de la revue 'Les Annales' No. 1647, 17 janvier 1915
'Notes d'un Bombardé'
par Louis Lottin

Autour des Champs de Bataille

 

La Destruction de Reims Racontée par un Témoin

Sous ce titre: Notes d'un Bombardé, nous offrons à nos lecteurs quelques extraits tirés du journal qu'un Rémois a tenu de jour à jour, et même, en certains cas, d'heure à heure, à partir du moment où la guerre devenait imminente. Il serait inutile d'y chercher un récit des opérations militaires. Outre l'incompétence de son auteur en pareille matière, renfermé dans sa ville comme dans une prison, sans communications quelconques, pendant plus d'un long mois, avec l'extérieur, réduit aux conjectures les plus poignantes sur tout ce qui se passait au dehors, et dont il n'avait connaissance que par les coups de canon plus ou moins rapides, plus ou moins éloignés, qui tonnaient autour de lui, il s'est borné (car il ne pouvait faire davantage) à consigner là, tout simplement, les impressions, les sensations qui lui ont été suggérées par les spectacles qu'il a eus sous les yeux et par les récits qu'il lui a été donné d'entendre, récits qui, parfois, ne se sont pas trouvés conformes à la vérité. Il n'importe: ces récits faisaient partie de la vie d'une population bombardée et malheureuse, et, ce qu'il peut y avoir d'intéressant dans les notes que nous publions, c'est précisément ce qui est de nature à révéler l'état desprit que crée une situation telle que celle subie par l'infortunée ville de Reims:

Mercredi, 2 septembre. - Nous voici, à Reims, privés de communications par voies ferrées avec le reste de la France: aujourd'hui, on a fait sauter voies et aiguilles, après avoir fait évacuer la gare.

Tous les services ont évacué: sous-préfecture, tribunal, finances, etc... Plus de postes... Combien de temps allons-nous rester dans cette angoisse de ne recevoir aucune nouvelle des nôtres et de ne pouvoir leur en faire parvenir?

Jeudi, 3 septembre, dix heures et demie. - Il y a une heure, je passais rue du Cou- chant, quand j'entendis, à une faible distance, dans la direction de la rue Hincmar, le brait d'une forte explosion. Je ne vis aucun attroupement ni rien d'extraordinaire, mais je viens d'apprendre qu'une bombe, lancée par un aéroplane, est tombée sur le toit d'une écurie au numéro 6 de la rue Hincmar. Pas d'autre dégât que le percement de la toiture; le cheval n'a pas été atteint. C'est, certainement, la cathédrale qui était visée.

Un instant après, j'apprends que ce même aéroplane a jeté une autre bombe, qui est tombée dans le jardin de M..., horticulteur, tout près d'ici.

Quelle manière de faire la guerre! Voilà ce que les Allemands appellent leur civilisation.

Quatre heures du soir. - Une voisine, Mme D..., vient m'annoncer que les Allemands vont entrer à Reims ce soir même. Des affiches de la municipalité préviennent de leur arrivée et invitent la population à se montrer prtidlente et réservée. Depuis deux jours, je relis (j'en ai bien le loisir, hélas!) les Maximes d'Epictète. Pour se prémunir contre les défaillances possibles, il n'est rien de tel que cette doctrine stoïcienne.

Vendredi, 4. septembre, matin. - Un silence de mort plane sur la ville. Pas un roulement de voiture, pas un bruit de voix. Quand et comment vont-ils arriver?

Il nous va falloir, maintenant, subir un supplice horriblement cruel: celui d'être sans aucune nouvelle, ou, plutôt, de n'avoir que celles que donnera l'ennemi.

Onze heures. - Depuis neuf heures et demie jusqu'à dix heures, la ville vient de subir un bombardement, malgré l'arrangement conclu, dès hier soir, entre la municipalité et l'état-major allemancï. II y a eu des morts. Tout près d'ici, sur le trottoir qui longe la synagogue, rue Clovis, un passant a été tué; je viens de voir enlever son corps par une voiture qui le transportait à la Morgue. Le pavillon du concierge de la synagogue a été effondré par deux éclats d'obus; un autre obus est entré dans le jardin d'une petite maison avec grille, etc. A l'école de la rue du Jard, existe un trou d'environ un mètre cinquante de diamètre, fait par un obus.

Tels sont les premiers renseignements de visa que je recueille. J'apprendrai, malheureusement, bien d'autres détails.

J'ai ramassé, dans ma cour, un fragment d'obus que je compte conserver précieusement.

Et, à deux pas de l'école effondrée, au-dessus du trottoir de la rue du Jard, le grand Christ cloué au pignon du couvent voisin étend vers le ciel ses bras douloureux, comme pour le prendre à témoin de l'infamie des hommes'!

Trois heures. - M. B... père, qui vient à la maison visjter l'appartement de son fils, et qui habite non loin de l'hôpital, me dit qu'il a vu passer un grand nombre de civières transportant les unes des blessés, les autres des morts, victimes du bombardement.

Quant aux dégâts matériels, je sais déjà qu'ils sont considérables. On me cite un grand nombre de maisons détruites en totalité ou en partie.

L'autorité militaire allemande a fait placarder aux carrefours que la population civile n'avait rien à craindre, qu'elle était sous la protection de l'Allemagne...

Samedi, 5 septembre. - On parle, maintenant, d'une centaine de personnes qui auraient été victimes du bombardement d'hier. Sept personnes, qui s'étaient réfugiées sous un chartil du faubourg Cérès, avaient toutes été tuées du même coup.

