- de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
- 'Episodes Divers'
- La Siège d'Anvers en 1914
autour d'Anvers
A cette époque - nous avons appris bien des choses depuis - on s'imaginait encore le siège d'une forteresse suivant les méthodes et les procédés des temps anciens; c'est-à-dire par un investissement complet. A ce compte les Allemands auraient eu besoin d'une armée de 300.000 hommes; or ils ne pouvaient enlever à leurs autrès fronts des effectifs aussi considérables. Le général von Beseler, que la presse allemande avec sa grandiloquence habituelle désignait sous le nom de « dompteur de forteresses », disposait de deux corps d'armée, des troupes de réserve et de landwehr et de la division de marine de l'amiral von Schroeder, celui-là même qui devait plus tard s'attirer la haine des Brugeois.
Mais von Beseler comptait surtout sur son artillerie, ses mortiers et ses obusiers, les pièces autrichiennes des usines Skoda et surtout les mortiers de 42 cm. que les Allemands appelaient alors les « fleiszige Berthas ».
L'artillerie était placée sous le commandement du lieutenant-général Borckenhagen, assisté des généraux-majors Schabel et Ziethen, du major Bancke et du lieutenant Schaubode.
Von Beseler choisit donc le front sud, de Waelhem à Kessel, comme point d'attaque, mais nous avons vu qu'il voulait en même temps forcer le passage de l'Escaut près de Schoonaarde, Termonde et Baesrode. Nous allons retracer ici en détail un épisode des opérations sur cette partie du front, que nous avons déjà mentionnée d'ailleurs dans notre aperçu général, à savoir la destruction du pont de Termonde. Pour nous guider nous nous servirons principalement du rapport d'un officier du 4e d'artillerie.
Le 1er groupe de ce 4e d'artillerie se trouvait sous les ordres du capitaine-commandant T'Serstevens, et s'était; distingué dans les combats livrés près d'Alost, notamment à Wieze, Auderghem et Saint-Gilles. Le 28 septembre il fut envoyé à Termonde.
Le pont de Termonde était un point très important. L'ouvrage existant avait été détruit antérieurement et un pont de bois avait été construit et miné par une section du génie qui se tenait là prête à le faire sauter.
Le 13e régiment de ligne occupait la rive gauclie et les Allemands tenaient la ville elle- même, bâtie sur la rive opposée. L'Escaut séparait donc les deux adversaires, ce fleuve si paisible autrefois, qui traverse une région habitée par des bateliers, des pêcheurs et des vanniers. Ce fut toujours un joli coin de terre, un paysage plein de pittoresque; aussi né faut-il pas s'étonner que Termonde fut le siège d'une école de peinture renommée. Hélas! ce temps semblait bien éloigné.
De sombres ruines se dressaient à présent le long de l'Escaut et la mort guettait de toutes parts. Bien des jeunes gens y étaient morts en héros. Les rives n'étaient que des tranchées profondes, tandis que les maisons bordant le fleuve servaient de blockhaus pour mitrailleuses et petits canons.
Quiconque s'exposait imprudemment, était perdu: des balles aussitôt s'abattaient sans pitié.
Des sentinelles guettaient les moindres mouvements de l'ennemi dans les ruines de Ia ville incendiée, car le danger était partout menaçant. A tout instant on pouvait s'attendre à un assaut.
L'ennemi se dissimulait dans les caves derrière les carcasses béantes el calcinées, qui avaient des aspects de sinistres squelettes.
La nuit du 1er octobre arriva, sans que la surveillance de nos troupes se fût relâchée une minute. Le temps était beau et les étoiles scintillaient au firmament. L'artillerie allemande avait bombardé pendant des heures les positions belges, avec une violence inouïe. Puis le tir s'était ralenti et nos troupiers respiraient l'air frais dans un calme relatif.
Tout à coup une sentinelle vigilante hèle son chef: elle vient de voir rouler une masse noire, épaisse, encore inpécise dans la clarté lunaire, qui semble poussée vers le pont.
