- de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
- 'Le Grand Exode'
- La Siège d'Anvers en 1914
- le départ des refugiés
Nous voici arrivés à l'un des épisodes les plus douloureux el les plus poignants de l'histoire de la guerre en Belgique: l'exode général de milliers de ménages, de centaines de milliers d'habitants devant l'invasion ennemie.
La relation de tous les incidents, de toutes les souffrances qui marquèrent cette fuite angoissée et tragique vers la Hollande, vers l'Angleterre et la France, suffirait à remplir un volume.
A maintes reprises déjà nous avons retracé le sombre tableau des malheureux réfugiés, chassés de leur ville ou de leur village par la terreur allemande; nous avons vu tour à tour les habitants de Liège, de Tirlemont, de Louvain. d'Aerschot. de Mâlines et des communes environnantes entreprendre leur pénible calvaire. Mais la plupart de ces infortunés étaient demeurés dans leur pays. Il y eut des exceptions cependant et un assez grand nombre d'entre eux partirent dès ce moment vers l'Angleterre ou du Hollande. Les habitants des environs de Liège, pur exemple, purent passer la frontière du Limbourg hollandais sans trop de peine; aussi vit-on, dès le début des hôstilités se dérouler à Eysden, à Maestricht et en d'autres endroits le triste spectacle des populations affolées fuyant sous la menace des barbares.
L'Angleterre de son côté, avisa bien vile aux moyens de recueillir et d'héberger nos pauvres exilés.
Folkestone devint pour eux et pour la Belgique un véritable port de salut. Les Belges, avant la guerre, connaissaient assez peu cette ville maritime. La malle assurant le service entre le Littoral et l'Angleterre suivit le trajet d'Ostende a Douvres, mais ce dernier port étant désormais exclusivement réservé a des buts d'ordre militaire, c'est à Folkestone que lui réservé le rôle principal dans le drame d'indicible misère qui allait se dérouler. Dès les premiers jours d'août 1914 un nombre assez considéràble de nos compatriotes vinrent y débarquer.
Folkestone est une ville d'eaux qu'au mois de juillet la saison s'annonçait sous les plus brillants auspices. Partout les villas et les hôtels étaient bondés. Soudain la guerre éclata, Certes, ce ne furent pas les pauvres gens qui les premiers quittèrent notre pays à l'heure de l'épreuve, mais immediatement on vit apparaître à Folkestone des Belges aisés, qui trouvaient celle ville anglaise plus sure, alors que les futurs exilés, animes d'une confiance absolue dans la résistance de nos troupes et l'aide des Alliés, ne pensaient pas encore à fuir, ce que régnait encore au fond des âmes le plus invincible optimisme.
Mais à la fin de ce mois d'août tragique, lorsque Visé, Andenne, Louvain, Aerschot furent subi leurs sanglantes tragédies, que Namur fut tombe et que la capitale eût été occupée, les autorités de Folkestone se trouvèrent subitement placées en face d'un grave problème: il fallait canaliser les finis incessants des réfugiés et fournir un abri à ces malheureux, qui avaient senti de près les horreurs de la guerre.
Les premiers secours furent fournis avec autant de, générosité que de désintéressement par les fonctionnaires et les ouvriers de la « South Eastern and Chatham Railway » et par le personnel de la police et de la douane.
Mais il fallait organiser d'urgence l'uvre nouvelle sur des bases solides, car les Belges et les Français aussi arrivaient en masses serrées, même avant la capitulation d'Anvers. C'est alors qu'on fonda le premier comité qui devail s'occuper de donner un abri à tous ceux qui débarquaient, de pourvoir à leur subsistance et de leur venir en aide de toute façon. Tel fut le premier noyau du « Folkestone Relief Committee » créé le 10 août.
Le 27 août la malle française « Nord», de Calais, amena 73 blessés belges de Namur et en outre, un millier de civils arrivèrent d'Ostende. On adressa un appel à la population anglaise et aussitôt parvinrent de toutes parts des offres de secours, notammnent des hôpitaux, des diverses institutions, des villas et des châteaux, de sorte que l'on put loger 20 à 25.000 réfugiés à, Folkestone et aux environs, ainsi que dans le comté de Kent, depuis Hastings jusqu'à Margate et Ramsgate.
Mais les bateaux de Boulogne, de Calais et d'Ostende débarqueraient toujours de nouveaux contingents de fugitifs.
Le 27 on décida de créer, sous la direction du maire M. Stephen Penford. un comité plus vaste, le « Belgian Refugee Committee ». qui fut le premier du genre en Angleterre.
On réquisitionna des locaux pour les aménager comme réfectoires et dortoirs, entre autres des écoles, la grande salle de l'hôtel de ville, des chapelles, des locaux d'églises, etc. Un appel inséré dans la presse londonienne produisit un résultat magnifique. De nouveau arrivèrent de toutes parts des offres de logements, de maisons, de villas et de châteaux. On envoya également des automobiles destinés au transport des réfugiés.
Le 10 septembre. M. Samuel, ministre de l'inférieur, déclara que le gouvernement britannique offrait l'hospitalité à tous les Belges dans le besoin et qu'il se chargeait de leur entretien. Chaque jour, 3 à 4.000 réfugiés débarquaient à Folkestone et ce chiffre monta même jusqu'à 5.000 le 5 septembre. Des trains spéciaux transportaient tous ces sans-abri dans d'autres villes, où des logements étaient mis à leur disposition.
Et Anvers é ce moment, n'était pas encore tombé.
Mais lorsque Anvers eût succombé sous l'effort des monstrueux mortiers allemands, ce fut un drame encore cent fois plus poignant.
Qui pourrait oublier les journées épouvantables d'octobre 1914?
La population de la banlieue, des villages situés au sud de la ville et principalement des bords de l'Escaut se retira en premier lieu. Voici les impressions que je retrouve à ce sujet dans mes notes écrites à cette époque:
« Il est près de minuit. Je trace ces lignes, dans une ferme du pays de Waes, et lorsque je regarde par la fenêtre je vois un rideau de flammes s'élever au-dessus a'Anvers.
Spectacle horrible, inconcevable, affolant!
Anvers en feu; Incendie! Incendié brutalement et volontairement par des hommes! Un immense pan de ciel ne forme qu'un fulgurant brasier.
Et ici dans la zone ouest, près des forts d'Haesdonck, de Steendorp, de Beveren, qui n'ont pas encore tiré un coup de canon, les campagnards restent éveillés, étreinte d'angoisse à la vue de cet océan de feu, l'esprit agité par les bruits terribles de l'approche des Allemands.
Les flammes au-dessus d'Anvers.... la métropole du commerce et de l'art...
O, les larmes me brûlent les yeux. Il faut que je pleure sur cette effroyable destruction.
Et le canon tonne encore et crache encore des obus sur les demeures d'une population si attachée à sa ville et qui accrut sa splendeur par le travail, par l'art et la science.
Je le sens, les paroles me manquent pour rendre exactement mes impressions...
Sans cesse je revois cet océan de feu, ces flammes ardentes et dévorantes...
Et j'entends sur la route, prés de l'estaminet, des pas tramants... l'exode dure toujours, ce long, cet interminable et triste cortège de fugitifs.
Mais, il me faut mettre un peu d'ordre dans ce récit.
Mercredi matin la population apprit par des affiches apposées sur les mure de la ville et par les journaux, que l'autorité militaire belge la prévenait du bombardement de la ville.
On pouvait, sans passeport, se retirer dans la direction du nord ou de l'ouest.
Un journal, il est vrai, émettait l'avis que l'on pouvait sans trop de crainte attendre la bombardement en se réfugiant dans la cave.
Mais des milliers de personnes ne se fiaient pas à ces conseils et dès le mercredi matin une panique se déclara dans la ville, il y eut une terrible bousculade autour des trains de la ligne d'Esschen-Roosendaal. aux abords des bateaux qui vont à Flessingue, au ponton du Steen, et à la gare du pays de Waes où des trains parlaient encore dans la direction de Gand.
Et des milliers de personnes aussi quittaient à pied la forteresse, préférant une promenade de plusieurs heures aux angoisses de l'attente.
Mais la majeure partie de la population resta et le soir chacun descendit a la cave, pour y dormir... si toutefois il pouvait encore dire question de dormir.
Et, un peu avant minuit, le premier coup tonna et la première bombe, avec un sifflement terrible, vola au-dessus de la ville.
Le bombardement était commencé et il se poursuivit avec une violence extraordinaire jusqu'au jeudi après-midi.
Ah! quelles frayeurs on endura dans les caves! On y était descendu l'àme remplie de courage, et nombre de gens s'étaient armés d'une hache, d'un marteau, de barres de fer afin de pouvoir éventuellement se frayer une issue, au cas où la maison s'écroulerait sous l'effet des bombes.
Mais ce grondement épouvantable, ce sifflement effarant, ses crispantes explosions torturaient les nerfs, soumis à une épreuve trop forte.
Alors on songea à fuir... loin de la ville, hantée par la mort et la destruction et où bientôt s'élevèrent de sinistres brasiers... fuir dès la pointe du jour, vers les contrées plus sûres.