Trois heures et demie. - Par un ciel radieux, par une lumière étincelante et joyeuse, je viens de faire dans Reims la plus lamentable des promenades. J'ai été jeter un coup d'œil sur quelques-unes des ruines causées par le bombardement d'hier. Je vais tâcher de me rappeler ce que j'ai vu, en suivant mon itinéraire.

Toutes ces ruines, c'est l'œuvre d'une demi-heure de bombardement. Qu'eût donc causé un bombardement de plusieurs heures? Sans doute, l'anéantissement de la ville.

Et, au milieu de tout cela, des soldats se promènent, des soldats allemands, hélas! Et des mères font respirer le bon air à leurs petits enfants, soit en les portant sur leurs bras, soit en les poussant dans leurs voitures.

Dimanche, 6 septembre. - II semble que le chiffre réel des victimes soit d'une cinquantaine de tués et autant de blessés. La plupart des morts ont été littéralement déchiquetés.

Quelque explication que l'on cherche à donner à cet acte sauvage, il n'en reste pas moins que la ville, ville ouverte et rendue, a été bombardée sans sommation, sans aver- tissement d'aucune sorte, et que ce fut un véritable assassinat. J'espère que la conscience de l'univers entier - sauf, bien entendu, celle de ce vieux et sanguinaire François-Joseph - se sera révoltée contre cet acte, sans exemple, je crois, dans l'Hisjoire. J... voyait passer hier, rue Chanzy, près du café Saint-Denis, l'enterrement d'une jeune fille tuée pendant le bombardement, et elle remarquait un chef allemand, qui semblait être un officier supérieur, dans les yeux duquel roulaient de grosses larmes. En est-il donc encore, parmi eux, dont les cœurs soient accessibles à de l'attendrissement ou à des remords?

Trois heures. - J'ai continué le triste pèlerinage commencé hier; j'ai visité les quartiers du Barbâtre et de Saint-Remi, quartier de pauvres gens, des plus éprouvés par l'infâme bombardement.

En face de l'entrée de l'hôpital, est une école dans laquelle ont été déposés les corps de cinq victimes tuées ensemble dans le Barbâtre. Un groupe de personnes stationne devant la porte, attendant l'heure de l'enterrement.

Pendant que je visite l'église, on y introduit quatre corps, dont celui d'un enfant. Tous ces pauvres cercueils sont ornés de quelques bouquets. Ce ne sont point les morts de l'école de tout à l'heure, mais d'autres.

Dégâts de Saint-Remi: A la façade principale, un obus a frappé au haut du perron, sous la porte de droite, brisant la base de colonnes.

Du côté du porche ogival, au midi, un éclat, provenant sans doute de l'obus qui a entièrement détruit une petite maison qui se trouvait à l'angle de la place et de la rue Féry, a pulvérisé la verrière qui régnait au-dessus de ce porche, et a brisé la voûte et la muraille derrière un groupe de statues grandeur naturelle, représentant une Mise du Christ au Tombeau, et cela sans toucher à aucun des personnages, ce que les bonnes gens du voisinage sont portés à considérer comme miraculeux.

Un autre obus a traversé la toiture.

Mardi, 8 septembre. - Un malheureux scl-dat français de l'infanterie, fait prisonnier je ne sais où ni je ne sais comment par les Allemands, a été promené hier, toute la journée, dans les divers quartiers de la ville, entre quatre hommes, la baïonnette au canon. Toujours le bluff et l'ignorance complète de ce que c'est que l'humanité et la générosité!

Un des plus pénibles sentiments que me fait éprouver ma situation actuelle, c'est de ne pouvoir former aucuii projet, de me sentir aller, pour l'heure qui va venir, pour le jour prochain, pour la semaine suivante, peut-être pour le mois, pour des mois, même, vers un avenir à la formation duquel ma volonté sera totalement étrangère, sur lequel mes prévisions ont toutes Chances de s'égarer. L'action que l'on ne peut employer dans le sens d'un résultat personnel, il est, pourtant, nécessaire de l'exercer; c'est pourquoi il faut se créer une occupation.

Il faut aussi, et de plus en plus, vivre de la vie intérieure. Ce n'est pas facile, au milieu des angoisses qui nous assaillent, mais combien c'est nécessaire!

Je reviens au bombardement. Les misérables avaient visé la cathédrale et ils avaient bien comme but la destruction de ce monument unique. Une pluie d'obus s'est abattue à droite, criblant les maisons de la rue des Çordeliers; cinq autres, détruisant la maison

Clignet, rue du Trésor, sont venus s'abattre dans la rue Robert-de-Coucy, dont la cathédrale forme un côté.

La plupart des personnes avec lesquelles je me suis entretenu de ce bombardement étaient persuadées, comme je l'étais moi-même, au début, qu'il ne s'agissait que d'une sorte de feu d'artifice destiné à annoncer l'entrée des troupes en ville et à célébrer cet événement. Les sifflements des obus et les éclats qui volaient de toutes parts n'ont pas tardé à faire voir qu'il s'agissait de tout autre chose.

La canonnade recommence à se faire entendre, ce matin; même direction: le sud. Le bruit se rapproche de plus en plus.

Mercredi, 9 septembre, neuf heures. - Le bruit de la canonnade recommence, très lointain, direction sud-est.

Trois heures. - La canonnade, qui continue, est plus à l'est. Cela voudrait-il dire que nous les repoussons? Dieu le veuille!

Le commandant de place et le chef d'état-tnajor fcnt publier les menaces les plus terribles contre les personnes de la population civile qui se livreraient à des agressions ou des attaques centre leurs soldats. Eh bien! cette population civile, la respectent-ils, eux, quand ils lui envoient des bombes par leurs aéroplanes, comme il fut fait ici dans la journée du 3, et quand ils la font massacrer par leurs obus, sans aucune provocation contre «eux et sans aucun avertissement de leur part, comme ils ont fait le ?

