de la revue 'La Grande Guerre' editeurs Opdebeeck Anvers, 1919
'Duffel Pendant le Siège'
 
La Siège d'Anvers en 1914

un pont près de Duffel

 

Le 2 octobre 1914 j'écrivis ce qui suit:

Toute la Flandre et la Campine ont l'oreille tendue vers Anvers d'où l'on a perçu pendant la nuit de mercredi et la journée de jeudi le bruit d'une violente canonnade.

C'est qu'Anvers, en effet, est notre dernière forteresse, que notre armée s'y est réfugiée et que le cœur de la population belge est auprès de ses défenseurs.

Ceux qui sont loin d'Anvers n'ont qu'une idée fort inexacte de le situation réelle dans la métropole et aux environs.

Ce matin, en allant porter une. lettre à la poste, à Hulst, j'ai rencontré une femme entourée d'une auditoire aussi nombreux que sympathique. Elle racontait qu'Anvers était au feu et que des navires de guerre étaient ancrés dans l'Escaut... Elle avait un fils a l'armée et tout en parlant de lui avec effusion, elle exhibait deux balles allemandes... La brave femme n'osait pas l'avouer ouvertement, mais ses timides déclarations nous permettaient de conclure qu'en réalité elle gardait ces cartouches en poche comme des amulettes... car, aussi longtemps qu'elle porterait ces balles allemandes, elle espérait que son fils ne serait pas atteint par une balle ennemie.

Que nos lecteurs ne s'effarouchent pas de ce manque de logique, mais qu'ils songent plutôt aux angoisses de ce cœur de mère, a la surexcitation de ses nerfs, aux souffrances de son âme partagée entre la joie et la crainte... D'ailleurs, la semaine dernière, les journaux annonçaient que le Kaiser possède en guise d'amulette une feuille de trèfle qu'il a héritée de son père.

Oui, on se figure que la situation à Anvers est bien plus grave qu'elle n'est en réalité. Pour ma part, je n'ai vu aujourd'hui aucun signe de panique...

Au contraire, ce vendredi a été particulièrement tranquille à Anvers et dans la banlieue. Nous avons fait le trajet, partie en vélo, partie à pied, car depuis midi la circulation des trains de voyageurs était suspendue, mais non à cause du bombardement, car demain nous y irons de nouveau en chemin de fer. Vers midi une femme demanda à un employé de la gare de Saint-Nicolas à quelle heure il y avait un train pour Gand, à quoi le fonctionnaire répondit avec une laconique placidité: « Demain matin, madame, à 2 h. 44. » Je voulus savoir de mon côté, si le train du soir vers Hulst et Terneuzen serait mis en marche. Pour tout renseignement, l'employé me dit: « Je le pense bien! » Je ne pus en savoir davantage.

La circulation des trains a été limitée pour les pauvres civils que nous sommes à cause des transports militaires et encore pour une autre raison, à ce que je présume.

Il y a encore toujours des milliers de gens qui veulent rendre visite aux soldats, quoiqu'il y ait déjà bien assez de monde à Anvers et que le moment soit assez mal choisi pour importuner les militaires. La suppression des trains est certes la mesure la plus efficace que l'on puisse adopter pour arrêter le trop grand afflux de la population.

Il ne nous reste donc d'autre ressource que d'aller à pied ou en vélo par les roules claires du ravissant pays de Waes. Là, nous avons vu les paysans en pleine activité, tant en dehors qu'à l'intérieur de l'enceinte fortifiée, comme si la guerre n'était pas déchaînée, comme si l'on n'entendait pas dans le lointain le grondement sourd du canon. C'est à peine si le bruit de la bataille venait troubler le silence presque complet de cette magnifique journée d'automne!

Le soleil inondait de son or le feuillage jauni des arbres majestueux qui font de la grand'route de Gand à Anvers une immense drève. La brise murmurait dans les hautes branches des canadas, dont les habitants du pays de Waes confectionnent des milliers de sabots; et, de fait, à l'intérieur et à l'extérieur de l'enceinte, je vis les sabotiers très occupés, car même en temps de guerre on a besoin de sabots et de plus la guerre épargné la Hollande, qui est le principal débouché de cette industrie.

Quelquefois cependant, des files entières d'autos militaires nous dépassaient, mais même en temps de paix les autos font partie intégrante du paysage, auquel ils n'ajoutent d'ailleurs aucune beauté spéciale.

Jusqu'à ce moment donc, le calme régnait dans le pays de Waes, mais pour combien de temps encore?... La différence en tous cas était frappante avec les scènes que nous avons vues hier aux environs de Willebroeck, de Boom et de Duffel, parmi les hurlements des canons et le crépitement des mitrailleuses.

Des soldats me sommèrent de m'arrêter. Il fallut montrer, mes papiers, ce qui fut vite fait.

« Avez-vous des journaux? » demandèrent-ils ensuite.

Effectivement j'en avais et on dévora les nouvelles, avidement.

On parla du bombardement de la veille, de bombes, d'obus, de shrapnells, de canons de 42 et de 36, de mitrailleuses. Est-ce que tout le monde ne s'intéresse pas à ces choses-là, à présent?

« Oui, la première fois qu'on voit voler une de ces bombes, cela vous fait une profonde impression, me déclara un des soldats qui avait été dans les tranchées au cours d'un duel d'artillerie. Mais on s'y habitue à la longue. Et à la fin on s'écriait en les désignant; Voilà un train-bloc. »

A dire vrai, les parents et les amis sont plus préoccupés du danger qui menace les soldats que les soldats eux-mêmes.

Il ne faudrait pas en conclure néanmoins que ces braves sont insouciants, indifférents ou vantards. Non, certes, leur enjouement cache un fond de gravité et la pleine conscience du danger. Mais les Wallons pas plus que les Flamands ne peuvent se départir de leur naturel ni abandonner leur caractère jovial au moment où ils revêtent leur uniforme; malgré toutes les bombes des Allemands, il leur est impossible, de prendre des figures d'enterrement.

« Bah! me dit un soldat qui avait été coupé de son régiment dans un combat près de Termonde et qui cherchait à retrouver le contact, à quoi me servirait-il de gémir ou de me plaindre? Si je dois recevoir une balle, je l'aurai, et si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, ou après-demain, ou la semaine prochaine. Et si je dois en réchapper, je retournerai chez moi, même si je participe à cent combats différents. Ce qui doit m'arriver est inscrit au Ciel. »

II y a cependant des caractères moins optimistes.

Dans un fort je fis la connaissance d'un sergent qui depuis le début des hostilités ne peut se débarrasser de l'idée fixe qu'il'va être tué. Il a dans son porte-monnaie une lettre d'adieu à sa « bonne petite femme », en Wallonie, et tous les hommes de la compagnie savent que lorsque le sergent sera tombé, cette lettre devra être sauvée pour être envoyée à son épouse. Mais ce soldat ne songe pas non plus à murmurer contre le sort.

« C'est nécessaire, me dit-il, la Belgique a été attaquée, ravagée et martyrisée, et tous nous devons faire tout notre devoir. »

O, ce sentiment du devoir, à quelles mystérieuses profondeurs il est ancré dans lame ue notre peuple! Et à tout bien considérer, n'est-ce pas une pensée encourageante de pouvoir se dire: « Nous luttons pour notre liberté, pour notre indépendance et nous ne sommes pas responsables de cette horrible guerre. »

Arrivé près de la première ligne de défense, je constatai une fois de plus qu'Anvers est solidement défendu. Les Allemands se trouvent ici non seulement en présence d'une forteresse, mais devant un camp retranché - Waelhem, dont on parle tant en ce moment, est situé à 20 kilomètres environ de la ville. Que l'on se représente un peu ce redoutable cercle de forts! Oh! les Allemands devront amener encore bien des troupes avant de pouvoir investir Anvers!

