de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
'A Contich'
 
La Siège d'Anvers en 1914

 

« Contich est bien connu de nos soldats, quand ce ne serait que pour ses grandes casernes dont la façade se profile près de la ligne de chemin de fer Anvers-Bruxelles, et que l'on nomme généralement en langage militaire « le dépôt ».

Le gracieux village de Contich, propre et avenant,, compte 5000 âmes; il est situé entre la voie ferrée susdite et la ligne Anvers-Termonde-Gand. Au centre de la commune passe la grande chaussée qui relie Anvers à Malines et à Bruxelles et où viennent déboucher les principales rues. Près de l'église la grande chaussée est coupée par une route qui va de Lierre par Linth et Contich casernes vers Hemixem, près de l'Escaut. Une autre route conduit à Edeghem et Wilryck; une vers Reeth et une vers Duffel.

La chaussée formait la voie de communication directe avec Waelhem sur la Nethe et le fort. Il s'ensuit que par la force aes choses Contich devait devenir en temps de guerre un point de première importance. Il y a trois gares, dont une située sur la ligne d'Anvers-sud et Malines.

Lorsque le dernier soir de juillet 1914, les habitants, rassemblés par petits groupes, commentaient les nouvelles du jour, ils ne se doutaient certes pas de l'animation extraordinaire qui allait régner dans le village le lendemain. Ils avaient vu passer en chemin de fer les soldats de trois classes rappelées sous les armes, mais ils se tranquillisèrent en songeant que l'on n'avait pas convoqué les dix autres classes, comme le bruit en avait couru. Mais dans la nuit ces prévisions optimistes furent réduites à néant.

Dès le samedi matin les trains de Contich-casernes et de Contich-village amenèrent une foule énorme de soldats, de sorte que le soir non seulement les écoles, les salles de danse, les cafés et les granges étaient remplies, mais que les habitants durent ouvrir leurs maisons pour donner un abri aux militaires exténués.

La nuit suivante et le dimanche surtout les soldais continuèrent à débarquer, en grand nombre dans les trois gares.

Et tout aussitôt on put se rendre compte de la différence notoire qui existe entre les dispositions crises en temps de paix et les réalités du temps de guerre.

Le commissaire Ballegeer avait reçu l'ordre de préparer la place nécessaire pour 10,000 hommes et 3,500 chevaux. Il s'était livré pendant 24 heures à de longs calculs afin de faire une-répartition convenable. Un officier entra, jeta un coup d'œil sur le travail du commissaire et prononça cette brève et explicite sentence: «Cela ne vaut rien. »

II tendit alors une liste militaire dressée longtemps auparavant par un officier qui ne connaissait pas les lieux et qui dans son bureau avait aligné sur le papier des chiffres d'une exactitude rigoureuse.

Sur le papier c'était parfait. Mais la réalité était tout autre. Ainsi ce stratège en chambre avait logé 10 chevaux dans la maison la plus petite de la chaussée d'Anvers, qui n'avait pour toutes dépendances qu'une cour d'un mètre carré de superficie. Une compagnie devait prendre ses quartiers dans une hutte qui rapportait 7 francs de location par mois, en y comprenant un terrain labourable.

Or, l'organisation de ces détails avait son importance et il fallait y pourvoir rapidement.

Les soldats finirent cependant par trouver un logis et les habitants leur préparèrent avec enthousiasme d'énormes piles de tartine et des marmites de bon café.

Pendant trois semaines la bataille sévit assez loin d'Anvers, puis l'armée se retira dans l'enceinte fortifiée. On s'imagine sans peine que Contich fut le centre d'une circulation intense au cours des diverses sorties effectuées par nos troupes.

Le couvent et l'école des filles en face de l'église étaient converties en ambulances; les habitants y apportèrent des lits et des jeunes filles se présentèrent volontairement pour aider les religieuses. De nombreux blessés y reçurent les premiers soins, après quoi on les transportait à Anvers.

On y vit aussi un grand nombre de soldats du fort de Waelhem qui étaient horriblement brûlés; l'un d'eux mourut à Contich.

Puis ce fut le siège et la succession rapide et tragique des événements. Des réfugiés de Malines passèrent par le village, ensuite on vit le défilé des habitante de Waelhem et de Waerloos. Une femme inconnue fut tuée par un shrapnell sur le territoire de Contich et enterrée le soir même.