Plus de doute, l'ennemi essaye de franchir le passage. Au signal d'alarme, fantassins, mitrailleurs et canonniers sautent à leurs postes et, à l'instant, se déclanche l'orage.
Sous la protection d'une fusillade nourrie, partie de la rive droite, une colonne d'assaut débouche de la rue principale de Termonde; les premiers portent les matelas dont ils cherchent à se faire un bouclier, les autres suivent, en rangs serrés, sans aucun ordre, offrant l'apparence d'un troupeau plutôt que celle d'une troupe constituée.
Ils chantent leur fameux cantique Gloria Victoria et semblent totalement ivres. Dès les premières décharges de mousqueterie, la pièce d'artillerie à son personnel hors de combat, à l'exception du sous-lieutenant Hiernaux et du chef de pièce, qui ouvrent à deux le feu sur les assaillants. La mitrailleuse entre également en action pendant que les soldats du 13e de ligne fusillent, presque à bout portant, les troupes allemandes, qui parviennent cependant à s'engager sur le pont.
L'officier du génie, qui avait miné le pont, possédait deux mises à feu. Voyant que les assaillants tués sont remplacés instantanément et que l'ennemi menace la rive gauche, ce brave établit le contact de la mise a feu électrique.
Stupeur! nulle détonation ne retentit! Déjà les Allemands atteignent l'extrémité du pont; sans se troubler, l'officier a saisi la seconde mise à feu: une explosion formidable éclate, projetant au loin des débris du pont, des morceaux d'êtres humains, des objets d'équipement, qui retombent pêle-mêle dans le fleuve et sur les berges, couvrant de sang et de lambeaux humains les soldats qui y sont dissimulés.
Devant le désastre, le reste de la colonne d'assaut s'arrête, horrifiée, puis elle reflue en désordre vers la ville, tandis que de grandes flammes s'élèvent des piles du pont, qui avaient été imbibées de pétrole.
La surprise avait échoué; deux faillies essais furent encore brisés par nos obus.
Ce fut alors la vengeance habituelle. L'artillerie ennemie concentra son feu sur les abords du pont; nos braves troupes vécurent là un de ces moments critiques où la puissance destructive de la machine humaine n'est vraiment comparable qu'à la grandeur des âmes prêtes au sacrifice. Pendant une longue heure nos soldats subirent une trombe d'acier qui, avec un fracas d'enfer, les menaçait d'un renouvellement d'attaque. Il fallait cependant vaincre la tension des nerfs, veiller sans cesse, scruter tous ces ouvrages qui se dressaient' impénétrables et menaçants sur l'autre rive.
Ce fut en examinant, par-dessus le bouclier du canon, les repaires de l'ennemi, que le sous-lieutenant Hiernaux tomba, dans le dénouement de l'action, frappé d'une balle entre les yeux. Et sa belle mort permit de constater une fois de plus tout ce qu'il y a d'énergie, de sang-froid et de courage dans notre cadre subalterne. Le maréchal des logis Francotte, chef de pièce, fit porter le corps de l'officier dans un abri voisin, le couvrit d'une couverture et prit sa place au canon, y maintenant pendant toute la nuit un personnel harassé, alors que les tranchées voisines, envahies par le gaz des explosions d'obus et rendues intenables, avaient été momentanément abandonnées.
Le surlendemain, le sous-lieutenant Mayat était de service au pont. Dans l'après-midi, le commandant du groupe et son aujoiut vinrent examiner l'organisation de l'adversaire. Les tètes des trois officiers, le sous-lieutenant Mayat au milieu, dépassent un instant le bouclier du canon. C'st une cible de choix pour les bons tireurs d'en face. Une balle sifflé, une des têtes s'éclipse; Mayat, sans un cri, s'affaisse sur son chef et un flot de sang rosé jaillissant de la tempe trouée, inonde son visage subitement livide.
