de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
'La Retraite'
 
La Siège d'Anvers en 1914

soldats belges et anglais en retraite

 

Les Allemands trouvèrent donc Anvers vide et désert. L'armée de campagne avait échappé au piège qu'on lui tendait. Elle ne voulait pas s'avouer définitivement vaincue, malgré les lourdes épreuves qu'elle avait subies..., et quoiqu'elle eût à faire face à un ennemi bien supérieur.

Le Roi et le grand état-major avaient vaguement espéré que l'armée pourrait se maintenir derrière le canal Gand-Terneuzen. Lorsqu'on fut convaincu que la résistance était impossible sur ce front, on songea à utiliser la ligne formée par le canal de Schipdonck et la Lys.

Mais c'était encore un rêve irréalisable. Il fallut donc se décider à poursuivre la retraite jusqu'au coin extrême du pays, jusqu'à cet Yser fabuleux, modeste ruisseau ignoré la veille, mais qui allait s'immortaliser à jamais, ainsi que nous l'allons voir.

Le grand public, tant en Belgique qu'en d'autres pays, ne comprit pas d'abord la nature des opérations qui se déroulaient autour d'Anvers. On parlait couramment d'une fuite désordonnée, d'un anéantissement complet, d'une débâcle. Plus tard seulement on se rendit compte que notre armée avait échappé d'une façon magistrale à l'étreinte de l'ennemie par une manœuvre aussi habile que courageuse, Non, la retraite n'était pas une catastrophe, ni une débâcle, mais une retraite stratégique bien organisée, encore qu'il fallût l'accomplir dans des circonstances extrêmement difficiles, et à travers des souffrances et des épreuves inouïes. Mais les Allemands jubilèrent trop vite et bientôt il fut démontré que la prise d'Anvers n'était pas la grande victoire qu'ils avaient annoncée. L'invasion de la Belgique avait condamné le militarisme impérial, et bien que l'exécution, du jugement fût renvoyée à une échéance, lointaine, elle n'en serait pas moins réelle.

Mais quelle terrible retraite!

Nos braves se repliaient la mort dans l'âme, au milieu d'un cortège de misères. Tel était, hélas! le triste dénoûment de deux mois d'âpres .combats, de tant de sacrifices, de tant d'héroïsme!

Anvers était tombé, Anvers, la dernière forteresse, le suprême espoir Je tous ces vaillants et de la nation entière. On la croyait capable de résister pendant dix ans, et la lutte avait à peine duré dix jours.

Et où se dirigeait l'armée à présent? Vers la France, disait-on. Les bruits les plus étranges étaient mis en circulation. Certains prétendaient qu'on allait remplacer les recrues françaises dans les usines et aux champs. D'autres chuchotaient qu'une partie de l'armée allait être envoyée à Alger. D'autres émettaient l'opinion que les troupes jouiraient de quelques mois de repos, mais qu'ensuite il leur faudrait recommencer la lutte, au cas of la guerre ne serait pas encore terminée.

Mais nul n'aurait pu indiquer la source de toutes ces informations sensationnelles.

Et les troupes, épuisées, se traînaient en longues théories par les routes sans fin du pays de Waes, tandis que les paysans et les sabotiers, accourus devant leurs maisons, les suivaient d'un œil sombre et inquiet, ou se pressaient à quelque carrefour, curieux d'obtenir des renseignements, qu'aucun soldat ne pouvait leur donner.

J'ai accompli avec nos soldats ce rude trajet et jamais je n'oublierai ces journées lamentables.

Que de scènes multiples et variées!

La fatigue s'appesantissait sur les corps et les âmes. Les pavés de la route étaient si inhumainement durs aux pieds blessés, meurtris et enflés. Beaucoup d'hommes coupaient leurs chaussures; d'autres, après s'en être débarrassés, s'entouraient les pieds de linges, ou marchaient nu-pieds, en suivant le chemin de sable bordant la chaussée. Le sac était lourd, la capote serrait trop hermétiquement le corps en transpiration; la bretelle du fusil et la cartouchière pinçaient la peau, devenue plus sensible.

Ici un soldat jetait une arme qui rebondissait sur les pavés; là une bêche roulait dans le fossé, ou un sac, qu'on regretterait tantôt lorsqu'il faudrait y reposer la tête endolorie.

Des conducteurs sommeillaient sur leurs selles ou leurs caissons. Les rênes pendaient librement dans leurs mains défaillantes. Oh! les pauvres chevaux, après tout, n'avaient qu'à suivre l'interminable file, à pousser toujours droit devant eux, toujours plus loin.

Des hommes s'écroulaient, abattus par la syncope; un médecin accourait, leur administrait un remède; les malheureux pouvaient s'étendre quelques moments sur un véhicule, pour faire place bientôt à un camarade. Quelques-uns se couchaient dans un fossé ou derrière un buisson et s'endormaient. Dormir, ils ne demandaient qu'à dormir, quoi qu'il pût arriver; mais, ils étaient incapables d'aller plus loin; chaque pas était une souffrance, une torture pour leurs membres brisés.

On en voyait disparaître dans une ferme. Ils revenaient un peu plus tard, vêtus d'un pantalon et d'une veste sordides, puis s'enfonçaient dans les bois, en route vers le nord, vers la Hollande. La tentation était si forte, II suffisait de quelques instants pour s'éloigner de ce pays en guerre, pour dire adieu à cette misérable carrière de guerrier.

Je vis un groupe arrêté près d'un carrefour. Le bruit courait que l'ennemi était dissimulé, un peu plus loin, à Stekene.

« Ce sentier conduit en Hollande, déclara un jeune soldat. Est-ce que nous nous décidons? »

Il regarda ses camarades, mais tous hésitaient.

Je vis sortir d'une maisonnette une petite vieille. Elle avait remarqué l'hésitation des jeunes gens et avait tout compris.

« Non, non, ne suivez pas ce sentier, dit-elle. Ne faites pas cela, jeunes gens... votre chemin est par là. »

Et elle indiqua la grande rue.

Et les soldats, sans rien demander de plus, obéirent au geste de la brave petite vieille.

Les troupes poursuivirent ainsi leur route sans répit..., entourées de civils en fuite, de villages entiers avec tout leur matériel roulant: voitures, chariots et charrettes, avec des bagages et des ballots de toute espèce.