Jeudi, 10 septembre, cinq heures. - Toute la journée, il est arrivé à Reims un nombre immense de blessés allemands; les ambulances sont remplies. De plus, les rues de la ville sont pleines de soldats de toutes armes qui semblent courir de toutes parts, sans ordre. Des fourgons et des autos, pleins de provisions, sent rassemblés, comme prêts à partir. Serait-ce la débâcle?...

Vendredi, 11 septembre, deux heures. - Le bruit du canon, qui s'était fait encore entendre un peu hier, n'a pas été entendu du tout, aujourd'hui. Est-ce bon signe? Je l'espère, étant données les. marques de débandade qui se montrent dans les troupes en ce moment, à Reims.. Le bruit court avec persistance, depuis deux jours, que les Allemands ayant été attirés autour de Condé-sur-Marne, on aurait lâché sur eux les eaux qui, élevées par une machine, servent à l'alimentation du canal. Leur artillerie lourde et une partie de leurs forces se seraient trouvées ainsi submergées, ce qui nous aurait assuré la victoire. Mais, tout cela, ce n'est que des « on dit ». De quel prix ne paierait-on pas des nouvelles précises et certains?

Samedi, 12 septembre. - Vers neuf heures, reprise de la canonnade, assez lointaine du côté sud; puis, une quinzaine de coups, très rapprochés, sent tirés du côté nord... J'apprends que la cathédrale va être occupée par des blessés allemands...

Des troupes allemandes qui étaient sorties de Reims par le faubourg Cérès, sont ren- trées, ce qui semble indiquer qu'elles ont eu le passage coupé par les troupes françaises.

Une heure et demie. - Depuis onze heures, la canonnade, très proche, redouble d'intensité. Il semble que la direction soit La Neuvillette. Une batterie allemande, qui tirait ce matia de la Maison-Blanche, ne se fait plus entendre. Serait-ce qu'elle a été réduite au silence par les nôtres? En attendant, fièvre et anxiété. Est-ce la délivrance?

Sept heures. - La canonnade vient enfin de cesser; elle a été terrible toute la journée et s'est fait entendre autour de la ville, de Tinqueux à Bétheny, par La Neuvillette. Vers cinq heures, une des artilleries semblait réduite au silence. Quelle nouvelle ap- prendrons-ncus, demain matin? Victoire ou défaite? Terrible angoisse!

Dimanche, 13 septembre. - Quelle joie! A mon réveil, en ouvrant mes persiennes, j'aperçois des voisins, la mine épanouie, qui m'apprennent que les Français entrent à Reims... La fuite des Allemands a été une vraie débandade; ils aurà laissé, paraît-il, quantité d'approvisionnements.

Onze heures. - Je viens de rentrer d'une tournée dans la ville. Partout, des drapeaux, et les rues pleines d'une foule qui acclame nos soldats. C'est une ivresse!

Le Courrier de la Champagne de ce matin publie la liste de quatre-vingts otages qui eussent été pendus si la population civile de Reims eût tenté quoi que ce fût contre les troupes allemandes. Je suis fort étonné de n'avoir pas figuré parmi ces otages, chose à laquelle je m'attendais bien en restant ici. Mon titre de ... me désignait, tout naturellement, pour ce périlleux honneur.

Lundi, 14 septembre. - A dix heures, panique. Des femmes, affolées, courent dans la rue, les portes et les vokts se ferment, tandis qu'on entend les explosions de bombes qui éclatent non loin, répondant aux coups de notre canon. On crie que l'on bombarde l'Hôtel de Ville et qu'il y a déjà des victimes (il y en avait, en effet).

A onze heures et demie, les bombes, qui sont devenues de plus en plus rares, ont à peu près cessé, et le son de notre canon s'éloigne de plus en plus.

Le numéro du Courrier de la Champagne ne donne pas toutes les nouvelles qu'on at- tendait, il s'en faut. Il nous apprend, cependant, que le gouvernement s'est transporté de Paris à B|ordeaux quand les Allemands sont arrivés aux portes de Meaux, et que le mouvement de troupes françaises qui a déterminé le départ de Reims des Allemands est la suite d'une bataille gagnée par nous à Mont-mort, « une des plus grandes batailles du siècle », ayant duré quatre jours, et de celle de Condé-sur-Marne, dans laquelle la garde impériale allemande fut, pour ainsi dire, anéantie, ses canons et ses convois noyés, par la rupture des barrages du canal, provoquée par les projectiles de notre artillerie.

On voisine, dans la rue, avec des personnes qui vous étaient demeurées jusqu'alors étrangères; mais un besoin impérieux force les hommes à se rechercher pour échanger, sinon des nouvelles, tout au moins des impressions, - je n'ose dire des idées...

Six heures. - C'est comme un roulement ininterrompu de tonnerre...

Mardi, 15 septembre. - L'Eclaireur de l'Est fait sa réapparition; il ncus donne (et Le Courrier de la Champagne aussi, d'ailleurs) enfin des nouvelles du dehors. Toutes sont réconfortantes: l'ennemi accuse un mouvement très accentué de retraite sur toute la ligne de combat; il semble bien que, cette fois, il ait renoncé à la marche en avant. L'Autriche paraît se faire écraser par les Russes et les Serbes; les Belges harcèlent les Allemands; bref, tout semble indiquer une prochaine et très heureuse solution.

Les voilà expliquées, les larmes que J... avait vues couler sur le visage d'un officier supérieur allemand! C'était la nouvelle de la défaite de la grande bataille de Montmirail-Montmort.