Et fiévreusement on prépara les bagages, et des milliers d'habitants se hâtèrent vers les gares et vers le ponton de l'Escaut.
Déjà le feu faisait rage en différents endroits. Il ravageait spécialement le quartier du Sud, la rue Lozane et les rues environnantes. Les communes de Deurne et de Borgerhout furent aussi fort éprouvées aux premières heures du bombardement. En maints endroits les bombes arrachèrent les payés, creusant des trous profonds dans le sol. Des fenêtres volèrent en éclats, des toits s'écroulèrent et des murs furent ébranlés.
Un homme me montra trois morceaux de bombe, qui l'avaient atteint au dos et à la jambe. Le projectile avait traversé le toit et le second étage de sa maison et les pièces de la bombe avaient blessé le locataire qui était couché au premier étage Dans le voisinage une jeune fille avait les bras emportés et dans la rue il vit une femme qui agonisait.
Des scènes de folle terreur se produisirent dans la prison de la rue des Béguines, des prisonniers criaient, hurlaient, battaient les portes de leurs cellules, secouaient les barreaux... Le jeudi matin on les relâcha.
Le visage tout bouleversé par la peur, ces gens subitement rendus à Ia liberté, mais tout tremblants encore et comme stupides, s'enfuirent dans toutes les directions.
Dans la matinée, afin d'éviter une plus grande catastrophe, les Belges firent sauter la Pyrotechnie. Cette explosion doit avoir été entendue à plusieurs lieues à la ronde. On mit également le feu aux tanks à pétrole.
Je vis cet incendie dans l'après-midi, de l'autre rive. C'était un spectacle impressionnant que ces cinq gigantesques colonnes de fumée noire, obscurcissant cette belle après- midi d'automne, au point de la faire ressembler à un sombre jour de pluie. La marée haute emportait des planches incandescentes le long de l'Escaut, et les colonnes de fumée délimitaient de loin le cours du fleuve.
Le ciel sombre, le grondement du canon plus assourdi et la chaleur accablante de cette superbe journée d'arrière-saison donnaient l'impression d'un orage menaçant.
L'exode se- poursuivait sans répit. L'après-midi je fis en vélo le trajet jusqu'à la frontière hollandaise et retour. Or de Sint-Janssteen jusqu'à' l'intérieur de l'enceinte fortifiée, c'est-à-dire sur une distance de près de 20 kilomètres, c'était une fille ininterrompue de charrettes, de camions, de voitures, de vélos, de brouettes, tandis que les piétons marchaient des deux côtés de la route.
Ce n'était pas Anvers seulement qui fuyait, mais aussi les villages situés autour de l'enceinte, Bornhem, Puers, Elversele... et tant d'autres.
Comment décrire un tel spectacle?
Pour le bien faire, il faudrait prendre chaque groupe séparément.
On y voyait un camion chargé d'une pyramide d'objets de literie, de vêtements et de meubles; au sommet des enfants et des femmes étaient maintenus solidement pour empêcher que les cahots du véhicule ne les fissent dégringoler.
Plus loin on rencontrait une voiture de maître, conduite par son propriétaire, car dans l'espace demeuré libre entre les coussins s'entassaient des paquets sommairement ficelés. Et à côté de ce bourgeois important était assise sa femme, revêtue d'une jolie toilette, mais entraînée elle aussi dans le tourbillon de la misère commune, comme le plus pauvre de ses locataires.
Et voici tout un village. Les différents véhicules portent tous le nom d'une même commune. La première charrette, remplie d'objets variés.et gonflée de colis, emmène également le curé. Celui-ci s'adresse à une femme en pleurs pour la réconforter. Oh! comme il lui faudra se prodiguer dans sa mission consolatrice. Et pêle-mêle s'avance le triste cortège des paysans et paysannes, des ouvriers courbés par le travail, des femmes lassées, des vieillards et des nourrissons, des enfants aux fraîches couleurs, des religieuses jeunes et âgées, accompagnées de leurs pensionnaires, des rentiers vêtus a la vieille mode, mais non sans recherche. Oui, le village entier est eu-fuite.
Aux dires de l'un des fugitifs tous sont partis ensemble-sur le conseil de l'autorité militaire.
Un homme tient sa bicyclette à la main. Sur le guidon on a adapté des coussins, où repose un bébé. Des enfants dorment aussi sur des brouettes et des charrettes ou des voitures plus spécialement faites pour eux. Hélas! Les pauvres petits ont été arrachés cette nuit à leur sommeil parce que le tocsin sonnait au clocher et parce que papa et maman leur disaient de partir à cause du «Boche» qui allait bombarder le village.
On se sent le cur serré d'une immense pitic à la vue d'une autre caravane: des Surs emmènent des orphelines.Les misérables enfants, privées de pères et de mères, vont d'un pas pressé, toutes pareilles avec leurs robes noires, leurs boucles disparaissant sous un chapeau noir à larges bords. Quelques véhicules emportent leurs pauvres effets.
- Ma Sur, c'est bien triste, n'est-ce pas? dis-je à la mère supérieure.
- Oui, bien triste, me répond-elle d'un Ion pénétré. Il parait que les Allemands ont traversé le fleuve.
Beaucoup de fugitifs disent: « ils »; « ils » sont a Termonde; « ils » sont en face de Tamise.
Chacun sait qui « ils » sont: la nation de proie, le peuple barbare qui chasse le petit peuple paisible que nous sommes, des villes et des villages, des fermes et des chaumières, qui propage les incendies d'une façon rapide et méthodique, qui bombarde les villes sans défense et massacre les civils sous le prétexte toujours répété « Man hat geschossen ».
Et la fuite continue... Involontairement je songe à la protestation des 93 savants allemands.
Je vois encore cet adolescent malade, dans une brouette, chaudemont emmitouflé malgré l'ardeur des rayons du soleil...
Je vois encore le docker anversois... je le vois encore lever son poing énergique et je l'entends lancer les malédictions impuissantes de son cur chargé de haine. Puis des larmes inondent sa face rugueuse et il s'écrie au milieu de ses sanglots: « Et nous qui avions une vie si belle dans notre belle et bonne ville d'Anvers et qui traitions les Allemands comme des Belges! Et maintenant... C'est une honte devant Dieu et devant l'humanité! Quel mal la Belgique avait-elle fait?...»
Des paysans poussent leurs vaches devant eux. Une- eune fille déploie des prodiges d'énergie à vaincre l'obstination d'un porc. Un homme porte un panier rempli de lapins dodus et dit en plaisantant: « Je ne mourrai pas encore de faim avant quelques jours. »
Le flot avance toujours.
Il n'y a pas de nuit...
Des villages gisent abandonnés et déserts. De ci, de là au milieu des champs brille une lumière. J'entre dans une-ferme du pays de Waes. Le paysan a pris place autour d'un feu de bois avec quelques soldats des troupes de forteresse. Avidement on me demande des nouvelles. Mais que raconter à ces braves gens? Les bruits les plus étranges circulent partout. Ces troupes de forteresse n'ont pas encore reçu l'ordre de retraite. Elles attendent dans une crainte anxieuse, avec la désagréable perspective de- tomber aux mains de l'ennemi. La résistance paraît impossible. On n'a ni canons, ni munitions. Les vivres n'arrivent plus. Le fermier a renvoyé la femme et ses enfants. Quant à lui, il a voulu rester encore. Il est attaché à son blé, à sa paille, à tout son bien. Et cependant il songe aussi aux atrocités de Termonde et des environs.
De là je me rends à Saint-Nicolas. La ville est plongée dans l'obscurité. Les maisons semblent délaissées. Mais à la gare se pressent des milliers de personnes. Des trains passent bondés de soldats et de civils. Il en est qui sont assis sur les butoirs au sommet des wagons. On ouvre brusquement la porte roulante d'un fourgon à bestiaux. La groupe de jeunes gens dégringole sur le quai, tellement ils étaient encaqués à l'intérieur de wagon. Des clameurs s'élèvent. Ce sont des recrues qu'on transporte à Poperinghe.
« Combien de temps dure ce trajet » crie l'un des jeunes gens, dans l'espoir que parmi la foule il se trouvera bien quelqu'un pour lui répondre.
Et le renseignement ne se fait pas attendre.
« Quatre heures environ en express, mais votre convoi y mettra peut-être bien deux jours. »
Et pendant des heures ils restent ainsi serrés les uns contre les autres, privés d'air et incapables de faire du mouvement.
G. Raal a décrit en termes émouvants l'exode d'une famille anversoise, dont il faisait partie. Nous détachonsde ce récit les extraits suivants:
« Les bombes ennemies hurlaient au-dessus d'Anvers. Il y eut des portes enfoncées, des fenêtres réduites en pièces, des maisons détruites; les pavés des rues, soulevés en gerbes menaçantes, retombaient sur les toits avec un bruit de tonnerre.
Les mères coururent enlever leurs enfants du berceau où ils reposaient, on rassembla le bagage indispensable qui fut mis en tas et serré dans des draps de lit. Puis on quitta la maison eu murmurant un dernier mot d'adieu.
