de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
'Le Fort et la Ville
de Lierre et Broechem'
 
La Siège d'Anvers en 1914

le fort de Lierre après le bombardement

Nous allons donner maintenant quelques particularités au sujet des événements qui se déroulèrent à Lierre et aux environs. Car la jolie cité des bords de la Nèthe a été si gravement éprouvée qu'été peut-être comptée parmi les villes qui ont le plus souffert; elle porte d'ailleurs encore après six ans, les protonds et douloureux vestiges des ravages de 1914.

Le fort de Lierre lança son premier projectile le 28 septembre et dès lors il ne cessa d'inquiéter les troupes ennemies qui s'étaient retranchées en divers points de cet important secteur. La garnison comprit que l'ennemi préparait une attaque prochaine; le service d'aviation annonçait d'ailleurs que les Allemands avaient mis leur artillerie de siège en position. D'autre part on entendait distinctement l'effroyable bombardement auquel étaient soumis les forts de Wavre-Sainte-Catherine et de Waelhem.

A 2 heures de l'après-midi, le fort de Lierre ouvrit le feu et il continua à tirer pendant toute la journée, sans que l'ennemi ripostât.

Mais le lendemain, dès l'aube, on entendit hurler les obus qui passaient au-dessus du fort pour aller éclater dans la ville de Lierre. Peu après les shrapnells se mirent à pleuvoir sur le fort lui-même et bientôt l'installation de télégraphie sans fil tut mise hors d'usage.

En même temps, l'ennemi continuait à bombarder la ville et pendant toute la journée, sauf quelques rares intervalles, les projectiles s'abattirent régulièrement.

Le fort toutefois ne fut pas sérieusement endommagé. Ce n'était du reste qu'une entrée en matière. Soixante-quatre obus étaient tombés jusque-là, creusant chaque fois de formidables cratères.

Vers le soir on apprit que le fort de Wavre-Sainte-Catherine avait été détruit et évacué.

Les officiers cachèrent cette nouvelle inquiétante à la garnison, mais à partir de ce moment ils étaient convaincus que leur position était condamnée également et que les Allemands s'étaient bornés jusque-là à de simples préparatifs.

Le 30 septembre l'ennemi attaque le fort de Koningshoyckt et la redoute de Tallaert, qui tous deux réclamèrent et obtinrent l'appui au fort de Lierre. Mais l'ennemi riposte à son tour et dirige sur le fort de Lierre un feu violent. Les murs, ébranlés, se désagrègent; l'ouvrage tout entier tremble sur ses bases et tangue comme un frêle esquif sur la mer déchaînée.

A 2 h. 20, le premier obus de 42 cm. tomba sur le fort. Il approcha avec le bruit d'un train express; puis il y eut une épouvantable explosion et une secousse prolongée semblable à un tremblement de terre, des pièces de béton et de maçonnerie furent projetés au loin et retombèrent avec fracas. A partir de ce moment jusqu'à 6 heures du soir, le fort reçut 57 de ces projectiles monstres. Une partie de la caserne s'écroula et le pavillon des officiers fut coupé en deux.

Il fallut évacuer certaines parties de l'ouvrage, car des voûtes s'effondraient, menaçant de boucher les issues.

Des nuages de fumée noire et asphyxiante se répandaient partout, qui brûlaient la gorge et desséchaient la poitrine des défenseurs.

Certaines pièces avaient été mises hors d'usage, entre autres un canon qui était destiné à combattre les avions et les zeppelins et qui fut lancé à une grande distance. Partout on voyait d'immenses entonnoirs de 8 à 10 mètres de diamètre.

Dans la caserne deux ouvriers civils, qui avaient exécuté des travaux au fort, furent tués et,un troisième blessé. D'autres hommes disparurent, sans qu'il fût possible d'entreprendre des recherches au milieu des ruines.

La matinée du 1er octobre fut relativement calme et on en profita pour enterrer les morts. Mais l'après-midi fut épouvantable. A partir de 13 heures, il tomba un obus toutes les six minutes. Des pièces de béton d'un mètre cube furent arrachées et entravèrent le fonctionnement de la coupole de 15 centimètres. Comme par miracle il n'y eut pas de blessés.

Le commandant de l'artillerie du fort tomba dans un cratère et dut être transporté à l'infirmerie; l'un des fusiliers fut atteint d'un malaise subit par suite des émanations de gaz et tomba inanimé; un docteur fut aussi gravement indisposé.

La garnison fut prise d'un profond découragement. Elle se voyait réduite à l'impuissance en face d'un aussi formidable bombardement auquel il était impossible de répondre et elle éprouvait la sensation d'être enfermée dans une souricière, d'où il semblait que personne ne pourrait s'échapper. Plusieurs hommes s'évanouirent par suite des exhalaisons de gaz dejétères. D'autres pleuraient ou restaient groupés en silence les uns auprès des autres, en songeant aux amies chers qu'ils n'espéraient plus revoir jamais.