Maintenant les deux amis donnent côte à côte leur sommeil de gloire dans le petit cimetière de Grembergen, où on les a pieusement enterrés. Un jour viendra où ceux qui connaîtront leur belle mort, et qui, plus heureux, auront été épargnés, pourront aller fleurir leurs tombes et témoigner ainsi leur reconnaissance et leur admiration.
Mais, de lous les hommages, aucun ne vaudra les larmes sincères de l'officier appelé à relever le sous-lieutenant Mayal, à la vue de son camarade gisant à son poste, dans la rigidité du dernier sommeil.
Voici un autre épisode:
« Un des actes les plus braves dont j'aie été témoin, écrit Alexander Powell, fut celui qu'accomplit une dame américaine durant le bombardement de Waelhem. Elle se nommait Mme Winlerbottom, native de Boston, et mariée à un officier de l'armée anglaise. Lorsque celui-ci se rendit au front, en France, sa femme partit pour le front, en Belgique, où elle avait amené son auto, conduit par elle-même, et par elle mis à la disposition du service d'ambulance anglais. Après que l'artillerie du fort de Waelhem eut été réduite au silence, et que la partie transportable de sa garnison se fut retirée, on avisa le quartier général ambulancier que nombre de soldats, dangereusement blessés, avaient dû être laissés en arrière et périraient s'ils n'étaient immédiatement secourus. Pour atteindre le fort, il fallait traverser près de 2 miles de terrain fouillé en tous sens par les obus. Avant que-personne n'eût eu le temps de comprendre ce qui se passait, une grande voiture grise fila comme une flèche sur la route, montrant la grêle silhouette de Mme Winterbottom penchée sur le moteur. Sur le marchepied s'accoudait son chauffeur anglais et, après d'elle, était assis un petit photographe du Kansas, Donald Thompson. Bien que l'air charriat des flocons de fumée blanche, pareils à ces boules de laine et émanant de l'explosion des shrapnells, Thompson me dit, dans la suite, que Mme Winterbottom montra le même imperturbable calme que lorsqu'elle descendait en auto une des paisibles avenues de Boston, tel dimanche matin. Quant le petit trio atteignit le fort, la pluie d'obus redoubla; mais on emplit l'auto de blessés et Mme Winterbottom regagna les lignes belges, avec sa cargaison trempée de sang.
Thompson s'attarda dans le fort pour photographier. A la tombée de la nuit, il retourna au village de Waelhem, où il trouva un régiment d'infanterie belge. Dans la personne d'un des soldats, Thompson reconnut un homme qui, avant la guerre, avait servi comme garçon au Saint-Régis Hôtel de New-York et qui avait été employé comme guide et interprète au cours des combats de Termonde. Cet homme conduisit Thompson dans un cabaret, où un détachement de troupes avait pris ses quartiers, lui servit un repas et lui fit un lit de paille sur le plancher.
Peu après minuit, un obus de. 42 s'abattit sur la maison. Des soldats qui dormaient dans la même pièce que Thompson, neuf furent tués, plus de quinze couchés à l'étage supérieur et, dans le nombre, l'ex-garçon au Saint-Régis. Thompson me conta que, lorsque le plafond se fut écroulé avec des cadavres déchiquetés qui tombaient autour de lui, il s'était précipité dans la rue, les mains au ciel, en criant comme un fou. Il rencontra un officier de sa connaissance, et ils s'encoururent ensemble hors du village condamné. A ce moment même un projectile, lancé par un des canons de siège allemands, traversa, en coup de tonnerre, la longue rue rectiligne, à quelques yards au- dessus de leur tête. Le déplacement d'air qu'il provoqua fut si violent, qu'il les renversa tous deux. Thompson compara sa sensation à celle qu'on éprouverait en se tenant au bord du quai d'une petite gare de campagne, au passage d'un grand express. »
Au cours de notre aperçu du siège d'Anvers, nous avons signalé que des troupes de secours avaient été envoyées par l'Angleterre.