Non, jamais plus on ne reverrait le lieu où l'on avait passé tant d'années de douce affection, où le père, la mère et les enfants avaient mêlé leurs prières et leurs jeux dans une paix ineffable, où l'on avait pleuré et ri et où les chambres étaient tout imprégnées encore des chants et de l'écho des paroles d'amour.
On ne raisonnait plus. Le raisonnement était devenu impossible. On avait été assommé comme d'un coup de massue sur le crâne. L'esprit était desemparé, les idées paralysées par l'angoisse et par la sensation dominante de l'instinct de conversation.
Pendant la nuit commença le mémorable exode vers le Nord, où la Hollande, qui encourage et réconforte ces malheureux avec un sourire attristé sur les lèvres, tenait ses bras et son cur ouverts à tous ceux qui venaient pleurer auprès d'elle leur indicible chagrin, en ce suprême instant de souffrance, à l'heure la plus tragique de l'histoire.
Le ciel, lui aussi, eut pitié des pauvres exilés: la lumière des étoiles d'or éclaira la nuit et une bienfaisante chaleur descendit comme une rosée des voies lactées du firmament. Ce fut un cortège muet et résigné de gens à moité inconscients, encombrés de paquets, ployant sous le poids d'une foule de choses inutiles, désespérément tristes comme un tragique tableau de Laermans.
Un cortège qui dura des heures et des jours, du mercredi après minuit jusqu'au samedi matin.
Tout s'écoulait vers les Polders, qui offraient la seule route encore libre vers le salut. Voitures, chariots, charrettes à bras, tous les véhicules quelconques furent emmenés. Des milliers, des centaines de milliers de gens restèrent au même endroit pendant des heures ou avancèrent à pas de tortue, d'une façon à peine sensible, sans rechigner, silencieusement, résignés devant l'inévitable.
Riches et pauvres portaient les choses auxquelles ils étaient le plus attachés. Quelqu'un tenait à la main une cage renfermant l'oiseau dont les chants avaient si longtemps égayé sa demeure. D'autres emportaient l'abat-jour en porcelaine de la lampe qui avait répandu sur les longues soirées d'hiver la joie intime de sa flamme circulaire.
Il n'y avait plus de serviteurs. Maîtres et valets, patrons et ouvriers marchaient côte à côte en une vaste fourmillement, portant chacun ce qui leur appartenait en propre. Les distinctions sociales se fondaient dans ce creuset de souffrances, dans cette fuite pathétique vers le salut et la liberté.
Paul avait également quitté sa maison, avec sa sur Stiny et ses deux frères Albert et Louis.
Ils n'avaient emporté qu'un maigre bagage: des effets indispensables et du linge, et quelques livres préférés.
Eux aussi gardaient le silence, Paul serrait la main de sa jeune sur qu'il sentait trembler dans la sienne.
« Pauvre enfant, songeait-il, comment cela va-t-il finir! »
C'était une après-midi superbe, une journée d'àrrière-saison remplie de toutes les délires estivales. Le soleil fêtait ses dernières heures de beauté. L'air était saturé de douces senteurs.
Paul et les siens aimaient beaucoup le soleil.
Arrivés au dehors, la chaude température les inonda et leurs regards remplis de joie et de mélancolie se levèrent vers le ciel, où le soleil répandait la splendeur de ses rayons.
Et ils se sentireni pris d'une irrésistible envie de pleurer.
Au-dessus des maisons on entendait le sifflement des bombes qui allaient s'abattre ensuite avec un craquement effroyable. On voyait saigner dans le lointain l'invisible blessure. La ville avait pris un masque de souffrance.
Les gens, instinctivement rentraient la tête dans les épaules, attendaient avec angoisse l'instant de l'explosion, puis ils s'éloignaient en hâte.
Une odeur de pétrole emplissait les rues. D'épais nuages de fumée s'étiraient au- dessus de l'Escaut dans la direction du pays de Waes. Ça et là des flammes s'échappaient des toits. Paul et sa famille s'engagèrent dans une rue étroite et s'arrêtèrent, atterrés. Le corps sanglant d'un cheval gisait au milieu de la chaussée; le liquide gluant s'épandait en gros caillots autour d'une plaie hideuse, dessinant sur les pavés un lugubre drapeau rouge. La tète pesait lourdement sur le sol, et les pauvres yeux si doux fixaient vers le ciel un regard éploré. Tous les membres étaient raides; la brune crinière s'agitait sous la caresse de la brise.
Ils détournèrent la tête, oppressés par cet horrible spectacle.
Un bruit perçant comme le grondement d'un train traversa l'espace, semblait arriver directement sur eux. Ils se jetèrent contre une façade et, pâles d'angoisse, attendirent la fatalité! Ce ne fut qu'un instant. Le soleil l'obscurcit. Un obus remplit la rue de son vacarme et s'abattit avec la force et l'éclat d'un millier d'éclairs et de tonnerres. Les pavés fusèrent de toutes parts comme des jets d'eau. Une femme et deux enfants gémissaient, frappés mortellement à cinquante pas de l'endroit où Paul et sa famille étaient collés au mur, les yeux démesurément ouverts. Ils entendirent le dernier appel d'un des enfants qui criait d'une voix faible: « Maman! » Puis tout rentra dans le silence.
Leur cur battait à se rompre, d'un rythme lourd et précipité, et les jambes flageolantes, ils s'approchèrent des victimes. Une bombe avait broyé la tête de la mère. La cervelle suintait lentement parmi les chairs déchiquetées. L'un des enfants avait été déchiré en deux par une pièce de métal et était resté étendu comme une pauvre chose infirme. L'autre, celui qui avait crié: «Maman » gisait inanimé sans mutilation apparente, la bouche ouverte comme pour chercher sa respiration.
Ils firent un signe de croix, se découvrirent et s'inclinèrent devant la mort. Puis ils ramassèrent les cadavres et sonnèrent vainement à plusieurs portes. Ils déposèrent les morts sur le trottoir, étendirent les draps ou les réfugiés avaient amassé leurs menus objets et les recouvrirent. Ils comptaient rencontrer en cours de route des agents de police qui s'occuperaient de ces malheureuses victimes; quant à eux ils ne pouvaient rester là plus longtemps. Ils avaient les mains souillées de sang. Les gants gris de Stiny étaient tachés d'une affreuse boue noire. Elle les enleva et en mit une autre paire qu'elle trouva dans son réticule.
Les jeunes gens se lavèrent les mains dans un étang. Un peu plus loin ils furent obligés de faire un détour, parce que toute une rangée de maisons brûlaient. La corniche se détacha de la gouttière, resta suspendue dans le vide par une de ses nervures et virevolta comme le balancier d'une pendule incandescente.
Sur la route des soldats les croisèrent; ils marchaient d'un pas lent et lassé, avec une expression, de profond chagrin dans leurs yeux fatigués. Les fugitifs attendirent que le détachement eût disparu dans un épais nuage de poussière, auquel se mêlait une odeur de fortes transpirations. Plus loin, vers le nord, ils virent ces petits attroupemeuts se diriger vers un but commun.
Les groupes, toujours plus rapprochés, se formèrent en cortèges d'ensemble. Ce qui n'était qu'un éparpillement varié et multicilore, se transforma en une vaste et remuante cohue. Pour la dernière fois la ville trembla sous l'avalanche des chariots, sous les pas lourds des chevaux géants.
Des chiens parcouraient les rangs, en quête de leurs maîtres, mais ils se donnaient une peine bien inutile. Une grande tristesse se lisait dans leurs regards anxieux.
Munis d'un assez mince bagage, Paul el les siens purent d'abord avancer sans difficulté. Ils se faufilèrent au milieu des espaces libres, le long des masses de fugitifs, mais il leur fallut cependant s'arrêter de temps à autre. On n'avançait guère, et l'on eut dit à certains moments qu'il fallait passer un à un par le trou d'une aiguille.
Des cheyaux des nations étaient attelés à des camions bourrés de marchandises; leurs corps luisants fumaient. Une file interminable de vaches hébétées el inquiètes beuglaient sous l'impulsion de la faim, s'agitant inutilement pour se dégager de leurs liens. Un paysan trayait. et le liquide blanc jaillissait en notes claires dans le seau d'étain. Puis la boisson toute fraîche fut présentée à un malade étendu sur une brouette et qui contemplait le ciel d'un regard resigne.
Deux hommes portaient un paralytique, suspendu sur leurs mains jointes ensemble. Des aveugles attendaient avec patience, l'oreille tendue au sifflement des bombes, les yeux levés en l'air vers l'endroit d'où provenait le bruit.
Un train rempli à craquer passa d'une allure modérée. Des gens étaient assis ou debout sur les marchepieds, au-dessus des wagons, sur la locomotive et dans le tender, sur les butoirs d'avant, sur la chaudière, à côté de la cheminée, près du chauffeur et du machiniste. Ce dernier, tres enjoué, modulait un air à coups de sifflets. Les partants agitaient chapeaux et mouchoirs et les plaisanteries fusaient de toutes parts. Mais, à mesure que ces rumeurs passagères et ce brouhaha s'éteignaient au loin, les roules retombèrent dans le silence.