Le fort tout entier tremblait jusque dans ses fondements. On entendait des voûtes s'effondrer, des murs s'abattre avec fracas. C'était une pluie d'obus, de pièces de fer, de béton et de pierres. La fumée et le gaz empêchaient la respiration.

Le commandant s'efforça de soutenir le moral de la garnison, puis il eut recours aux menaces, mais le découragement semblait irrémédiable. Mais aussi quel enfer etait ce fort! Et les hommes se savaient réduits à l'impuissance; ils avaient le sentiment très net qu'ils devaient se laisser tuer sans pouvoir se défendre. Et un grand nombre de ces soldats étaient mariés, avaient femme et enfants et ils avaient quitté leurs familles avec l'espoir que la guerre ne serait pas déclarée.

Il faut laisser parler les témoins qui ont vécu ces heures épouvantables pour se faire une idée de la situation dans ces forts. On entend quelquefois traiter à la légère de ces choses par certaines gens qui étaient loin de la. bataille et qui croient qu'il suffit d exprimer son patriotisme en des phrases ronflantes, quitte à s'éloigner du danger.

Enfin, à 7 h. 1/2, l'infernal bombardement diminuai d'intensité. Soixante obus de 42cm s'étaient abattus sur le fort.

Et alors, on vit le courage renaître parmi la garnison, car elle avait l'espoir maintenant de pouvoir opposer une résistance efficace. En effet, la redoute de Tallaert annonçait une attaque imminente de l'infanterie allemande et réclamait du secours. Les fusiliers et les mitrailleurs prirent leur place et le commandant des premiers se rendit à son poste.

Les desservants étaient dans les coupoles, et lorsque, l'ennemi s'élança à l'assaut, il fut accueilli par un feu, terrible qui l'arrêta net. Les malades eux-mêmes contribuèrent à ce résultat. Une seconde tentative de l'ennemi échoua également.

A 2 heures du matin, dans la nuit du 1er au 2 octobrer l'alarme fut sonnée à nouveau. Les Allemands n'avaient; pas renoncé à l'espoir de conquérir l'intervalle. Leurs mitrailleuses arrosaient de leurs projectiles la ligne de feu en avant du front, mais nos fusiliers ripostèrent énergiquement. Les canons intervinrent avec une grande vaillance, car chacun était résolu à disputer à tout prix le passage aux assaillants.

La lutte dura deux heures, deux heures d'un vacarme assourdissant, à tel point que l'on n'entendait même plus le siffilement des balles ennemies, deux heures d'effroyable tension. Enfin les fusées rouges annoncèrent la retraite de l'ennemi.

Un officier de la garnison décrit en ces termes la fatigue des défenseurs du fort:

«Aussitôt l'attaque ennemie refoulée, le bureau de tir cesse de répondre aux appels. On va voir; tout le personnel dort: l'officier, écroulé sur une paillasse, titube quand il se redresse. Un répit de quelques minutes avait eu lieu et tout le personnel, n'étant plus en éveil, s'était a flair.

Le commandant du fort lui-même s'était peu auparavant endormi dans une coupole, en pleine action.

Le commandant d'artillerie du fort, toujours dans l'impossibilité de marcher, est évacué avec un autre blessé. On distribue des vivres et l'on répare les dégâts. »

On arriva ainsi au 2 octobre. Dès le début de la journée les Allemands reprirent le bombardement et de nouveau les obus de 42 cm. s'abattirent sur le fort de six en six minutes.

De nouveau des voûtes s'effondrèrent et il fut impossible de savoir combien de malheureux étaient ensevelis sous les décombres. On apprit que Lierre avait été évacué et le fort restait là comme une île isolée, sans communications téléphoniques ou télégraphiques.

Ce fut alors le commencement de la fin. On pouvait se rendre plus au moins compte de l'endroit où les projectiles allaient s'abattre et ce fut de la part de la garnison une fuite incessante vers les lieux qu'on croyait momentanément les plus sûrs. Mais les voûtes continuaient à succomber sous le poids des projectiles. A deux heures su compta le 250e obus de 420 mm.

On rassembla les hommes dans les parties du fort les moins ravagées. La défense de l'ouvrage à l'aide de l'artillerie était devenu impossible, car tous les canons étaient détruits ou inutilisables.

Une violente explosion qui retentit dans le voisinage annonça la fin du fort de Koningshoyckt. L'infanterie postée dans les intervalles se replia sous la protection des batteries de campagne, mais l'ennemi fit avancer son artillerie et prit le fort de Lierre entre deux feux.