Alexander Powell fut témoin de cette fuite, dont il a fait le récit suivant:

« Cependant que nous suivions le bombardement, du haut d'un renflement de la route de Waelhem, un obus éclata dans le hameau de Waerloos, dont les habitations, en briques rouges, se groupaient presque à nos pieds. Quelques minutes après, un cortège de .villageois fugitifs dévala sur le pavé de la grand'route; il était conduit par un paysan, à face blême comme cendre, qui poussait une brouette et au bras duquel se cramponnait une femme en pleurs.

Sur la brouette, au sommet d'une pile d'articles de ménage, réunis à la hâte, était affalé le cadavre d'un petit garçon. Il ne pouvait avoir plus de sept ans. Ses petites jambes, à culottes courtes, ses souliers usés par les jeux enfantins, émergeaient, en une pose presque grotesque, de dessous un tas d'objets de literie. Cette literie écartée, nous pûmes voir où l'obus avait atteint le pauvre petit. Près de l'enfant mort était étendue sa sœur, un bébé de trois ans, dont le sang giclait d'une blessure à la joue. Sa menotte se crispait presque convulsivement sur un jouet - un agneau naguère blanc, mais dont la toison se teignait de rouge.

Quelqu'un tendit à la ronde un chapeau et, gauchement, nous essayâmes de manifester notre compassion par l'intermédiaire de pièces d'argent. Après une courte halte, le cortège se remit en marche, le père poussant obstinément devant lui la brouette et sa lamentable cargaison, - cette brouette, qui représentait désormais l'unique foyer et l'unique bien de famille. »

 

 

Les habitants de Contich étaient donc suffisamment prévenus par le sort qui avait été réservé aux communes environnantes. De plus ils avarient vu passer les malheureux fugitifs de Sempst, d'Eppeghem, d'Elewyt et aussi ceux de Louvain.

Le 3 octobre, un samedi, les premiers groupes d'habitants quittèrent Contich. Les paysans emmenaient leur bétail. Le dimanche les offices furent encore célébrés à l'église, mais on y voyait presque exclusivement des militaires et des civils étrangers au village, des réfugiés qui hésitaient encore à poursuivre leur odyssée; quant aux habitants de Contich ils avaient fui.

Le dimanche soir des milliers de personnes se pressaient aux abords des redoutes d'Edeghem et de Vieux-Dieu, mais les soldats avaient reçu l'ordre ue ne laisser passer personne et il était impossible de trouver le lieutenant. Après quelques heures u attente l'autorisation nécessaire fut accordée et le triste cortège se remit en marche.

Il était fort difficile aux réfugiés de pénétrer dans la ville, car les ordres changeaient constamment. C'est ainsi que des milliers d'habitants de Mortsel et d'autres réfugiés se virent barrer la route à la porte de Berchem. Ils fuient obligés de faire un détour par le Kiel. Puis il y eut encore des contre-ordres.

Le dimanche soir, à 9 heures, les Allemands commencèrent à bombarder le village de Contich. Le premier obus démolit deux maisons de la rue Madeleine. Un soldat wallon, qui était occupé à manger une tartine, fut tué sur le coup. Le bombardement dura une demi-heure. Le lendemain quelques obus s'abattirent encore dans la commune, causant des dégâts relativement peu graves; une trentaine de maisons seulement furent plus ou moins endommagées. En dehors du soldat mentionné'plus haut il n'y eut pas d'autres victimes.

Au moment ou les Allemands ouvrirent le feu sur Contich. le temps était beau, ce qui contribuait à donner au village un aspect encore plus étrange. Les maisons étaient hermétiquement closes et vides d'habitants. Les chats et les chiens circulaient par les rues désertes, où les obus répandaient en éclatant une fumée semblable a un épais brouillard.

Les coups sourds des explosions s'accompagnaient parfois du fracas causé par la chute d'un mur, l'effondrement d'un toit, le bruit de vitres brisées.

Dans les prairies il y avait des centaines de bêtes à cornes parquées à cet endroit et qui provenaient des villages situés en dehors de l'enceinte. Ces animaux semblaient participer à l'immense détresse des hommes et des choses.