Les soldats songeaient aux êtres aimés dont ils.s'éloignaient et qui restaient au fond de la Wallonie, dans le Limbourg, dans le Brabant, à Anvers.

On pourrait se reposer en France, mais ce repos tant désiré était une nouvelle souffrance, car il impliquait la séparation du pays et du foyer. Et n'était-ce pas aussi une pensée attristante de devoir abandonner sa patrie à l'ennemi détesté?

Et toujours la monotone et douloureuse retraite continuait.

Lorsqu'on accordait aux troupes un instant de repos, tous aussitôt s'affalaient et beaucoup s'endormaient sur place, sur les pavés, dans la boue, au bord du chemin. Ainsi oubliait-on quelque peu les tortures de la fatigue et de la faim.

Car la faim vint s'ajouter aux angoisses de la retraite. Les vivres de réserve étaient épuisés. Les villages que l'on traversait semblaient avoir été visités déjà par une nuée de sauterelles. Les boutiques avaient un air lugubre avec leurs étagères et leurs caisses vides, et les hommes et les femmes tenaient leurs portes fermées.

On arrachait des navets dans les champs, mais leur saveur aqueuse lassait vite l'estomac. On préparait des pommes de terre, sur un feu allumé à la hâte, mais avant qu'elles fussent à point, arrivait l'ordre de départ. Malgré tout on dévorait à belles dents les tubercules presque crus. Heureux celui qui avait la chance de mettre la main sur une croûte de pain et une gorgée de café chaud!

Et quelles nuits on passait! Le soir descendait rapidement et avec l'obscurité un mystère plein d'angoisse planait sur la région coupée de haies et de champs bordés de buissons. Les sentiers traversant la masse des bois sombres semblaient être l'entrée de quelque effrayant repaire d'où pouvait sortir à l'improviste l'ennemi puissant, bien, équipe, bien nourri, prêt à fondre sur les pauvres troupes épuisées.

Les officiers exhortaient leurs hommes à se hâter, trahissant ainsi leur propre inquiétude.

Des sentiers longeant la route, débouchaient de mystérieux messagers, porteurs de renseignements provenant de la rive de l'Escaut.

Les Allemands avaient traversé le fleuve, ils occupaient Lokeren, pouvaient entraver la retraite, et s'avançaient déjà avec une nombreuse artillerie et ces infernales mitrailleuses, qui semaient leurs balles meurtrières de toutes parts. Le moindre murmure, la chute des feuilles le crissement des branches, le grincement de la porte de quelque ferme, semblaient suspects; des bouquets de saules, des pieux, des ailes de moulins prenaient des formes fantastiques et monstrueuses pour ces cerveaux tourmentés et malades.

Souvent une panique se produisait et des soldats couraient alors dans une folle frayeur exactement vers l'endroit d'où ils attendaient le danger. Les officiers rétablissaient l'ordre, encourageaient leurs hommes, les exhortant à la patience et leur promettant le repos et la sécurité.

Il y avait aussi des soldats qui gardaient le plus grand calme, qui donnaient l'exemple de la persévérance et d'une énergie peu commune, qui trouvaiennt encore le moyen de plaisanter et de raconter des facéties.

D'autres juraient et rageaient et parlaient de trahison.

« C'est toujours la même chose, s'écriaient-ils, les regards et la voix chargés de haine. Nous avons été vendus à Liège et à Namur, et maintenant encore à Anvers. Combien de temps cette lâcheté va-t-elle encore durer? »

Toutes sortes de légendes se rapportant à ces bruits circulaient parmi les troupes. On racontait que le Roi avait brisé le sabre de certains officiers supérieurs et en avait fait fusiller d'autres. Il refusait même de rendre visite à certaines sections.

Ceux qui lançaient ces allégations injustes ne se rendaient pas compte qu'en réalité ils insultaient beaucoup de chefs et de camarades blessés, mais tous ces racontars étaient le résultat du découragement et de la tendance systématique à cacher la venté.

Car on avait toujours présenté la situation a l'armée et à la population sous les couleurs les plus brillantes. «Tout va bien», répétaient à l'envi les journaux, d'après les inspirations des autorités. Toujours l'ennemi était, repoussé et les Alliés étaient à proximité.

Et maintenant cette horrible désillusion était survenue d'une façon inopinée: la chute d'Anvers, la fuite de l'armée... et l'entrée dans l'inconnu tragique.

Le Roi et la Reine étaient auprès des troupes. La dernière nuit avant d'atteindre le littoral, ils logèrent à Eecloo, petite ville ordinairement très paisible, aujourd'hui si animée et si vivante. Tous les grands édifices et les maisons étaient remplis de soldats; des chariots, des charrettes, des fourgons d'artillerie obstruaient la rue principale et une partie de la chaussée de Gand à Bruges.

Le lendemain matin, dès l'aube, notre Souverain poursuivit son chemin. Il était à cheval, escorté de son état-major et parcourait la vieille route vers Bruges, en traversant le pays des fabricants de balais de Kleif.

Un habitant de cette contrée si tranquille et encore naïve, peu connue des étrangers, nous raconta:

« Nous étions devant notre maisonnette. Il circulait tant de bruits étranges et nous ne savions que penser. Nous avions entendu la canonnade d'Anvers, mais on se refusait à croire ce que d'aucuns avançaient, à savoir que le rôle de la forteresse était terminé. Nous comprenions bien que la guerre n'allait pas très bien pour nous. Nous avions recueilli dans notre région les gardes civiques de diverses régions, ce qui témoignent de l'avance ennemie.

Ce matin-là, nous vîmes des cavaliers qui débouchaient de la drève. C'étaient, des chefs, à ce qu'il parut. Soudain, un de mes voisins me dit: « Voilà le Roi ». Profondément surpris, j'écarquillai les yeux pour bien voir, et en effet je reconnus notre Souverain d'après son portrait, car je ne l'avais jamais vu en chair et en os. Il paraissait triste. Nos casquettes s'enlevèrent quasi toutes seules. Et le Roi nous salua d'un geste amical et continua sa route. Et du coup, on eût dit qu'il se produisait derrière lui un grand vide et que le pays était ouvert à l'invasion ennemie. »

Ce récit est aussi simple que saisissant! En effet, chacun avait le sentiment de ce vide poignant, un sentiment vague et imprécis. Qu'allait-il arriver? Il semblait que la Belgique cessait pendant un moment d'exister.

