernes, outils de tranchée, tous occupaient leur place réglementaire, et les harnais de cuir brun reluisaient comme des escarpins vernis.
Derrière les batteries de campagne apparaissait l'artillerie attelée, puis les canons « poms poms », chacun tiré par une paire de robustes chevaux conduits à l'aide de rênes tenues par un soldat assis sur le caisson, et ensuite un cortège de canons automatiques, si interminable qu'on se demandait où Krupp avait pu trouver le temps et l'acier nécessaires pour en fabriquer une telle profusion.
Alors, annoncée par la stridence des trompettes et des tambourins, avançait la cavalerie: les cuirassiers aux casques étincelants, aux cuirasses recouvertes de toile grise, les hussards en grises jaquettes, à bonnets de fourrure également enveloppés de housses de toile, et finalement les uhlans cavalcadant parmi une mer de lances, sous le nuage de flottants pennons.
Mais ce n'était pas tout encore, et de loin; car les uhlans étaient suivis des marins bronzés de la division navale, visages étoffés de favoris et surmontés de casquettes plates et rondes portées en bataille par ces marins dont l'allure gardait les balancements de la vague; puis les Bavarois, en bleu foncé; les Saxons, en bleu ciel, et les Autrichiens (ceux-là mêmes qui avaient dirigé si efficacement le feu des gros canons), en magnifiques uniformes gris argent.
Une Victoria, traînée par un obèse cheval blanc, et sur le siège de laquelle se tenaient deux soldats, faisait escorte à l'un des régiments bavarois.
Cheval et voiture étaient décorés de fleurs, comme pour un corso de Nice; les soldats eux-mêmes avaient fleuri leurs casquettes et leurs tuniques!... Cet équipage était visiblement une sorte de char triomphal dédié à la célébration d'une victoire, car il était chargé de bouteilles de Champagne et de violons.
L'armée qui avait remporté Anvers se montra du premier jour au dernier une armée de combat dans toute la force du terme. Elle ne comportait pas un régiment du landsturm ou de la landwehr. Les troupiers avaient le teint rosé des athlètes; ils marchaient avec l'entrain de la parfaite santé: et pourtant l'élément humain y manquait et il n'y avait là rien de l'élan de fête, de la parade joyeuse que la pensée prête aux hommes en leur jour de gloire... Ces êtres de gris habillés n'étaient que les roues, les boulons, les vis d'une grande machine.
Ce mot si souvent appliqué à la définition de l'armée allemande, il faut bien le répéter, car nul autre ne s'y approprierait: une grande machine dont le seul objectif est la Mort.
Et en regardant passer, avec son grondement, cet énorme engin de combat, aussi exempt de remords qu'un marteau-pilon, impitoyable comme un iconcasseur de pierres, je ne pouvais m'empecher de m'émerveiller en songeant qu'il avait été si longtemps tenu en échec par l'ardente, la chevaleresque, l'héroïque et si peu préparée, petite armée de la petite Belgique. »
le dépot de pétrole en feu
Les Allemands étaient donc les maîtres à Anvers. Au sommet de la flèche svelte et élancée de la cathédrale, orgueil de la cité, témoin de tant d'événements divers, de ses joies et de ses malheurs, de sa grandeur artistique, de son esprit d'entreprise et de ses libertés, flottait à présent le drapeau du vainqueur, de la nation de proie, qui ne connaissait que le droit du plus fort.
Mais le général von Beseler n'avait pas de raisons de se réjouir de sa victoire. Il s'était emparé d'une forteresse, sans prendre en même temps une armée. Les troupes avaient échappé à son étreinte.
Nous montrerons plus loin que toutes les tentatives faites par l'ennemi pour entraver la retraite des Belges échouèrent piteusement.
Les Allemands prirent des otages à Anvers parmi les principaux habitants qui étaient restés dans la ville. Ceux-ci furent réunis à l'hôtel du gouverneur de la province. Ils étaient assis dans une des salles et commentaient les événements, tandis que les Allemands veillaient dans une pièce voisine. Le lendemain on les relâcha. On les obligea à prêter leur concours aux Allemands pour faire fonctionner à nouveau les services publics, tels que les Water Works, le gaz et l'électricité.
La guerre, en effet, était terminée sur ce point, et il fallait reprendre sans retard la vie normale.
Les Allemands paraissaient très fâchés de l'exode général de la population. Plusieurs d'entre eux répétaient avec insistance aux habitants:
« Nous ne sommes pas des barbares. Pourquoi donc la population a-t-elle fui? »
Les autorités examinèrent immédiatement la question du retour des habitants.