L'heure de l'évacuation était venue: il n'y avait plus d'eau potable; impossible d'attendre les vivres, de même que les munitions. On en serait réfluit à se laisser cer-her sans pouvoir se défendre.

A 6 heures on décida de se replier vers Lierre. Les hommes exténués se traînaient péniblement. Ce fut un spectacle tragique que la retraite de ces hommes après une vaillante résistance de quatre jours et quatre nuits sous un bombardement tel que personne n'aurait pu se l'imaginer.

On avait attendu la mort. Et maintenant on se retirait tranquillement, car on savait que l'ennemi ne trouverait plus qu'un monceau de ruines. La retraite fut encore troublée par le feu des shrapnells, et le cœur rempli de tristesse à l'idée des camarades qu'il avait fallu abandonner sous les décombres, la brave garnison se replia vers la ville de Lierre en proie à l'incendie.

Les Allemands purent annoncer à la population la conquête d'un nouveau fort, mais ils passèrent sous silence l'héroïque résistance de la petite armée et les lourdes pertes de leurs propres troupes.

Nous avons donné plus haut un aperçu des scènes de la guerre à Lierre. Il nous reste maintenant à décrire les derniers jours de la malheureuse cité.

Le premier obus qui fut lancé sur la ville par dessus le fort de Lierre s'abattit à 8 heures du matin sur une maison de la rue Huibrecht. D'autres suivirent et aussitôt une vive panique se déclara dans la ville. Des centaines de personnes s'enfuirent vers la chaussée d'Anvers, des centaines aussi s'élancèrent à l'assaut de la gare, sautèrent dans les trains qui devaient les emporter loin du danger, qu'elles ne s'étaient certes pas imaginé aussi prochain ni aussi terrible. A la chaussée d'Anvers et dans les champs ce fut un cortège interminable de fugitifs, hommes, femmes et enfants, et on vit se renouveler pour la tantième fois les scènes que nous avons retracées déjà à différentes resprises.

Un obus atteignit l'hôpital. Les malades et les blessés sautèrent à bas de leurs lits, s'enfuirent en poussant des cris de terreur, mais cinq soldats et deux femmes âgées furent tués.

Les fugitifs camperont a Bouchout où régnait une confusion indicible.

Lorsque les Allemands eurent forcé le passage de la Nèthe, la bataille se poursuivit à l'intérieur de la ville. Les dernières troupes, chargées de couvrir la retraite, s'étaient postées dans les maisons, d'où elles ouvrirent un terrible feu de mitrailleuses sur l'ennemi, qui subit de lourdes pertes el qui pendant quelque temps se trouva dans l'impossibilité de poursuivre sa marche.

Nos troupes luttaient aux côtés des Anglais qui, comme on sait, avaient été envoyés dans notre secteur.

Les premiers contingents allemands s'établirent sur les remparts, non loin du Béguinage. De là ils s'avancèrent dans la ville et pénétrèrent dans les maisons auxquelles ils mirent le feu après les voir pillées. Et près de la tour de Saint-Gommaire, blessée elle aussi, le feu faisait rage, comme si toute la ville de Lierre était destinée à périr.

Un soldat à qui on venait d'amputer la jambe, voulut se sauver, mais il s'affaissa pour ne plus se relever: le malheureux avait succombé aux suites d'une hémorragie.

Des-toits s'écroulèrent, des murs s'abattirent et bientôt dans les rues éventrées par les obus s'amoncelèrent des pierres, du bois, du verre et du fer en un. amas confus de décombres.

Le bombardement continuait sans répit et les habitants qui s'étaient tranquillement installés dans leurs caves, se sentirent à leur tour envahis par la frayeur et suivirent des premiers fuyards.

Deux civils furent encore tués par les obus.

Le feu se déclara dans la ville et les flammes crépitantes coururent le long des toitures, tandis que des millions d'étincelles se répandaient au-dessus de la ville.

La garde civique resta en fonctions; les hommes vinrent en aide aux personnes faibles et impotentes et enterrèrent les cadavres de ceux qui étaient atteints par les obus. Le nombre des civils tués monta à trente.

Le vendredi le corps de la garde fut licencié. François Verschoren a décrit en termes frappants l'entrée des Allemands à Lierre, dans son œuvre: «Le martyre de Lierre».

« A la Grand'Place, dit-il, se déroula le spectacle le plus lugubre que l'on puisse imaginer. Des Allemands ivres, sortant d'un cabaret, poussaient devant eux un petit vieillard, une espèce d'idiot qu'ils avaient découvert, caché dans une cave, derrière l'église.