Les forts situés du côté.du pays de Waes n'ont pas encore dû tirer un seul coup de canon. Jusqu'à présent la lutte a été circoncrite au sud et à l'est.

Aujourd'hui, l'artillerie s'est tue. « Pourquoi sont-ils si fainéants là-bas, me demande un soldat qui avait la figure encadrée d'une barbe inculte et portait une capote couverte de larges taches de boue. Est-ce qu'ils attendraient des renforts? Ou bien, sont-ils peut-être occupés à enterrer leurs morts, car hier il en est tombé un grand nombre. »

Oui, il régnait ce jour-là un calme étonnant. On s'est battu cependant la nuit de jeudi à vendredi, comme les télégrammes nous l'ont appris.

Les Allemands veulent franchir l'Escaut à Termonde, afin de pouvoir sans doute s'emparer de Saint-Nicolas et d'isoler Anvers de Gand du côté de l'ouest. Les Belges avaient fait sauter le pont et empêché l'ennemi d'en construire un nouveau. Ce qui était reste debout à Termonde après l'incendie allumé par les Allemands a été rasé également; l'ennemi retranché dans les ruines de la ville attaqua les Belges qui ripostèrent énergiquement et maintinrent leurs positions sur la rive gauche. Au sud de Waelhem les assiégeants se risquèrent jusqu'en dehors de Malines, mais ils furent repoussés par un feu bien dirigé... et les Belges sont toujours dans les tranchées conduisant au fort, animés d'un courage superbe.

La lutte fut encore plus acharnée vers l'est, où les Allemands entreprirent une attaque d'infanterie sur l'intervalle du fort de Koningshoyckt. Les Belges se jetèrent sur les Allemands à la baïonnette et les repoussèrent.

Serait-ce pour venger leur défaite que les Allemands commencèrent à bombarder Lierre vendredi matin à 9 h. 15? Heureusement la population a abandonné la ville. Et cependant on a le cœur oppressé quand on songe au svelte beffroi de Lierre, à son pieux béguinage et à sa grande collégiale au merveilleux jubé.

Et maintenant nous voici au cœur de la position: Anvers. J'ai beau faire, jamais je ne puis me défendre d'élever mes regards vers cette superbe tour de la cathédrale qui nous est si chère à tous et qui, plus que jamais, est un symbole de fierté et de forcé.

Des journaux allemands ont annoncé qu'il sert de poste d'observation... Non, mille fois non, la tour ne peut pas remplir un rôle militaire. Il nous réconforte, cet héritage de nos ancêtres, malgré le péril qui menace Anvers, mais il n'a pas été mêlé à la guerre.

La Furie espagnole et la Furie française l'ont épargné, de même que le duc de Parme en 1584 et Chassé en 1830. Quoi qu'il puisse arriver maintenant, malheur à celui qui oserait le mutiler!

La ville aussi était tranquille ce venuredi. Les habitants se promenaient dans les rues et lisaient les journaux avec avidité.

A quatre heures un remous se produisit dans la foule car un taube était apparu au-dessus de la ville, un aperçut d'abord l'avion comme il survolait l'hôtel Weber, puis il prit la direction de l'avenue des Arts. Bientôt il fut entouré de petits nuages blancs et des bombes explosèrent. Une auto-mitrailleuse se mit a canarder l'aéroplane.

Les milliers de spectateurs suivaient le spectacle avec une émotion anxieuse.

Pendant quelques instants un profond silence se fit.

Puis des cris retentirent:

« Ça y est! » Oui, il est tombé » « II capote, il va tomber. » « Non, le voilà qui repart. »

Je ne saurais pas dire comment il s'y prit, mais le fait est que le taube disparut.

Après cet intermède, le calme renaît au sein de la foule qui reprend sa promenade. On reste dans l'attente des événements et on ne s'explique pas pourquoi la journée a été si paisible.

Et à huit heures on retourne tranquillement chez soi... pour rentrer dans la cave... Anvers est plongé dans l'obscurité... mais la lune se lève et répand les rayons magiques de sa lumière argentée sur les toits, sur les arbres des avenues, sur la fleuve.., et aussi sur la majestueuse flèche de la cathédrale, qui paraît se dresser plus impressionnante que jamais au-dessus de la dernière place forte de la Belgique.

Maintenant le silence règne partout, un silence étrange... Et cependant, la nuit cache tant de destructions et de ruines! Mais il y a des exceptions. Des flammes dévorent l'église de Duffel, consument ce qui reste des fermes ravagées par les projectiles.

Et ces lueurs dans le lointain montent et descendent, .comme des feux follets, au-dessus du champ de bataille où s'est accomplie la plus grande œuvre de destruction, au-dessus du champ de carnage.

Des ambulanciers ramassent les morts, creusent des fosses... et de nouveau des centaines de soldats - qui en connaît le nombre? - sont confiés pour toujours à la terre de ce pays, qui ne voulait pas la guerre et qui n'a jamais formé des plans de conquête.

Le siège d'Anvers, ces mots sonnent d'une façon si lugubre... et cette nouvelle est si émouvante.

Les communes qui ont le plus souffert sont Lierre et Duffel.

L'église de Duffel brûle comme une torche, ainsi que nous l'avons dit, et la tour ne peut tarder à s'effondrer. Le village de Waelhem, à une demi-lieue du fort, n'est qu'un amas de décombres. A Lierre, quantité de maisons détruites.

On conçoit sans peine que ces localités et bien d'autres des alentours sont quasi complètement uépeuplées.

Aujourd'hui nous avons vu l'un des plus tristes cortèges que l'on puisse s'imaginer. Des hommes, des femmes et des enfants, chargés comme des bêtes de somme, se dirigeaient vers la ville. Et dans le nombre il y avait des vieillards et des malades, et des impotents que l'on transportait sur des brouettes et des charrettes... Beaucoup pleuraient, car hélas! il faut abandonner tant de choses... Des gens aisés sont devenus aujourd'hui pauvres comme Job. Des malades, ébranlés jusqu'au fond de l'âme par ces effroyables événements, ont déjà un avant-goût de la mort... Mais la pensée de tous, leur unique préoccupation est de fuir ces bombes qui planent au-dessus de leurs têtes, ces balles meurtrières que les obus projettent par milliers de s'éloigner des canons qui hurlent, des flammes qui crépitent et de ces scènes insupportables de destruction et de mort...

Et d'Anvers ils vont plus loin. Le bateau de service du « Telegraaf » part quasi bondé chaque matin. Des navirves emmènent les réfugiés en Angleterre. Un grand nombre d'entre eux atteignent é pied la Flandre Zelandaise.

Et à Anvers les blessés affluent, constamment... pauvres gars héroïques, dont certains sont horriblement mutilés, tous exténués, vaincus par les fatigues de la bataille, noirs de poudre et de poussière.

La tour de Duffel qui brûle comme une torche géante éclaire la plaine alentour, effroyable symbole de la guerre destructrice et sans pitié. »

Voilà ce que j'écrivais le 2 octobre. A ce moment nous étions convaincus que le siège d'Anvers ne pouvait s'exécuter sans un investissement complet de la place, et dès lors, la conclusion s'imposait que les troupes allemandes allaient cerner également la ville à l'est, à l'ouest et au nord.

Les désillusions devaient se suivre rapides et terribles. Et, en effet, les paysans du pays de Waes, qui continuaient leur besogne accoutumée et les paisibles promeneurs de la grande ville commerciale ne se doutaient pas que la fin fût si proche.

Duffel était un des centres principaux de cette latte formidable. Déjà nous avons eu l'occasion d'en parler au moment où la population de Malines vint s'y réfugier.