Trois heures. - Le bruit du canon persiste toujours. On entend encore éclater les obus, non loin d'ici. Ce matin un aéroplane allemand a encore lancé des bombes sur la ville, vers l'hôpital.

Quatre heures. - Nous remontons de ma cave, où nous nous étions réfugiés avec des voisin?.. Explosion, vers trois heures, d'un chus, place des Six-Cadrans, à cent cinquante mètres de la maison: onze morts et trois blessés. Parmi les morts, la belle-fille d'une personne, Mme F..., qui était avec nous dans la cave. Un enfant qui passait a été décapité...

Jeudi, 17 septembre. - La fin de la journée d'hier a été tout à fait sinistre. Nous sommes restés dans la cave, avec des voisins, jusqu'à sept heures, entendant les abus siffler au-dessus de nos têtes et éclater non loin. j'ignore encore les résultats de ce nouveau bombardement.

Ce matin, réveil par la canonnade dès trois heures et demie. Jusqu'à huit heures, sifflements et éclatements d'obus. Vers neuf heures, deux batteries de canons 120 court descendent la rue du Jard, sans doute pour aller prendre position au delà de la Veste et du canal; tout aussitôt après, les sifflements et éclatements d'obus recommencent leur symphonie. Cela cesse vers onze heures; mais on entend, au loin, le bruit d'une bataille.

Trois heures et demie. - Depuis une heure ou une heure et demie, il s'est livré une batarlk terrible autour de la ville, dans la direction de Flécham'bault-Cormontreuil-route de Cernay. A un moment, il semblait que la fusillade se rapprochait; l'ennemi tentait, sans doute, d'entrer dans la ville. A ce moment, des obus éclatèrent tout près de chez moi (je viens d'en ramasser un éclat dans la rue); puis, les coups de notre artillerie devinrent plus pressés; l'ennemi cessa de répondre. Il semble être repoussé.

Ce fut, pendant près d'une demi-heure, comme un véritable ouragan, au centre duquel nous nous trouvions. J'avoue que j'eus un moment de grande crainte, quand j'entendis le feu de l'ennemi se rapprocher d'une façon menaçante; puis, ce fut un sentiment d'espoir indicible, quand, après une série de coups de canons, j'eus conscience que ce feu s'éloignait.

Vendredi, 18 septembre, deux heures. - Le bombardement a duré presque toute la matinée, frappant surtout le bout de la rue Chanzy, la rue Gambetta et le Barbâtre. L'étabfesement de l'Enfant-Jésus, où était installée une ambulance, a été atteint. Cinq religieuses ont été tuées; on a évacué les blessés. Des obus ont éclaté tout près d'ici: un gros-éclat est tombé sur le toit de la cuisine.

On me dit que les magasins du Petit-Paris, rues de l'Etape et Talleyrand, ont été atteints; que sept obus sont tombés sur la place du Parvis (toujours la cathédrale!) et que le Grand-Hôtel (où, naguère, était logé le fils de Guillaume) aurait souffert, ainsi que l'hôtel du Lion. d'Or.

Autres dégâts signalés: la maison de vente de pneus, 95, rue Chanzy...

Six heures. - La sous-préfecture et les maisons voisines (Salaire, Fourmont, etc.) sont en flammes.

Samedi, 19 septembre, matin. - Faut-il vraiment se réjouir? N'est-ce pas une nouvelle trop bonne pour être vraie? On annonce qu'ils sont partis! Toute la nuit, pourtant, Boas avons entendu, à une petite distance, des coups très espacés de nos canons de 75. et. bien olus loin, comme ie les entends, d'ailleurs, encore en ce moment, les coups de nos canons de 120. Jusqu'ici, ils n'ont pas répondu une seule fois par un envoi d'obus.

Hier, nous n'avons pas eu les journaux locaux, ce qui s'explique par l'impossibilité où ils sont d'imprimer la nuit, faute de lumière.

Le maire a pris, en effet, un arrêté interdisant d'avoir de la lumière dans les maisons, sous aucun prétexte, à partir de neuf heures. Le moitif, c'est que des espions faisaient, par télégraphie optique, des signaux aux Allemands. « Un certain nombre, dit le maire dans son arrêté, ont été passés par les armes. »

Sept heures et demie. - II faut croire que les Allemands ne sont: pas délogés, comme on l'avait annoncé, car on a entendu éclater quatre ou cinq obus envoyés par eux.

Deux heures. - C'était, hélas! une fausse espérance; depuis huit heures jusqu'à midi et demi, ce fut un bombardement sans répit; nos canons avaient cessé de répondre, sans doute pour se placer dans de nouvelles positions; puis, ils se firent entendre vers ce moment-là (midi et demi), et, dès lors, le jet des obus allemands devint plus rare. Le combat semble s'éloigner vers le sud.

Quatre heures. - C'est le tour de la cathédrale; elle est en feu! Cela a pris il y a une demi-heure, par les échafaudages de la façade; maintenant, les flammes sortent par la toiture. Ce monument unique, la plus belle église gothique de France et peut-être du monde, ces monstres le détruisent! Et, pourtant, outre le respect qu'on dqjt à une pareille œuvre d'art, ils avaient une autre raison de la respecter; transformée en ambulance de la Croix-Rouge, elle contenait des blessés: des nôtres et des leurs. Rien ne les a arrêtés dans leur œuvre abominable de destruction.

Il ne semble pas qu'à l'heure où cet incendie a éclaté, il ait été provoqué par un obus; depuis longtemps, il n'en tombait plus. Ne doit-on pas supposer (ce serait? infâme, mais rien ne peut étonner de ces bandits) qu'ils ont profité de leur séjour à Reims pour préparer ce forfait en imprégnant les échafaudages d'essence ou de pétrole, de sorte qu'un de leurs complices, qui fourmillent à Reims, aura pu facilement mettre le feu?