C'était un vrai monstre humain, un hydrocéphale, à la peau jaunie, aux grands yeux enfantins dans une vieille figure ridée, parcheminée. Les soudards avaient affublé le malheureux d'un grand manteau gris et l'avaient coiffé d'un casque à pointe. Ils le firent, asseoir dans une brouette et forcèrent un autre prisonnier à le pousser devant eux. Cette seconde victime était un cordonnier efflanqué, à figure de croque-mort, au cou décharné, aux longues jambes flageolantes, marchant avec des allures de sauterelle.

Les Allemands firent défiler devant eux ce cortège grotesque; tandis qu'ils dansaient avec trois femmes ivres dont les cheveux flottaient au vent.

Autour d'eux les maisons de la Grand'Place flambaient; le sol était jonché des débris saignants et boueux de la bataille qui venait de finir.. Celait effroyable. Sur la Grand'Place de Lierre les Allemands fêtaient à leur façon la prise d'une ville...

La fureur enivrante du combat, l'ivresse du triomphe réveillèrent les instincts ancestraux, les poussant au paroxysme de la bestialité, et les appétits féroces s'épanchèrent en orgies monstrueuses. La petite ville martyre vit se dérouler alors dans ses rues les scènes ignobles de la Furie allemande; Lierre vécut les heures les plus tragiques de son histoire.

Plusieurs centaines de maisons furent incendiées par des brutes ivres, avides de feu et de carnage. Sur les tapis des salons on abattit des bœufs, des porcs, dont on retrouva plusieurs jours après les boyaux putréfiés et puants. On pilla les caves à vin; les bouteilles à moitié vidées furent lancées dans les glaces, qu'on retrouva brisées, étoilèes, portant les traces du vin qui avait jailli et s'était écoule en veines sanglantes. Les verres de cristal brisés jonchaient le sol.

De nombreuses maisons furent dévastées, des magasins vidés, des coffres-forts évehtrés, des meubles saccagés. Des lits furent ignoblement souillés par des soldats ivres.

Dans l'atelier d'un artiste-peintre les vandales montrèrent d'une façon toute spéciale leur amour pour la beauté artistique. Après avoir saccagé des antiquités d'une rare et délicate distinction, ils abîmèrent grossièrement des toiles dont plusieurs avaient été exposées dans les salons internationaux. De leurs gros doigts plongés dans la couleur ils maculèrent le portrait artistique d'un porteur de cierge et ils dessinèrent sur une autre toile la silhouette grossière d'un soldat allemand exécutant grotesquement la parade-marsch. Ils déchirèrent des gravures merveilleuses et sur une grande toile donnant une vue d'ensemble de la ville de Lierre, ils écrivirent en grosses lettres de couleur le haut idéal pour lequel ils se battaient: Deutschland ueber. alles, ueber alles in der Welt,..»

Les Lierrois se rendirent à Anvers et de là se dispersèrent en Hollande et en Angleterre. Quelque temps après la population rentra dans la ville. Mais dans quel état relrouva-t-elle la cité! Ce n'était plus qu'un amas de ruines... un immense tas de fumier où se mêlaient de la paille, du crottin et des immondices de toutes sortes. Des cadavres de chevaux gisaient dans les rues. Une horrible puanteur injectait l'air.

Beaucoup d'habitants préférèrent retourner à l'étranger, mais chez la plupart d'entre eux l'amour du foyer et de leur ville l'emporta sur tous les autres sentiments et bientôt la vie allait renaître parmi les ruines. L'autorité enrôla des équipes d'ouvriers qui furent chargés de déblayer les ruines et de tracer des rues parmi les décombres; ces travaux de grande envergure entraînèrent une dépense de plus de 150.000 francs.

Sur les 5513 habitations de Lierre 695 avaient été complètement détruites et 762 gravement endommagées. On comptait donc environ 1400 maisons absolument inhabitables. Mais un grand nombre d'autres avaient subi des dégâts plus ou moins importants.

La ville avait donc, été très éprouvée par le bombardement et aussi par suite des incendies allumés par les Allemands. Parmi les édifices endommagés se trouvaient la chapelle Saint-Pierre, la plus ancienne de la ville; la chapelle de Saint-Jacques, érigée en 1388; l'hospice Saint-Antoine, l'école normale, le local des arbalétriers, la poste centrale, le château Colibrant et plusieurs magnifique façades.

La petite chapelle Saint-Pierre était l'objet d'une grande vénération de la part des Lierrois, car elle était tintimement liée à toutes les traditions relatives à saint Gommaire, le patron de la ville. Saint Gommaire d'après la tradition, était originaire d'Emblehem et possédait la seigneurie de Rijen. C'était un homme pieux, qui prit part â la lutte contre les Sarrasins. Lorsqu'il rentra dans son pays il alla se fixer au bord de la Nèthe, à l'endroit où se trouve actuellement une des plus vieilles églises de Lierre. Un paysan vint se plaindre à lui de ce que des gens aux instincts barbares avaient abattu un vieux chêne, universellement révéré dans la région. Gommaire ordonna de replacer l'arbre coupé sur le tronc et noua sa ceinture autour de l'entaille. La légende rapporte qu'aussitôt l'arbre se mit à reverdir et Gommaire exerça dès lors une grande influence autour de lui.