Des sentinelles étaient postées sur les remparts, le fusil a la main. Des soldats couchés sur le glacis des fortifications fumaient, bâillaient et paraissaient s'ennuyer. Des officiers regardaient la foule d'un il distrait. Leurs pensées et leurs préoccupations étaient ailleurs.
Soudain un grand remous se produisit parmi la foule des fugitifs. Les visages s'orientèrent vers le ciel et ues bras se levèrent. Un se montrait un point noir qui approchait rapidement de la direction de l'est.
« Un taube! un taube! » crièrent des voix angoissées.
L'avion arriva dans un vol superbe au milieu du ronflement rythmé de son moteur. Il plana au-dessus de la foule comme un grand vautour, fier et imposant, avec ses ailes courbes inondées de lumière dorée. Une fumée semblable à un très mince panache de poussière d'argent flottait dans son sillage. De près et de loin les canons de tous les forts et de tous les abris vomirent leur mitraille. Le ciel se remplit de panaches de fumée d'un blanc jaunâtre, au-dessous et au-dessus de l'aviateur, à sa gauche et à sa droite. Calme et placide il poursuivit son chemin. Le soleil se mirait dans l'acier de l'hélice, qui renvoyait des rayons d'une blancheur éclatante. L'avion décrivit un grand cercle et disparut derrière les nuages de fumée qui montaient des tanks à pértole. Il y eut un moment de forte panique, les gens affolés se dispersèrent de tous côtés en une fuite éperdue, mais l'ordre et le sang-froid ne tardèrent pas à renaître. Le mugissement des canons lointains se tut.
La soeurette, fatiguée, était incapable d'un plus long effort. Ils allèrent s'asseoir sur une caisse dans un hangar, heureux de pouvoir se reposer. Déjà ils avaient accompli une marche de plusieurs heures et le soleil, descendait lentement à l'horizon. Qui sait combien de temps le voyage durerait encore à travers l'obscurité?
Devant eux la ville s'étendait comme une vision d'horreur, pleine de fumée et de feu. De terribles explosions ébranlaient le sol, les bombes hurlaient dans l'air sans interruption.
Le soleil caressait de ses rayons obliques les maisons, les églises et les tours. Le joyau de dentelle de la cathédrale se détachait comme un rayon blanc sur les nuées violettes des incendies.
Toutes les façades à pignon et les demeures gothiques des quais resplendissaient en teintes blondes sous les rayons du soleil.
Des étincelles tremblaient dans les vitres de la gare, qui se dressait au centre des maisons innombrables comme la carcasse d'un poisson gigantesque dans une mer luisante.
Lorsqu'ils se furent rassasies de cet inoubliable spectacle et qu'ils sentirent leur cur gonflé d'un insupportable chagrin, ils se levèrent et franchirent l'étroite passerelle qui les conduisit hors de la ville sur la route-d'Eeckeren.
De chaque côté de la route les prairies étaient remplies de monde. Les fugitifs éprouvaient, un soulagement réel en voyant le vaste firmament au-dessus de leurs têtes et l'immensité des horizons; en ne se sentant plus menacés dans les rues étroites de la ville qui mourait lentement el autour de laquelle se tissait un drap funèbre qui interceptait la lumière du soleil et projetait des tons de grisaille sur les couleurs claires des édifices.
Au sommet de la grande tour flottait encore le large drapeau tricolore, le leur, l'emblème de la patrie; bien des personnes contemplèrent pour la dernière fois, avec des larmes dans les yeux, le symbole tant aimé.
Un sentait à présent la signification du mot de paix et combien la vie avait été douce dans la patrie. On jetait des regards passionnés sur la ville qui semblait un grand moribond. On lui fit ses adieux comme à un être aimé qu'on ne devait plus jamais revoir.
Le douloureux cortège poursuivit sa route vers l'inconnu.
A Eeckeren les uns allèrent à gauche, d'autres, parmi lesquels se trouvaient Paul et les siens, prirent la droite en suivant le chemin de fer vers Cappellen.
Le crépuscule tombait lorsqu'ils atteignirent ce grand village. Le soir s'avançait à pas comptés comme un hôte indésirable ou un mesager de malheur. Les maisons et les arbres s'estompaient dans la brume grise.
La route vers la Hollande était noire de monde.
On avançait péniblement. Une lumière jaune sortait des' cafés, éclairant les arbres et les gens. Le bruit sonore des conversations et des cris se répandait dans la rue comme aux jours de kermesse. Le long de la route une folle de personnes, affalées sur leurs paquets, dormaient d'un sommeil de plomb, insensibles au vacarme qui régnait autour d'elles.
Sur la voie ferrée un long train de wagons ouverts, chargés de pavés, était sous pression. Un grand nombre de réfugiés y étaient déjà montés. Notre quatuor se hissa également sur un des wagons et nivela les pierres brutes pour en faire des sièges plus, ou moins confortables. Le bruit assourdissant des canons parvenait des forts voisins, emplissant le soir de coups répétés comme des litanies de colère. Au sud-ouest, on apercevait l'incendie d'Anvers. L'horizon n'était qu'un brasier sanglant.
Stiny était assise au milieu, appuyée au clos de ses frères. Les pavés remuaient a ses pieds, la blessant aux chevilles. Lorsqu'elle soulevait une de ses jambes, le siège- s'effritait et emprisonnait l'autre pied. C'était fort douloureux, mais elle ne se plaignait pas.
Devant elle deux petites filles étaient assises sur un ballot de vêtements. Elles pleuraient, de faim; les infortunées avaient perdu leur grand frère en cours de route et se trouvaient maintenant seules au monde, en proie à un sombre désespoir, souffrant de la faim et de la soif. Pour tout avoir elles possédaient encore quarante-cinq centimes avec lesquels elles s'engageaient dans l'inconnu.
Stiny les consola en leur disant qu'elles trouveraient en Hollande de braves gens, qui leur donneraient à boire et à manger et leur procureraient un logement jusqu'à ce que des lemps meilleurs fussent arrivés. De sa main câline elle caressa leurs pauvres petites têtes fatiguées, leur remit quelque argent et du pain qu'elle avait emporté au départ. Pauvres enfants! Si jeunes encore et déjà ai pleins de soucis et de chagrin. Elles laissèrent glisser sur ses genoux leurs petites têtes égarées et douloureuses, et bientôt elles s'endormirent, tandis qu'un sanglot leur échappait encore de temps en temps.
Enfin le train se mit en marche. On n'entendit pas un cri. Un silence saisissant pesait sur cette foule grise, comme si le train la conduisait à un enterrement, en pleine nuit.
Cappellen et son agitation étaient déjà loin. Tous les bruits étaient étouffés sous les coups réguliers des roues et le cliquetis des chaînes, des crochets et des ferrailles entrechoquées. Il faisait sombre autour d'eux et en eux.
Près de Calmpthout le train s'arréta pendant de longues heures. De nouveau on percevait des bruits lointains. A côté du chemin de fer, dans les bois, on entendait des voix nombreuses. Par endroits la flamme d'un cigare rompait l'obscurité. Le ciel était rempli d'étoiles silencieuses. Le nuage de fumée glissait lentement du sud et de l'ouest sur les horizons tranquilles qu'aucun vent ne troublait.
Heureusement pour les pauvres bannis il faisait chaud et il régnait une brise fraîche de nuit d'été.
Devant eux au bout de la longue route, on voyait l'incendie, décrivant une courbe du sud à l'ouest, c'était, un fou d'artifice avec un rapide mouvement de roues. Des cratères s'élevaient en gerbes immenses, mettant des reflets rouges sur les visages des occupants du train. Puis les flammes retombaient dans un calme océan de feu, léchant l'horizon, comme font les vagues sur la dune.
Ce profond océan de feu contenait une sorte de gigantesque tête de femme qui fermait les yeux dans une douloureuse angoisse, puis les rouvrait subitement sous le coup de la terreur. C'était une houle de feu, tantôt étincelante comme une plaie rouge, tantôt se lassant, épuisée par l'effort.
C'était la tête de la Pucelle d'Anvers, pleurant des larmes de sang, des larmes de feu, torturée par la douleur de mille flammes, pleurant par mille blessures.
Les coudes appuyés sur les genoux, la tête reposant dans les paumes de ses mains. Paul regardait l'Incendie, muet, le cur broyé par une douleur atroce. Son cher Anvers!
Anvers était le cur de son pays, son cerveau, sa force, sa beauté! Anvers faisait sa pairie grande et prospère. Cette ville était l'orgueil de sa vie, il y avait vécu dans la douceur caressante de ses brouillards, sous l'étreinte de ses nuages changeants, parmi l'animation et le brouhaha de ses rues; il s'était délecté au spectacle de l'Escaut, qui roulait comme un grand fleuve de fleurs blondes vers la large route des mers; auprès de ces habitants d'un caractère si personnel et, comme lui, si fiers du titre d'Anversois.
A Anvers un parlait toutes les langues. Anvers était une partie de l'immense univers.