Ces gens-là sont hors l'humanité.

Les obus de ce matin ont détruit tou incendié un grand nombre de maisons: rue de Vesle, les manchons Auer, etc.. Quelle guerre!

Six heures. - C'est la nuit presque complète, d'autant plus que le ciel est très sombre. Mais les façades des maisons de la rue des Capucins, que l'on voit de chez moi, sont éclairées presque comme en plein jour. C'est le reflet de l'incendie de la cathédrale.

Le cœur saigne à voir toutes ces cruautés, toutes ces dévastations. Empereur Guillaume, quel surnom l'Histoire te donnera-t-elle?

Sept heures. - Je viens d'assister au plus terrifiant des spectacles. La charpente de la cathédrale n'est qu'un immense brasier, ainsi que l'ancien archevêché. On distingue la haute et belle « salle des Rois », en flammes comme le reste. Le feu, poussé par le vent d'ouest, a traversé la rue: le couvent des Sœurs de la Réparation et, à côté, la maison de tissus Prieur commencent à brûler. Où cela s'arrêtera-t-il?

Incendies place Royale, rue Eugène-Desteuque, rue Ponsardin, rue Saint-Pierre-les-Dames..., partout.

Louis Lottin

 

_________

 
de la revue 'Les Annales' No. 1648, 24 janvier 1915
'Notes d'un Bombardé'
par Louis Lottin

Autour des Champs de Bataille

 

La Destruction de Reims racontée par un Témoin

Dimanche, 20 septembre. - Quel bilan que celui de la semaine qui vient de s'écouler!

Il y a aujourd'hui huit jours, en trouvant à notre réveil la ville occupée par les Français, nos cœurs étaient pleins de joie et d'espérance. On en avait fini avec le cauchemar de l'occupation allemande: voilà, du moins, ce que tous nous nous disions. Mais, si l'ennemi n'était plus dans la ville», il a fait sentir cruellement qu'il n'en était pas loin, et, dès le lendemain lundi, le bombardement commençait pour ne pas cesser.

Bombardement d'une ville ouverte, qui s'était rendue moyennant certaines conditions qu'elle avait exécutées. Donc, brigandage, assassinat. Qu'importe à ces brutes!

Donc, depuis lundi, c'est une série ininterrompue de morts, de destructions et d'incendies de maisons. Aucun quartier de la malheureuse ville n'a été épargné. Avant-hier, c'était le tour de la sous-préfecture, et hier, pour couronner l'œuvre, c'était notre admirable, notre unique cathédrale!...

Ce matin, à six heures, de ce que je puis voir d'ici, les incendies paraissent moins vio- lents qu'hier soit. De temps en temps, on entend encore noire canon à une certaine distance. Allons-nous encore, aujourd'hui, entendre les bruiis odieux et sinistres des sifflements et des éclatements de leurs obus?

A quand mon tour de voir la maison en flammes et de m'enfuir?

Lundi, 21 septembre. - Toute la nuit, la lueur des incendies allumés et se propageant rue de l'Université et dans les rues voisines..

Plus de bouchers en ville: si cela continue, on va commencer à connaître les horreurs de la famine.

Dix heures. - Je viens de faire une tournée en ville, pendant que les Allemands, quoique repousses cette nuit, recommencent à envoyer des obus dans la direction de la gare et du faubourg de Laon.

Place du Parvis, existent les trous de sept obus. L'un d'eux a détruit le débit au numéro 1 de la rue Libergier et a fracassé la pharmacie en face, numéro 2.

La statue de Jeanne d'Arc, devant le porche de la cathédrale, est intacte et tient encore le drapeau tricolore qu'on a attaché à son épée.

Rue Tronson-Ducoudray, deux maisons (magasin d'antiquités et maison Daubresse, huissier) détruites.

La façade de la cathédrale, si belle, si splendide il y a trois jours, offre un aspect lamentable. La grande rosace est à moitié détruite; la galerie ajourée qui unit les deux tours, au-dessous de la rangée des rois, est arrachée. La Vierge, à genoux devant le Christ en croix, au-dessus du porche de gauche, tout cela est mutilé; il en est de même des superbes statues de saints qui garnissent l'entrée de ce même porche. De la toiture de cette partie du monument, bien entendu, il ne reste rien, et le plomb a fondu. Tous les vitraux, jusqu'au transept, sont anéantis; le clocher à l'ange est détruit.

Rue du Trésor, devant la maison Clignet, qui, pour sa part, a reçu cinq obus, l'un d'eux a fait dans la chaussée, à travers le pavé, un trou qui ressemble à un puits: deux mètres de diamètre sur une plus grande profondeur.

Place Royale: spectacle difficile à décrire. L'îlot de maisons circonscrit par la place, la rue Colbert, la rue Trudaine et la place des Marchés est anéanti. Là, se trouvaient la librairie Chauvillon, la pharmacie Chris-tiaens, la poissonnerie Bernheim, un des magasins de pains d'épices Sigaut, un fourreur et la Banque Nancéenne, puis plusieurs magasins, sur la rue Trudaine, entre autres une boucherie. Tout cela n'est au'un monceau de ruines et de cendres.

De l'autre côté de la place: à l'angle de la rue Cérès, un magasin de primes d'une Société de consommation, le tailleur Gillet-Lafont, puis toutes les maisons de la rue de l'Université sont incendiées.

La rue Cérès (dans laquelle on ne peut pénétrer, d'ailleurs, car il y a danger) n'est qu'une accumulation de ruines. On n'y voit que poutres noircies et pierres entassées.