« Les larmes nous vinrent aux yeux, poursuivit l'homme, un descendant des fabricants de balais de Kleit. Mais aussitôt nous reprîmes courage. Le Roi reviendra, disions-nous, et alors le pays sera libre. L'injustice ne peut durer.»

S'il avait songé à l'histoire de ses aïeux, il aurait pu ajouter: « Le Roi nous apportera la bague à cachet de la délivrance. » Car ce naïf pays de fabricants de balais possédait à ce sujet une belle légende.

Certain soir - c'était au moyen-âge - un seigneur traversait à cheval le bois de Kleit. Il semblait égaré. La pluie tombait, l'orage grondait, et l'homme soupirait après le repos. Il alla frapper à la porte d'une hutte et on lui ouvrit aussitôt. Le fabricant de balais et sa femme ne demandèrent pas à l'étranger qui il était ni d'où il venait, mais lui servirent un souper, frugal certes, mais offerte de bon cœur et lui codèrent leur lit. L'hôte conversa encore quelques instants avec eux et leur demanda comment allaient leurs affaires. Le locataire de la maisonnette répondit: « Oh, si les joncs étaient meilleur marché, nous n'aurions pas à nous plaindre. Mais les gardes forestiers du comte: nous rendent la tâche fort pénible, et si la situation ne s'améliore pas, notre métier soit totalement dépérir. »

Au matin l'hôte se retira bien reposé. Avant de se mettre en selle, il montra sa bague au modeste ménage et déclara: « Vous voyez ce blason. Vous le reverrez bientôt. Et ayez bon courage.» Les gens ne comprirent pas le sens de ses paroles, mais dans l'après- midi un cavalier arriva de Bruges et déposa un parchemin sur la table. Un sceau y était attaché, qui portait les mêmes armes que celles de la bague de l'hôte inconnu.

« Vous avez, disait le parchemin, accordé l'hospitalité au comte lui-meme. Et la présente charte est votre récompense. Vous et vos concitoyens, vous pouvez couper librement les joncs dans les bois jusqu'au troisième nœud, et nul ne pourra vous en empêcher. Ceci est le sceau de votre liberté. »

Telle est la légende. Mais la détresse qui venait d'envahir la région était plus grande que la ruine d'un seul métier- Et cependant on vivait dans l'espoir que le brillant cavalier qui se retirait à l'ouest du pays de Kleit, reculant avec son armée devant un ennemi supérieur en nombre, ramènerait un jour la liberté.

En attendant, la situation était sombre, dans cette contrée du Vieux Maldeghem, qui était toujours restée fidèle à son comte, à tel point qu'on l'avait surnommée « Maldeghem, la fidèle ».

Je fus témoin à cette époque de quelques tristes exemples de lâcheté.

Un individu traça en allemand sur la porte de sa maison cette inscription à la craie: « Nous avons toujours fait des affaires avec les Allemands». D'autres étaient prêts à flatter d'emblée l'ennemi et même à le servir.

Mais l'âme du peuple avait des sentiments bien plus nobles et plus élevés.

La retraite étendait toujours au long des routes ses lamentables théories. Nous avons décrit plus haut le grand exode des habitants vers Nieuw-Namen, La Clinge, Sint-Janssteen, Koewacht, Westdorpje, Sas de Gand, Philippine, Ysendyke, Sainte-Croix, Ede, Aardenburg. L'Ecluse, vers toutes ces nombreusse localités de la frontière néerlandaise, qui virent les premiers calvaires, de réfugiés. Ou l'on s'imagine ces mêmes foules fuyant dans des conditions analogues, derrière les milliers de soldats qui se repliaient avec leur matériel et leurs bagages. La multitude des civils se mêlant aux flots innombrables des militaires étaient aussi pressés les uns que les autres de se sauver; à certains endroits des cortèges devaient se croiser sur d'étroits chemins, et la confusion augmentait sans cesse.

Ce matin-là la Reine quitta Eecloo à son tour. Elle partit en auto en compagnie d'une dame d'honneur en suivant la grand'route de Bruges.

Près de Balgerhoeke, des gardes civiques la reconnurent. Les hommes, avec un ensemble admirable, s'élancèrent vers l'automobile en dépit des plus sévères consignes, agitant leurs coiffures, leurs mouchoirs, acclamant leur bien-aimée Souveraine de la voix et du geste.

La Reine Eisabeth fit stopper l'auto et, s'adressant à un lieutenant, lui remit des boîtes de cigarettes pour les gardes, puis elle salua avec émotion, et poursuivit son voyage, ce triste voyage vers l'inconnu, s'éloignant toujours davantage de ce peuple dont l'idéal était le sien.

Les gardes manifestèrent le désir de conserver ces cigarettes comme un précieux souvenir.

 

 

Voyons maintenant quels moyens l'ennemi mit en œuvre pour essayer de couper la retraite de nos troupes. Nous avons déjà dit comment il força l'Escaut aux environs de Termonde et de Schoonaarde. Le 9 octobre, la 37e brigade de landwehr entra en contact à l'est de Lokeren avec notre 6e division, qui tint l'ennemi en respect. Le lendemain, le 1er carabiniers tenta d'arrêter l'avance des Allemands, mais il dut se replier et l'ennemi s'empara de Lokeren.

La 4e division d'Ersatz, qui avait franchi l'Escaut près de Schoonaarde, se joignit de son côté à la 37e brigade et des sections se répandirent à travers le pays de Waes et bombardèrent notamment l'arrière-garde de la 2e division d'armée à Moerbeke et les derniers trains des fusiliers anglais à Petit-Sinay.

Cette 2e division, qui avait, quitté Anvers la dernière, dut exécuter une marche extrêmement pénible. Les soldats furent autorisés à prendre quelques heures de repos à Vracene, mais à la suite de communications alarmantes, on obligea les hommes exténués à reprendre leur route vers Selzaete en passant par Moerbeke et Wachtebeke.

D'un côté de la chaussée marchaient les Belges, de l'autre côté les Anglais et entre les militaires déferlaient les vagues immenses de milliers de réfugiés.