Quand aux soldats, ils semblaient préoccupés avant tout de bien boire et de bien manger.
Nous parlions tantôt d'un Malinois qui était demeuré à Anvers. Des hussards avaient remisé leurs chevaux près de la maison où il était logé. Et voici ce qu'il nous apprend à leur sujet:
« Ces quinze hussards de la mort, qui étaient descendus chez Cuypers, malgré leur aspect terrifiant, ne causèrent aux habitants aucun ennui spécial. Ils paraissaient soucieux avant tout de manger beaucoup et de boire de bonnes choses; la boisson, ils la trouvèrent en abondance dans le magasin et la nourriture leur était apportée du. dehors. Dans leur soupe trempaient des fricadelles grosses comme le poing et suffisantes pour le bouillon de tout un ménage. Le café, le riz, le sucre, le chocolat leur étaient fournis avec largesse. D'où ces provisions leur venaient-elles? Cuypers les soupçonnait de faire comme la fouine qui laisse intact ce qui se trouve à proximité de son gîte, mais qui ravage à distance les pigeonniers et les poulaillers. Les nombreuses maisons vides leur offraient a cet égard une occasion exceptionnelle. Ils avaient chargé la femme de l'ouvrier récemment rentré à la maison, de préparer leur café; tous les quatre ou cinq jours ils entraient munis d'une provision de café enfermé dans l'abat-jour d'une lampe dont ils avaient bouché l'ouverture. Il y en avait au moins dix fois trop. La femme avisée gardait le café pour elle et servait aux hussards une décoction de chicorée qu'ils trouvaient délicieuse et même un peu trop piquante.
On leur avait assuré qu'ils pourraient rester jusqu'à la fin de février, mais au bout de quinze jours, ils reçurent l'ordre de partir; ils distribuèrent leurs matelas, leurs draps de lit et leurs couvertures à de pauvres femmes du quartier. »
La police, locale maintenait un ordre rigoureux, et les autorités civiles eurent à surmonter bien des obstacles pour mettre fin à l'anarchie qui régnait partout.
Des mesures avaient été prises immédiatement pour éteindre les incendies.
le Marché aux Souliers
Alexander Powell rapporte à ce sujet cet incident original:
« Le plus grand incendie se produisit dans l'étroite et ondulante artère dite Marché aux Souliers, qui va de la place Verte à la place de Meir. Dès huit heures, tout le côté occidental de cette rue était devenu un rideau de flammes.
L'embrasement n'avait pour témoins que des groupes de soldats allemands, qui- envisageaient la menace de la destruction totale de la ville avec une complète indiffé- rence. Plusieurs détachements de pompiers survinrent, sous la poussée de l'habitude sans doute, car ils durent demeurer inertes, impuissants, à côté de leurs pompes vides: ils n'avaient pas d'eau. Je crois fermement qu'une grande partie d'Anvers, englobant la cathédrale, ne dut son salut qu'à un habitant américain, M. Charles Whithoff, qui, se rendant compte de l'extrême péril, se précipita vers l'hôtel de ville et exhorta les autorités militaires allemandes à circonscrire la zone des flammes en faisant sauter à la dynamite les bâtisses adjacentes.
C'est en conséquence de ce conseil que les Allemands téléphonèrent à Bruxelles, d'où, quatre heures plus tard, plusieurs automobiles chargés de grenades accoururent à Anvers. Une équipe de soldats fut alors mise aux ordres de M. Whithoff et, sur ses indications, fit sauter un pâté de maisons et isola ainsi l'incendie.
Je n'oublierai pas de longtemps la physionomie de ce jeune Américain qui, en pantoufles et veston, inculquait tranquillement aux soldats allemands les meilleures méthodes de combat contre les flammes. »
Les Allemands organisèrent sans retard toutes sortes de services. Bientôt des trains roulèrent entre Anvers et Bruxelles. La poste devait fonctionner peu après et des timbres allemands furent mis en circulation avec la surcharge « Belgiën ».
Alexander Powell assuma les fonctions de consul d'Amérique.
« Immédiatement après l'occupation, dit-il, lorsque je me rendis au consulat des Etats-Unis, j'éprouvai quelque surprise, pour employer un terme mesuré, en trouvant le consulat clos et en apprenant de la bouche du concierge, resté avec sa femme à son poste malgré le bombardement, que le consul général Diederich et tout son état-major avaient quitté la ville le jeudi matin.