Sur la route de Lierre à Malines. à peu près à mi-chemin, s'élève une chapelle, dont l'inscription rappelle une rencontre entre saint Gommaire et saint Rombaut. Les deux saints enfoncèrent leur bâton dans la terre et au même instant, ils se couvrirent de rameaux et de feuillage. On raconte même, au sujet de saint Gommaire, qu'un jour il figea son bâton dans le sol et y fit jaillir une fontaine destinée à fournir de l'eau aux cultivateurs: telle serait l'origine du puits d'Emblehem, qui est aujourd'hui encore un but de pèlerinage.

Saint Gommaire mourut â Emblehem, mais personne ne put soulever son cercueil. Un moine conseilla de déposer le corps dans une embarcation. Et cette fois l'opération réussit, l'esquif s'éloigna et s'arrêta à l'endroit où les deux Nèthes se rejoignent. On plaça les reliques dans une netite chapelle qui fut bientôt trop étroite pour contenir Ie foule des fidèles. C'est alors que fui construite la superbe église dont la ville de Lierre se glorifie à juste titre. Mais la chapelle de Saint-Pierre fut conservée également jusqu'au moment où les Allemands

Vinrent la ravager et la détruire, eu même temps qu'ils endommageaient l'incomparable tour.

Saint-Gommaire et Saint-Rombaut, Lierre et Malines subirent un sort analogue, car le bombardement et l'incendie, le pillage et la dévastation, l'exil et la misère éprouvèrent chacune des deux villes et leurs malheureuses populations.

Par bonheur, la collégiale Saint-Gommaire fut épargnée ainsi que l'hôtel de ville. Les tableaux au musée Wuyts avaient été transportés dans un abri sûr. L'église du béguinage échappa également aux obus et à l'incendie, ainsi que la maison du « Chêne », rappelant la légende rapportée plus haut et où, pendant le Moyen-Age, était établi le siège de la Chambre de rhétorique, « L'Arbre Croissant ».

Six ans après la guerre, la ville offre toujours un aspect lamentable. A certains endroits, on rencontre des maisons provisoires, des baraques, mais il reste encore beaucoup d'espaces vides et de façades sans habitations.

Non loin de l'endroit où se croisent les routes de Linth et de Duffel-Lierre s'étend le cimetière militaire. 438 soldats y sont enterrés, notamment 232 Belges, 17 Anglais, 1 Russe et 188 Allemands.

Nous passons quelques instants parmi le silence de ces tombes. La vieille tour massive domine le paysage de ses lignes puissantes. Et le passé, soudain, revit devant noire esprit. Nous revoyons le Lierre de 1914, où les sections de la 2e, de la 3e et de la 4e division avaient leurs cantonnements, d'où les troupes partaient afin d'effectuer leurs courageuses sorties, pour y revenir ensuite; la ville si animée, point de rassemblement de milliers de volontaires qui y recevaient leur équipement et leur première instruction, ou que l'on employait aux travaux de défense; la ville fiévreuse, qui vit passer des milliers de réfugiés de Louvain, d'Aerschot, de Malines et des villages environnants; où, du 9 au 26 septembre, le Roi et le quartier général siégèrent à l'hôtel de ville; et enfin la ville martyre que les canons allemands bombardèrent des hauteurs d'Heyst-op-den-Berg, et dont toute la population s'enfuit, frappée de panique.

Nous aurons l'occasion de reparler de Lierre, lorsqu'il s'agira de donner des détails au sujet de la vie des habitants en pays occupé.

Jetons encore un rapide coup d'œil aux environs de Lierre, où se déroulèrent les opérations du siège d'Anvers.

Le 27 septembre - le dimanche - on vit passer dans les villages d'itegem, Gestel, Berlaer et ailleurs, une multitude de réfugiés qui se dirigeaient vers la ligne des forts. C'était le cortège habituel des malheureux exilés qui emportaient avec eux une partie de leur avoir, et qui racontaient que l'ennemi approchait de la forteresse. Le soir on vit le brasier des incendies illuminer le ciel et en même temps les forts se mirent à tonner. Le défilé des fugitifs se prolongea pendant toute la nuit et le lendemain, lundi.