Un détachement du génie veillait près du pont, tandis que d'autres de la même arme étaient chargés de construire aux environs toutes sortes d'ouvrages défensifs.

Les hommes du génie qui ont vécu ces journées effroyables n'en perdront pas facilement le souvenir. On travailla fébrilement du matin au soir et la tâche terminée, des soldats, épuisés de fatigue, se laissaient tomber sur leur lit de paille.

Il fallut aussi s'occuper des travaux d'inondation, car on voulait essayer de mettre la vallée de la Nèthe sous eau pour empêrher les Allemands d'avancer sur ce poinf. Mais le plan échoua. On pratiqua une breche dans la digue, mais le courant de la rivière est trop fort à cet endroit et on ne parvint pas à le maîtriser. La brèche devint très large et l'eau qui inondait la vallée à marée haute rentrait dans le lit de la rivière à marée basse. Des taubes suivaient ces opérations.

Un ingénieur du génie a écrit à ce sujet dans son livre: « Siège et Chute d'Anvers »: « Les mesures prises pour faire sauter des digues du Rupel et de la Nèthe n'a pas produit l'inondation que certains avaient escomptée. Les rives des deux cours d'eau n'étaient recouverts que sur une profondeur de quelques mètres; de sorte que la plus grande largeur du terrain inondé, et encore à des endroits détermines, ne comportait pas plus de 400 mètres. »

Le dimanche 27 septembre une partie de la population de Duffel quitta le village. Les préparatifs de l'artillerie allemande, dirigés contre les forts de la première ligne, permettaient de prévoir ce qui allait se produire et bien des personnes, instruites par les scènes épouvantables dont les Malin on leur avaient donné le spectacle, jugèrent prudent de se retirer en temps utile.

Le 29 septembre, les premiers shrapnells éclatèrent, dans le voisinage de la haute tour de Duffel ainsi que près de la fabrique de papier, située en dehors du village, l'ennemi croyant sans doute que les gros blocs de pâte de la papeterie étaient des engins de défense.

Puis le bombardement du village devint plus violent. Une femme ayant été tuée, beaucoup d'habitants se décidèrent à quitter la commune. Peu après la population presque tout entière abandonna ses foyers et il ne resta plus guère que les 600 aliénées de l'établissement situé près de l'église.

On paraît, avoir oublié ces pauvres femmes.

Le mardi la maison communale est atteinte par le feu ennemi et l'état-major du troisième secteur dont le siège est établi dans cet édifice, part le même soir pour Linth. La gare la plus proche est celle de Contich (Casernes), où règne une grande activité.

Est-ce que vraiment on oublie les pensionnaires de l'asile des aliniées? Les six cents malheureuses femmes sont réfugiées dans les caves. Les obus sifflent au-dessus du village et éclatent avec un fracas effroyable.

Des toits s'écroulent; des incendies se déclarent.

Le directeur spirituel et le docteur de l'asile se rendent à Anvers pour réclamer du secours. Il est impossible, en effet, d'obliger ces malheureuses à faire le trajet à pied.

Enfin l'aide tant désirée arrive. Un train est dirigé vers Duffel, mais il ne va pas jusqu'à la gare où il serait exposé au bombardement. Il s'arrête dans les champs près du viaduc, où il est protégé par la digue.

Il faudra donc encore aller à pied jusque-là? Et le cortège poignant se met en route au milieu de l'horrible canonnade. La plupart des pensionnaires se laissent conduire bénévolement. Quelques-unes s'amusent de ce concert épouvantable et dirigent gaiement leurs regards vers le ciel. D'autres semblent ne rien comprendre à ce qui se passe autour d'elles. Quelques-unes ont dû revêtir la camisole de force et il en est enfin que des civils ou des soldats portent sur le dos, et qui essaient de résister, tout en poussant des cris lamentables.

Quel lugubre défilé!

Enfin on arrive sans encombre jusqu'au train. L'embarquement se fait avec ordre. Et le triste convoi s'ébranle. On transporte les aliniées à la colonie d'Hoogstraeten, dont un des bâtiments était devenu libre.

Des colonistes (vagabonds, etc.) étaient partis pour le front. D'autres avaient été renvoyés après avoir reçu un passeport. Un grand nombre d'entre eux partirent en groupe, pour la Hollande, d'où ils furent ramenés en Belgique, où ils errèrent misérablement.

Quoi qu'il en soit, leur départ avait fait de la place dans les bâtiments de l'Etat et les pensionnaires de Duffel furent hospitalisées au château, l'ancienne résidence seigneuriale des familles de Lalaing et Salm-Salm.

Une superbe drève conduit de la magnifique église d'Hoogstraeten, si remarquable par sa tour élancée, vers le château.

Me trouvant un jour à Hoogstraeten, j'en profitai pour rendre visite au. château. Dans la salle d'attent» je rencontrai une femme, qui était occupée à faire briller le cuivre des portes.

Et la conversation s'engagea.

« Beau temps.... »

« Oui, aujourd'hui il fait bon... Nous pouvons fort bien nous passer de la pluie. Ah! pourvu que nous puissions vite rentrer chez nous! »

« A Duffel? »

« Non, non... je vais habiter en Hollande. Par ce temps de guerre il ne fait pas bon demeurer en Belgique. Madame Franzen est morte aussi. Je ne sais comment on va faire pour l'enterrer. Edouard aura bien le bon esprit de m'écrire. Non, ne me parlez pas de cette guerre. Oui, j'ai vu emporter Madame Franzen. Je ne veux pas rester en Belgique. Pourvu qu'Edouard vienne me chercher. Cette guerre ne nous vaut que des misères... »

Et tout en prononçant ces phrases sans suite, elle continuait bravement sa besogne. Et ses paroles nous frappèrent, car la pauvre femme était elle-même une victime de la guerre...

Et on nous raconta qu'il y avait beaucoup de femmes dans le même cas, des veuves de soldats tombés à l'ennemi qui, après avoir attendu longtemps des nouvelles dans une douloureuse anxiété, n'avaient pu supporter le poids .de la ternole nouvelle; des femmes, qui ont souffert toutes les affres d'une bombardement; des mères, minées par l'inquiétude au sujet de ïcurs enfants; des femmes incapables de se faire à l'idée d'une ruine subite, après une vie de labeur et d'économie. Oui, la guerre a jeté le désarroi dans bien des cerveaux. Et ce n'est pas seulement ici qu'il y a ce qu'on pourrait appeler des aliénés de guerre, mais ailleurs aussi: des femmes, notamment, qui ont vu assissiner leur mari ou qui l'ont perdu dans la bataille... Là culpabilité de l'Allemagne ne se borne pas aux villes ravagées, aux champs de bataille, aux opérations navales.

Les souffrances provoquées par l'affreux militarisme prussien se rencontrent aussi'dans ces endroits paisibles, que les étrangers visitent rarement.

Il y à tant de malheurs irréparables.

L'asile de Dùffel est encore en ruines et la mère supérieure me déclare qu'on ne peut songer pour le moment à le reconstruire.

Mais retournnons à Duffel, au mois d'octobre 1914.

Une sentinelle est postée au pont du chemin de fer. Pendant la nuit du 30 septembre au 1er octobre elle a dû essuyer constamment les coups de feu des Allemands.

La gare est un des points de mire de l'ennemi. Et il y a pour cela, plus d'un motif. Cette gare, en effet, se trouve presque dans le champ de tir de l'une de nos batteries à gauche et de deux autres à droite. Derrière le bâtiment un de nos ballons captifs observe l'ennemi. De plus, un train blindé s'avance de temps en terrfps pour bombarder l'ennemi.