L'artillerie allemande tirait des hauteurs d'Heyst-op-den-Berg. Un soldat, qui fut plus tard en garnison à Contich déclara «qu'il était en train de fumer une cigarette à Heyst-op-den-Berg lorsque le premier coup fut tiré sur Contich. »

Notre artillerie riposta vaillamment; elle occupait des positions entre Linth, Contich- casernes et le village.

Le train blindé des Anglais répondit aussi par le feu de trois pièces; il se trouvait près des installations de la salubrité publique d'Anvers, non loin ue la gare de Contich-village.

Au château della Faille il y avait un hôpital pour les chevaux malades. Le commissaire Ballegeer était chargé de le surveiller et par suite de cette circonstance il ne put se retirer qu'assez tard dans la soirée du 6 octobre. Le conseil communal était parti également. Le secrétaire avait pris les mesures nécessaires pour que les registres de l'état-civil fussent mis à l'abri dans une cave u Anvers.

Deux ballons d'observation des troupes belges étaient susupendus au-dessus du bois d'Edeghem et de l'avenue des Hêtres. On apercevait ceux des Allemands derrière le village de Rumpst et ils accomplissaient leur tâche avec tant de précision que deux soldats qui étaient montés sur la pompe de la fabrique Van den Broeck, située à deux lieues de là, n'eurent que le temps de se laisser glisser par terre pour échapper à la pluie de projectiles qui fut immédiatement dirigée sur eux.

Le soir du 6 octobre les dernières pièces d'artillerie belge furent retirées de Contich.

A partir de ce moment le village même ressembla à un véritable désert, mais dans les prairies se trouvaient encore des centaines de têtes de bétail, amenées des villages situés en dehors de l'enceinte fortifiée.

En ce qui concerne la population, seuls quatre ou cinq habitants n'avaient pu se résoudre à abandonner la commune. Il y avait encore quelques rares personnes dans l'une ou l'autre ferme isolée.

Le 7 octobre, au matin, les premiers soldais allemands firent leur apparition.

Un marchand de bestiaux était revenu au village avec sa charrette dans l'intention d'emporter encore quelques porcs. Il attendait un autre villageois, Louis De Backer, mais en voyant arriver les Allemands il fouetta ses chevaux qui remontèrent au galop la chaussée d'Edeghem.

Louis De Baeker survint à ce moment et essaya de rejoindre le véhicule, mais les Allemands lui crièrent « halte!»

Malheureusement. De Backer était sourd et poursuivit sa route. Soudain un coup de feu retentit et le pauvre homme fut atteint au côté. Alors il se mit à fuir pour tout de bon eu suivant la chaussée d'Edeghem. Là il croisa un nommé V..., qui se trouvait sur le pas de sa porte et lui eria: « Fuyez! ils sont là; j'ai déjà été blessé par une balle! »

Les forces du blessé diminuaient rapidement; entre Edeghem et Contich un auto le recueillit et il fut transporté à Anvers où il succomba trois jours plus tard.

Un domestique de ferme, à la « Reepkenstel », était resté également. Personne ne saurait, dire quel drame s'est passé à cet endroit, mais des habitants qui rentrèrent un peu plus tard, trouvèrent le cadavre du domestique devant la porte.

Le commissaire trouva un autre cadavre dans une serre chaude non loin de Contich-casernes. C'était un habitant de Duffel, atteint de maladie, et qui s'était arrêté à cet endroit pour se reposer au cours de sa fuite.

Deux femmes s'étaient réfugiées dans une cave à Contich. L'une d'elle, malade, était étendue en toilette de nuit, sur un matelas. Un soldat allemand entre dans la cave, il n'aperçoit pas les femmes et regarde de tous côtés en quête de provisions.

L'une des femmes lui voit prendre un pot de beurre et s'écrie tout d'un coup: «Ne touchez pas à mon beurre! »

Le soldat pousse un cri de frayeur et se précipite vers .la femme. La malade se redresse, monte l'escalier et se sauve dans son accoutrement sommaire.

La seconde femme se fait connaître.-et le soldat, encore tout ému se retire sans lui faire de mal.

M. M... recut également la visite des Allemands qui l'obligèrent, du lui mettant un revolver sous les yeux, à laisser explorer sa maison de fond en comble.