Au couvent de Berlaer la mère supérieure et les sœurs-se décidèrent à partir le mardi vers la frontière à Weelde, mais à dix heures des cyclistes et des cavaliers allemands apparurent a l'improviste. Il était trop lard pour fuir, mais un grand nombre d'habitants s'étaient déjà sauvés. Ils ne connaissaient que trop bien le sort de la ville voisine d'Aerschot.

Un officier vint demander à la supérieure s'il y avait encore des soldats belges dans le couvent, et sur sa réponse négative il la prévint qu'on la tiendrait pour responsable si des coups de feu étaient tirés de l'établissement.

Un peu plus tard des soldais arrivèrent avec un groupe-de civils; sur une charrette étaient étendus un vieillard et une femme qui était sur le point d'être more. Tous les civils, hommes, femmes et enfants, furent introduits au couvent. Dans la suite on amena un soldat belge qui avait été en service à la tour de Berlaer comme téléphoniste et qui était atteint d'une balle au côté. Des Allemands du service de la Croix Rouge le soignèrent avec la plus grande douceur, mais deux jours plus tard on le transporta mourant en compagnie de blessés allemands dans la direction de Louvain, et il succomba pendant le trajet.

Les soldats allaient et venaienl dans le couvent; ils y amenèrent des poules, des porcs et du bétail enlevés-dans les fermes, abattirent ce dont ils avaient besoin et mirent le reste des animaux à Pétable. Ils pillèrent le château du ténor wagnérien Van Dijck ainsi que les villas, sans épargner les maisons ordinaires. Le magnifique château de Bieberstein. situé à 3 kilomètres de Berlaer fut incendié par l'effet du bombardement ou par le caprice des Allemands; des officiers s'y étaient installés.

Un jeune homme qui refusait d'ouvrir la porte de sa demeure aux pillards, fut fusillé. Un officier remit à la supérieure du couvent l'argent que l'on avait trouvé sur le cadavre du malheureux - une somme de 150 francs - avec prière de vouloir la transmettre plus tard a la famille.

Etrange mentalité de gens qui enlèvent un enfant à une famille et qui s'inquiètent d'une misérable somme d'argent. Et pendant ce temps le pillage, le vol, les destructions se pratiquaient en grand.

Les Allemands amenèrent des blessés au couvent et firent arborer le drapeau de la Croix-Rouge.

Le directeur des Sœurs Noires de Malines qui s'était réfugié au couvent, ainsi que le chanoine Van Olmen, directeur du couvent, avaient revêtu des habits civils, parce que l'ennemi avait coutume de maltraiter les prêtres.

Les ecclésiastiques n'eurent qu'à se louer de cette précaution, car les Allemands ne les inquiétèrent pas.

Nous avons dit qu'on avait introduit au couvent une femme qui allait devenir mère. François Van den Bergh a relevé le fait dans ses « Mémoires ». Son récit pittoresque met bien eu relief les circonstances dramatiques qui entourèrent cet événement.

« Le mardi soir, un enfant vint au monde dans l'étable et une personne de connaissance dut se charger du rôle de sage-femme.

L'enfant devait être baptisé sans que les Allemands fussent au courant de la chose, car ils ne pouvaient savoir qu'il y avait des prêtres dans la maison. Assez tard dans la soirée, une sœur emporta le bébé, - qui se rendait probablemenl compte que le silence était de rigueur - vers l'endroit où devait avoir lieu la cérémonie. Pour y arriver il fallait traverser une salle remplie de soldats blessés et d'infirmiers, qui ne soupçonnèrent pas le contenu du paquet. L'enfant, d'ailleurs, fit preuve d'intelligence et le savoir-vivre.

L'existence du brave chanoine Van Olmen était en jeu et c'est pourquoi le nouveau-né - c'était une petite fille - se mordit les lèvres jusqu'au moment ou elle eût réintégré l'étable; mais là elle commença un concert assourdissant.

De même on avait, en grand secret, administré les derniers sacrements au soldat belge. Sans éveiller les soupçons des Allemands, on put transporter le malheureux dans une chambre écartée; il déclara être très heureux et témoigna une profonde gratitude pour la faveur insigne qui lui avait été accordée.

La messe fut célébrée pendant la nuit dans une pièce à l'abri des regards indiscrets. Le chanoine Van Olmen avait revêtu les habits sacerdoteux par dessus ses vêtements civils; la sœur sacristaine servit la messe, à laquelle assistaient une quarantaine de personnes. On se serait cru à un office de semaine sainte. Les accents majestueux de l'orgue étaient remplacés par le sifflement et les explosions des obus. La blanche apparition du prêtre, qui allait et venait devant l'autel comme un esprit; sa voix voilée, émue et tremblante, qui semblait une voix d'outre-tombe; ces fantômes noirs agenouillés, la tête baissée, dont quelques-uns sanglotaient et qui se levaient Jour à tour pour aller, tes mains jointes, recevoir la Sainte Communion: ce fut un spectacle inoubliable ».