Cela était d'autant plus singulier que plusieurs jours auparavant, lors du départ du consul général d'Angleterre, sir Cecil Hertslet, les énormes intérêts de la Grande-Bretagne à Anvers avaient été placés sous la protection des Etats-Unis.
Le concierge, qui me connaissait et semblait réconfor-té par ma visite, ne fit pas de difficulté pour m'ouvrir la porte et m'introduire. Tandis que je réfléchissais sur.la voie à suivre pour transmettre les clés au gouverneur militaire allemand, sans l'informer des fâcheuses circonstances qui privaient les intérêts américains et anglais à Anvers de toute représentation officielle, les sujets anglais et américains restés dans la ville pendant le bombardement commencèrent à arriver au consulat. Quelques-uns étaient en proie à la peur, tous visiblement soucieux, et surtout les femmes, parmi lesquelles plusieurs infirmières de la Croix-Rouge anglaise, lesquelles redoutaient les écarts de la soldatesque.
A défaut d'autre personne qui pût s'occuper de tout ce petit monde, et comme j'avais fait partie autrefois du service consulaire et que chacun sollicitait mon secours, je me décidai à usurper les fonctions du consul général jusqu'au retour de celui-ci.
J'écrivis immédiatement un mot bref au commandant de l'armée allemande, l'informant qu'en l'absence du consul général des Etats-Unis, je me chargeais des intérêts américains et anglais et comptais, pour eux, sur la protection la plus complète. Il me fit répondre avec promptitude et courtoisie qu'on n'inquiéterait les étrangers en aucune façon. En l'absence du personnel consulaire, Thompson s'offrit à faire fonction de messager et a remettre ma lettre au commandant allemand. Sur le chemin de l'hôtel de ville, employé comme quartier général par l'état-major, un régiment d'infanterie allemande le croisa dans une rue étroite. Mon photographe ayant oublié de se découvrir devant le drapeau allemand, un officier allemand le frappa à deux reprises à coups de plat de sabre et ne cessa que lorsque Thompson eut tiré de sa poche un drapeau américain en soie.
Avisé de l'incident, je prolestai vigoureusement auprès des autorités militaires, qui se confondirent en excuses et promirent de punir l'officier en question si Thompson pouvait le leur désigner.
Le consul général Diederich rentra à Anvers le lundi suivant et je partis le même jour pour le bureau de télégraphe hollandais, le plus proche. Mon intervention consulaire avait constitué, sans doute, un fait irrégulier et illicite, mais l'invasion même de la Belgique n'avait-elle pas le même caractère anormal? »
Cet incident prouve que la situation à Anvers était loin d'être claire.
L'occupant désirait vivement le retour de la population, car la ville présentait toujours un aspect lugubre et morne.
Quelques groupes d'habitants rentrèrent presque aussitôt; ils n'avaient pas dépassé Cappellen ou Calmpthout et une fois tranquillisés par l'attitude des Allemands, ils estimèrent que le meilleur parti à prendre était de revenir sur leurs pas.
Parmi ces rentrants il y en avait un assez bon nombre originaires des communes environnantes, notamment de Mortsel, de Contich, Hove, Boom, Malines et Lierre.
D'autre part des individus avides de butin s'empressaient ce retourner dans les villages avant tout le monde, comme nous l'avons montré dans notre relation sur Contich.
D'autres habitants, par contre, quittèrent la Campine pour passer en Hollande, au moment ou les Allemands s'avancèrent vers la frontière.
C'est ainsi qu'à la gare de Zurenborg un groupe d'employés des chemins de fer et de réfugiés avaient mis un train sous pression et l'avaient dirigé sur Esschen. Une fois là ils décidèrent d'attendre les événements afin de pouvoir agir en connaissance de cause. Ils étaient ainsi à la gare frontière plusieurs centaines de personnes, qui passèrent la nuit dans les étables de quarantaine". Au milieu de la nuit on entendit du bruit et on reconnut non sans inquiétude le piétinement caractéristique de chevaux. Quelques hommes allèrent s'assurer de ce qui se passait et revinrent bientôt après en criant: « Les Allemands sont là!»
Et aussitôt chacun sursauta et s'enfuit de l'autre côté de la frontière qui n'était éloignée que dé quelques pas.