Nous avons été témoins aussi de cet événement. C'était un bel après-midi ensoleillé. Une sombre mélancolie avait envahi cette contrée, qui a mérité d'être appelée en temps de paix le jardin de la Belgique. Nous étions engagés au milieu d'un groupe étrange où l'on distinguait des soldats de toutes sortes de régiments, des hommes valides, et d'autres, blessés légèrement. A peine avions-nous dépassé Stekene - car les diverses sections suivaient les grand'routes et les voies locales parallèles - que des coups de feu retentirent. Nous marchions en droite ligne sur un petit bois où des fractions ennemies s'étaient retranchées.

Je vois encore l'avant-garde de la colonne incliner vers la droite. Une panique se produisit. Il n'y avait malheureusement pas de chef à la tète de ce groupe et aucune voix ne se fit entendre pour calmer l'émotion générale. Des réfugiés jetaient en hâte des objets empilés sur leurs véhicules: matelas, oreillers, etc., afin de pouvoir se sauver plus vite. Des femmes criaient et se lamentaient. Un horrible désarroi régnait parmi la foule amorphe et craintive. Chacun voulut franchir la frontière, qui était proche, mais une foule de gens, ignorant la direction exacte, erraient sans but. Heureusement des gens de la contrée s'offrirent à leur servir de guides et peu après 600 soldats étaient réunis près de Koewacht. Le gros de la 2e division essuya le feu de l'artillerie ennemie près de Moerbeke. Les Allemands, en effet, avaient quitté Lokeren munis de canons et s'étaient avancés vers Exaerde. Le général Dossin et ses officiers réussirent néanmoins à faire défiler leur armée à travers la zone dangereuse, mais le passage avait été fort étroit.

En ce qui concerne les Anglais, ceux-ci avaient dû se séparer de la deuxième division. Un convoi devait être mis à leur disposition à la petite gare de Saint-Gilles, où le train fut. bombardé et la locomotive atteinte par un obus. Les hommes durent descendre à terre. 1.500 d'entre eux environ atteignirent la frontière, mais un groupe assez considérable tomba aux mains de l'ennemi et fut fait prisonnier.

Pour les Belges tout danger n'avait pas disparu et ils risquaient encore de voir leur retraite coupée. Des troupes allemandes s'avançaient également de Lokeren par Loochristy dans la direction de Gand. En même temps la 1re division d'Ersatz et la 1re brigade de landwehr marchait d'Alost vers Gand également. Elles se heurtèrent aux troupes belges et alliées près de Melle, Gontrode et Lemberge.

Il fallait, en effet, que Gand fût défendu pendant quelques jours pour couvrir la retraite de notre armée de campagne. On ne pouvait tenir aucun compte à ce moment de l'accord signé quelques semaines auparavant à Oordegem. C'était là une simple convention entre le bourgmestre Braun et le général von Boehn.

Il ne s'agissait évidemment pas de défendre la ville de Gand pour elle-même. La ville resterait ouverte, aussitôt que là retraite de notre armée aurait été assurée.

Les Belges et les Alliés ne pouvaient compter sur des défenses de fortune, car le chef- lieu de la Flandre Orientale ne possède ni fortifications ni remparts.

La garnison belge, pincée sous les ordres du général Clooten, comprenait huit escadrons de cavalerie, la 4e brigade du général Scheere, une brigade de volontaires et un escadron de gendarmes. En outre deux régiments de fusiliers marins français, les hommes de l'amiral Ronarc'h, étaient arrivés à Gand, ainsi que la 7e division anglaise du général Cappers. Les Belges avaient creusé des tranchées à l'est de la ville.

On prévoyait une bataille acharnée. Le général Pau, qui avait pris les dispositions nécessaires, et l'amiral Ronarc'h, étaient arrivés à Gand, ainsi que la 7e divisaient à cet égard aucune illusion.

« Saluez ces messieurs », dii le général à son état-major en désignant les officiers de marine. « Vous ne les reverrez plus ».

Si, a Gand ces paroles ne se réalisèrent pas à la lettre, elles allaient devenir une saisissante vérité une semaine plus tard a Dixmude. où nous allons bientôt rencontrer les vaillants fusiliers.

Sept trains avaient débarqué les Français à Gand. Toute la population acclama les Alliés avec un enthousiasme débordant. Les troupes logèrent pendant quelques heures à la caserne Léopold, au Cirque et au Théâtre flamand.

 

Un fusilier de 17 ans, de Plougastel-Daoulas, en Bretagne, écrivit à ses parents ce qui suit:

« Le jour que nous sommes arrivés à Gand, nous avons manqué d'être portés en triomphe par les Belges. Ce sont des gens tranquilles et qui ont tous bon cœur, généreux. Ils nous distribuaient des chaussettes, cravates, cache-nez, caleçons, du pain, confitures, des cigares. »

Un autre s'exprime en ces termes:

« Arrivé ici après vingt-quatre heures de train dans un wagon à bestiaux, gelé, fourbu, courbaturé.

Mais quelle réception enthousiaste, logés au cirque après un bon lavage, un coup de rasoir et de brosse, un verre de bière et un cigare, toutes les malcommodités du voyage sont oubliées et c'est avec joie que l'on répond « Vive la Belgique » aux acclamations dont nous sommes l'objet et je crois que tous le crient et le poussent.

Gand est très propre et très joli; l'on y parle français et flamand. »

Mais à ce moment ces jeunes Français n'avaient pas encore vu le feu. La plupart n'avaient eu qu'une instruction insuffisante.

Le député George Le Bail écrit de son côté dans son . ouvrage « La Brigade de Jean Le Goum »:

« La réception des marins à Gand demeurera inoubliable pour eux. La population, leur donne de tout à profusion. Pendant la traversée de la ville, les habitants forment la haie, la tête découverte, et tout le monde crie: « Vive la France », tandis que la « Marseillaise », clamée en choeur, monte dans l'espace. »

« Nous sommes dans un pays épatant. Oh! que de braves gens! c'est incroyable ce qu'on y est bien vu. Je conserverai un souvenir de ce pays; l'on a tout, tout à profusion. Quel enthousiasme! », s'écrie le jeune L..., de Quimper.

Le 9 octobre, des 4 h. 1/2, des signaux retentirent.

Nos volontaires passèrent cette nuit-là dans les tranchées. La ville s'étendait derrière eux, l'antique et belle cite des Artevelde. Pour ceux qui connaissaient l'histoire la pensée se reportait en ce moment à Beverhoutsveld. Roozebeke, Gavre. Nos aïeux, en ces journées mémorables, avaient tout sacrifié pour leur liberté. A cette époque tragique on succombait aussi sous les coups d'un ennemi supérieur. Et, maintenant, un rapprochement ne s'imposait-il pas à l'esprit?