Telle fut l'entrée de l'ennemi. Les soldats allemands étaient furieux de trouver les communes toujours désertes et leur dépit se traduisait par cette phrase typique: « Pourquoi les habitants prennent-ils la fuite? Nous ne sommes pas des barbares! »

Mais ils n'attendaient pas que l'on répondît à leur question. Pénétrant de force dans les maisons, ils pillagaient les caves à vin et les boutiques, organisaient des festins, traînaient le mobilier d'une maison à l'autre, mangeaient, fumaient, et faisaient de la musique, en attendant la chute prochaine d'Anvers.

Le fort 5 ne répondait plus que faiblemeni et atteignit notamment la tour de l'église d'Edeghem. Aussitôt un message fut adressé au commandant du fort pour signaler le fait. La population d'Edeghem se retira tout comme celle de Contich.

Nous aurons l'occasion de reparler de cette dernière commune, lorsqu'il s'agira de suivre les négociations engagées par les autorités communales d'Anvers pour la reddition de la ville.

Il ne nous reste plus pour le moment qu'à dire un mot du retour des habitants.

Lé commissaire Ballegeer, de Contich, fut l'un des premiers rentrés après la chute d'Anvers. Le village offrait un spectacle inoubliable. Certaines rues disparaissaient littéralement sous une couche de fumier d'un pied d'épaisseur. Toutes les maisons étaient ouvertes. Partout on voyait des volets arrachés, et des meubles éparpillés. Sur la route on rencontrait à chaque pas des cadavres de chiens et de chats; il y avait aussi du bétail mort. Dans certaines habitations les Allemands avaient laissé des traces infectes de leur passage. Les tables étaient encore couvertes de restes de repas tout moisis, ainsi que de bouteilles vides. Quantité de matelas et de couvertures avaient disparu; on en retrouva une partie dans les salles que les Allemands avaient transformées en dortoirs.

« L'église était large ouverte, nous raconta le commissaire, et mon premier soin fut de remonter l'horloge. Pourquoi? C'est une idée qui me passa par la tête, car je me disais: de cette façon les rentrants pourront se rendre compte qu'il y a déjà quelqu'un au village. Une horloge qui marque l'heure et qui sonne de temps an temps sonne une impression de « chez soi ». J'avais confié mon chien aux soins d'un habitant du Kiel. En rentrant à la maison je trouvai le fidèle animal posté devant .la porte. Il fut pour moi un excellent compagnon au cours de mes patrouilles à travers le village abandonné. Mais qu'aurais-je pu faire, n'ayant aucune arme? Les soirées étaient très sombres, car le temps s'était mis à la pluie. Pendant toute la journée ce fut un défilé ininterrompu de fugitifs venant de Duffel, de Waerloos, de Waelhem et de Malines. Mais des individus aux allures louches attendaient le soir pour rôder dans la commune et se livrer au pillage. J'entendais partout ces cambrioleurs sans cesse à l'affût, qui entraient par effraction dans les maisons, car j'avais fait clouer les portes dont les serrures ne fonctionnaient plus. J'étais impuissant vis-à-vis de cette bande de pillards. Par la suite, de nombreuses perquisitions furent opérées aux environs.

Dans certaines maisons on emporta jusqu'à sept ou huit matelas. Il y eut également des scènes regrettables, parmi ceux qui verraient prendre possession du bétail délaissé. Chacun prétendait reconnaître ses propres bêtes et des gens peu recommanaables en profitaient pour réclamer les plus beaux animaux.

Les membres de la commission intercommunale d'Anvers installèrent une administration provisoire. Je chargeai une équipe de 35 hommes de nettoyer les rues et d'enterrer les cadavres des chiens, des chats et du bétail.- On trouva des vaches dont certaines pièces étaient enlevées, car les soldats allemands tuaient les bêtes, et après en avoir découpé les meilleurs morceaux, abandonnaient le reste sur place. Au bout de quelques jours nous parvînmes à mettre de l'ordre dans tout ce chaos.»

La population de Contich rentra petit à petit, mais durant des mois on vit passer des réfugiés, tant de la commune que des villages voisins. A Contich. nous l'avons dit, la plupart des immeubles avaient été épargnés.