Là, je rencontre M. C..., avec son fils, qui vient, lui aussi, de faire le lamentable pèlerinage des ruines. Il me raconte que l'un des adjoints, le docteur Jacquin, a été tué, samedi matin, devant l'Hôtel de Ville, par un éclat d'obus. Il vient, me dit-il, de passer rue de l'Université, devant l'ancien lycée de jeunes filles, transformé en ambulance, qui a été, bien entendu, incendié comme le reste de cette partie de la rue de l'Université. Détail effroyable: plusieurs de nos blessés ont été brûlés vifs. Le corps de l'un d'eux, tout recroquevillé, gisait encore au seuil de ce qui avait été la porte.

Nous descendons la rue de Nesle, jusqu'à la rue des Capucins. Les maisons, avant cette rue, qui étaient occupées par les magasins des timbres-primes Jeanne d'Arc, becs Auel et machines à coudre Singer, n'existent plus: ce n'est qu'un trou béant.

L'une de ces maisons (celle, je crois, des becs Auer) était signalée dans l'ouvrage de Bazin sur Reims (Une Ville Historique) comme la plus ancienne de Reims. Elle re- montait au douzième ou treizième siècle; ses fenêtres cintrées étaient ornées de culs-de-lampe curieux. Cette maison n'avait ainsi traversé les siècles que pour être anéantie, à notre époque de progrès, par la civilisation teutonne.

Devant le numéro 20 de cette même rue (Splendid-Tavern), la bordure du trottoir a été écartée par l'éclatement d'un engin qui, à part le trou qu'il a ainsi fait, n'a pas causé de dégâts; mais nous remarquons que les façades de plusieurs des n;aisons qui bordent ce trottoir sont tapissées d'une substance jaune, d'un aspect semblable à celui de la fleur de soufre et qui doit être de l'acide picrique ou du picrate de potasse.

L'engin dont il s'agit devait être un tube incendiaire. Au numéro 18 de cette même Vue de Vesie, c'est-à-dire à quelques mètres, est la maison Ponsardin (où une plaque de marbre indique que Napoléon Ie séjourna en 1814 pendant la campagne de France), dans laquelle est installée une ambulance de la Croix-Rouge. C'était là, à coup sûr, le tut visé. Voilà ce que les Allemands appellent faire la guerre!

Et ce que je viens de voir n'est qu'une petite partie de la ville. Tout le reste (entre autres le quartier qui comprend les rues Eugène-Desteuque, de Maçon, Saint-You, des Marmousets, des Cordeliers, de l'Isle, des Filles-Dieu, jusqu'à la rue Montoison) est anéanti.

Ce que les Allemands viennent de faire et continuent encore de faire à notre malheureuse Reims, ce qu'ils ont fait en Belgique, c'est certainement ce qu'ils entendaient faire à Paris et même à tout le reste de la France, si l'on ne fût parvenu à les arrêter. Heureusement, le châtiment est proche. Nos troupes, nos admirables troupes ont déjà refoulé en grande partie ces misérables, et leur vaillance, leur endurance au-dessus de tout éloge, viendront à bout, j'en ai le ferme espoir, d'exterminer cette domination abominable qui voulait s'imposer à l'univers entier, - et par quels moyens!

Mardi, 22 septembre. - II m'a été donné d'assister, sans que je me sois rendu compte de ce que je voyais, à la plus effroyable des visions.

Samedi soir, alors que, du bout de la rue de l'Ecole-de-Médecine, non loin de la cathédrale, je voyais flamber ce monument, il semblait que, sur la galerie, à la hauteur de la toiture qui joint la tour méridionale, s'agitaient des formes humaines. Cette impression que j'éprouvais était partagée par d'autres spectateurs; c'était comme si des bras s'étaient élevés vers le ciel, comme si des têtes s'étaient agitées, au milieu des flammes qui avaient envahi cette galerie; mais nous nous disions tous que ce n'était là qu'une illusion causée par des tourbillons de feu et de fumée agités par le vent.

Or, il paraît que c'était bien des hommes! Outre des blessés, qui furent évaorés à temps, la cathédrale renfermait des prisonniers allemands que l'on a fait sortir plus tard.

Il faut croire que quelques-uns d'entre eux avaient cru se mettre à l'abri dans cette tour, le feu ayant pris dans l'échafaudage extérieur de la tour Nord, et les malheureux ont été ainsi au-devant du plus épouvantable des supplices, dont la responsabilité retombe tout entière sur les moyens infâmes que l'armée allemande emploie pour faire la guerre.

Je me souviendrai toujours de ces gestes désespérés, de ces bras et de ces têtes se baissant et se relevant par des mouvements convulsifs sur le fond rouge de l'incendie.

On se bat littéralement, pour avoir du pain dans les boulangeries. Un grand nombre sont fermées, ce qui fait que chacun se précipite dans celles qui restent ouvertes.

La plupart des maisons d'alimentation sont aussi fermées. Certains produits et denrées sont introuvables.

Neuf heures. - J'arrive de la rue du Cadran-Saint-Pierre. Que dire de ce quartier si commerçant, sinon que c'est une ruine, principalement la partie comprise entre les rues de Talleyrand et des Telliers, côté des numéros pairs...

Comment l'ennemi pourra-t-il jamais essayer de se justifier de cet acte, accompli sur une ville ouverte, sans défense? Avec sa mauvaise foi habituelle, il tentera encore de mettre les torts au compte de ses victimes. Et ces gens-là, les Guillaume II et les François-Joseph, invoquent Dieu et se mettent sous sa protection! Quelle idée monstrueuse se font-ils donc d'un Dieu qui leur accorderait sa complicité pour de telles atrocités?