Le gros des troupes allemandes se trouvait, à ce moment, dans le village d'Itegem, que les forts de Lierre et de Kessel arrosèrent de leur mitraille. L'ennemi répondit par une canonnade intense. Ce fut un véritable duel rt'artillerie, inégal du reste, car comme toujours notre petite armée avait à faire à un ennemi bien supérieur.

II était interdit d'allumer les lumières au couvent, mais les éclairs des carions illuminaient l'édifice corrigé en un formidable orage. Tout le bâtiment oscillait, le s M était secoué violemment et les fenêtres tremblaient.

Les Allemands amenèrent des blessés et de temps eu temps un cri de douleur venait rompre le silence angoissé, car les Sœurs et les réfugiés demeuraient immobiles, prêtaient l'oreille au fracas de la canonnade et priaient avec ferveur. Par intervalles des fusées trouaient l'air, enveloppant les groupes d'une clarté subite.

La grosse artillerie était en position près du village et de la gare,, de sorte que le couvent se trouvait entre deux feux.

Dans les mémoires déjà mentionnés on lit encore ce récit:

« Les Allemands semblaient prévoir un grand danger, car ils avaient pris la brusque résolution d'emporter tous leurs blessés, même ceux qu'ils avaient jugés incapables de supporter le transport, quelques minutes auparavant. Ce fait n'était assurément pas de nature à tranquilliser les pensionnaires du couvent; aussi on se consulta pendant un instant afin de décider s'il ne serait pas plus prudent de se réfugier à la cave. Mais le temps nous manqua pour prendre une résolution: la voix effrayante et la secousse formidable de la Grosse Bertha nous cloua sur place, nous privant de toute énergie. Il y avait quelquefois des décharges de huit canons a la fois, et lorsque la Grosse Bertha mêlait sa voix grave à ce concert, ce n'étaient plus seulement les murs qui tremblaient, mais toute la bâtisse qui était ballottée comme un navire sur les flots de sorte que nous nous accrochions l'un à l'autre pour ne pas tomber.

Les habitants se retirèrent dans la cave.

L'artillerie gronda sans interruption du 1er au 9 octobre, c'est-à-dire jusqu'au moment de la chute d'Anvers, car c'est de Berlaer notamment que la ville fut bombardée.

Les canons ne se taisaient qu'à de rares intervalles, pour donner aux monstres le temps de se refroidir. Une nuit même, nous entenaimes au milieu des coups de canon, une fusillade violente ei continue accompagnée du tac-tac caractéristique des mitrailleuses; par suite du silence de Ia nuit ce bruit nous parut assez rapproché.

Notre impression, que nous nous communiquions l'un é l'autre étail que nos troupes repoussaient les Allemands et qu'on ne tarderait pas à nous délivrer. Plus tard on nous apprit que c'était une attaque des Anglais hors de Lierre, qui occasionna de grandes pertes aux Allemands. Ils réussirent cependant, grâce à leur supériorité numérique, à refouler nos Alliés.

Lorsqu'enfin le canon se fût tu et que la plupart des soldats furent partis, nous nous risquâmes à sortir de notre abri: le village avait moins souffert qu'on aurait pu s'y attendre après un pareil duel à coups d'obus: on ne voyait que quelques maisons rasées, d'autres incendiées; les habitations endommagées, par contre, étaient nombreuses et t'orl peu avaient échappé au pillage; l'église était indemne; la plupart des habitants qui, immédiatement, accoururent de tous cotés, avaient encore un toit, mais ils avaient tout perdu.»

Le 3 octobre à 6 heures, les Allemands pointèrent leurs gros mortiers sur le fort de Kessel. Les premiers obus touchèrent les coupoles. Un voûte s'effondra. A 7 heures la chambre de tir fut détruite. A 8 h. 30. la moitié de l'ouvrage ne formait qu'une ruine et le fort fut évacué par la garnison dans le courant de la journée.

Près de Broechem on vit clairement les préparatifs du bombardement.

« Nous nous trouvions le long de la route qui conduit au fort, me raconta un médecin militaire. Et soudain nous vîmes les Allemands faire des tirs d'essai. Ils tâtaient le pouls du fort de Broechem et tous nous fûmes ébahis de la justesse de leurs coups, ils dirigeaient leurs projectiles en forme de diagonale sur l'ouvrage, l'approchant de plus en plus près, et cela se faisait avec tant de régularité que les soldats savaient exactement où ils devaient se retirer pour être à l'abri. Nul ne douta plus dès lors que le fort aurait son compte le lendemain. lit c'est ce qui arriva en effet! »

Nous avons vu que le sort de Broechem fut vite régie. Les obus s'abattaient sur le fort à des intervalles de cinq à dix minutes. Cela se passait le 4 octobre.