Voici quelques particularités à ce sujet:
« Ce soir-là, 3 octobre, raconte Powell, comme je rentrais à l'hôtel Saint-Antoine, venant du front, qui n'était plus guère qu'à 6 miles de la ville, le directeur m'interpella au moment où je m'introduisais dans l'ascenseur.
« Allez-vous partir avec les autres, monsieur Powell? me demanda-t-il très bas.
- Partir pour où avec quels autres? répliquai-je vivement. »
Il sembla un peu confus.
« Vous ne savez donc pas?... Les membres du gouvernement et du corps diplomatique partent pour Ostende, par un paquebot spécial, demain matin à sept heures. Cela vient d'être décidé en conseil des ministres. Mais n'en soufflez mot à unie qui vive. Nul n'en doit rien savoir qu'après le départ. »
Je me rappelle qu'en regagnant ma chambre, je flairai une odeur de fumée dans les corridors. Renseignements pris, c'était le ministre d'Angleterre, sir Francis Villiers, et son secrétaire qui brûlaient des papiers dans les chambres occupées par la légation britannique. Le ministre de Russie, qui surveillait la préparation de ses malles dans le hall, m'arrêta pour me faire ses adieux. Vous concevez ma surprise lorsque, le lendemain matin, en allant déjeuner, je rencontrai le comte Goblet d'Alviella, vice- président du Sénat et ministre d'Etat, qui quittait la salle à manger.
« Quoi donc, monsieur le comte? m'écriai-je, je vous supposais déjà assez loin sur la route d'Ostende.
- C'était bien notre projet, m'expliqua le vénérable homme d'Etat, mais ce matin, à quatre heures, le minisire d'Angleterre nous a fait dire que M. Winston Churchill, ministre de la marine d'Angleterre, était parti pour Anvers et nous a priés de l'attendre. »
Cet après-midi-là, à une heure, un grand auto de touring, plein d'officiers de marine anglais, s'engouffra sur la place de Meir, au son rauque de sa sirène, vira par l'étroit Marché-aux-Souliers et stoppa devant l'hôtel. Avant qu il ne fût complètement immobilisé, la porte du tonneau s'ouvrit violemment, livrant passage à un personnage d'allure juvénile, au visage glabre, aux cheveux couleur de sable, aux épaules un peu voûtées, sous l'uniforme de petite tenue de Trinity House.
Pas de doute possible: c'était le très honorable Winston Churchill. Tout en bondissant dans le vestibule, bondé comme d'habitude. A l'heure du lunch, d'officiers d'état-major belges, français, anglais, de diplomates, de minisires et des correspondants de journaux, il projeta les bras en avant dans un geste nerveux et typique, comme pour se frayer un chemin à travers la foule.
Tandis que M. Churchill déjeunait avec sir Francis de Villiers et le personnel de la légation britannique, deux correspondants de journaux anglais l'abordèrent et lui demandèrent là permission de l'interviewer.
« Je ne vous parlerai pas, s'écria le ministre de la Marine, en frappant la table du poing. Votre place n'est pas en Belgique en ce moment. Quittez le pays sur le champ! »
Ma table était si proche de celle du ministre d'Angleterre, que j'entendis forcément la requête et la réplique, et ne pus m'empècher d'adresser la réflexion que voici à un de mes amis: « Si M. Churchill m'avait tenu ce langage, je lui aurais répondu: « Ma place est aussi bien en Belgique en ce moment, monsieur le ministre, que la vôtre, en qualité de correspondant de journal à Cuba, durant la guerre hispano-américaine. »
Une Heure plus tard, je m'entretenais avec M. De Vos, bourgmestre d'Anvers; M. Louis Franck, membre anversois de la Chambre des députés: M. Diederich, consul général, et le général Sherman, vice-consul des Etats-Unis, lorsque M. Churchill nous frôla, se hâtant vers sa chambre. Il semblait toujours terriblement pressé. Le bourgmestre l'arrêta, se présenta à lui et lui expliqua ses inquiétudes quant au sort de la ville. Avant qu'il n'eût achevé, le ministre de la Marine avait déjà gravi plusieurs marches de l'escalier.