Anvers, ville pleine de musique, depuis le phare lumineux de sa haute tour jusqu'aux obscures profondeurs des caves de son guignol, où chacun avait des chansons dans le coeur et des mélodies sur les lèvres. La ville des peintres qui avaient inondé le monde du charme magique de leurs couleurs: la ville de la liberté, qui brûlait au cur de tous comme le soleil sur une d'une, la ville altérée et torride, où même les pavés des rues crachaient du feu sous les coups trop rudes des chenaux ferres.
La ville par excellence riche et imposante, irrésistible de passion et de beauté jusqu'en ses plus formidables catastrophes.
Anvers, qui avait un passé glorieux comme un trophée, comme une forêt, de trophées. Pauvre ville qui se mourait, abandonnée et déserte...
De grosses larmes coulaient sur le visage et les mains de Paul, mais il ne sentait pas la douleur arrière de ses larmes. Un autre sentiment se levait comme une tempête sous son crâne. A travers ses larmes il voyait Anvers dans son voile de crêpe rouge, dans la beauté terrifiante des yeux de la Pucelle en pleurs.
Il se redressa d'un mouvement instinctif, ses deux mains se joignirent comme un poing menaçant qu'il brandit vers l'horizon en feu, vers cette orgie de souffrances indicibles, et sa voix, dominant le fracas du train qui s'était remis en marche, lança une violente malédiction contre l'envahisseur.
Ce fut un long et pénible trajet. Quelques heures après minuit ils arrivèrent dans un village hollandais. Des soldats les aidèrent d'un cur apitoyé et leur donnèrent du pain gris. Tous, à l'exception de Paul, mangèrent le pain appétissant. C'était le premier aliment qu'ils prenaient depuis la veille au matin.
Tout le village était bondé de réfugiés. On les conduisait à l'église.
Elle se dressa soudain devant eux comme une montagne dans la nuit. Ils songèrent à leur maison d'Anvers si chaude et si agréable, a leurs chambres où les lits moelleux étaient à l'abandon, à l'âme de celle demeure maintenant silencieuse et morne, vide et froide. Qui sait si à cet inslant tout n'était pas anéanti par des flammes dévorantes, si les objets aimés ne se consumaient pas au milieu d'un tas de cendres.
lis franchirent le seuil du lieu sacré. Des odeurs âpres les saisirent à la gorge; Un demi-jour poudreux courait au long des murs et des colonnes. Des formes vagues étaient étendues par terre, se détachant en taches sombres sur la paille aux teintes d'or. On entendait le ronflement sonore de respirations fatiguées. Quelques enfants pleuraient. Dans un coin, entre deux chaises, il restait un petit espace inoccupé. Usant de mille précautions pour ne réveiller personne, ils s'avancèrent vers l'endroit indiqué, heurlant malgré eux les mains et les jambes des dormeurs qui après de vive apostrophes. reprenaient leur sommeil interrompu. Ils s'assirent sur le lit de paille. Les jeunes gens enlevèrent leurs pardessus d'hiver, les déposèrent sur une valise qui devait servir d'oreiller à Stiny et la couvrirent chaudement. Puis ils déposèrent sur son front un pieux baiser, comme ils étaient accoutumés de faire tous les soirs à la maison et lui souhaitèrent un repos réparateur. Paul avait conservé son morceau de pain de munition qu'il lui présenta. Elle secoua la tête avec un geste de gratitude et murmura: « Dormir!»
Pauvre enfant, comme elle devait souffrir!
Paul partagea le pain enlre ses frères, qui le mangèrent de lion appétit, après quoi ils se couchèrent. Lui-même étant trop surexcité pour dormir, s'adossa au mur et regarda autour de lui. C'était une profanation sainte el touchante de la maison de Dieu, ce refuge suprême des malheureux exilés. Le tabernacle scintillait comme un astre rayonnant. La veilleuse du St-Sacrement jetait encore de faillies lueurs rouges. Sur le côté de la nef centrale se dressait comme un rocher la chaire de vérité haute et massive. Les chaises riaient empilées dans un coin en un tas immense. Derrière les vitraux la nuit profonde s'épaississait. Sur leur piédestal élevé les statues des saints prenaient, des attitudes d'hommes fatigués. Dans le diadème, posé sur le front de la Vierge Marie, une pierre brillait avec l'éclat d'une étoile. Du côté opposé du chur le Bon Pasteur tendait les bras à la foule des désespérés. Sous ses pieds était taillée cette inscription en lettres gothiques rouges: « Venez à moi vous tous qui êtes chargés, et je vous soulagerai. »
L'horloge tinta lentement dans la tour, d'un rythme et d'un ton monotone. Quatre coups sourds se répercutèrent dans la nuit.
Une clarté subite tomba du dehors sur les tuyaux de l'orgue; un long rayon mal et pale s'accrocha au jubé.
En bas la porte s'ouvrit, glissant sur sa corde avec un grincement aigu, le nouveau groupe de réfugiés entra dans l'église en faisant un grand vacarme. Une voix jeune poussa des plaintes bruyantes, mais une voix plus grave l'invita au silence. Les paquets martelèrent le revêtement en cuir de la porte avec un bruit sourd. On conduisil les fugitifs vers le chur. Beaucoup de dormeurs s'éveillèrent, jetant des regards ahuris dans la demi-obscurité, et se recouchèrent en murmurant. Un Homme, adossé à une colonne, alluma sa pipe. La flamme brillait et s'atténuait selon le mouvement d'aspiration du fumeur.
« On ne fume pas ici! » cria une voix dans l'obscurité.
Après une brève agitation dans le chur, toute l'église reprit celle atmosphère spéciale et opprimante que produit la réunion de nombreux dormeurs.
Soudain un bruit sourd retentit dans le confessionnal voisin de Paul; on eût dit la chute de quelqu'un qui était projeté a bas de son siège. Quelques exclamations incohérentes se firent entendre, puis tout rentra dans le-silence.
« Dormez-vous? » demanda Paul d'une voix douce à ses frères. Ils avaient les yeux ouverts, mais Paul ne-pouvait le voir.
Un nuage de sombres pensées pesait sur leur front, -leur torturant les yeux.
« Non ». répondirent-ils dans un murmure. « La surette dort-elle? »
Ils riaient si inquiets à son sujet. Paul se pencha en avant, prêta l'oreille et entendit le souffle régulier de sa respiration, entrecoupée de longs et profonds soupirs. Paul se pencha encore davantage, au point que leurs yeux se touchèrent presque. Il vit des larmes perler au bout de ses grands cils: elle pleurait au milieu de son sommeil. Un chagrin brutal le mordit au cur. Il se redressa, fil un geste à ses frères pour les tranquilliser et reprit sa place au pied de la muraille, plus triste qu'il ne refait quelques instants auparavant.
Il écoula les ronflements, les soupirs, la respiration haletante des centaines de dormeurs. Combien leur couche était dure! Et malgré tout c'était une consolation pour eux de se trouver à l'abri, dans le vaste édifice, où les voûtes et les dallages semblaient vibrer encore du son des hymnes et de l'odeur de l'encens.
Paul fut enfin vaincu par la fatigue. Tous les objets parvenaient jusqu'à lui en images troubles et voilées. Un sourire tranquille errait sur ses lèvres. Comme l'Enfant Jésus devait être content de voir assemblés dans sa maison des hôtes si nombreux!
Paul voyait le Sauveur, assis sur les bras de Marie et se penchant pour regarder au- dessous de lui. Le monde ne tournait-il pas dans ses petites mains? Ses yeux examinèrent attentivement la boule bleue sous la lumière pâle. Puis il releva la tête, regarda sa Mère, attira sa tête près de la sienne et son doigt lumineux indiqua un tout petit point sur le globe. Alors Paul vit remuer les deux têtes adorables, une larme tomba des yeux de la Sainte Mère Marie sur le petit point qui représentait la Belgique. Jésus y posa trois fois sa petite bouche trois fois sainte, de sorte que la larme devint un astre si beau et si grand qu'aucun astre pareil ne brille au firmament. Le globe se mit à tournoyer; des pays et des mers disparurent dans ce rapide mojvement de rotation; seule l'étoile brillait sur le monde entier, dans une longue traînée de lumière d'or.
Paul se réveilla en sursaut.
Un bruit intense emplissait l'église. La paille craquait comme dans une écurie. On s'interpellait d'un coin au temple à l'autre. Par endroits des rires jaillissaient. Un grand nombre de réfugiés portaient leurs mains aux hanches et soupiraient. La poussière s'éleva en tourbillons, dansant comme des grains d'or à la lueur des lampes. Le jour livide, pareil à un visage de malade, filtra à travers les carreaux. Des paquets s'ouvrirent, puis se renouèrent. On courait de groupe à groupe, chacun cherchant ses amis pour leur communiquer les aventures de la journée précédente. Le bruit confus des voix se mêlait comme au cabaret. Tout sommeil était désormais impossible. Des personnes, assises sur leurs paquets, regardaient devant elles comme pétrifiées, insensibles aux bruits du dehors, complètement absorbées par les voix bruyantes qui retentissaient au fond ue leur être.