Dans la journée de samedi, il a été lancé vingt-six obus sur l'ancien archevêché, transformé en musée, contigu à la cathédrale, et ils auront certainement l'audace de soutenir qu'ils ne la visaient pas, notre cathédrale!

Dans les locaux de l'ancien archevêché, on venait justement d'installer deux collections archéologiques récemment acquises par la Ville, dont l'une, celle du maire de Cernay, M. Bosteaux, était composée d'objets gaulois et gallo-romains uniques. Ces deux collections, ainsi que le musée ethnographique créé par le docteur Gueilliot, ont été anéanties par les flammes. Il en a été de même pour un certain nombre de superbes tapisseries, dites de Pépérsacq, clont était tendue la salle des Rois. Ont été sauvées celles de ces tapisseries qui se trouvaient dans la chapelle, qui n'a point été brûlée,

Un menu fait, pour montrer la sympathie qui unit les différents peuples de l'Allemagne. Les premiers occupants, à Reims, furent des Saxons; puis, vers la fin de l'occupation, arrivèrent les Prussiens. Au Grand-Hôtel, les officiers prussiens firent descendre, sans cérémonie, les valises des officiers saxons des chambres où ils étaient installés pour se loger à leur p'iace.

Cinq heures et demie. - J'étais, à trois heures, à l'Hôtel de Ville, lorsque nous en- tendons le bruit d'un obus éclatant dans le voisinage; puis, un instant après, un second vient s'abattre, avec un fracas effroyable, à vingt ou vingt-cinq mètres de nous, à l'entrée de la rue du Tambour. Nous descendons aux caves, d'où nous en entendons encore éclater trois ou quatre. J'apprends qu'un de ces projectiles est encore venu frapper la cathédrale. Je me décide à rentrer chez moi, et, pendant le trajet de vingt ou vingt-cinq minutes, j'entends encore de nombreux éclatements. Les rues étaient bien désertes. Depuis mon retour, encore quelques obus,

J'oubliais de mentionner qu'alors que nous étions dans la cave de l'Hôtel de Ville, des rires de femmes se faisaient entendre, surtout aux moments où les obus venaient d'éclater. M'étant informé de ce que cela voulait dire, il me fut répondu que ces rires venaient d'une sorte de cachot, dont nous étions séparés par une mauvaise porte, et dans lequel, gardées par des soldats, fusils chargés et baïonnette au canon, étaient enfermées quatorze personnes suspectes.

Ces individus, soupçonnés de connivence avec l'ennemi, amendaient là leur comparution en Conseil de guerre.

Vendredi, 23 septembre. - Ce sont trois nouveaux obus qui ont atteint la cathédrale, hier. On craint qu'ils aient compromis la voûte, qui, jusqu'à présent, n'avait pas souffert. Deux autres sont tombés devant la façade, place du Parvis, et un dans les jardins de l'ancien archevêché. Comme ils s'acharnent à la destruction complète de ce monument!

Dix heures. - Les obus d'hier ont détruit une partie de l'hôpital et y ont tué trois-personnes. On a fait évacuer les malades et blessés. Un général a été tué, vers le terrain des Coutures, par un éclat d'obus (général Battesti).

D'une heure à quatre heures, il siffle bien une cinquantaine d'obus qui vont éclater vers la butte Saint-Nicaise ou les caves Pommery.

Dimanche, 27 septembre. - Toujours les mêmes angoisses. Hier au soir, on s'est mis à creuser des tranchées le long du canal et de la promenade des Tilleuls. Pourquoi cette mesure? Elle sème la crainte dans la population,

On s'est battu à peu près toute la nuit... Ce qui contribue à rendre ces nuits sinistres, ce sont les hurlements lamentables des chiens qui, de tous côtés, se mêlent aux bruits de fusillades et canonnades.

Hier au soir, passait dans la rue un monsieur qui s'approcha du voisin, M, D..., qu'il connaissait. Je m'approchai aussi pour recueillir des nouvelles si possible.

Ce monsieur se mit à fondre en larmes et raconta qu'il venait d'arriver à Reims et d'y apprendre que sa fille, son gendre et leurs deux enfants (une fillette de douze ans et un petit garçon de neuf ans) avaient été tués tous les quatre sur la place des Six-Cadrans, ou iis passaient, par l'obus qui y explosa le 16. Et le pauvre homme croyait que ses enfants avaient quitté Reims pour se mettre en sûreté au dehors!

Rue Saint-You, dans la maison faisant face à celle de M. de J..., on a trouvé, dans la cave, les corps de cinq personnes asphyxiées ou brûlées, qui n'avaient pu en sortir.

Lundi, 28 septembre. - Cette nuit, les Allemands ont tenté de rentrer dans Reims par La Neuvillette. On les a laissés s'engager sur la route; puis, la mitrailleuse est entrée en action, et on en a fait un massacre.

Mardi, 29 septembre. - A partir de huit heures du soir jusque vers minuit, il a dû y avoir encore une action très vive vers La Neuvillette: canonnade incessante et, vers neuf heures, les crépitements des mitrailleuses, d'abord très proches, puis allant en s'éloignant. A ces crépitements, se mêlaient des cris: rien de plus sinistre.

Mercredi, 30 septembre. - Nuit ferrible. De dix heures et demie à minuit, fusillade paraissant être dans les rues mêmes de Reims. Après une accalmie, elle recommence vers deux heures et demie, toute proche; puis, elle semble s'éloigner. Au petit jour, notre canon commence à tirer; à six heures et demie, il tire encore.