« La part prise à la défense d'Anvers, écrit Powell, par le fameux train blindé, construit, sous la direction du lieutenant Littlejohn, dans les chantiers de la compagnie anversoise d'Hoboken, ne fut pas mince. Ce train se composait de quatre fourgons à charbon avec parois blindées assez hautes pour protéger les desservants des canons de marine de 47, dont six étaient arrivés d'Angleterre, mais dont on n'eut le temps d'en monter que quatre; et entre chacun de ces fourgons s'intercalait un wagon à marchandises également cuirassé et réservé aux munitions. Le tout attelé d'une petite locomotive à armure d'acier, elle aussi.

Les canons étaient desservis par des artilleurs belges que commandaient des officiers anglais, et chaque fourgon d'artillerie convoyait, en outre, un détachement d'infanterie, en prévision de combats à courte distance. Personnellement, j'incline à croire que le principal mérite de cet engin d'un nouveau genre fut d'apporter un encouragement moral à la défense, car ces canons, bien que beaucoup plus puissants, certes, que n'importe lesquelles des pièces belges, étaient tout à fait inférieurs, tant en portée qu'en calibre, à l'artillerie ennemie. Les officiers allemands que j'interrogeai à ce sujet, après l'occupation, m'assurèrent que le feu de ce train blindé ne les avait pas sérieusement inquiétés et ne leur avait infligé qu'un dommage très relatif. »

C'est par Duffel également que les Belges firent passer le train dénommé « train sauvage » qui bombarda les lignes allemandes. Nous reproduisons à ce sujet le récit d'un soldat ennemi:

« Ce matin, 27 septembre, dès l'aube, nous fûmes réveillés par le sifflement aigu d'une locomotive, qui ne voulait pas se taire; bientôt après nous nous aperçûmes que les Belges avaient entrepris une attaque contre notre train chargé de transporter le matériel nécessaire à l'installation de l'artillerie de 42 cm.

Un avion, qui avait survolé nos lignes la veille, avait probablement signalé la nouvelle de ce transport à Anvers.

 

'trains sauvages'
 

En vue d'entraver la mise à pied d'œuvre de notre matériel, l'ennemi avait lancé, pendant la nuit, quatre trains sans machiniste, mais le plan échoua par suite des mesures prises la veille au soir par la compagnie de chemin de fer. A deux kilomètres environ du lieu de déchargement on avait placé au milieu des rails des traverses qui firent dérailler les trains sauvages. Je pus visiter les lieux au cours d'un service de patrouille. Les locomotives au nombre de quatre et les wagons remplis de sable et de gravier formaient une formidable masse de ferrailles tordues, de débris de bois et de pierres. »

Oui, ce fut une lutte terrible qui était engagée près de Duffel et nos soldats y furent soumis à une rude épreuve. Nous avons vu, à propos des opérations que eurent lieu près de Wavre-Sainte-Catherine, qu'ils étaient réduits à l'impuissance vis-à-vis de l'artillerie ennemie, des canons monstres et surtout les mortiers de 42 cm., les grosses Berthas, comme les Allemands les appelaient.

Von Beseler compait encore sur une autre arme, celle de la séduction. Le premier octobre des aviateurs allemands jetèrent dans nos tranchées des proclamations, dont voici les passages saillants: « Soldats belges!

Votre sang et votre salut entier, vous ne les donnez pas du tout à votre patrie aimée; au contraire, vous servez seulement l'intérêt de la Russie, pays qui ne désire qu'augmenter sa puissance déjà énorme, et avant tout, l'intérêt de l'Angleterre, dont l'avarice perfide a fait naître cette guerre cruelle et inouïe. Dès le commencement, vos journaux payés de sources françaises et anglaises n'ont jamais cessé de vous tromper, de ne vous dire que des mensonges sur les causes de la guerre et sur les combats qui ont suivi, et cela se fait encore journellement....

Chaque jour de résistance vous fait essuyer des pertes irréparables, tandis qu'après la capitulation d'Anvers vous serez libres de toute peine.

Soldats belges, vous avez combattu assez pour les intérêts des princes de la Russie, pour ceux des capitalistes de l'Albion perfide. Votre situation est à en désespérer.

L'Allemagne, qui ne lutte que pour son existence, a détruit deux armées russes. Aujourd'hui aucun Russe ne se trouve dans notre pays. En France, nos troupes se mettent à vaincre les dernières résistances.

Si vous voulez rejoindre vos femmes et vos enfants, si vous désirez retourner à votre travail, en un mot si vous voulez la paix, faites cesser cette lutte inutile et qui n'aboutit qu'à votre ruine. Puis vous aurez bientôt tous les bienfaits d'une paix heureuse et parfaite.

VON BESELER, Commandant en chef de l'armée assiégeante. »

...

Cette séduisante proclamation était datée de Bruxelles, premier octobre.

Elle prouvait à coup sûr que von Beseler était fort mal informé de l'esprit qui animait la nation et l'armée. Sans doute les soldats lisaient très peu les journaux, mais par contre ils voyaient les destructions systématiques des villes et des villages, les fermes incendiées, les cadavres des malheureux habitants, des femmes et des enfants massacrés sans pitié; ils savaient pour en avoir été témoins eux-mêmes, que l'ennemi tirait sur la Croix-

Rouge, qu'il maltraitait et achevait les blessés. Ils avaient appris le martyre enduré par des officiers, comme le capitaine Knapen, lâchement assassiné'à Orsmael-Gussenhoven, et sur toules les routes ils rencontraient chaque jour les tristes cortèges des fugitifs qui maudissaient les Allemands pour tous les méfaits et les atrocités commis dans ce petit pays qui ne leur avait fait aucun mal et où ils s'étaient frayé un chemin par le pillage, l'incendie et le meurtre.

Von Beseler pouvait conquérir Anvers grâce à la supériorité de son artillerie et à la masse inépuisable de ses munitions, mais non par des offres alléchantes. Et, en fait, il évita le plus possible les corps-à-corps avec nos troupes héroïques.

Le sort de Duffel était étroitement lié à celui des forts qui l'entouraient. Nous avons vu comment celui de Wa-vre-Sainte-Catherine fut réduit en ruines et dut être abandonné par ses défenseurs. Pendant toute la guerre les habitants des environs et. à plus forte raison, ceux de contrées plus éloignées n'apprirent que peu de chose au sujet de l'armement et de la résistance de ces ouvrages C'est pourquoi nous allons fournir sur certains d'entre eux quelques détails que l'on ne trouve pas dans les communiqués officiels.

Le moment est tout indiqué pour rendre compte d'une visite qui a été faite par quelques journalistes au fort de Wavre-Sainte-Catherine, quelques semaines après la libération du pays.

Il était midi lorsque le groupe dont nous faisions partie, débarqua à Malines.

Là se joignit a nous le major Rénaux qui nous parla avec une émouvante simplicité d'abord du fort de Waelhem, qui se trouvait sous les ordres du commandant Dewit et ensuite de son propre fort, qui eut une fin si tragique.

Le fort de Waelhem, en y comprenant les glacis, se développait sur un espace de 30 hectares environ. Il affectait la force d'un trapèze, dont la base, située à l'arrière, s'appelle front de gorge, et le côté antérieur, fa ce à l'ennemi, se nomme front de tête. L'ouvrage étant fait pour résister contre une attaque de toutes parts, devait avoir des canons braqués dans tous les sens. C'est à quoi servent les caponnières et les coupoles. Ces dernières sont à rotation, c'est-à-dire qu elles tournent et permettent de tirer dans toute direction choisie, et parfois à éclipse, c'est-à-dire s'élevant pour tirer, et rentrant en place aussitôt la bordée partie. Les caponnières, au contraire, sont fixes, et les meurtrières qui y sont pratiquées devant la gueule des canons, ne permettent d'ouvrir le feu que dans un angle restreint.

