de la revue ''l'Illustration' No. 3903, 22 Décembre 1917
'Avec la «Division Sauvage»'
Pendant la Retraite de Galicie
par Ludovic H. Grondijs
journalist néerlandais

Visions de Guerre sur le Front Russe

 

La correspondance de M. Ludovic-H. Grondijs que nous publions aujourd'hui nous est parvenue après de longs retards, alors que nous la supposions définitivement perdue. Elle nous a été adressée, le 5 août dernier, de Stara-Porietche, en Podolie.

 

C'est aujourd'hui, pour la première fois depuis deux semaines, que je trouve le loisir de transcrire mes notes et de mettre quelque peu en ordre mes impressions sur la retraite précipitée et douloureuse à travers la Galicie. Le régiment de cavalerie irrégulière auquel je me suis attaché, celui des Tchetchens, occupe ce village. Les deux colonels, l'aide de camp du régiment et moi-même, nous nous sommes emparés d'un grand château d'origine polonaise où nous trouvons enfin, après de longues marches fatigantes, un peu de repos sous les hautes colonnades grecques et les sombres sapins séculaires.

Nous venons de vivre des jours tourmentés et pleins d'amertume. Combien tout aurait pu marcher autrement, avec notre énorme supériorité numérique, avec ces magnifiques qualités guerrières que possédait l'armée russe, avant qu'elle fût gâchée par la gigantesque expérience à laquelle on l'a livrée!

J'ai essayé, dans une correspondance précédente, de décrire le premier élan de nos troupes qui, dans la seconde moitié de juin, ont presque partout réussi, d'un élan magnifique, à s'emparer des lignes ennemies. J'ai essayé aussi d'indiquer prudemment comment ces soldats, affaiblis et désorientés par une propagande savamment conduite, ont lentement abandonné la lutte après l'avoir si valeureusement entamée. Ils avaient pris d'assaut, à Zike Lani, au Sud de Brzezany, le 21 juin/4 juillet, la colline avec ses six lignes successives, une redoute, une ferme. Il s'agissait maintenant de tenir devant un ennemi qui n'avait ni l'avantage du nombre ni celui du matériel. J'avais pris l'habitude, depuis ce succès, de parcourir chaque jour nos positions qui étaient assez vastes. A midi, je visitai une ancienne tranchée allemande, la dernière que nous occupions encore, et y trouvai un bataillon. Quand j'y retournai deux heures après, je n'y vis que quelques officiers et trois soldats. Je demandai aux officiers:

- « Comment, les Boches sont à cinquante mètres, et vous êtes dix pour défendre votre tranchée!

— Oui, l'autre bataillon n'est pas encore arrivé.

— Vous quittez donc vos lignes avant que les troupes de relève y soient?

— Que voulez-vous, les soldats ont décidé qu'on était resté assez longtemps en première ligne! »

Et chaque jour, quanid des tranchées je redescendais à l'état-major, j'étais accompagné par un grand nombre de soldats qui allaient en bas, à Éybniki, boire le thé, et qui abandonnaient leurs positions où reposaient encore les corps de leurs camarades tués pendant l'assaut.

Parmi les blessés qui se rendaient aux lazarets, je remarquais déjà un grand nombre de soldats blessés à la main gauche!

L'opération qui fut tentée au Nord de Stanislau par le XIIe corps d'armée, et aui n'était qu'une démonstration destinée à donner le change à l'ennemi tandis que l'attaque principale devait ramener nos armées à Lemberg, fut arrêtée comme l'attaque de Zike Lani. Après une avance qui permit de traverser la Lomnica et d'occuper Kalusz, la défection de deux régiments de la XIe armée compromit toute la manœuvre. Des questions personnelles s'ajoutèrent à celles, déjà fort embrouillées, de la situation stratégique. Le commissaire de la VIIIe armée, un sous-lieutenaht, jeta son poids démagogique dans la balance contre la mûre expérience du général Goutor, et, dans le désordre général, l'emporta sur le vieux chef. Des changements de généraux, à ce moment critique où trahison sur trahison, défaillance sur défaillance, s'ajoutèrent à la confusion générale, compliquèrent la situation. Et le Gouvernement provisoire, et le G. Q. G. se perdaient dans des questions de détail. Ainsi s'accéléra encore, dans une retraite désordonnée et honteuse, le formidable échec de cette armée déformée par la Révolution.

Pour raconter cette retraite, je dois revenir en arrière jusqu'à la première étape, en reprenant et en résumant mon journal de route.

 

Sur la Lomnica : Maydan, le 6/19 juillet

Le XIIe corps d'armée, dans l'état-major duquel je me trouve, est occupé à remanier son tout petit front d'attaque, — hélas! trop grand pour le nombre de ses forces effectives. La majorité des troupes est restée en arrière et refuse de marcher.

Il n'existe aucun moyen de les y forcer, tant que le gouvernement persistera à confier le sort de la Russie au bon vouloir des soldats et la direction de toutes les affaires aux comités qui travaillent contre la guerre, ou du moins montrent trop d'indifférence et de scepticisme.

L'attitude des soldats frappe tout de suite par sa brutalité, comme elle frappait autrefois par sa trop grande humilité. Certains officiers de l'état-major, qui font partie des comités militaires, ont pris peu à peu, en montrant trop de complaisances envers les soldats, des gestes et des manières plébéiennes, et ils parlent d'une façon véhéjnente, avec des intonations d'agitateurs. Aussi voit-on avec surprise un assez hautain général marcher entre deux soldats, bras dessus, bras dessous.