Il y avait donc en Hollande des milliers d'Anversois. Un assez grand nombre, malgré l'aide généreuse de la population néerlandaise, étaient plongés dans la misère. Ils seraient bien volontiers rentrés chez eux. Quelques-uns allèrent jeter un coup d'ceil jusqu'à Anvers, et un certain nombre de femmes, notamment, furent chargées de cette mission préliminaire par leurs maris, parce qu'elles couraient moins de risques d'être arrêtées par les Allemands. Mais d'autres persistaient à ne pas vouloir rentrer.
Ce grave et épineux problème fut débattu principalement à Nispen, Roosendaal, Putte, Hoogerheide, Bergen-op-Zoom, Halsteren, Woensdrecht, Wouw, Gastel, Niew-Namen, Sint-Janssteen et autres localités de la frontière, où résidaient ceux qui ne voulaient s'éloigner d'Anvers que le moins possible-
L'autorité allemande discuta la question du retour des réfugiés avec la Commission Intercommunale et on résolut de la régler officiellement.
On organisa un train spécial, qui fut mis en marche vers Roosendaal.
Voici quelques renseignements que nous trouvons dans le journal d'un habitant de Roosendaal:
«17 octobre: Ce matin le premier tram est pirti pour Anvers. Je l'aperçus juste au moment du départ; c'était un long convoi, bondé de voyageurs qui rentraient,dans leurs foyers, la plupart ne possédaient aucun avoir et peut-être allaient-ils trouver leur maison incendie. Tous agitaient leurs mouchoirs et leurs chapeaux en signe d'adieu. A l'avant du train et à l'arrière flottait un drapeau blanc.
Le cardinal Mercier a invité les prêtres et les a même doucement exhortés à rentrer dans leurs paroisses abandonnées.
Partout, la proclamation suivante a été affichée:
AVIS
« Le général-major, commandant de la troisième division, porte à la connaissance des intéressés qu'il est en possession de la déclaration suivante du Collège des Bourgmestre et Echevins de la ville d'Anvers:
Ville d'Anvers
Cabinet du Bourgmestre
MM. les Bourgmestre et Echevins de la ville d'Anvers déclarent que les réfugiés d'Anvers peuvent rentrer tranquillement dans la ville, ainsi que dans les faubourgs, et cela avec l'approbation expresse de l'autorité militaire allemande, qui déclare:
Que la propriété privée sera respectée, et aussi que les personnes qui s'abstiennent de tout acte d'hostilité, ne seront pas inquiétées. Que la garde civique désarmée peut rentrer librement, et qu'il n'est pas question de déporter des jeunes gens en Allemagne ou de les contraindre au service militaire. Les boulangers, les bouchers, épiciers et autres petits commerçants et petits artisans, ainsi que leurs ouvriers, et tous ceux qui s'occupent de l'alimentation, de même que les pharmaciens, typographes, vitriers, sont instamment priés de rentrer sans retard. Les magasins de denrées alimentaires qui ne seront pas rouverts endéans les cinq jours, s'exposent a des mesures rigoureuses. Ceci conformément aux instructions de l'autorité militaire. D'après ces mèmes instructions ne sont admises que les personnes qui ont à Anvers une résidence et un gagne-pain réguliers. Le retour doit s'effectuer en bon ordre. Nous rappelant les services inappréciables rendus a nos réfugiés par les autorités néerlandaises, et dont nous les remercions cordialement, nous serions fort heureux si elles voulaient faire en sorte que le retour s'effectue avec méthode et progressivement»
Le Collège des Bourgmestre et Echevins:
(signé) Jean DE VOS. Victor DESGUIN,
A. COOLS, L. STRAUSS.
Le président; de la Commission Intercommunale: (signé) Louis FRANCK.
Je soussigné ai reçu en même temps que la déclaration ci-dessus l'annexe suivante émanant du gouverneur militaire impérial d'Anvers, avec en regard une traduction hollandaise:
« La déclaration ci-dessus a été publiée avec mon plein assentiment. Au cas où des actes hostiles, de quelque nature qu'ils soient, devaient se produire, aucune garantie ne peut être donnée qu'alors des innocents ne seraient pas frappés en même temps que les coupables.
le gouverneur impérial allemand (signé) von SCHRODER,
Amiral. »
En outre, le terme de cinq jours, mentionné dans la déclaration, est prolongé par le gouverneur jusqu'à douze jours - Ledit gouverneur a déclaré qu'aucun village ne peut être détruit, et qu'il donnera des ordres aux administrations civiles pour former des gardes bourgeoises, à choisir soigneusement parmi les éléments bien disposés, afin de contrecarrer toute intervention regrettée de personnes turbulentes et de se procurer ainsi des garantis pour les habitants eux-mêmes, qu'il ne se produira pas de difficultés. A Anvers la police ordinaire fait son service comme auparavant avec ses armes ordinaires.