Et aujourd'hui, on n'aperçoit plus guère dans ce grand village les vestiges de l'invasion. Les blessures ont été cicatrisées, les dommages réparés et les quelques ruines déblayées.

 

Waelhem

Comme il a été dit, la ville de Malines fut particulièrement éprouvée par le bombardement du 27 septembre, où les Allemands employèrent leur artillerie de gros calibre. Le sort de Malines était étroitement lié à celui de Waelhem, car aussi longtemps que les Allemands n'étaient pas maîtres de Malines, le fort de Waelhem gênait leurs opérations; aussi la prise de Malines permettait-elle de prévoir une attaque imminente contre le fort.

Un grand nombre d'habitants étaient rentrés à, Malines. Il y avait même eu un marché le samedi .26 septembre, la veille du dernier bombardement. A 8 h. 15, au moment où une grande partie de la population se trouvait à l'église, le tonnerre do la canonnade se déchaina, surgissant de trois côtés à la fois: de la chaussée de Malines. du quartier Colombo, près de la route d'Hofstade. et du « Pasbrug ». Les Malinois étaient tellement attachés à leurs, vieilles habitudes que les éleveurs de lapins et des amateurs colombophiles s'étaient donné rendez-vous comme tous les dimanches au Pré-aux-Oies, lorsque soudain un obus s'abattit dans le voisinage. Naturellement chacun se sauva à toutes jambes.

Une maison était détruite déjà dans la rue de la Lune, une autre rue d'Adeghem, une aux Cinq Coins et trois près de la gare; en outre, des incendies s'étaient déclarés près du canal et dans la rue Léopold.

Il n'en fasait pas davantage pour provoques une terrible panique et une fuite générale. Ce furent de nouveau des scènes inénarrables. Les gens affolés s'élançaient hors des églises et des maisons, courant comme des possédés; des femmes et des enfants pleuraient et les hommes les encourageaient, les suppliant de se hâter. Car la canonnade.ne cessait de rouler ses vagues meurtrières au-dessus de la ville, démolissant les toitures, faisant trembler les vitres et projetant des briques et du plâtras au milieu des rues.

Un shrapnell toucha la cathédrale, où l'office fut interrompu d'une façon tragique.

Nous avons décrit plus en détail ce formidable bombardement qui fut suivi, le lendemain, par l'occupation de la ville. Les troupes allemandes y pénétrèrent par les chaussées de Bruxelles et d'Hombeeck, et plus tard aussi par les routes de Louvain et de Tervueren.

Le fort de Waelhem intervint énergiquement et fit pleuvoir une grêle d'obus au pont du Canal et sur les autres voies d'accès de la ville.

L'état-major s'installa provisoirement au café « Rotterdam », près du canal, où les habitants étaient restés. Les soldats franchirent rapidement le canal, puis ils s'avancèrent avec circonspection en longeant les maisons, car le milieu de la rue présentait trop de dangers.

Les habitants qui étaient demeurés à Malines eurent a passer des heures d'angoisse inexprimable.

Lorsque les troupes allemandes eurent traversé la ville, suivies bientôt d'une garnison fixe, les soldats se livrèrent immédiatement au pillage. Ils pénétrèrent dans les maisons et expulsèrent tous ceux qu'ils rencontraient: hommes, femmes et enfants. Ceux-ci furent réunis et un groupe unique qui allait toujours grossissant et qui fut dirigé vers la Grand'Place. Là se trouvaient déjà quelques Malinois. On en comptait deux cents environ près de l'ancien hôtel de ville, et tous ces malheureux étaient pris d'une frayeur intense chaque fois que des obus sifflaient au-dessus de leurs têtes. Les forts, en effet, venaient d'ouvrir le feu sur l'ennemi.

Enfin, on enferma tous ces infortunés à la prison, où ils durent rester jusqu'après la chute d'Anvers.

Une centaine d'autres habitants furent enfermés dans les caves de la brasserie Versailles. M, François Van den Bergh a fait à ce propos un récit qu'il est intéressant de reproduire:

«On en arrêta une centaine au moins. Lorsque l'on nous ouvrit la porte de la cave, nous éprouvâmes un mouvement instinctif de recul, tant l'air était vicié; dans-un coin, la face empourprée par la fièvre, une pauvre mère éiait étendue sur une botte de paille; elle pleurait des larmes arriéres parce qu'elle n'avait pas de lait pour son nouveau-né.