Au fort de Waelhem, il y avait une canonnière de 4 canons au milieu. et en avant du front de tête, une autre au milieu du front de gorge, en outre une demi-caponnière de 2 canons à chacun des saillants 2 et 3. Cela donne au total 12 canons de 12 cm., portant à 6.000 mètres. Ce « flanquement », destiné à balayer les abords du fort, était complété par 4 coupoles à éclipse, contenant chacune un canon de 5.7 d'une portée de 3.600 mètres.

Enfin, pour le tir plus éloigné, il y avait les plus fortes pièces, soit 4 canons de 15, tirant à 8,400 mètres, et disposés en deux couples sous deux coupoles, placées au front de tête, un peu plus haut que les petites coupoles.

Ainsi l'armement total se composait de 20 canons de petit et de moyen calibre, absités dans deux caponnië-res, deux demi-caponnières et 6 coupoles.

Au centre du trapèze se trouvait une caserne servant de logement. Autour et à l'extérieur du trapèze courait un fossé d'une cinquantaine de mètres de largeur sur 2 m. 50 de profondeur, et autour du fossé plein d'eau se trouvait le glacis, descendant en pente douce vers la campagne.

Le fort de Waelhem, d'un type plus ancien que celui de Wavre-Sainte-Catherine, résista plus longtemps, parce que ses coupoles et ses caponnières étaient disséminés sur un espace plus étendu, tandis que les forts de date récente offraient à l'ennemi une cible plus concentrée.

Vu de l'extérieur, le fort de Waelhem paraît avoir peu souffert, mais aussitôt qu'on, y entre, on y remarqua de terribles ravages.

La caponnière du front de tête, notamment, n'offre plus que le spectacle d'un amas de blocs de béton. Là se produisit une formidable explosion, qui blessa, assure-t-on, 300 hommes d'une façon horrible, et en coucha bien d'autres pour toujours. Partout se remarquent les dégâts produits par des obus d'une puissance destructrice formidable; notamment la poterne d'entrée, long couloir assez semblable au souterrain des gares, a du sa voûte, de 3 mètres d'épaisseur, traversée de part en part par un 42 qui éclata ensuite, en criblant d'éclats tous les murs et pulvérisant tout sur son passage. Il y a lieu de noter que les obus de 42 pèsent un millier de kgs dont 150 kgs au moins de trotyl, explosif d'un potentiel équivalent à la dynamite, mais offrant moins de danger d'éclatement au moment du choc de départ.

Les gros mortiers qui bombardèrent Waelhem étaiemt installés à Boortmeerbeek, d'où ils ouvrirent un feu terrible.

Le fort de Wavre-Sainte-Catherine était de dimensions plus restreintes, construit selon les dernières données, mais plus vulnérable, malgré son armement supérieur. Du reste, tout comme à Waelhem, les pièces ne portaient pas au-delà de 8.400 mètres, tandis que les grosses Berthas tiraient jusqu'à une distance de 12 à 15 kilomètres.

Outre les coupoles et les deux caponnières, le fort était muni en avant du front de tête d'un dispositif spécial, appelé caponnière à feu de revers, composé de deux étage's dont le supérieur contenait 2 canons de 12 et 4 de 7.5, et l'inférieur 4 canons de 5.7. Au front de gorge, autre dispositif spécial: une batterie «traditore», c'est-à-dire traîtresse, qui se révélait à un moment inattendu pour tenir sous le feu les intervalles à gauche et à droite du fort.

Construit quelques années avant la guerre, cet ouvrage n'était même pas achevé quand elle éclata. C'est ainsi que les anneaux bétonnés destinés à entourer le métal des coupoles et de leurs « voussoirs » n'étaient pas installés, et il fallut les confectionner en hâte au moyen d'un béton armé spécial.

La première journée du bombardement, le fort de Wavre reçut en moyenne un coup toutes les 5 à 7 minutes, mais c'étaient de formidables engins, et l'un des premiers priva, l'ouvrage de lumière et de téléphone en détruisant le réseau électrique.

Il fallut s'éclairer au moyen de lampes à pétrole qui s'éteignaient sans cesse.

Le second jour, le tir redoubla d'intensité: deux coups tombaient toutes les 5 minutes. Le tapage était infernal. L'immense monolithe était ébranlé dans ses fondements par le choc des obus de 305 et de 420 qui détruisaient toutes les protections. La riposte était du reste impossible, nous l'avons dit. pur suite de l'insuffisance de portée.

A chaque coup venant atteindre le massif, les hommes avaient l'impression que le sol cédait sous leurs pieds, et cette impression n'était pas tout à fait inexacte. Les. formidables obus détruisaient méthodiquement les coupoles: l'une des coupoles de 15, atteinte par en bas à travers la carapace de béton, éclatait en morceaux et son formidable chapeau d'acier se trouvait transporté fout d'une pièce à une distance considérable, probablement dans l'eau au fossé, car on ne l'a jamais revu; l'autre coupole de 15 était frappée en plein el se cassail connut' du verre dont les éclats se dispersaient aux alentours. Les petites coupoles n'étaient pas épargnées. Les casemates gauches de la « traditore » s'effondraient sur leurs occupants. Ça et là, les servants étaient tués à leurs pièces, impuissants et sloïques, d'autres, affreusement blessés ou brûlés, àttendaient la mort dans les ténèbres et le vacarme - on compte en tout 60 tués et autant de blessés. Pour comble, l'odeur infecte qui se dégage de l'oxyde de carbone, produit résiduaire de la déflagration du trotyl, se répandait comme une légère et perfide buée dans toutes les parties de cette cave infernale, s'attachait aux vêtements, s'accrochait aux cheveux et à la barbe, rendait partout l'air irrespirable.

Calme et impassible dans sa chambre de tir, le commandant Rénaux, tout en organisant la résistance, attendait que la voûte au-dessus de sa tête s'écroulât à son tour. A un moment où son lieutenant Boulanger est près de lui, un formidable craquement se produit à quelques mètres, le massif s'éboule sous l'éclatement d'un obus. Tous deux sont jetés à terre. Le dégagement du trotyl les asphyxie, le sol cède sous eux, ils ont l'impression de rôtir vivants, et dans une vision d'enfer tout leur apparaît comme à travers un verre rouge.

Pourtant ils se ressaisissent, et à quatre pattes, péniblement, ils gagnent une issue restée libre de la chambre démolie. Partout à l'intérieur du fort la situation est intenable. Ce ne sont plus seulement les obus, ce n'est plus seulement le trotyl, c'est le feu, c'est l'incendie; il a été provoqué par le tir ennemi successivement au front de tête et au front de gorge. La poudre du dépôt, les réserves de munitions, les meubles fabriqués en bois, les caisses vides à obus, les barils de pétrole, même les tonneaux de bière, offrent un aliment au feu, qui gagne de proclîe eri proche, s'active par les courants d'air, file en longues banderoles incandescentes à travers les couloirs, sort de tous les orifices.

Vision d'enfer! La même en avant, la même en arrière. Et l'ennemi tire toujours sur cet esquif en feu où les provisions de bouche rôtissent à côté des cadavres. Les hommes ont dû se masser en dehors des abris, ù découvert, parce qu'à l'intérieur on ne peut plus respirer. Et ils attendent... ils attendent la mort. Sous leurs yeux, à deux pas, le magasin à poudre vient de sauter. C'est alors, le soir du 29, qu'arrive du commandant supérieur de la position l'ordre à évacuer cet ouvrage anéanti. Les débris de la garnison se retirent, emmenant leurs blessés.