« Je crois, monsieur le bourgmestre, répondit-il tout en courant et d'une voix qui résonna jusqu'au fond du vestibule, que tout ira bien désormais. Ne vous tracassez pas! Nous allons sauver Anvers. »
Sur quoi la plupart des civils présents laissèrent échapper un soupir de soulagement. Un vrai marin venait d'empoigner le gouvernail. Ceux d'entre eux qui étaient très renseignés sur la situation se sentirent également rassurés, étant persuadés que M. Churchill n'eût pas exprimé publiquement une telle confiance si des renforts n'étaient pas en route.
M. Churchill consacra cette après-midi-là et les trois jours qui suivirent à l'inspection de la position belge. Il s'exposa à maintes reprisés du feu du front, et même, pres de Waelhem, n'esquiva que de bien près des éclats de schrapnells.
Pour une inexplucable raison, la censure britannique compta un profond mystère sur la visite un ministre à Anvers. J'avais pu télégraphier au New-York World le récit qui précède, le soir même de son arrivé mon message ne fut pas transmis; non plus d'autres des télégrammes expédiés pur moi durant les quatre journées de séjour de M. Churchill. En fait, ce ne fut qu'après la chute d'Anvers que le public anglais, lui-même, obtint d'apprendre que le lord de l'Amirauté était venu en Belgique.
N'eussent été les promesses de renfort faites au roi et au ministère belge par M. Churchill, il est hors de doute que le gouvernement serait parti pour Ostende à la date antérieurement arrêtée et que la population d'Anvers, ainsi avertie de l'extrême gravité de la situation, aurait, eu largement le temps de quitter la ville avec quelque semblant de facilité et de bon ordre, car les trains de chemins de fer pour Gand et la frontière hollandaise roulaient encore et les grandes routes n'étaient pas alors bloquées par une armée en retraite. »
Voilà ce que dit le correspondant américain.
Le gouvernement Belge ne tarda pas à se retirer à Ostende d'où il partit le 13 octobre pour Le Havre.
Le premier contingent de troupes anglaises débarqua le dimanche soir d'un train spécial venant d'Ostende. Il se composait de 2000 hommes. Le lundi et le mardi d'autres renforts de 5000 à 6000 hommes, arrivèrent, dont les munitions et les approvisionnements furent envoyés en autobus. Quand ce cortège de lourds véhicules bariolés d'annonces qui célébraient certains thés, tabacs ou liqueurs, et des attractions théâtrales, et qui donnaient des indications d'itinéraires, tels que: « Bank of England, Holborn, Piccadilly, Strand, etc., quand ce cortège iravqjjsa les rues d'Anvers, la population fut prise d'un enthousiasme délirant. Les Anglais étaient là enfin! Anvers était sauvé!
Et la foule cria d'une voix unanime: « Vive l'Angleterre! »
« J'assistai au débarquement des brigades navales à Vieux-Dieu, rapporte Powell, et les accompagnai jusqu'à leurs tranchées au nord de Lierre. Comme elles piétinaient la grand'route bordée d'arbres, nous entendîmes, pour la première fois en Belgique, le populaire refrain de music-hall qui était devenu la chanson de marche du troupier anglais:
- It's a long way to Tipperary
- Its a long way to go;
- It's a long way to Tipperary;
- To the sweetest girl I know
- Good-bye, Piccadilly!
- Farewell, Leicester Square!
- It's a long, long way to Tipperary,
- But my heart's right there.
Maint gars au cur léger que j'escortai ainsi sur la route de Lierre, en cet après-midi d'octobre, était condamne par le destin à ne jamais plus fouler au pied le sol de Piccadilly, à ne jamais plus flâner dans Leicester Square.