Nous restâmes là deux jours pendant lesquels on nous donna à manger le pain et la viande des soldats; mais la plupart ne prenaient pas de nourriture et restaient absorbés dans de sombres pensées, les coudes appuyés sur les genoux, les yeux fixés à terre. Nous souffrions terriblement de la soif, mais le contre-maître de la brasserie sut y remédier avec un dévouement digne d'éloge.

Le jeudi retentit un ordre brutal: tout le monde dehors!

Chacun ferma les yeux à la lumière aveuglante du soleil, puis on essaya de lire dans les regards de ses compagnons d'infortune le sort qui nous serait réservé. On nous plaça sur deux rangs: à gauche; les hommes de moins de soixante ans; à droite, les femmes, les enfants et les vieillards.

Lorsque les femmes comprirent qu'on allait conduire les hommes à Anvers, elles se mirent à pousser des cris déchirants; deux mères tombèrent évanouies, d'autres se jetèrent au cou de leurs maris, les retenant dans une étreinte désespérée et déclarant vouloir les suivre; des enfants en pleurs tiraient leur père par la main ou s'accrochaient à leurs genoux, puis ils joignaient les mains dans une supplication émouvante afin d'attendrir le cœur des soldats. Le fils Derwede profita de la confusion provoquée par ces incidents pour s'échapper dans la direction de Willebroeck. Un Allemand qui n'était pas sans cœur le vit partir, mais détourna les yeux. Quant aux autres ils étaient moins compatissants et certains d'entre eux riaient des scènes de désespoir qui se déroulaiejait en leur présence. L'un d'eux notamment, un gendarme, véritable génre à la moustache hérissée, aux yeux de démon, s'amusait a accabler les infortunés en leur adressant des propos injurieux, tels que « schweinehund », et d'autres mois analogues, ou des. menaces comme celle-ci: « Gefangenen tout, schieszen, auf Truppen geschossen ».

Bientôt un impitoyable « Voraus! » retentit, et trente-et-une victimes prirent la route de l'exil, encadrées à gauche et a droite d'une dizaine de fusils chargés, tandis que les femmes et les enfants nous tendaient les bras dans un geste de sombre desespoir et puis se cachaient le visage de leurs mains ou de leur tablier pour pleurer éperdument.

On se rendit à Anvers sous la double voûte menaçante des bombes qui partaient des forts et des positions situées près de la ville; à droite de la route se trouvaient des rangées interminables de troupes et les trente-et-un prisonniers marchaient au milieu de la chaussée, à l'endroit le plus dangereux. Les soldats s'amusaient du sort tragique de ces malheureux et leur adressaient au passage d'indignes sarcasmes que nous ne comprenions pas toujours.

« Au pas! » commanda le gendarme aux yeux de démon, « ainsi: la jambe en avant, au pas de parade! » et il martelait les pieds de la crosse de son fusil, tandis que les autres soldats riaient aux éclats.

Au château Van Diepenbeek, au-delà de l'endroit nommé Waterloo, on cria « halte ». On nous banda les yeux, et le lugubre- cortège se remit en marche: a gauche! a droite! de côté! commandait-on suivant que la route avait été labourée par les obus. Mais le bandem n'était pas assez serré pour m'empêcher d'apercevoir de nombreux cadavres de chevaux et des corps humains tout sanglants étendus à côté de la route, et j'entendais aussi les plaintes, les gémissements et les cris délirants des blessés. »

Les malheureux civils furent conduits jusque près de la rue de Waelhem. Il leur fallut rester pendant quelque temps dans un fossé, puis ils passèrent la nuit dans une porcherie, et furent ramenés dans la ville. Là ils eurent encore une série d'aventures; on les enferma dans la halle, on les abreuva de menaces et de mauvais traitements, et on leur fit traverser ae nouveau la ville le long des maisons en flammes et au milieu des décombres. Le vendredi ils rentrèrent à la brasserie Versailles et purent enfin retourner chez eux.

Les autres habitants de Malines qui avaient été retenus à la prison furent relâchés également. Anvers, en effet, venait de tomber.