Des réfugiés d'Anvers racontaient aussi de mauvaises nouvelles. On disait la forteresse tombée, l'armée en retraite, la population dispersée sur les routes de l'étranger.

Et l'ennemi, l'ennemi puissant, avec sa formidable artillerie, approchait!

Est-ce que le droit devrait de nouveau céder devant la force?

Mais la confiance renaissait.

Des échos atténués des acclamations qui avaient salué les Français dans la ville étaient parvenus jusqu'aux tranchées. Les secours tant attendus étaient enfin arrivés, les Alliés étaient là, comblant des espoirs caressés depuis si longtemps. Et, outre les Français, les Anglais aussi étaient en route.

Peut-être le destin allait-il changer, peut-être la roue de la fortune allait-elle tourner pour nous, à cette heure où la détresse était à son point culminant, où toute la Belgique était souilliée par la présence de l'ennemi!

Et l'aurore se leva! Les Français arrivaient vers le sud et l'est.

Les gars de Bretagne, de La Rochelle, d'Arcachon avaient sous les yeux ce royaume si tendre et si beau, ce royaume des fleurs qui est un enchantement et une rêve.

« Nous traversons des champs de bégonias superbes dans lesquels nous allons peut- être mourir », écrit le fusilier R...

Mourir dans les fleurs, comme des jeunes filles, l'étrange aventure pour des marins tels qu'on se les représente d'ordinaire, - en bourlingueurs d'océans aux faces cuites par l'embrun! Mais la plupart des recrues que voici ressemblent si peu à ce cliché! Elles ont des yeux clairs dans des visages à peine hâlés.

Ce sont des adolescents, presque des enfants. »

L'amiral Ronarc'h inspecta le terrain et examina la situation avec ses lieutenants: une partie du deuxième régiment (commandant Varney) prit position entre Gontrode et Quatrecht, laissant un bataillon en réserve au nord de Melle, un détachement du premier régiment (commandant Delage) alla occuper des retranchements près de Heusden; un bataillon s'établit à Destelbergen. Ronarc'h tenait sous la main deux bataillons et la compagnie de mitrailleurs, de façon à pouvoir les envoyer à l'endroit où leur intervention serait jugée le plus nécessaire.

Les convois, à l'exception des ambulances, demeurèrent en arrière, près de la ville. Cette précaution avait été prise pour le cas d'une retraite, à laquelle l'amiral était décidé à ne recourir que lorsqu'il aurait accompli la tâche qui lui incombait et qui consistait à arrêter l'avance des Allemands pendant un certain temps.

Les effectifs belges occupèrent Lemberge et Schelderode. Nos batteries étaient postées à Lindenhoek, un hameau de Melle, d'où elles balayaient les voies de communications. Nos cyclistes firent des reconnaissances. Ils signalèrent la présence de troupes ennemies à Qua-trecht et à Loochristy; le premier groupe venait d'Alost et le second de Lokeren.

Le gros de l'armée allemande resta à Anvers et le générai von Beseler commit en cette circonstance une lourde faute qui fut sévèrement jugée par la suite.

Cette faute fut pour les Belges une chance inespérée.

Le général von Beseler préféra faire son entrée solennelle dans la ville déserte et laisser défiler ses milliers de soldats devant des maisons fermées et des rues abandonnées.

On eût dit que le roulement de ses tambours se répercutait dans un vaste cimetière et les sons des fifres produisaient un effet lugubre.

Encore une fois, c'était pour les défenseurs de Gand une solution inattendue que le général, décoré par les journaux du « Heimat » du titre de « dompteur de forteresses », ne se précipitât pas avec toutes ses forces sur nos faibles effectifs.

Les Allemands qui venaient d'Alost se heurtèrent du deuxième régiment des fusiliers français près de Quatrecht. Il était midi environ. L'ennemi déclancha una attaque, mais une terrible salve brisa d'emblée son élan.

«Ils tombaient comme des quilles ». écrivit un fusilier.

Cependant l'ennemi appliqua la tactique eminaire; après s'être replié, il revint avec des forces plus considérables, et le commandant Varney jugea utile de faire rappeler sa réserve de Melle.

Les Français se détendirent comme des démons-Leurs adversaires installèrent un canon à 800 mètres de leurs tranchées, mais il n'avait pas tiré plus de quatre projectiles qu'il avait déjà perdu tous ses servants et ses chevaux.

L'attaque dura six heures. Lorsque le soir tomba, les pertes étaient relativement légères.

Les Allemands semblaient hésiter, ignorant l'importance des effectifs qui leur étaient opposés.

L'ennemi construisit des défenses de campagne, creusa des tranchées, s'établit dans des fermes et derrière ées haies, en attendant des renforts.

Le commandant Varney, cependant, se tint sur ses gardes. Il détendit strictement à ses hommes de quitter leurs positions. On mangerait quand on pourrait du reste, il n'y avait pas de vivres.

« Vers minuit seulement, dit le fusilier R..., je peux me procurer un peu de pain; j'en offre à mon commandant, qui accepte avec pleisir. Le temps était froid et humide, et de plus la nuit était très obscure. Elle était éclairée seulement du coté de Quatrecht par les lueurs d'un brasier; l'ennemi y avait allumé deux fermes, qui devaient faire office de torches. »

Varney avait bien fait d'être sur ses gardes. A 9 heures du soir, des bombes lumineuses explosèrent aux abords des tranchées. Lennemi venait de recevoir du renfort.

A la clarté des obus on voyait les Allemands courir comme des rats le long des haies et des maisons. On tirait dans le tas et on en vit tomber un grand nombre, mais d'autres venaient aussitôt les remplacer. L'ennemi, en effet, dépensait son matériel humain sans compter, la vie humaine n'ayant pas d'importance à ses yeux.

Et il approchait de plus en plus.

Le commandant ne voulut pas exposer inutilement sa petite troupe à l'assaut d'un ennemi supérieur et donna l'ordre d'évacuer Gontrode et de prendre position derrière la digue du chemin de fer de Melle. Au cours de cette opération, on eut à déplorer la perte de quelques hommes.