Le soir, une colonne du génie, protégée par des grenadiers, se glissa jusqu'à la Nèthe pour faire sauter des ponts.

Pendant la nuit, on entendit cinq terribles explosions, cinq flammes gigantesques s'élevèrent dans le ciel, et l'œuvre de destruction était accomplie.

Les troupes se replièrent alors sur la seconde ligne, vers Wyneghem. Les grenadiers de la forteresse durent partir vers Burght et Zwyndrecht, où le régiment arriva bientôt.

Les soldats, qui avaient fait une marche de 20 kilomètres, étaient exténués. Plusieurs s'étendirent sur les pavés et s'endormirent aussitôt. Depuis des semaines ils n'avaient connu d'autre repos que de brefs instants de sommeil dans les tranchées.

 

 

Dirigeons maintenant nos regards vers le Rupel. La population de Boom s'enfuit le 30 septembre, les 1er et 2 octobre, après qu'une femme eût été tuée d'un éclat d'obus dans le voisinage du moulin situé près du pont. La petite ville des briquetiers fut violemment bombardée, mais elle ne subit pas de dégâts appréciables. Le génie, néanmoins, fit sauter le pont monumental du nouveau canal, tandis que le pont du chemin de fer et le pont pour piétons de Boom à PetitWillebroeck ne furent détruits que partiellement. C'est par ce dernier pont que l'ennemi pénétra dans la ville, qu'il trouva d'ailleurs complètement vide, en dehors de quelques malandrins, qui aidèrent puissamment les soldats dans leur œuvre de pillage.

A ce moment, comme on le conçoit, les forts de Willebroeck, Breendonck et Liezele étaient déjà tombés.

Pendant la nuit du 28 au 29 septembre les Allemands envoyèrent des reconnaissances sur les divers points de ce secteur. Le 12e de ligne occupait la partie ouest du canal de Willebroeek. et le 11e de ligne la partie est. Des détachements de cavalerie et de cyclistes avaient pris position près du chemin de fer de Capelle-au-Bois vers Londerzeel.

L'ennemi se trouvait dans le petit bois de Triest et dans differentes fermes d'où il fut canonné par le fort de Breendonck.

Mais tes Allemands déployaient aussi une grande activité. Nos troupes se replièrent derrière les fils barbelés. La population de la région se mit à fuir.

Le 1er octobre Breendonck essuya un feu intense. La lutte dans ce secteur se prolongea jusqu'au soir du 6 octobre. A ce moment les troupes battirent en retraite yers Tamise, où, le 7, le pont de fer sauta avec grand fracas.

Comme nous avons donné une description détaillée de certains secteurs, nous allons passer plus rapidement sur les autres, afin de ne pas nous répéter.

Près de Blaesveld, etc., il y eut de grands dégâts, causés successivement par le bombardement et par le génie. La région ravagée s'étendait des environs de Bornhem jusqu'à Malines. La redoute de Liezele avait sauté, le fort, de Breendonck était complètement délabré; le fil de fer barbelé formait un immense enchevêtrement au milieu des champs bouleversés. De toutes parts on voyait des fermes, des villas et des maisons brûlées a ras du sol et des arbres abattus.

Aux environs de l'écluse de Willebroeck il y avait d'importants dégâts. A Blaesveld c'était pir encore. Le château de M. Lefèbre était inhabitable. Nombre de maisons avaient été totalement pillées, d'autres étaient en ruines. Partout s'étalaient les preuves de destructions systématiques.

« Dans la grande rue qui va d'Hombeeck à Malines, presque toutes les maisons étaient fracturées, nous apprend un écrivain qui se rendit à pied de Tamise à Malines, quelques jours après le siège. Là où la serrure avait résisté, les Allemands avaient enfoncé un panneau de la porte ou arraché les volets. Quantité d'objets mobiliers se trouvaient au milieu de la rue et on comprend sans peine que des paysans qui retournaient dans leur village, purent entasser dans leurs charrettes des matelas, .des chaises, des marmites, des casseroles et rentrer chez eux mieux pourvus qu'ils n'étaient partis.

Par une fenêtre ouverte un homme nous montra une câge de perroquet; l'oiseau avait disparu, mais les Allemands y avaient mis le portrait du Roi Albert! Dans la meme pièce se trouvait un portrait encadré de la Reine Elisabeth: les forcenés avaient déchargé leurs revolver sur la gravure. Le verre était cassé et le cadre abîmé; une balle avait traversé le cœur de cette mère si aimante des soldats blessés! «

Tel est le tableau affligeante que présentait l'enceinte fortifiée d'Anvers.

 

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