Pourtant le commandant est un homme tenace. Estimant qu'il y a peut-être encore quelque chose à faire, il revient le 30 au soir avec une poignée de braves. Mais l'incendie fait toujours rage; le tir de l'ennemi poursuit méthodiquement, à raison de 2 coups par cinq minutes, le bouleversement de l'ouvrage évacué. Il n'y a plus qu'à laisser sombrer cette coque inutile et désemparée que les flammes achèvent de consumer. Dans la nuit le commandant Rénaux et ses hommes quittent le fort définitivement.

L'ennemi continue le bombardement pendant toute la journée du 1er octobre jusque vers 4 heures. Alors le tir devient furieux et atteint sept coups par minute; l'assaut est déclanché, et vers 6 heures, ne trouvant plus aucune opposition, les Allemands se répandent dans ce premier élément de la position fortifiée.

Le major Rénaux raconte avec calme et simplicité cette page héroïque du siège d'Anvers. Les forts de Barchon et de Loncin eurent peut-être un sort plus tragique, mais les défenseurs des forts du réduit national méritent également les hommages de la Patrie reconnaissante.

De la superstructure du fort on découvre le paysage où se déploya la vaillance de nos troupes. Il s'en dégage, par ce maussade temps d'hiver, une impression d'intense mélancolie. Au loin on aperçoit les tours de Bonheyden et de Saint-Rombaut et le village ravagé de. Wavre-Sainte-Catherine; les champs couverts de neige, et la masse noire des arbres qui se découpent sur le ciel gris et bas. A nos pieds, les vallonnements du fort détruit, les coupoles effondrées et rouillées où les genêts mettent leur tache sombre: et le bâtiment maçonné où 30 héros ont été enterrés vivants.

Nous parcourons encore ces couloirs obscurs et froids qui conduisent aux coupoles détruites et au bureau »u commandant. Le sol est humide. Des stalactites pendent aux voûtes massives Chacun de nous est muni d'une bougie, car il fait noir ici comme dans un enfer et partout il y a des trous béants et des décombres accumulés. On se croirait - transporté au temps des catacombes, en ces lieux terribles où se sont concentrées tant de souffrance avec tant d'héroïsme. Nous avons devant nous les ruines d'un passé désormais aboli, car le système des forts, nous déclare le major Rénaux, a pris fin, désormais le pays ne pouvant compter que sur les poitrines de ses défenseurs, sur ses fortifications ue campagne, sur les munitions et le service aérien.

Il est quatre heures et demi lorsque les autos nous emportent. La neige tombe et l'obscurité se répand sur la nature. Bientôt le paysage s'évanouit au milieu des rafales de neige, comme s'atténue le passé dans notre mémoire. » *

Tel est le drame de Wavre-Sainte-Catherine et de Waelhem. Nous aurons encore l'occasion de parler de ce dernier village.

A propos de l'avenir des forts, l'ancien système paraît bien avoir vécu. Déjà se dessine en France et ailleurs une révolution profonde dans l'art des fortifications.

La direction de l'armée en France est décidée à abandonner complètement le genre de fortifications construites jusqu'ici, c'est-à-dire dominant les hauteurs.

Désormais, les ouvrages seront placés au fond des vallées, discrètement disséminés le long des pentes et abrités derrière les montagnes.

Les progrès réalisés pour les tirs d'artillerie permettent, d'une vallée, d'atteindre une autre vallée, abritée par une hauteur, et de frapper ainsi les rassemblements de troupes placés dans les vallons ou à contre-pente.

Le 1er octobre, à 3 heures, le génie belge décida de détruire la tour de Duflel et bientôt les flammes dévorèrent le puissant édifice, endommageant même le vaisseau de l'église. Le feu sévit avec violence pendant deux jours entiers et ce gigantesque flambeau devint même la nuit un point de repère pour l'ennemi. Aussi ne comprit-on pas dans certains milieux la raison d'une telle mesure.

Nous avons vu comment l'artillerie allemande brisi devant la Nèthe les dernières résistances de nos troupes, qui se replièrent après avoir fait sauter le pont.

Le fortin de Duffel situé près du chemin de fer put résister le plus longtemps.

Le 4 octobre les Allemands occupèrent le village. La population, ainsi qu'il a été dit, avait quitté la commune. Il n'y restait plus que quelques habitants isolés, comme par exemple le cultivateur François Verhoeven, qui habitait une ferme à l'extrémité du village. Dès le 6 octobre, certains ménages étaient déjà rentrés.

Jean Van Rosmalen. cultivateur, demeurant au Notmeir, fit. la déclaration suivante en présence de MM. Cools, secrétaire communal, et De Bondt:

« Je retournais à Duffel, le 6 octobre, venant de Linth.

A la chaussée de Linth, près du café « Le lis », je fus arrêté par les Allemands qui avaient déjà emmené Joseph Van Eylen. Après qu'on m'eût enlevé ma charrette et mon cheval, on nous enferma dans la maison du notaire Desmedt, où se trouvaient déjà neuf autres prisonniers. On nous séquestra dans le bureau du notaire. Les soldats dansaient aux sons d'une musique endiablée. A 5 heures, on nous dirigea vers la brasserie de Aime Keypens.

Il est indéniable que les maisons Desmedt ont été volontairement incendiées, après un pillage en règle. Au moment où nous en sortîmes elles étaient intactes et deux jours plus tard elles étaient détruites de fond en comble. L'artillerie tirait alors au-delà de Duffel et ne causait pas de dégâts dans la commune.

Le 7 octobre, nous fûmes transportés tous ensemble à Wavre-Sainte-Catherine, où nous séjournâmes jusqu'au 10 octobre dans la brasserie Macs. Nous étions alors 17 personnes en tout, mais une femme qui avait perdu la raison était demeurée à la brasserie Reypens.»

Il est probable que ces civils avaient été éloignés de Duffel afin que les Allemands pussent se livrer sans témoins au pillage et à l'incendie.

Les soldats allemands avaient également conduit à Duffel un certain Brunelle, qui était d'origine wallonne ou française. Cet homme se trouvait dans la maison du notaire aux côtés de Peeters. Après qu'on l'eût fouillé dans le corridor, il fut ramené dans la chambre. Pendant que l'on soumettait Peeters à une opération analogue, des soldats se saisirent de Brunelle, lui lièrent les mains derrière le des, lui bandèrent les yeux et lui mirent son chapeau sur la tête. Puis deux soldats, le prirent par les épaues et, suivis de trois autres militaires, le conduisirent, dans le jardin.

Là on le plaça au pied du mur, près de la maison Fierens. et les cinq soldats tirèrent une salve. Brunelle s'affaissa sur le côté droit, en poussant un cri aigu, puis les Allemands tirèrent une seconde salve sur le malheureux. Trois soldats creusèrent ensuite une fosse de faible profondeur et y enterrèrent leur victime.

Deux Duffelois retournaient dans leur commune le matin du 9 octobre, pour.donner à manger à leur bétail qu'ils avaient laissé en pâture. En cours de route ils firent la rencontre de sept soldats belges qui se dirigeaient vers Contich, mais sans les prévenir qu'il y avait des Allemands dans le voisinage. Lorsque les deux hommes arrivèrent à la ferme, des Allemands en sortirent et les firent prisonniers. L'un d'eux, Edmond Feremans, fut interroge et fouillé très minutieusement par un soldat. A quelques pas de là les doux civils durent comparaître devant un officier, mais celui-ci était dans un tel état d'ivresse qu'il lui fut impossible de les entendre. On les obligea ensuite à indiquer la maison au bourgmestre. Ce dernier était absent. Les deux prisonniers furent conduits également dans la maison du notaire. Là il n'y avait pas de dégâts, sauf quelques carreaux brisés; une bombe était tombée dans le jardin. Tous les meubles se trouvaient encore à leur place et les Allemands s'amusaient à jouer du piano. Un peu plus tard on y amena treize soldats belges et un officier.