Durant ces terribles journées, Maiines avait été affreusement ravagé.

Les Allemands, munis de seringues à naphte et de pastilles incendiaires, avaient mis le feu à un grand nombre de maisons. Nous avons relevé les dégâts dans un chapitre précédent.

L'aspect de la ville à ce moment était indescriptible. Le témoin oculaire que nous avons cité tantôt en trace le tableau suivant:

« La chaussée et les Bailles de Fer étaient transformés en une véritable exposition de bric-à-brac; le contenu de tous les magasins, qui avait échappé à l'incendie, était répandu pêle-mêle au milieu de la rue.

Chaussures, tissus, épices, viandes du magasin de De Coninck, brosses et articles de peintures de Schaepherders. on y voyait de tout et quiconque avait envie de voler n'avait qu'à étendre la main. Les cigares et le tabac de « De Ruysscher et Windels » gisaient sur la chaus sée. Lorsque les soldats allemands voyaient une femme stationnant au coin de la rue Etroite pour suivre l'incendie, ils l'appelaient et lui remplissaient le tablier de tout ce qui pouvait lui plaire. Les meubles de nombreuses maisons avaient été jetés dans la rue; un buffet avait été traîné au dehors, de même qu'un piano, qui servait aux Allemands à jouer des airs de valse.

Il nous fallut enjamber des décombres qui s'élevaient à certains endroits jusqu'à deux mètres de haut, tandis qu'une insupportable odeur de Drùlé nous .prenait à la gorge. Au Pont Haut les pralines, les bonbons et tourtes sortes de douceurs étaient entassés par sacs entiers; beau nous venait a la bouche, et comme nous avions faim nous nous penchâmes instinctivement pour ramasser la manne bienfaisante.

«Voraus!», crièrent les soldats, d'un ton de menace brutale, tandis qu'ils préparaient la crosse de leur fusils.

Et nous fûmes contraints de passer à travers toutes ces friandises, de fouler aux pieds ce superflu, tandis que la faim et la soif nous tenaillaient. »

Après Malines ce fut le tour de Waelhem. Car la ville si éprouvée se trouvait entre le fort et les troupes allemandes.

Lorsqu'on sort de Malines par la porte Sainte-Catherine - une porte dont il ne reste plus que le nom - on arrive bientôt à un endroit où la chaussée bifurque: à droite se trouve la route vers Lierre; mais en suivant celle de gauche, on passe devant le café « Waterloo », d'où l'on aperoit dans le lointain le fort, et au-delà,, l'église de Waelhem.

Le champ de tir avait été dégagé devant le fort, ce qui entraîna les destructions habituelles de tous les « obstacles » qui pouvaient gêner l'action de l'artillerie.

La routé incline sur la gauche autour du fort, dont l'entrée principale se trouve du côté du village.

La commune de Waelhem ne comprend en réalité qu'une longue rue qui va du fort jusqu'au pont de la Nèthe. Au-delà du pont, se trouve l'usine des « Water-Works » d'Anvers.

Dès le début du mois d'août le village ne cessa ae fourmiller de soldats. Plus tard on y vit de grands mouvements de troupes, surtout au moment des sorties de notre armée. La rue du village, en effet, fait partie de la grande route Bruxelles-Malines-Anvers, ce qui explique suffisamment son importance.

Des soldats exténués s'étendaient sur les pavés de la rue dans les courts intervalles de repos, ou se laissaient tomber quand les officiers commandaient de s'arrêter; des blessés se traînaient péniblement ou étaient recueillis aans les voitures d'ambulance.

Puis on vit passer les cortèges des réfugiés venant des villages situés au-delà de Malines, notamment de Sempst, d'Eppeghem, d'Hofstade, d'Elewyt. et de la ville de Malines elle-même. Autant que possible on envoyait ces malheureux plus loin, afin de ne pas encombrer le village qui, dans le cas d'une attaque sur Anvers, était appelé à recevoir les premiers coups.

Le fort de Waelhem ne tarda pas à entrer en action; le feu de son artillerie avait pour but d'atteindre les troupes allemandes qui étaient retranchées derrière la ville de Malines. Mais dès le début la portée insuffisante de nos canons apparut clairement.