On apporta de vastes marmites remplies de café chaud, qui répandaient une odeur délicieuse. Chacun reçut sa tasse et du pain beurré. On se fût cru à une noce. Les visages s'éclairèrent, bien des yeux brillèrent et le diapason général monta; pour un peu on se serait mis à chanter. Le caractère de notre bon peuple se retrouvais dans l'extériorisation de sa gaîté native. »
Partout les mêmes scènes se reproduisaient sur toutes les routes menant vers l'ouest, le nord et le nord-est. Les communes de la frontière hollandaise furent brusquement envahies et prises d'assaut.
Jetons, par exemple, un coup d'il sur le village de La Clinge. Les 4, 5, 6 et 7 octobre, de nombreux contingents de réfugiés y arrivèrent, mais le jeudi 8 octobre, dit le rapport du comité qui s'occupait de venir en aide à nos pauvres compatriotes, « nous fûmes assaillis par des centaines de personnes. »
Et le rapport continue en ces termes: « Les rues étaient bondées. De nombreux soldats belges furent également internés. C'est ce jour-là, et dans cette lugubre soirée, que les tanks à pétrole d'Anvers se consumèrent, ce qui fit croire à une foule de gens que la ville avait été incendiée.
Comme à ce moment il n'y avait pas encore de provisions de vivres, il fallut s'adresser à des particuliers. On est heureux de pouvoir déclarer que les habitants fournirent tout ce qu'on leur demandait. Les 300 à 400 réfugiés furent pourvus de toutes choses le soir et le matin, et dûment ragaillardis, purent continuer leur route.
Ce jeudi 8 octobre, commença l'ère des grandes difficultés. Le vendredi les réfugiés n'arrivaient plus par centaines, mais par milliers. Une panique se déclara même ce soir- là au village-frontière de La Clinge (Waes). Elle avait été provoquée par la présence d'un détachement d'environ 500 fusiliers marins anglais que l'on avait pris pour des Allemands.
Ces Anglais arrivèrent à la frontière hollandaise le vendredi dans l'après-midi. Après être restés en territoire belge jusqu'au moment où le soir tomba, ils pénétrèrent en territoire hollandais où, tout équipés encore, ils étendirent leurs membres exténués, dans la rue principale de La Clinge, sur la paille généreusement mise à leur disposition.
Nous croyions que l'arrivée de ces troupes allait marquer le point culminant du désarroi, mais ce n'était encore qu'un commencement.
La plupart des gens n'ont pas ou fort peu dormi pendant ces journées. La nuit du vendredi au samedi 11 octobre les fusils des Anglais furent transportés par des civils et des militaires au local des postes-frontière. En cette occasion la police et les membres du comité eurent à remplir une lourde tâche, mais ils s'aidèrent fort bien mutuellement. Il faut ajouter que ce travail était très dangereux, car quantité de fusils devaient d'abord être déchargés, ce qui n'était pas également facile pour tout le monde.
Samedi 11 octobre. Dès l'aube passent des centaines de charrettes se dirigeant vers la Hollande. C'est un triste spectacle. Mais une impression plus pénible encore fut provoquée par la vue du fort contingent de soldats anglais qui furent rassemblés dans le village et expédiés à Hulst.
Ce n'était cependant qu'un début, car au cours de la huitaine suivante toute la garnison de la forteresse d'Anvers, soit 35.000 hommes environ, traversa notre commune.
Ils furent suivis de centaines de milliers de réfugiés, qui passèrent par ce village et y établirent temporairement leur résidence.
Il n'est pas exagéré d'évaluer de 5 à 700.000 le nombre de réfugiés qui traversa notre commune entre le' 10 et le 13 octobre. Pendant des jours entiers plus de 20,000 séjournèrent ici au quartier B, qui comprend 325 maisons et maisonnettes.
En admettant que l'animation fut aussi grande dans le reste de la commune - ce qui est vraisemblable - on est amené à conclure que du 11 octobre jusque vers le 20 octobre 50 à 60.000 personnes séjournèrent chaque jour à La Clinge et y furent logées et nourries.
Elles se succédaient constamment, mais leur nombre ne variait pas. Dans les grandes fermes il y en avait jusqu'à mille et même davantage, avec 20 à 80 charrettes et chariots, et des chevaux et du bétail à l'avenant.
Sur la route du village belge de Saint-Gilles par La Clinge jusqu'à Hulst les charrettes et chariots des réfugiés formant une masse sombre et compacte poursuivaient leur route vers la Hollande. Cela fait une distance de près de trois lieues à pied.
A l'école communale de La Clinge résidèrent pendant plusieurs jours consécutifs de cinq à sept cents personnes, dont beaucoup de pauvres gens et d'enfants. Les églises durent également être aménagées en dortoirs et pendant 14 jours elles furent remplies de réfugiés.
L'entretien de toutes ces personnes provoqua une disette de vivres très sensible. A la demande du comité, tous les habitants qui avaient des fourneaux préparèrent des pommes de terre. Pendant quelques jours il fut impossible de se procurer du pain, car on ne pouvait le cuire faute de levure.
Bref, du 11 au 15 octobre, il régna une véritable famine. On mendiait pour avoir un morceau de pain, surtout en faveur des enfants. Une autre grave question pendant ces journées était celle du manque de lait; c'était là une chose vraiment effrayante pour les petits enfants. Afin d'y reméuier dans une certaine mesure, nous préparâmes un succédané composé d'eau bouillie, de cacao, de sucre et de fécule de pomme de terre. Dans la suite nous fûmes très heureux d'avoir à notre disposition du lait en poudre que nous recevions par l'intermédiaire du professeur Niermeyer, d'Utrecht. On peut dire à l'honneur de notre population que pour tout ce qui a été fourni aux réfugiés pendant ces jours de misère jamais personne n'a rien réclamé au comité.
C'est le 15 octobre seulement que deux grands camions furent envoyés d'Hulst, avec un chargement de pain et de riz. Cet envoi procura quelque soulagement; un millier de pains coupés en trois furent distribués. Cela fit le bonheur de trois mille personnes qui, à leur tour, les partagèrent à la maison. Quand je dis « à la maison », cela signifie tous les logements imaginaires: les granges, écuries, cabanes, fermes, chariots, charrettes et tentes, qui tous abritaient des réfugies.
Des gens riches et de condition dormaient dans des granges. Et cela dura des semaines. Pendant le jour c'était une circulation intense, une animation telle qu'il était impossible de passer en bicyclette. Heureusement, le mois d'octobre se distingua par un temps magnifique. Grâce à cette circonstance et aussi à cause des rigoureuses mesures d'hygiène et de désinfection prises par le comité d'accord avec la garnison militaire assez forte, on put éviter de nombreuses maladies.
Au début la répartition des vivres donnait lieu à des scènes inénarrables. Mille à deux mille personnes attendaient leur tour d'être servies et il n'y avait jamais assez. D'où des bousculades et des protestations, mais les militaires veillèrent au maintien de l'ordre.
Les cabaretiers et nombre d'autres habitants laissaient leurs demeures ouvertes durant toute la nuit. C'était-là une excellente mesure dont profitèrent une foule de gens qui sans cela auraient été obligés de passer à la belle étoile ces nuits déjà froides, avec leur femme et leurs enfants. C'était un triste spectacle de voir ces infortunés dormir sur des bancs et des chaises, la tête appuyée sur la table, les enfants étendus sous la table ou sous le billard.
Heureusement il y avait également ici quelques médecins belges, dont les services et l'expérience furent d'un secours indispensable, attendu qu'il ne pouvait être question de demander l'aide d'un médecin hollandais. Car la situation était partout la même et partout on avait besoin de secours médicaux.»
Voilà ce que nous apprend le rapport du comité des réfugiés de La Clinge.
Des scènes analogues se produisaient dans tous les villages-frontière. C'est ainsi que nous lisons dans le rapport officiel de Nieuw-Namen:
« Ils arrivaient en flots pressés comme une mer immense, les malheureux réfugiés épuisés et innombrables. Ils voulaient aller plus loin, toujours plus loin, poussés par une terreur indicible.
Mais un grand nombre étaient incapables d'aller plus loin, épuisés qu'ils étaient par les longues marches toujours effectuées au milieu des plus grandes privations, pendant des heures et des jours. Et lorsque le soir tomba, toutes les habitations, l'église catholique et jusqu'à la plus petite maison du pauvre étaient dans le sens propre du mot bondées de réfugiés. Et combien d'autres durent passer la nuit à la belle étoile? Que fit le comité dans ces circonstances? Prêter son aide partout où la chose était possible. Nuit et jour les membres étaient sur les dents pour donner leur appui et leurs conseils, mais on ne pouvait faire face à tous les besoins. Cependant les habitants étaient devenus à ce moment comme autant de membres actifs du comité, toujours disposés à intervenir partout où l'on sollicitait leur aide. La demande de pain était si énorme que, bien que tous nos boulangers travaillassent nuit et jour avec un personnel renforcé, il était impossible de fournir tout ce qu'on demandait. A peine le pain était-il sorti du four que les boutiques étaient prises d'assaut et, grâce à l'intervention de l'autorité militaire, chacun à son tour put entrer en possession de la quantité à laquelle il avait droit... Au bout de quelques jours il se produisit une certaine accalmie, la plupart des réfugiés s'étant retirés dans l'intérieur du pays.