Les soldats belges, même s'ils sont en habits civils, seront considérés, en cas de retour en Belgique, comme des prisonniers. Les chevaux emmenés par les réfugiés provenant d'Anvers; ainsi que les véhicules et automobiles, et le bétail, passeront nos douanes librement, tandis que le gouvernement allemand m'a déclaré que chacun peut pans obstacle ramener à son domicile les biens emportés. La réglementation du transport par chemin de fer sera fait par le gouvernement néerlandais. La publication de ce qui précède se fait avec l'approbation du gouvernement néerlandais.
Quartier général de la Ille Division,
12 octobre 1914, Le général-major, commandant le division.
VAN TERWISGA.
La proclamation suivante a été affichée aujourd'hui:
AVIS
Comme suite à son avis du 13 octobre 1914, le général-major, commandant de la IIIe division, fait savoir qu'il est en possession d'une lettre du gouverneur militaire d'Anvers qui contient les renseignements ci-après au sujet du retour des réfugiés d'Anvers:
Rien, d'après cette lettre, n'empêché plus le retour d'habitants d'Anvers et des environs qui ont pris la fuite. On ne leur demande plus que de reprendre tranquillement leur besogne ici et de s'abstenir de toute manifestation de sentiments hostiles envers Allemagne.
Les soldats de l'armée belge, qui se sont enfuis en habits civils doivent se présenter comme prisonniers de guerre, au plus tard au moment de leur retour; s'ils ne le font pas, ils tombent sous le coup des lois militaires.
Quartier général de la Ille division, 16 octobre 1911.
Le général-major, commandant de division, VAN TERWISGA.
Dimanche 18 octobre: Dès hier soir le bourgmestre de Roosendaal avait annoncé que M. Louis Franck, président de la Commission Intercommunale, adresserait une allocution aux réfugies ce matin, à 11 heures et quart du haut du perron de l'hôtel de ville.
De grand matin, une animation intense régna dans les rues et vers 11 heures la Grand'Place était noire de monde. Des soldats de l'artillerie de campagne circulaient dans la ville pour maintenir l'ordre. Nous nous étions rendus également à la Grand'Place. « Nous», cela veut dire: toute ma famille en y comprenant les personnes qui logeaient avec nous. Les portes de l'hôtel de ville s'ouvrirent tout à coup et l'on vit apparaître sur le perron un homme élégant, vêtu d'une pelisse, au visage pâle et fatigué: Louis Franck. On remarquait encore sur le perron: notre bourgmestre, M. Auguste Coenen, le commandant de la place, baron van Omphal Mulert; le colonel Grevink, le bourgmestre Wichers, de Dordrecht; un peu plus tard le major Van Terwisga rejoignit ces personnalités. Nulle acclamation ne s'éleva à l'apparition de M. Franck; au contraire le silence, un silence profond se produisit, et bientôt la voix puissante de l'orateur retentit au-dessus de la place au marché, parfaitement intelligible pour chacun.
Il fit littéralement les déclarations suivantes: « Mesdames et Messieurs,
Je parle au nom du Collège des Bourgmestre et Echevins de la ville d'Anvers, comme président de la Commission Intercommunale, organisme qui a été institué d'accord avec le gouvernement belge avant la prise de la ville. Nous avons voulu profiter de la première occasion qui nous était offerte pour adresser une brève communication à nos concitoyens émigrés. Nous sommes extrêmement reconnaissants a l'autorité militaire et civils néerlandaise qui nous met en état d'accomplir ce devoir, et chacun comprendra qu'en territoire neutre nous ne pouvons que garder un silence digne.
Notre pays est profondément malheureux, mais nos adversaires eux memes rendent hommage à l'héroïsme de nos soldats. (Applaudissements.) Et ce que nous n'avons pas perdu, notre honneur, notre fierté nationale sont intacts et, avec eux, notre espoir dans l'avenir. Au sein de notre détresse la générosité sans bornes du peuple néerlandais et du gouvernement néerlandais avec S. M. la Reine et S. A R. le Prince Consort à leur tête, est pour beaucoup une consolation indicible et un exemple d'humanité. C'est dans le besoin qu'on apprend à connaître ses amis. Nous avons trouvé dans les Hollandais des frères; jamais un cur belge ne l'oubliera - (Applaudissements).