Cet important ouvrage était placé sous les ordres du commandant De Wit et se défendit avec une rare intrépidité. Le bombardement commença le 28 septembre.

La vie dans un fort de l'espèce est une épreuve terrible. Tout d'abord il manque aux hommes qui y sont enfermés le sentiment bienfaisant et l'encouragement que constitue la vie commune. Les soldats occupent les postes qui leur sont assignés par petits groupes: trois ou quatre hommes à un endroit, dix ailleurs, les uns dans les coupoles, les autres dans le magasin des poudres, d'autres encore dans les postes d'observation. On est impuissant en face de la grosse artillerie de siège et souvent on est enseveli sous les ruines, sans pouvoir compter sur aucun secours. A mesure que les ravages augmentent, on se réunit plus nombreux dans les endroits plus sûrs. Mais il faut si peu de chose pour faire d'une voûte ou d'un souterrain un tombeau. « Attendre la mort », tel semblait être le rôle des garnisons de ces ouvrages.

C'est ce qui se produisit également au fort de Waelhem. qui succomba le 1er octobre sous la masse énorme des- formidables projectiles ennemis.

Des scènes effroyables s'y déroulèrent. Une bombe-atteignit la machine électrique. Le magasin des poudres explosa. Ce coup épouvantable fut suivi de cris, d'appels désespérés et de gémissements plaintifs. Des hommes furent entourés de flammes et brûlèrent comme des torches. Les survivants essayèrent de se dégager des ruines: un grand nombre d'entre eux étaient brûlés à la figure, aux bras, aux jambes, ou sur le reste du corps; leurs uniformes étaient déchirés ou partiellement consumés.

Une auto-ambulance transporta plusieurs blessés à Contich. Le premier soldat qu'on en retira était aveugle; un autre avait perdu l'usage de la parole.

D'autres autos arrivèrent peu après.

Mais de nombreuses victimes étaient restées enterrées sous les ruines.

Le village fut également bombardé avec une violence extrême. La population s'enfuit et l'on fit sauter le pont sur la Nèthe. Les troupes prirent position derrière la rivière. Puis notre artillerie fit pleuvoir ses projectiles dans le village. Nous avons montré déjà qu'à Wavre-Sainte-Catherine et à Duffel nos troupes durent se replier devant l'artillerie de l'ennemi, d'une portée et d'un calibre plus puissants. Néanmoins de nombreux soldats allemands furent tués à Malines, ainsi que sur la route de Waelhem et dans le village même.

Quelques habitants étaient restés jusqu'à l'entrée de l'ennemi. Les premiers soldats qui occupèrent le village térnoignèrent une grande méfiance: ainsi, au château du bourgmestre, ils obligèrent le personnel domestique, sous la menace du revolver, de leur montrer tous les appartements, pour s'assurer qu'aucun soldat belge n'y était caché.

Lorsque les habitants revinrent après la chute d'Anvers, ils trouvèrent le village dans un état épouvantable. Des ruines étaient accumulées partout; quantité de maisons étaient détruites; partout on voyait de la paille, du foin et des tas d'ordure, et des cadavres de porcs, de vaches, de chiens et de chats.

Derrière la digue de la Nèthe, prés du fort et a plusieurs autres endroits on rencontrait des fosses creusées à la hâte. L'une d'elles contenait les cadavres de 21 soldats allemands. Les corps de nos soldats furent exhumés dans la suite.

Le pillage et l'incendie, dont toutes les communes de la zone d'opération eurent à souffrir, affligea également la commune de Waelhem.

Et six ans après ces événements, le village porte encore les empreintes terribles de la lutte. Il y reste bien des espaces vides et des façades dont les ouvertures des fenêtres et des portes ont été fermés. Près du pont et en d'autres endroits, les murs présentent encore les traces visibles des balles de shrapnells et des éclats d'obus. Un pensionnat, gravement endommagé, a été mis à la disposition des ménages sans abri. L'église restaurée le mieux possible.

Il faudra encore bien des années avant .que Waelhem ne redevienne le beau village qu'il était avant la guerre. Nous avons déjà fait ressortir à propos du village de Duffel, les dégâts causés dans les communes de la position fortifiée pendant le siège d'Anvers et une description plus détaillée pourrait nous faire tomber dans des redites.

 

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