Suivant une évaluation superficielle, 100.000 réfugiés au bas mot avaient traversé nos rues, dont plus de 12.000 militaires, comme il fut démontré dans la suite d'après le nombre de fusils belges livrés ici. »
A Sint-Janssteen 20,000 réfugiés passèrent par la commune.
A Koewacht on vit les premiers réfugiés dès le mois de septembre; rien d'étonnant, car c'était le premier lieu de refuge pour la pauvre ville de Termonde si horriblement ravagée. Bientôt un grand nombre de Belges arrivèrent de Lokeren avec leur mobilier. Au mois d'octobre ce fut aussi dans ce village, un véritable assaut. Les premiers réfugiés indigents provenaient de Hamme. Puis on en vit arriver de Zèle, ainsi que des habitants de Termonde, Saint-Gilles, Lebbeke, etc., qui avaient séjourné pendant quelque temps aux environs de Lokeren; puis des réfugiés d'Anvers, de Beveren, Saint- Nicolas, Tamise, Stekene, Exaerde. Et lorsque des obus s'abattirent sur la gare et la raffinerie de Moerbeke, le village presque tout entier s'enfuit au village-frontière de Koewacht. Le passage des réfugiés à cet endroit dura deux jours. 50,000 Belges environ traversèrent ce village. Pendant la nuit du vendredi au samedi 21.000 étrangers y logèrent. Des centaines de gens mourant de fatigue dormaient dans les bois, sous des bâches tendues. Les bancs avaient été enlevés de l'école qui était bondée et transportes sur la place du village, mais ces bancs se remplirent bientôt d'hommes et d'enfants. Des Belges fortunés s'estimaient heureux lorsqu'ils pouvaient se reposer sur une botte de paille dans une écurie.
Voici, d'autre part, ce qu'on vit dans la petite ville zélandaise de Hulst:
« La situation est quasi impossible à décrire. Il faut 'avoir été témoin ou acteur de ce drame pour s'en faire une idée. Pendant deux ou trois jours les réfugiés belges affluèrent dans notre petite ville non par centaines, mais par milliers, emportant leurs biens qu'ils voulaient mettre en sûreté, sur des véhicules de tous genres et de toutes dimensions. Ce cortège d'infortunés amenait dans nos murs des malades, des vieillards, des impotents, toutes les misères imaginables.
Des surs de charité conduisant des centaines d'orphelines cherchaient à assurer le logement et l'entretien de leurs pupilles, des hommes, des femmes et des enfants étaient à la recherche des membres de leur famille, disparus au milieu de la confusion générale, des malades et des femmes en couches réclamaient du secours, et tous étaient à bout de ressources.
Mais le comité était organisé de telle façon qu'il possédait une base de travail solide. Tous les sous-comités agissaient comme des départements indépendants et le comité peut certainement se vanter d'avoir évité une panique à Hulst.
Les membres du comité, soutenus par toute la population civile et militaire, travaillèrent à mettre de l'ordre dans ce chaos, avec un zèle qui triomphait de tous les obstacles. Avant tout on s'efforça de mettre de l'ordre dans la ville même et le comité ne tarda pas à canaliser le flot des réfugiés dans une direction régulière, de façon à les conduire par des routes diverses jusqu'aux villages avoisinants. On voyait partout, parmi la formidable masso humaine, les brassards oranges des membres du comité, aidant et réconfortant les malheureux. Ceux qui avaient faim purent se restaurer dans nos cuisines économiques, ceux qui cherchaient un abri furent envoyés dans les fermes des environs, et plus tard, lorsqu'il fallut renoncer à ce moyen, parce que les communes plus éloignées commençaient à leur tour à être bondées, on construisit des tentes, et les églises, les écoles, les édifices publics, tout ce qtfon peut imaginer fut rempli littéralement de personnes de tout âge et de toute condition.
Et toujours les réfugiés affluaient par milliers dans nos murs.
Malgré sa besogne écrasante, le sous-comité de ravitaillement trouva le moyen, par l'achat de grands foureaux d'une contenance de 200 litres chacun, d'étendre ses opérations à tel point qu'il fut en état de fournir par heure 1.500 à 2.000 litres de soupe, ou une égale quantité de pommes de terre, de haricots, de petits pois, de riz ou de café. On dut avoir recours à l'intervention de soldats pour contenir le flot des affamés. On distribuait chaque jour de 14.000 à 15.000 portions, sans compter les portions de pain, qui étaient innombrables. Un grand nombre de daines étaient occupées pendant toute la journée à couper du pain et la main-d'uvre faisait défaut; un groupe de 25 femmes environ étaient chargées d'éplucher des pommes de terre et 10 fourneaux préparaient, depuis le matin jusqu'à une heure avancée de la nuit, de la soupe, des fèves, des pois, du riz, du café, etc.
Au cours de ces journées difficiles tous les malades et les blessés furent logés à l'Hospice catholique, avec lequel le comité avait conclu un accord, et au pensionnat de l'Ecole catholique des Surs, deux chambres furent aménagées pour les femmes en couches.
Puis ce furent les journées du 10 et du 11 octobre 1914. Parmi te flot de réfugiés déferlant d'une façon continue, se mêlèrent alors les 25.000 à 30.000 soldats belges internés avec leurs véhicules et leurs chevaux.
Il était presque impossible de circuler dans la rue, On était comme pressé les uns contre les autres et parmi cette foule immense le cortège sans cesse renouvelé défilait régulièrement. Et toujours des femmes en couches, des malades, des impotents, des vieillards s'amassaient et réclamaient des secours urgents.
Le dimanche (11 octobre 1914) vers 5 heures, la crise atteignit son point culminant. Bien des personnes se demandaient avec désespoir comment on pourrait faire face à la situation et plusieurs membres du comité commençaient à ressentir le contre-coup de leur travail trop absorbant. Toutefois on continua à se sacrifier avec un redoublement d'ardeur et quoique l'on ne pût atteindre les heureux résultats des jours précédents où l'on avait réussi à donner tant bien que mal un abri à tout le monde (6000 soldats belges étaient couchés sur les trottoirs ou dans les rues) on réalisa néanmoins un effort gigantesque.
Bien qu'on eût vidé une foule de boutiques et de magasins et qu'il n'y eût plus rien ou presque rien à trouver dans toute la ville, fort peu de gens cependant souffrirent de la faim, car notre comité put poursuivre sans arrêt la distribution des vivres et l'ordre continua à régner dans la commune. On obligea les cafés et les estaminets à rester ouverts toute la nuit et on y entassa les réfugiés. Ce jour-là toutes les maisons étaient remplies de réfugiés, de la cave au grenier. »
Nous serions fatalement exposé à tomber dans des redites s'il nous fallait publier des extraits de différents, autres rapports que nous avons sous les yeux.
A Bath, à Hansweert, Terneuzen, Flessingue, etc., on vit arriver les réfugiés montés sur des embarcations de toute espèce.
A Flessingue, les douze écoles en étaient littéralement bondées. 200 personnes dormaient à l'église du Nord, 136 à l'église mennonite, 210 à la salle de concerts Bunning, 200 à la salle Burgers, 80 dans les casemates, 900 dans les hangars du port; 500 dans un navire amarré près de ces hangars, 120 à la Société des pilotes belges, 60 au corps de garde des rameurs, 350 dans les hangars de marchandises de la vieille gare.
Mais comment compter celles qui logaient dans les maisons particulières, dans les granges, les écuries, a bord des bateaux de Ste-Anne et d'autres vaisseaux?
A l'Ecluse on s'estimait heureux, après que toutes les maisons et les édifices publics furent remplis, de pouvoir fournir un logement aux sans-abri à bord des septante bateaux environ qui étaient à cet endroit.
A l'extrême pointe occidentale de la Flandre Zélandaise, où s'étendait jadis le golfe profond et sûr de Bruges, le Zwin, dont il ne reste plus aujourd'hui qu'une étroite baie, se trouve un modeste port nouveau, qu'on nomme le port de Wielingen ou de Cadzand. C'est là qu'une grande partie de la flottille des pêcheurs de Heyst vint se réfugier. Les étroites embarcations étaient pleines à couler, car le pêcheur n'amenait pas seulement son propre ménage, mais encore son vieux grand-père et sa vieille grand'mère, les voisins et les personnes de connaissance.
Certains d'entre eux descendirent à terre, s'installèrent dans une grange ou sous une tente, et plus tard dans une baraque, mais les pêcheurs et les leurs restèrent à bord.
Quelques réfugiés déméjiagèrent de Knocke, emportant en guise d'habitation une cabine roulante, qu'ils poussèrent le long de la côte belge jusqu'en Hollande et qu'ils établirent près de la digue du Zwin, dans l'espoir d'un prochain retour.
On vit aussi des roulottes de Clercken pénétrer en Flandre Zélandaise; elles allèrent former un petit! camp près de Breskens.
Le train amenait constamment une foule énorme sur la rive de l'Escaut occidental.
Des paysans aménageaient de grands chariots pour faire le trajet et partaient vers le nord avec de pleins chargements.