Le service des Postes vient de s'installer à l'école de la rue Libergier, et on a vu, dans les rues, des uniformes de facteurs. Il semble que ce soit un commencement de résurrection!

Jusqu'ici (quatre heures), et pour la première fois depuis le 14, il n'a pas été lancé d'obus allemands.

Vendredi, 2 octobre, trois heures. - Rentrée du tribunal. Aucun juge ne siégeait. Seul, le procureur était à son banc, ayant, de l'autre côté, le greffier, M. V... Dans l'assistance, sept personnes: deux avocats, un avoué, deux huissiers suppléants, un notaire et un juge de paix. Le procureur, dans un discours empreint d'un patriotisme élevé, rend hommage à cinq des membres du tribunal qui font leur devoir dans les rangs de l'armée; puis, il s'élève contre les barbaries et les atrocités de tout genre commises par les Allemands, exprimant l'espoir que, bientôt, le droit violé par eux serait vengé.

Discours qui, étant données les circonstances, émut profondément l'auditoire.

Le Journal du Bombardé continue par l'enumération sans fin, et qui serait fastidieuse pour le lecteur, des chutes incessantes d'obus et de leurs effets. Son auteur, contraint par l'état de sa santé, fort ébranlée par les épreuves, a dû quitter Reims le 30 novembre pour aller prendre un peu de repos. Nous passerons sur la plupart des faits qu'il consigne pour mentionner seulement quelques-uns des plus saillants:

Mardi, 20 octobre. - Hier, je suis allé assister à l'enterrement, ou, plutôt, à la levée du corps de Mme E..., mère de Mme V..., qui s'est éteinte doucement, samedi matin, à la suite d'une attaque de paralysie. Pauvre enterrement! Quelle tristesse il empruntait encore aux tristes circonstances! Le corbillard était suivi par M. V..., deux autres messieurs, dont un voisin, M. B. et moi; puis, par Mme V... et ses filles. Pas de cérémonie religieuse, simplement levée du corps par un prêtre. M. V... ne veut pas que personne l'accompagne jusqu'au cimetière (cimetière de l'Est), dévasté par le bombardement, et sur lequel il était encore tombé des obus la veille.

A la place Codinot, nous quittons donc, M. B... et moi, ce que je n'ose appeler le cortège, et nous allons voir, en passant par la rue de l'Université et ce qui fut la rue des Cordeliers, ce malheureux quartfer de Sainte-Marguerite, que je n'avais pas encore visité depuis son bombardement et ses incendies... Rien que des décombres, des trous qui indiquent qu'il y a eu des cave's, des pans de murs dont beaucoup surplombent, menaçant de s'écrbuler sur nos têtes. Rien ne peut rendre l'horreur d'un pareil spectacle. Dans les ruines du Mant-de-Pïété, s'élève un amas de ferrailles qui, toutes tordues qu'elles sont, ont conservé la forme des machines à coudre et des bicyclettes qu'elles étaient, quand-, leurs possesseurs sont venus les engager.

Jeudi, 29 octobre. - la guerre que nous font ces gens-là n'est qu'une .série d'actes de brigandage scientifiquement cet méthodiquement exécutés. Pour se rendre compte de ce que doivent être îes sentiments des chefs allemands, il suffit de regarder, au musée de Reims, puisqu'if n'est pas encore détruit par les Barbares, des portraits dessinés et peints par Cranach. Ces têtes de landgraves, margraves, etc., saisissantes de vie et de vérité, font frérriîr, Si l'on est effrayé à la pensée de scruter; ce qu'il y a sous ces crânes et au fond de ces yeux de fauves.

Samedi, 7 novembre. - En dehors de Reims, personne ne paraît soupçonner notre, cas, qui est des plus cruels. On sort sans savoir si l'on ne sera pas tué dans la rue. On se couche en'se demandant si l'on se relèvera le lendemain. A chaque chose qu'on entreprend, serait-ce la .moindre besogne, il vous vient cette idée: - Aurai-je le temps de l'achever?

La pensée de la mort, d'une mort incessamment suspendue sur votre tête, vous hante ainsi sans répit... Et à quand la fin du cauchemar?

Lundi, 16 novembre. - Je me décide à coucher dans la cave. Plusieurs lits de fer y sont installés; j'ai donné asile à des voisins. Nous couchons tout -habillés, enveloppés de couvertures. On dort quand même; mais on est fréquemment réveillé par les odieux sifflements et éclatements.

Vendredi, 27 novembre. - La journée d'hier fut épouvantable. Trois Séfres de bombardements dans la matinée, et quelques obus, le soir. On ne peut énumérer tous les dégâts ni toutes les victimes. Les rues les plus éprouvées sont la rue de Chanzy, la rue de Vesle et toutes celles avoîsinantes (des Capucins, Talleyrand, etc.). A l'hospice Noël Caqué (Saint-Marcou), à quarante mètres de chez moi, deux obus sent tombés sur une salle de femmes. Vingt et une furent tuées sur le coup; d'autres, blessées, ent succombé, élevant le nombre des morts à trente-cinq. Je ne sais plus combien de bîessés.

Pendant la nuit, trois cents obus sifflent en passant au-dessus de nous. Un grand nombre éclatent dans le voisinage.

L'existence n'est plus possible à Reims. D'ailleurs, ma santé, fort ébranlée par toutes ces épreuves, exige un repos et des soins sans lesquels je vais tomber sérieusement malade. Je me décide donc à demander un laissez-passer, et je m'éloigne momentanément de la malheureuse ville, en attendant que ma santé et des jours meilleurs me permettent d'y revenir.

Dans quel état la retrouverai-je?...

Louis Lottin

 

Back to French Articles

Back to Index