On n'eût pu rencontrer bande de jeunes Anglais mieux musclés, de mine plus agréable et plus saine; mais pour quiconque avait acquis quelque expérience des,choses militaires, il était bien évident qu'en dépit de leur vigueur, de leur courage, de leur résolution de faire de leur mieux, ces braves ne constituaient pas ce qu'on appelle.» une unité de combat de premier ordre». Pour l'emporter à la guerre, comme dans l'arène, la vigueur, le courage, la volonté sont nécessaires; mais à ces qualités doivent s'ajouter l'expérience et l'entraînement, qui faisaient visiblement défaut à ces réservistes de la marine.
Par surcroit, l'équipement laissait beaucoup à désirer. La majorité d'entre eux, pur exemple, étaient dépourvus de la cartouchière capable de contenir les cent cinquante projectiles réglementaires. Ils étaient équipés, en vérité, a la façon des groupes de miliciens américains appelés à l'improviste en service de grève, il y a bien longtemps, avant la réorganisation de la garde nationale.
Les officiers eux-mêmes, ceux du moins, avec lesquels j'eus l'occasion de m'entretenir semblaient aussi demies d'expérience militaire que leurs hommes. Et, pourtant, on lança ces recrues dans des tranchées pour la plupart vierges de toits-abris, el bien que prives de l'appui d'une artillerie sérieuse, ces recrues défendirent, trois jours durant, les tranchées, sous le feu le plus meurtrier possible, ci puis se retirèrent en bon ordre »
Le mardi, Ia situation était désespérée. Les membres du gouvernement et du corps diplomatique partirent par bateau spécial, tandis que M. Winston Churchill se dirigeait en auto vers le littoral, escorté d'une auto blindée.
M. Hugh Gibson, premier secrétaire de la légation des Etats-Unis à Bruxelles, a a fait le recit des derniers jours d'Anvers. Le diplomate se trouvait a ce moment dans la métropole et se disposait à retourner à Bruxelles.
« A la légation, écrit-il, je rencontrai Winston Churchill, le général Rawlinson et le colonel Seeley.
Après une visite au ministère des Affaires étrangères, dont la plupart des services ont été installés dans un bateau sur l'Escaut, je me rendis au palais pour voir le général Jungbluth. Il n'y était pas, mais la comtesse de Caraman-Chimay me dit que le Roi désirait me voir.
Je fus mené directement à lui clans la salle du Conseil où je le trouvai assis devant une grande table, couverte de curies et de papiers.
Lorsque j'entrai, il les repoussa d'un geste fatigué et se leva pour mè recevoir. Il me parla assez longuement de la guerre et des épreuves qu'emuirait la Belgique, mais il me questionna particulièrement sur Bruxelles.
Son intérêt n'allait pas seulement à ses amis, mais il tenait à, connaître le sort des pauvres et à savoir si les quartiers populeux étaient calmes et évitaient les bagarres avec les Allemands. Avant tout il fallait éviter ce qui eut pu provoquer des représailles; Simplement et d'une façon touchante, le Roi me dit sa- confiance dans la loyauté et dans le patriotisme de son peuple.
Si le palais était sens dessus dessous, les domestiques faisant les paquets, et les ordonnances allant et venant, la chambre du Roi, par contre, était dans un ordre parfait.
Assis dans son fauteuil, calme, pariant sans hâte, il semblait recueilli, mais il était aussi résolu que calme.
L'évacuation d'Anvers ne lui laissait plus de doute et s'y étant résigné, il appliquait toute son énergie à ce qu'elle fût rapide et méthodique; Son jugement est objectif et ses préférences personnelles n'interviennent jamais. Rarement un homme m'a fait éprouver une pitié si intense, probablement parce que toutes ses pensées vont aux autres.
En me congédiant, le Roi me dit: « La Reine désire vous voir, voulez-vous revenir à deux heures et demie?»
Je comptais partir pour Bruxelles immédiatement après le déjeuner, mais, naturellement, ceci était un ordre auquel j'étais heureux d'obéir.