A la Grand'Place les maisons à ce moment n'étaient guère endommagées, mais plus tard on les retrouva pillées et incendiées. L'ennemi les avait donc détruites systématiquement. 416 maisons étaient absolument inhabitables.

Lorsque la population rentra le 25- octobre, on constata que les ravages étaient si effrayants que la plupart des gens furent obligés de partir pour le nord de la Belgique, la Hollande ou l'Angleterre.

Parmi les bâtiments gravement endommagés ou presque détruits on remarquait la maison communale, l'église, l'école, l'asile des aliénées, les moulins, la papeterie, les brasseries, la fonderie de nickel, les fabriques de linoléum et de bouchons, le château Ter Elst et un grand nombre de maisons grandes et petites. La fonderie de nickel fut placée sous séquestre, puis liquidée. Les Allemands enlevèrent d'abord 500 à 600 kilos de nickel ouvragé et ensuite tout le minerai de fer brut, comprenant des milliers de tonnes. Toutes ces marchandises furent expédiées en Allemagne.

Le feu avait détruit dans un papeterie les matières premières et tout le papier apprêté, ainsi qu'une foule d'autres objets. Les ballots de pâte à papier qui formaient d'excellents abris étaient venus bien a point à nos soldais au moment où ils étaient retranchés dans les locaux. Plusieurs parties de l'usine.avaient subi un bombardement intense et avaient été incendiés. Dans les bâtiments restés debout la toiture avait été consumée.

« Lorsque, écrit l'instituteur en chef de Duffel, nous foulâmes à nouveau le sol de la commune, après la capitulation d'Anvers, la vue de tant de ruines nous causa une impression de profond abattement. Partout des décombres et des murs branlants.

Ce qui nous causa à nous personnellement le plus de peine ce fut la destruction de l'école communale qui venait à peine d'être construite.

Il n'en restait plus que quelques murailles nues et endommagées. La maison de l'instituleur avait subi le même sort. On ne retrouva plus en fait de mobilier et d'objets scolaires que des pièces brisées. Heureusement que l'une des écoles de garçons n'avait pas trop souffert et qu'on put y rouvrir les classes après quelques travaux de restauration. L'autre école de garçons offrait aussi un aspect lamentable. Une partie de la galerie et les locaux scolaires avaient été percés ou démolis, et transformés en écuries. Les objets scolaires mêlés de paille et de bois, les cartes murales et les gravures recouvraient le sol à une hauteur de plus de cinquante centimètres. Ce mélange dégageait une odeur empestée

Dans la cour étaient entassés des morceaux de bancs, des meubles., des pots et des casseroles rouillées, des bouteilles cassées, des linges infects, des pièces de fer tordues, des balles de plomb, du bois, du fourrage et toutes sortes d'immondices.

Les chambres de la maison avaient probablement été aménagées pour le service d'ambulance. Un tas de linges imprégnés de sang y répandaient une puanteur in- supportable. Le nettoyage dura une dizaine de jours. On ne put reprendre les leçons que le 1er décembre 1914. Les quatre classes de l'école gardienne étaient tellement abîmées par le bombardement qu'en rentrant on ne songea même pas à les reconstruire. Les locaux de l'école adoptée réclamaient d'importantes réparations.

L'église paroissiale Saint-Martin avait été détruite par l'incendie et par le bombardement. Le presbytère, détruit en majeure partie, avait été pillé. Fort peu d'ouvrages d'art échappèrent à la destruction, - notamment le calice d'argent, et un ostensoir, en argent, œuvres, d'art de haute antiquité.

Des vêtements d'église, des ornements et des bannières représentant une valeur de 40.000 -francs furent consumés par les flammes, ainsi qu'un voile en point de Malines, de la statue de la Sainte Vierge valant 2.000 francs. En outre on eut à déplorer la perte de seize vitraux de De Béthune et Verhaegen, de la chaire en chêne sculpté et de trois cloches. Les archives de la commune furent sauvées pendant le bombardement par le secrétaire communal M. Cools, aidé de soldats belges, qui les. transportèrent dans les caves.des enfants Ceuppens à Wouwen-donc, où on les retrouva intacts.

L'agriculture fut très éprouvée en 1914. La récolte du blé qui n'avait pas encore été battu servit de literie à nos soldats dans les tranchées. Les pommes de terre et d'autres produits, principalement les betteraves, furent en grande partie détruits non seulement à cause des ouvrages militaires, des, combats, etc. mais encore-par le fuit du bétail errant à l'abandon.

Les digues de la Nèthe, percées en vue de l'inondation, lurent insuffisamment restaurées et cédèrent souvent au cours des années suivantes, au grand dam des prairies et des champs.

Au mois d'août 1914, l'autorité militaire avait construit un chemin de fer destiné à desservir les forts; cette voie ferrée traversait des champs de riche culture, qui ne produisirent plus rien jusqu'après l'occupation. Les terres labourables environnant les forts et les redoutes furent converties en de vastes déserts, dont il est difficile de se faire une idée aujourd'hui. Des centaines d'hectares de terre étaient en friche et couverts de bois, de fer, de cratères creusés par les obus; des arbres avaient été coupés, des arbustes enlevés, des jardins ravagés, des fermes rasées. Le bétail avait été tué, volé ou était disparu.

Duffel était renommé pour sa culture fruitière et maraîchère, ses serres chaudes avaient pris quelques années avant la guerre une grande extension- et couvraient une superficie de plusieurs hectares le long de la Nèthe et de la voie ferrée. Ces serres furent toutes démolies et il ne resta rien des plantes qu'on y cultivait. Les tomates pourrirent sur place.

Cette description qui a peut-être le tort d'être un peu trop précise, permet de se rendre compte de ce qu'ont souffert les communes de la banlieue d'Anvers. Sans doute Duffel fut une des localités les plus éprouvées, mais nous verrons qu'une foule uautres villages partagèrent le même sort.

Lorsque les habitants rentrèrent dans leurs foyers ils virent partout des tombes de soldats.

Le 15 mai 1915, le bourgmestre proposa en séance du collège d'orner ces tombes de fleurs en attendant le jour où l'on pourrait transporter les corps dans un cimetière commun. Quelques jours après, l'administration communale de Duffel reçut de!a ville de Malines une proposition relative à l'exhumation de soldats belges. M. Haèsen, instituteur à Malines, dont nous avons eu déjà l'occasion de louer le dévouement, se rendit a Duffel pour s'entendre avec les autorités communales. La ville de Malines envoya également des ouvriers «larges de cette œuvre de touchante piété. Des cercueils arrivèrent en même temps.

Voici ce que nous lisons à ce sujet dans le rapport officiel des événements de la guerre à Duffel:

« C'est le 16 juin 1915 que commença ce triste travail des exhumations. Les corps étaient en état de complète décomposition; néanmoins on examina les vêtements avec soin pour relever tous les indices utiles en vue de l'identification, ce qui ne put se faire sans de grands dangers. Ci-joint la copie d'une lettre adressée à ce sujet par M. le bourgmestre de Duffel à son collègue de Malines:

Monsieur le bourgmestre, L'oeuvre de l'exhumation de nos héros tombés au champ d'honneur à Duffel est terminé; tous reposent maintenant au cimetière de notre commune.

Des circonstances spéciales que M.. Haesen pourra vous communiquer à l'occasion, ont rendu fort difficile l'identification des cadavres.

Je ne pourrais trop louer l'œuvre de charité accomplie avec tant d'abnégation, d'exactitude et de courage par M. Haesen et sa vaillante équipe d'ouvriers.

Jamais je n'oublierai le noble dévouement de ces hommes.