A Breskens, les bateaux ne purent recueillir la masse des réfugiés. Des pêcheurs de la localité aidèrent à transporter des petits groupes de passagers, mais à Flessingue il fallait de nouveau attendre le train, malgré la bonne volonté et l'énergie déployée de toutes parts. Les malles partaient de là avec des chargements toujours au grand complet. Au bout de quelques jours vinrent s'entasser près de la gare 30,000 civils et 23.000 soldats internés, à tel point que les salles d'attente, les couloirs, les perrons et les rues avoisinantes étaient nuit et jour remplis de réfugiés.
Des bateaux à vapeur et des trains spéciaux transportaient les fugitifs à l'intérieur de la Hollande. 4.000 personnes, en état de pourvoir à leur propre subsistance, se fixèrent dans la petite ville.
Voilà comment les choses se passèrent en Zélande. Mais la situation n'était pas moins effrayante dans le Brabant septentrional, à Bergen-op-Zoom, Roosendaal, Putte et autres localités auxquelles aboutissaient les routes passant par Ossendrecht, Cappellen et Esschen.
A Roosendaal on apercevait, au bout de la rue Hendrik-Gérard Dirickx, le brasier qui dévorait Anvers. Et c'est de cette direction que les réfugiés affluaient dans la ville.
Toutes les palissades et les emplacements libres des maisons et des murs étaient recouverts d'inscriptions et d'adresses émanant de personnes désireuses de retrouver des membres de leur famille.
Tout fut mis en uvre pour secourir les malheureux; des camions remplis de pains furent envoyés de La Haye et de Rotterdam.
Les bois bordant les routes de Cappellen et de Putte étaient remplis de réfugiés, de pauvres gens qui ne pouvaient encore se résoudre à quitter leur pays.
Jetons maintenant un regard du côté d'Ostende. Voici ce que je retrouve dans mes notes à ce propos:
« Nombre de réfugiés s'embarquèrent à Ostende pour se rendre en Angleterre. Les indigents provenant des régions dévastées purent faire le trajet gratis. Mais quels? étaient les indigents en ces journées tragiques. Le terme est, certes, plutôt relatif.
« Je n'ai pu emporter dans ma fuite que dix mille francs », me confia un monsieur, en appuyant sur le mot « que ».
Le départ, vers l'Angleterre se transforma en panique après la chute d'Anvers. Des milliers de gens voulaient traverser la mer et il fallait en même temps assurer le sort de milliers de blessés. Ostende, à ce moment, a vécu des heures terribles.
Une foule invraisemblable était entassée dans la gare et chaque nouveau train était encore bondé. J'en ai vu un, qui comprenait exclusivement des wagons de marchandises; des passagers étaient assis jusque sur le toit des voitures et même sur les butoirs. C'était le jeudi soir, au moment où Anvers était en feu. Ce train partit de Saint-Nicolas à 11 heures. J'ignore s'il est encore arrivé à Ostende. Jamais je n'oublierai ce spectacle. Là-bas, les flammes dessinant leurs. capricieuses lueurs sur le ciel; ici les hommes, les femmes et les-enfants, entassés comme un vulgaire bétail, dans des wagons sales, obscurs et certains même ouverts, d'autres sur le toit..., et tous ces malheureux fuyant la forteresse bombardée. Ostende ne put absorber cette avalanche.
Un de mes amis, qui arriva dans la ville le 12 octobre 1914, à cinq heures, de l'après- midi, dans l'intention de partir le lendemain matin pour l'Angleterre, m'écrivit:
«De Knocke à Ostende, tout était normal, le long de la côte. Nous apercevions seulement au sommet des dunes des patrouilles anglaises, qui nous saluaient de loin, en nous criant un joyeux « Good bye! »
Mais à Oslende les choses n'allèrent pas sans peine. Il nous fallut d'abord nous occuper de trouver un logement. Dans aucun hôtel il n'y avait la moindre petite chambre disponible. Les maisons particulières étaient remplies de haut en bas. Un de mes amis eut l'obligeance de parcourir la ville pendant une heure ou deux pour nous chercher quelque abri, et heureusement il finit par le trouver dans un café où.déjà 300 soldats belges étaient logés. Le propriétaire nous céaa une chambre à un lit, où les trois femmes qui faisaient partie de notre société purent se reposer, tandis que les hommes se couchèrent sur un sofa, ou, plus simplement, furent très heureux d'avoir encore une chaise. Aussi nous sentions-nous favorisés d'une façon extraordinaire vis-à-vis de la foule qui devait passer la nuit à la belle étoile. Voilà quelle était la situation à Ostende le 12 octobre 1914.
Le matin nous fûmes réveillés par les soldats qui, dès avant le lever du jour, sellèrent leurs chevaux, pour se retirer vers la frontière française.
Après le déjeuner nous nous dirigeâmes en hâte vers la gare maritime en vue de nous embarquer immédiatement, mais là une autre déception nous était réservée. Des milliers et des milliers de gens attendaient leur tour de pouvoir entrer dans la gare; c'étaient des bousculades inouïes, des cris de femmes et d'enfants piétines, bref un spectacle pire, bien pire qu'à Anvers, sous la pluie des bombes. Un nombre effrayant de personnes, qui étaient parties d'Anvers, étaient dans un état de grande surexcitation nerveuse; j'allais presque dire dans un état anormal.
Nous restâmes là de six heures à midi; à ce moment nous pûmes faire quelques pas en avant et nous nous trouvâmes à l'intérieur de la gare. Aussitôt qu'un bateau vint s'amarrer au quai, la bousculade recommença et nombre de personnes arrivèrent à bord avec des contusions et des ecchymoses. Nous ne pûmes y réussir, pas plus d'ailleurs que des centaines d'autres. Il nous fut impossible de partir encore ce jour-là. Il fallut donc rester et attendre. Mais la faim se fit sentir. On ne pouvait rien se procurer à la gare même; quant à sortir, nous n'osâmes pas nous y risquer, car une foule compacte se pressait au dehors, attendant qu'on la laissât entrer. Nous avions lutté pendant six heures pour être sûrs d'avoir cette petite place; il était impossible d'y renoncer pour une tartine. L'estomac de chacun finit par se révolter et bientôt on entendit des murmures et des protestations.
Enfin, à cinq heures, arriva une charrette contenant 3,000 pains de munition.
Des soldats et des infirmières anglaises, qui gardaient un calme extraordinaire, en présence de la foule des affamés, distribuèrent les vivres, en sorte que chacun put plus ou moins songer à dormir. On avait défendu de quitter la gare. Personne, du reste, n'en éprouvait l'envie. Les salles d'attente et les hangars furent transformés en salles de logement. Les privilégiés s'étendirent sur les coussins de la salle d'attente ae seconde classe; quelques-uns, heureux aussi, avaient découvert un peu de foin. Les autres se couchèrent sur leurs paquets, et certains qui avaient fui si précipitamment qu'ils avaient oublié leur bagage, s'installèrent sur les pavés. Et je songeais aux émigrants, que nous avions suivis si souvent à Anvers de nos regards compatissants...
La nuit fut horriblement longue. La préoccupation de l'embarquement empêcha la plupart de fermer les yeux. Et dès 1 heure, le quai était plein de réfugiés qui voulaient être sûrs de se procurer une place dans les premiers rangs. Ils devaient y rester jusqu'à midi, donc pendant onze heures.
A ce moment apparurent, heureusement, plusieurs navires anglais qui prêtèrent leurs concours à nos malles belges. Et grâce à cela la plupart des réfugiés purent être transportés ce jour-là.»
Mon correspondant ignore ce qui se passa le lendemain. Ce qu'il rapporte n'est qu'un vague échantillon du désarroi qui régnait alors et qui menaçait de devenir une véritable panique. Des milliers de gens durent continuer leur route à travers la Belgique en suivant la côte, ou se retirer en Hollande. Ceux qui en avaient les moyens partirent pour l'Angleterre par Flessingue.
C'est qu'Ostende attendait les Allemands.
La nouvelle de leur approche arrivait... L'ennemi était signalé successivement à Gand, puis à Bruges...
Et le mercredi la grande cité balnéaire vit l'entrée des troupes grises.
Un vigoureux cavalier, tenant un sabre brillant à la main, s'élança dans la rue de la Chapelle et cria aux habitants:
« La mer! la mer! Où est la mer, le bourgmestre, l'hôtel de ville? »
C'était un Prussien, qui venait prendre possession d'Ostende. Il était suivi d'un cycliste, puis venaient encore deux hommes à cheval.
Le chef modéra sa course et traversa lentement la rue de l'Eglise.
Une compagnie d'éclaireurs cyclistes approcha alors. Le cavalier, après de brefs pourparlers avec l'autorité, alla annoncer à l'armée qu'elle pouvait pénétrer dans la ville.
Alors ce fut un convoi bariolé et interminable. Des fantassins, des matelots, de la cavalerie, des fourgons militaires, et aussi un grand nombre de véhicules réquisitionnés: charrettes de paysans, voitures, tapissières.
Mais avant d'entrer dans le détail de ces événements, il nous faut retourner encore à Anvers, dont le drame palpitant n'a pas encore été décrit sous tous ses aspects.