Tout l'hôtel Saint-Antoine était dans un branle-bas général; on se demandait si le bombardement ne commencerait pas ayant qu'on fût parti. Le gouverneur militaire avait fait afficher une proclamation pour avertir la population de s'y attendre à tout moment. Il y avait dans le ton de cette proclamation de l'humour involontaire: il était recommandé de se mettre à l'abri dans les caves, d'y emporter lits, nourriture, eau et autres choses nécessaires, de couper les communications d'eau, de gaz, d'électricité, d'entasser autant que possible des matelas dans les cages d'escalier, de se munir de pics et de pelles pour pouvoir creuser un tunnel si la maison s'écroulait et, après quelques remarques de cet ordre, le gouverneur ajoutait cette phrase réconfortante: « des précautions prises, la population peut attendre le bombardement avec calme. »
Les Allemands ont offert de ne pas bombarder les monuments historiques d'Anvers, à condition que l'état-major leur envoyât une carte de la ville sur laquelle seraient indiqués les monuments et-les hôpitaux. L'accord avait été conclu à Bruxelles, et je devais rapporter les plans à mon retour d'Anvers. Il va de soi que j'acceptai cette mission.
Après le déjeuner, je retournai au palais et la Reine me reçut aussitôt dans son salon. Elle paraissait ne pas s'apercevoir de la confusion qui régnait au palais, étant uniquement préoccupée, comme le Roi. du sort de ceux qui étaient tombés sous la domination allemande. Je pus lui donner des nouvelles plutôt rassurantes de la population bruxelloise.
Pendant l'entretien, le grondement des canons allemands devenait plus intense et faisait claquer les vitres.
Tout à coup, il s'élève une clameur de la rue: nous allons à la fenêtre: un aéroplane allemand était, poursuivi par un aéroplane anglais. Nous les observons jusqu'à ce qu'ils soient hors de vue, puis la Reine reprend la conversation. Les fonctionnaires de la Cour auraient voulu qu'elle quittât Anvers, mais, lorsque la chute de la place fut devenue une certitude, elle refusa de partir, et elle me dit qu'elle resterait aussi longtemps que le Roi lui-même. Ce qu'elle fit. »
Par suite d'un accident à son auto. M. Gibson dut différer son départ jusqu'au lendemain matin.
Ce fut une soirée bien sombre.
Le Roi, la Reine, le président du conseil des minisires et les diplomates passèrent la nuit dans la ville. Winston Churchill et ceux qui raccompagnaient partirent en auto pour Bruges.
Les officiers belges qui avaient logé à l'hôtel avaient rejoint leurs unités et, vers dix heures, il ne resta plus, que le personnel de la légation britannique. Fowler et M. Gibson. Les lumières étaient éteintes, et au témoignage du diplomate américain, ce n'était rien moins que gai d'autant plus que presque tous les domestiques avaient fui et qu'il n'y avait plus ni à manger ni a boire. Les habitants de la ville étaient descendus dans leurs caves pour y passer la nuit.
Le matin, les dernières troupes prirent la direction de Gand. Il en défilait à pied, en auto, en chemin de fer, à bicyclette, à cheval. La population civile s'en allait également. Les hôpitaux étaient évacués, et les blessés partaient tant bien que mal, ceux qui avaient de bonnes jambes aidant ceux qui les avaient mauvaises. Spectacle émouvant, et toujours, dominant tout, le bruit de la grosse artillerie, ininterrompu depuis vingt-quatre heures.
« Après un piètre déjeuner, rapporte Hugh Gibson nous nous mettons en route vers huit heures et demie. Nous allons d'abord à la porte du Nord; mais c'est pour constater qu'il vient d'être interdit à tout véhicule d'y passer et qu'un réseau de fils de fer a été tendu en travers de la route. Inutile de parlementer; il faut rebrousser chemin et se frayer un passage à travers des rues encombrées. Arrivés a la porte de Turnhout, nouveau demi- tour. Pendant prés d'une heure nous avons circulé au milieu du îlot des réfugiés, les uns à pied, les autres en voiture, avant de réussir finalement à passer sous une des arcades latérales de la porte de Turnhout. »
M. Gibson rentra à Bruxelles en faisant un détour par Maestricht.