La nouvelle position était excellente. L'ennemi s'avança encore, mais les Français, soudain, ouvrirent sur lui un feu terrible. Puis les fusiliers exécutèrent une charge et refoulèrent les Allemands loin de leurs positions de départ.

Il était alors quatre heures du matin. Une patrouille découvrit que Gontrode et Quatrecht avaient été évacués. L'ennemi avait une telle peur des baïonnettes françaises qu'il avait même abandonné ses blessés.

Une centaine de cadavres étaient entassés devant les lignes françaises.

Celte nuit-là Gand avait tremblé. Mais une confiance nouvelle était entrée dans les âmes à la suite de l'arrivée des Anglais, qui furent accueillis avec le même enthousiasme que les Français. Les habitants ne cachaient pas leur admiration pour ces soldats alertes et bien équipés qui s'avançaient d'un pas nerveux en chantant le célèbre refrain: « It 's a long way to Tipperary ».

Les Français acclamaient également leurs frères d'armes.

« Jean Gouin s'entendif; aussitôt avec John Bull, surtout lorsqu'il fut question de cogner sur le Boche», écrivait un vieux médecin de la marine.

La septième division britannique avait débarqué à Zeebrugge. Cet événement causa une sensation profonde. Des habitants de la région et des réfugiés accouraient de toutes parts, mais les gendarmes maintenaient la foule à une assez grande distance, car il était évident que des espions ennemis se mêlaient à la multitude. Ce fait d'ailleurs a été amplement démontre plus tard.

Les espions pouvaient circuler parmi les milliers de fugitifs sans etre trop inquiétés, et ils mettaient largement à profit cette aubaine.

Nous avons lu depuis dans un petit ouvrage allemand le récit d'un otservateur de l'ennemi. Il raconte qu'à cette époque il se promenait tranquillement de L'Ecluse à Bruges, où il suivit la retraite de l'armée.

La septième division anglaise était commandée par le général Cappers, qui reçut également sous ses ordres la brigade française.

La section du commandant Varney fut renforcée par deux bataillons anglais et par les troupes belges; elles reçurent l'ordre de rester sur leurs positions.

Mais vers midi l'ennemi déclancha une attaque si violente qu'il fallut se replier de nouveau derrière le remblai du chemin de fer. Puis une contre-attaque se produisit, les mitrailleuses balayèrent les positions ennemies, et enfin une charge exécutée par les Français obligea les Allemands à se replier comme la veille.

Le reste de la nuit ne fut pas troublé. Au matin les troupes furent normalement relevées. C'était un dimanche. Le calme régnait toujours sur le champ de bataille et un grand nombre d'hommes assistèrent à l'office.

« J'ai été à la messe dans une petite église très jolie, écrit le marin F..., de l'île de Sein. La journée a passé très bien. Le soir, après souper, on se couchait. A peine dans la paille: « Debout, tout le monde! »

L'ordre de retraite venait d'être donné. L'ennemi avait reçu des renforts si considérables qu'on était 6.000 contre 45.000 Allemands. Il était impossible d'entamer la lutte dans ces conditions. Au surplus, il était superflu de prolonger la résistance sur ce point, car la retraite de notre armée était désormais assurée. Elle avait plus de quarante-huit heures d'avance.

On ne pouvait non plus fournir à l'ennemi un prétexte pour bombarder Gand, ville ouverte.

A 5 heures de l'après-midi notre quatrième brigade se retira; les Français partirent deux heures après. Enfin à 9 heures, les Anglais se replièrent, sous le feu des Allemands.

Les Français avaient eu 9 morts, 39, blessés et un disparu. Parmi les tués de la brigade des fusiliers marins se trouvait le lieutenant de vaisseau Le Douget, qui avait fait le coup de feu dans la tranchée avec sa compagnie et qui fut atteint d'une balle à la tête au moment où il se retirait derrière le remblai du chemin de fer.

Les pertes des Allemands s'élevaient à 200 hommes, tués et blessés, et 50 prisonniers.

L'ennemi avait fait preuve d'une certaine hésitation, car il craignait un piège, et perdit de ce fait un temps précieux. S'il avait voulu exécuter un mouvement impétueux, il aurait pu emporter les faibles détachements comme une torrent irrésistible.

Les Français avaient reçu l'ordre de se maintenir; ils le firent pendant 62 heures.

L'opération du « décrochage » fut assez délicate. On se sentait épié de tous côtés par l'ennemi. Le général Cappers ordonna de gagner Aeltre par une marche de nuit. Les convois partirent d'abord, puis les troupes se retirèrent méthodiquement.

Ce fut cette fois une marche fort triste à travers la ville de Gand. « Et cependant, note le fusilier R..., nous fûmes acclamés de nouveau, d'autant plus que quelques-uns ont pris des casques prussiens et les montrent. L'enthousiasme est indescriptible. »

Un autre marin signale le fait suivant, qui n'est que trop compréhensible:

« «Pendant la traversée de Gand, les habitants anxieux pressent les marins de questions: « Où allez-vous, vous battez en retraite? La consigne était de répondre qu'on allait au repos après avoir été relevés. Pour nous, c'était pénible d'entendre les voix enfantines crier « Vive la France ». Des matelots avaient les larmes aux yeux et le cœur plein de rage. Ils se disaient: « Ah! oui, demain tu ne pourras plus crier: Vive la France I les Boches te le défendront. »

La division anglaise couvrait la retraite qui s'effectua, par Tronchiennes, Meerendree. Hansbeke, Bellen, Aeltre.

Les officiers refusèrent de prendre place dans les autos afin de pouvoir marcher à côté des hommes fatigués et de leur donner du courage.

La lune éclairait la nuit. On fit un parcours de 31 kilomètres et à la pointe du jour on avait atteint Aeltre.

Les morts avaient été respectueusement inhumés à Melle par l'aumônier du 2e régiment, l'abbé Le Hellocq.

Le lendemain on reprit la marche sur Thielt.

Et ces troupes allèrent grossir celles qui déjà inondaient de toutes parts les routes de la Flandre, le corps brisé par la fatigue des longues étapes et des insommies.

L'ennemi ne devait pas tarder à les suivre. Déjà des éclaireurs rôdaient de tous côtés, comme des fantômes mystérieux... les uhlans...

On les voyait partout. Ils étaient le sinistre présage du drame qui allait bientôt se dérouler uans ce petit coin du pays.