En ce qui concerne la situation à Anvers je me contenterai d'une brève déclaration. Nous ne voulons forcer personne à rentrer, C'est en hommes libres que vous devez juger la situation, en personnes courageuses, en hommes et femmes dignes, pour qui le pain que l'on reçoit est aigre et amer, encore qu'il soit donné de tout cur. La ville et la vie dans la ville sont sûres. Nous pouvons conseiller officiellement et tranquillement a tous les gens amis de l'ordre de rentrer. Pour les jeunes gens qui n'appartiennent pas à l'armée et pour les gardes civiques désarmés il n'y a pas plus de raisons de crainte que pour d'autres citoyens. II y a à ce sujet des déclarations catégoriques, écrites, non seulement a l'égard de l'administration communale, mais encore à l'égard du gouvernement néerlandais. La situation au point de vue des vivres est bonne, de même qu'à Charleroi et à Bruxelles. Chacun doit aider à maintenir l'ordre et le calme. Il n'y a de place que pour des citoyens amis de l'ordre. En un mot: Anvers est traité comme Bruxelles l'est depuis deux mois. L'autorité allemande déclare qu'elle veut mettre tout en uvre pour maintenir la sécurité. Le monde entier a les yeux fixés sur de telles promesses, faites à de telles villes. Vous pouvez compter sur l'autorité communale et sur la commission intercommunale des notables. Ils restent à votre tête el partagent votre sort jusqu'au bout; nous répondons pour vous. (Applaudissements.) Mais des villes vides et des maisons abandonnées sont difficiles à surveiller. Pour un peuple les pertes matérielles qui atteignent les proportions qu'elles ont chez nous, sont une catastrophe, mais seuls l'affaiblissement moral, la perte de la force d'âme sont irréparables. Et comment ces trésors ne se perdraient-ils pas si pendant des semaines et des semaines, et peut-être plus longtemps encore, la situation qui règne actuellement à la frontière néerlandaise devait persister? Songez à cela, ne prêtez pas l'oreille à des racontars: montrez que vous êtes des Anversois qui avez un cur dans la poitrine, et venez veiller avec nous sur notre antique et superbe cité.
Montrez, Mesdames et Messieurs, que vous êtes encore des Anversois de la belle et vieille trempe, et revenez en attendant des jours meilleurs. Merci, cordialement merci à la Hollande, et trois fois hourrah pour la patrie belge! »
Un tonnerre d'applaudissements succéda à ce discours, qui fut écouté au milieu d'un profond silence, puis la toule se dispersa en commentant longuement ces déclarations. Les rues continuèrent à présenter ensuite un aspect très animé, car le temps était beau. »
Ces proclamations nous prouvent que des pourparlers avaient eu lieu au sujet du retour des réfugiés entre les autorités anversoises, néerlandaises et allemandes. Des proclamations analogues furent répandues dans toute la Hollande.
En d'autres localités des discours furent adressés aux Anversois, notamment par M. Frans Van Cauwelaert, dans certaines communes de la Zélande.
Des milliers d'Anversois rentrèrent chez eux, et une fois rendus à destination, ils invitèrent d'autres personnes à suivre leur exemple. A ce moment on pouvait encore faire librement le voyage aller et retour.
L'Amiral De Bals faisait le trajet entre Anvers et Bruxelles avec un plein chargement de passagers. Des trains spéciaux partaient de la Zélande et des provinces du nord vers RoosendaaI.
La Ville réclamait aussi le 'retour de ses fonctionnaires et de son personnel enseignant. Et Anvers se repeupla assez rapidement.
Les Allemands répandaient parmi leurs nationaux cette légende:
« Il n'est pas encore possible de dénombrer les prisonniers. »
C'était du bluff, car ils n'avaient pas fait de prisonniers de l'armée de campagne. Et les 30,000 hommes des plus anciennes classes couvrirent la retraite, continrent par leur présence l'armée assiégeante et les troupes qui avaient pénétré dans le pays de Waes en traversant l'Escaut; puis elles se retirèrent en Hollande.
Le rôle d'Anvers, sans qu'il fût de longue durée, n'avait pas été néanmoins sans importance.
La ville étant tombée, cet événement clôturait une phase de la guerre. Mais à l'Yser l'armée exténuée, épuisée par la lutte, allait une fois de plus réduire à néant les plans orgueilleux de la puissante armée allemande.