A certain moment ils n'hésitèrent pas à procéder à l'exhumation de deux cadavres recouverts de 20 obus.

Puis-je vous prier, Monsieur le bourgmestre, de vouloir transmettre à nouveau mes remerciements à M. Haesen et à ses ouvriers et de leur dire à quel point ils ont droit à mon estime et à celle de toute la population de Duffel pour leur œuvre généreuse et patriotique.

Agréez, Monsieur le bourgmestoe, l'assurance de mes sentiments de parfaite considération.

M. Haesen s'est sacrifié pendant six jours entiers. Au mois d'octobre on découvrit encore 4 cadavres, de sorte que le total des corps exhumés, est de 96; trois d'entre eux furent réclamés par les familles, et 93 reposent ensemble au cimetière communal, dont 60 ont été identifiés. Que l'on songe au travail accompli par le secrétaire et le personnel communal, qui a largement contribué à faciliter les recherches.

Un important dossier se trouve au secrétariat communal concernant ces exhumations. Six cadavres de soldats allemands furent également déterrés, mais sur l'ordre de l'autorité occupante ils furent transportés au cimetière communal de Lierre. »

Le cimetière de Duffel se trouve près du village; les dépouilles mortelles des soldats belges y sont réunies à la place d'honneur.

Nous nous y sommes rendus en partant d'Anvers. A Contich, le chemin de traverse que nous suivons ondule doucement à travers la campagne silencieuse et paisible. Les journées des âpres batailles sont passées. Un instant nous nous arrêtons au cimetière de Contich. Quelques sépultures de réfugiés français, évoquent ces temps troublés où des milliers de malheureux, chassés du Nord as la France, trouvèrent ici un abri en terre belge.

Soudain devant nous se dresse la ruine de la tour de Duffel.

Voici le cimetière de Duffel. Au bout d'une allée, au milieu du champ de repos, s'élèvent les petits croix où sont inscrits les noms des braves qui, pendant les ter-ribles journées de septembre et d'octobre, ont sacrifié leur jeune et belle vie sur les rives de la Nèthe. Des fleurs ornent les tombes que domine un monument, affectant la forme d'un catafalque, recouvert du drapeau national.

On a enlevé les fils barbelés du siège d'Anvers et démoli les ouvrages de défense hâtivement construits; on a reconstruit un grand nombre de maisons qui furent réduites en ruines ou incendiées et les autres se relèveront à leur tour.

Mais ces tombes et ces monuments funéraires demeurent comme un souvenir de cette épouvantable guerre, de cette folie meurtrière dont l'Allemagne a souillé l'histoire du vingtième siècle.

Quelle consolation n'est-ce pas pour les familles de nos héros de voir que l'on a fait pour eux tout ce qu'il était possible. C'est ce que nous avons constaté à Malines, à Eppeghem, Elewyt, Orsmael-Gussenhoven, Haelen, Houthem, Aerschot, Lierre, Bruxelles et Anvers.

Nous ne nommons que les cimetières que nous avons visités, mais nous pourrions les nommer tous, les cimetières des Flandres et ceux du pays wallon, où tant de sang a été versé et où les administrations s'honorent en honorant leurs héros.

Le champ de bataille de la Nèthe, comme tant d'autres, a reçu la visite de bien des parents désireux de retrouver la tombe des êtres aimés. Telle fut notamment la douloureuse odyssée d'une mère qui depuis quelque temps était sans nouvelles de son fils. Elle habitait la West-flandre, non loin du théâtre des opérations. Elle avait vu sa région envahie par l'ennemi, qui signala son passage par le meurtre, l'incendie et le pillage; puis elle entendit la canonnade, vît affluer les blessés, enterrer des soldats tués et alors elle sentit revivre au fond de son âme le drame poignant auquel son fils avait été mêlé.

« II doit être « resté » à Malines», avait dit un de ses camarades qui, lors de la retraite vers l'Yser, était allé rendre une rapide visite à ses parents.

La pauvre mère, le cœur tourmenté par une angoisse mortelle, voulut savoir a tout prix ce qu'il était advenu du fils dont la pensée ne la quittait plus. Elle résolut de partir pour Malines. Les trains ne circulant plus, elle entreprit la route à pied. Mais à peine était-elle sortie de la ville qu'elle fut arrêtée et renvoyée; il fut même question de lui infliger une punition, mais cette rigueur lui tut épargnée parce qu'elle put prouver que' l'unique objet du voyage était la recherche de son fils disparu.

Elle rentra chez elle, l'âme toujours rongée par la même inquiétude, ayant toujours sur les lèvres les mêmes questions auxquelles nul ne pouvait répondre. Elle se rendit à la kommandantur que les Allemands venaient d'installer et demanda un passeport qu'on lui refusa brutalement. Mais elle revint à la charge, insista de toute la force de son amour maternel et obtint enfin l'autorisation tant-désirée.

Pendant des journées entières elle erra par les champs autour de Malines, dans la pluie et le vent, parcourant l'un après l'autre les villages et les couvents où des soldats belges avaient été soignés, et où plusieurs étaient morts.

Et enfin, elle découvrit la sépulture de son enfant,, grâce aux indications d'un employé communal qui avait religieusement conservé et rangé les reliques des soldats tombés au champ d'honneur.

La mère voulut faire transporter la dépouille mortelle en Flandre.

« Après la guerre », lui répondit l'autorité allemande.

Mais la guerre dura longtemps encore. Dans l'intervalle on avait aménagé les cimetières militaires de la région de Malines et lorsque la pauvre mère, qui avait dû fuir son village en 1917, revit la tombe de son enfant magnifiquement entretenue grâce au dévouement des administrations publiques et des particuliers, elle consentit à laisser reposer son fils à l'endroit où il avait sacrifié sa vie pour la patrie.

Je songe à ces choses en regardant les tombes alignées au cimetière de Duffel et je sens d'autant mieux quelle belle œuvre de piété nationale a été accomplie ici. Nul ne saurait en parler avec indifférence, surtout ceux qui ont perdu sur le champ de bataille un enfant, un époux ou un frère.

Chaque année un service funèbre est célébré a l'église paroissiale de Duffel pour le repos de l'âme des héros tombés.

Duffel présente encore, au moment où nous écrivons ces lignes au début de 1920, quantité de ruines lamentables. Cependant un grand nombre de maisons ont été plus ou moins remises en état. La maison communale n'est qu'un bâtiment provisoire. Par endroits on a construit des baraquements pour les sans abri. L'église aux murs calcines, domine le paysage, avec sur la Grand'Place la statue de Kiliaen, qui fut décapitée,-non pas par un obus, mais par un de ces caprices de destruction dont les Allemands avaient la triste spécialité.

Corneille Kiliaen, qui naquit à Duffel. et dont cette commune se glorifie à juste titre, était un savant, un grand poète et un historien renommé. Il se livra à une étude approfondie de sa langue maternelle et remplit les fonctions de correcteur à la célèbre imprimerie de Christophe Plantin, à Anvers. Il mourut le 15 avril 1607 à un âge avancée. II a édité de nombreux ouvrages, notamment un dictionnaire néerlandais-latin. Il connaissait plusieurs langues, entre autres le français, l'anglais, l'talien, l'espagnol, le grec et le latin.

Près de la Nèthe se dressait la ruine du château « Ter Elst » qui donna lieu jadis à toutes sortes de légendes-dont s'effrayait l'imagination populaire.

Hélas! les événements du mois d'octobre 1914 furent autrement terribles que ces traditions d'un passé aboli.

Plus bas, la Nèthe, qui fut le dernier rempart d'Anvers, coule paisiblement aujourd'hui, comme si jamais le grand drame ne s'était déroulé sur ses rives.

 

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