Les incursions des uhlans donnèrent lieu quelquefois à des scènes réjouissantes. Non loin de Ruisselede, en Flandre Occidentale, un paysan avait constaté la disparition successive et ônigmatique d'une poule, puis d'un lapin, et des traces indéniables du délit: des plumes, du sang et des cendres prouvaient que le voleur avait préparé son festin sur place. D'autre part, un poirier recevait des visites régulières, car chaque matin des fruits jonchaient le sol.

Le fermier résolut d'en avoir le cœur net et, certaine nuit, il se mit en embuscade. Il en avait assez d'être ainsi grugé constamment et il en éprouvait une sensation fort désagréable- Comme il était installé à son poste d'observation, il remarqua des mouvements suspects dans une meule de paille; bientôt il en vit sortir un homme qui alla secouer le poirier, puis se dirigea vers le poulailler. Le paysan venait de reconnaître 'a silhouette d'un soldat. «Hola! se dit-il, c'est un Allemand, un uhlan pour sûr », et paralysé par la peur, il se gaida bien de bouger. Mais le lendemain il s'en fut prévenir les gendarmes.

« Un uhlan! » s'écrièrent ces braves avec une surprise non dissimulée, tandis qu'un sourire d'incrédulité se dessinait sur leur visage.

En fait, il régnait parmi le peuple une telle rieur: les uhlans qu'un certain scepticisme semblait de mise dans la circonstance.

Toutefois il y avait eu des uhlans dans le village quelques jours auparavant et on en avait capturé plusieurs. L'un d'eux avait été grièvement blessé, ce qui lui attira la pitié des âmes compatissantes.

Qui sait si l'un de ces gaillards ne s'était pas sauvé et si depuis lors il ne se cachait pas quelque part. Dans ces conditions, les gendarmes ne pouvaient mieux faire que d'accompagner le villageois. Ils se glissèrent en silence jusqu'à la meule et la cernèrent. Sans dire mot ils préparèrent leurs armes et soudain le chef cria: « Sortez, rendez-vous! ». On attendit un instant, mais rien ne bougea. Le gendarme réitera son ordre et effectivement la paille remua et on vit paraître une tête d'abord, puis un visage livide et des yeux dilatés par l'angoisse, puis un uniforme gris, couvert de paille.

« Kamarad! » implora l'Ulhan,and d'un ton lamentable.

Le uhlan n'opposa aucune résistance. Il avait effectivement fait partie de la bande, mais était parvenu à s'enfuir et, comme il ne voyait pas d'issue, il s'était caché à cet endroit, dans la certitude où il était de pouvoir bientôt rejoindre l'armée dont il attendait l'arrivée prochaine. L'Allemand fut emmené comme prisonnier et cette histoire fit l'objet de nombreux commentaires.

On pourrait remplir un volume entier de tous les incidents auxquels furent mêlés ces uhlans redoutés. Dans les premiers jours d'octobre ils poussèrent même l'audace jusqu'à se montrer aux environs de Dunkerque. Le maire de la ville avait appris qu'un groupe de cavaliers ennemis étaient installés dans une ferme entre Dunkerque et Cassel- Lui-même était militarisé et avait dans l'armée le grade de capitaine. Il monta dans une automitrailleuse avec quelques hommes et se lança à la poursuite des Allemands, mais lorsqu'il arriva devant la ferme, les cavaliers avaient déguerpi. Il était souvent difficile, du reste, d'obtenir des renseignements relatifs aux exploits des uhlans, car une foule de gens préféraient se taire par crainte des représailles.

Des uhlans se montrèrent aussi à Roulers; ils formaient un petit groupe, qui s'arrêta sur la Grand' Place et qui fit sensation dans cette ville ae quelque 25.000 habitants. Des centaines de personnes accoururent pour être témoins de ce spectacle nouveau et insolite. Les Allemands se tenaient sur le qui-vive, la tête dissimulée derrière leur monture, le doigt pressé sur leurs armes, mais le bourgmestre, se rendant compte ues suites épouvantables que pourrait avoir le moindre acte d'hostilité, invita au calme quelques hommes turbulents, qui se pressaient au milieu de la foule.

Des patrouilles de uhlans passèrent par Iseghem et contournèrent le village de Moorslede, en suivant les chemins de traverse. Un civil, qui revenait du marché d'Ypres, dut descendre de son vélo et marcher au-devant des cavaliers. En cours de roule d'autres habitants vinrent le rejoindre. Les Allemands avaient besoin de guides, car ils tenaient surtout à éviter les divers villages où une brigade de gendarmes était disséminée. A Bixschoote ils emmenèrent l'instituteur, M. A. Deprez. On lui ordonna d'aller chercher son vélo. L'instituteur déclara qu'il n'en avait pas, à quoi les soldats répliquèrent par un «Jawohl» très affirmatif, en lui faisant remarquer que la façade de sa maison portait une plaque du Touring Club. Lorsqu'on avait rassemblé des habitants d'une commune en nombre suffisant, on relâchait ceux de la commune précédente. Le groupe des civils devait passer la nuit dans une ferme. Le fermier et sa famille étaient enfermés dans une chambre, puis les uhlans allaient chercher de la paille qu'ils étendaient sur le parquet, et les civils devaient se coucher au milieu des militaires. Le lendemain, ceux-ci s'éloignaient après avoir rendu la liberté à leurs prisonniers.

 

M. César Gezelle a fait un récit saisissant au sujet des uhlans. Nous en reproduisons l'extrait suivant:

« Partout où vont les uhlans, l'effrayante nouvelle de leur approche court devant eux des heures à la ronde, parmi les populations frappées d'anxiété. Là où ils ont passé, les hommes sont dehors, retenant leur colère dans un grincement de dents, mais terrifiés par leur force, et les femmes aux figures blêmes se pressent sur le pas de leur porte, tandis que leurs enfants restent derrière elles ou à l'intérieur des maisons; et tous tendent leurs regards vers l'extrémité de la route, dans la crainte qu'ils ne reviennent.

Il est certain que ces hardis éclaireurs, qui se risquent jusqu'à vingt ou trente lieues par petits groupes de cinq à six hommes, par les routes et les rues, les bois, les prairies et les champs, ne sont pas précisément de doux agneaux. Ils sont tantôt craintifs comme des chèvres, tantôt méchants comme des loups, et au moindre bruit qui leur semble suspect, ils se redressent, saisissent leur monture, leur lance et leur carabine. Lorsque retentit le sifflet du chef, ils disparaissent derrière des buissons et des collines, s'enfuient et laissent tirer sur eux sans se retourner; s'il ne siffle pas, c'est que le temps fait défaut et que chacun doit chercher à sauver sa peau ou à la vendre chèrement.

Un soir, la chaussée de Menin au-delà a'Ypres était noire de monde. Au château de Hooge, la propriété des de Vinck, se trouvaient des uhlans tués et des cadavres de chevaux.

C'était un jour d'été accablant; le vent charriait dans le ciel des nuées basses et menaçantes et par intervalles de lourdes averses fouettaient les pavés. Les bois de Hooge étaient enveloppés, ce soir-là, d'un brouillard gris, sombre et mystérieux, comme si l'inquiétude et la tristesse de cette époque troublée pesaient sur eux.

Les uhlans s'étaient cachés dans ces bois, on les avait poursuivis et abattus, on les y avait vus, mortellement blessés, se traîner le long des arbres et on les avait relevés mourants; leurs chevaux gisaient morts, quatre le long de la chaussée, trois à un autre endroit.

Ce jour-là il y avait un pèlerinage d'Ypres à Notre-Dame de Dadizeele. Le danger des uhlans avait réduit sensiblement le nombre des pèlerinages ordinaires, mais des centaines d'Yprois avaient néanmoins entrepris le pieux cortège.

Soudain ils apprirent les nouvelles relatives aux uhlans qui étaient postés dans les bois de Hooge, et tous ces braves gens furent saisis de frayeur en pensant qu'ils avaient frôlé l'ennemi de si près en traversant ces mômes bois, et ils n'osèrent plus retourner; la crainte et l'inquiétude régnaient donc des deux côtés.

Mais bientôt la nouvelle de la défaite complète des uhlans se répandit jusqu'à Dadizeele avec la rapidité de l'éclair. Les pèlerins prirent d'assaut le tram qui repartait pour Ypres et qui fut rempli à craquer. Tous ceux qui ne purent y trouver place, firent d'un pas rapide trois lieues de route à pied; tout ce monde qui se rendait à Ypres et tous ceux qui en venaient se croisèrent à Hooge et s'arrêtèrent à regarder les chevaux morts.

Un groupe de personnages muets se tenait devant la porte de l'école du bois. Un camion automobile était arrêté là, mais le chauffeur n'avait aucune nouvelle à apprendre aux spectateurs si ce n'est qu'il avait amené d'Ypres deux chirurgiens munis d'une caissette brune, qui contenait sans doute des instruments d'opération.

Les curieux massés au-dehors fixaient la porte qui restait obstinément fermée: à l'intérieur se trouvait un uhlan moribond qu'on avait abattu d'abord et à qui on cherchait présentement à sauver la vie ou, du moins, à rendre la mort aussi douce que possible.

Le drapeau de la Croix-Rouge était arboré à une fenêtre du grenier et une odeur d'hôpital imprégnait l'air à l'intérieur.

Tandis que le médecin était tout à sa tâche, deux ou trois Sœurs au couvent de Zillebeke étaient prêtes à lui venir en aide; elles avaient les yeux remplis de larmes et le visage empreint de compassion. Le baron et la baronne, sur la propriété desquels l'escarmouche s'était produite, et un prêtre du voisinage, qu'on avait fait quérir en hâte, se tenaient silencieux autour du lit; le calme le plus profond régnait partout. Le blessé était étendu sur un canapé, muni d'oreillers, de couvertures et de draps et disposé à la manière d'un lit; il avait reçu une balle dans le dos, une autre avait pénétré par le menton dans la gorge; ses yeux étaient fixés droit devant lui et une sueur brillante perlait sur son front pâle.

Il avait couru l'aventure de vouloir traverser toute la Belgique et il était venu chercher la mort avec ses camarades dans les bois de Zillebeke.

Son cheval était parti, et ses armes, tous ses compagnons ainsi que le lieutenant étaient disparus; sa lance se dressait contre la muraille blanche, son manteau et son uniforme couverts de taches d'un brun rou-geâtre, étaient déposés sur une chaise; et il - était là tout seul, sa chemise de soldat largement ouverte sur sa poitrine et il y avait près de lui des religieuses et des personnes étrangères qui le contemplaient d'un air de pitié, et un médecin qui lui soignait la gorge.

« Katholisch? » lui demanda le prêtre.

Il ne répondit pas, mais sa main se tendif vers les vêtements déposés sur la chaise. La sœur prit la tunique et il montra la poche intérieure. On en sortit un livret maculé et sale qui contenait des hymnes guerriers.

« Katholisch?» interrogea de nouveau le prêtre, en approchant son oreille de la bouche du soldat blessé.

Celui-ci détourna les yeux et murmura d'une voix à peine intelligible; « Evangelich ». Le prêtre se redressa indécis, puis se retira; les Sœurs priaient à haute voix, le chapelet à la main, tandis que leurs larmes coulaient abondamment.

Le blessé suivait la scène de ses yeux agrandis et étonnés. Le médecin, tout en cherchant la balle dans sa gorge déchirée, le faisait cruellement souffrir, comme en témoignaient ses yeux enflammés et ses lèvres enflées et violettes qui laissaient passer sa respiration brûlante. Mais pas un muscle de sa face ne bougeait, et son visage d'une pâleur de marbre ne trahissait pas la moindre souffrance.

La balle, avec un bruit sec, sauta de la plaie et tomba dans l'assiette que tenait la Sœur.

« Zu trinken! » soupira le uhlan et on laissa couler sur ses lèvres deux ou trois gouttes de liquide.

Le lendemain on l'enterra à quelques pas d'un de ses camarades. »

 

L'auteur que nous venons de citer, fait bien ressortir la mystérieuse anxiété qui oppressait la contrée. Bientôt ce même hameau de Hooge fut témoin de scènes autrement effrayantes.

Mais ces uhlans servaient d'avant-garde. Et leurs silhouettes semblaient grimacer étrangement autour des armées en retraite, autour de nos soldats épuisés qui se traînaient péniblement par les routes sans fin.

Oh! qui décrira cette retraite dans cette sombre région, au milieu de la menace constante de l'armée ennemie!

 

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