On est donc parvenu au point de vouloir flatter les hommes et de chercher à obtenir d'eux, par une fausse camaraderie — qui ne trompe d'ailleurs personne — ce que le nouveau régime ne permet pas d'imposer par les sanctions disciplinaires!

Le temps se perd à convaincre les réserves qu'il faut aller de l'avant et remplacer les camarades qui, jusqu'ici, ont tout fait, seuls. Heureusement, l'ennemi ne montre pas grande envie d'attaquer. Il espère probablement obtenir plus par la patience que par une opération hasardeuse.

Nous avons abandonné Kalusz et nous nous sommes retranchés derrière la rivière de la Lomnica, dont nous occupons la rive droite, avec une tête de pont à Babin, d'ailleurs dangereusement entourée par de forts retranchements autrichiens qui surplombent les nôtres.

Il reste parmi les soldats, dont la révolution n'a pu faire jusqu'ici que de mauvais citoyens, un noyau d'hommes qui veulent se battre par sentiment du devoir, ou pour le plaisir. Ils sont enrôlés dans de» bataillons nouvellement formés, les « bataillons smertj » ou « bataillons de la Mort », qui, à peu près seuls, font encore la guerre.

Pour les visiter, il me faut d'abord voyager en auto. Mais bientôt le chemin redescend vers la vallée de la Lomnica. Sur la rive opposée, je vois les positions ennemies» qui serpentent sur les pentes en face, et je dois quitter la voiture, parce que l'ennemi, dont nous pouvons facilement suivre à l'œil nu tous les mouvements, nous voit aussi nettement.

Alors c'est une promenade délicieuse dans la fraîcheur des forêts, par un de ces admirables chemins de Galicie. Le silence n'est interrompu que par de rares explosions d'obus.

Tout d'un coup, à gauche, un commandement: « Smirna! » Ce sont quelques centaines de soldats qui campent en pleine forêt et qui se sont levés à notre approche, en se mettant à l'alignement. Ils semblent donc, de leur libre gré, rentrés dans les préjugés disciplinaires de l'ancien régime.

Ce sont, sans exception, de jeunes gars, un peu apaches souvent, un peu brutaux, mais qui saluent et se redressent avec un air à la fois si sérieux et si naïf qu'il fait sourire.

Ils donnent presque l'impression de boy-scouts campant ici pour jouer, comme ceux de France et d'Angleterre, avec leur feu de bivouac et leur énorme drapeau rouge où sont dessinés une blanche tête de mort et des os blancs croisés. Mais, en faisant la guerre pour leur plaisir, ils sont fort décidés et leurs officiers m'assurent qu'ils se sont tous très bien tenus au feu et qu'on peut les y mener quand on veut. D'ailleurs, discipline très rigoureuse.

On me présente encore une jeune fille en uniforme, qui s'était d'abord cachée à notre approche. Elle a le type un peu masculin des conductrices de tramway anglaises, type énergique et agréable. Joury Kazjanenko a 21 ans. Elle a gagné deux croix de Saint- Georges et vient d'être proposée pour une troisième. Elle a été blessée, pendant l'assaut du 25 juin, par des éclats d'une grenade à main.

On ne peut rien reprocher à la jeune héroïne, sinon qu'elle a mis par ses rigueurs plusieurs jeunes officiers de son bataillon au désespoir.

 

 

L'etat-Major des « Sauvages »

Stanislau, le 7/20 juillet

J'ai fait une visite à l'état-major de la célèbre « division sauvage ». Elle a joué un rôle assez important pendant la dernière avance. Les Circassiens ont chargé à l'arme blanche. Et c'est dans l'espoir de pouvoir participer à une de ces charges de cavalerie que je suis allé demander la permission d'accompagner ces régiments indigènes du Caucase.

Ils se sont, avec la permission du général Kornilof, retirés du front pour donner du repos à leurs chevaux et pour célébrer la grande fête du Baïram. Car les cavaliers de la « division sauvage » sont presque tous musulmans.

Quand je me rends, de bonne heure, à Stanislau, en auto, pour rejoindre la 2ieme brigade qui m'a invité à assister à sa fête, je dépasse à chaque instant les cavaliers circassiens attardés qui se pressent pour ne pas manquer le dîner collectif, les jeux, les courses qui rassembleront les tribus de mahométans, perdus dans cette vaste armée de chrétiens.

Ce qui m'inquiète, toutefois, c'est que tous les convois, toutes les charrettes chargées de foin, de vivres, de munitions, et tous les soldats qu'on voit se traîner dans les tourbillons de poussière, s'éloignent du front, et que personne ne semble se rendre aux premières lignes pour approvisionner ou relever les soldats épuisés qui occupent depuis deux semaines les tranchées conquises.

La « division sauvage », que j'ai entrevue plusieurs fois et que je vais revoir est un des plus brillants corps de l'armée russe. Formé exclusivement de volontaires caucasiens et recrutant ses officiers de préférence parmi les grandes familles caucasiennes, il fut, depuis sa formation qui ne date que des premiers mois de la guerre, l'enfant chéri du gouvernement impérial. Pour cette raison, et pour des raisons politiques, le grand-duc Michel a été longtemps son commandant. Depuis, le frère du tsar a été remplacé par le prince Bagration, le meilleur gentilhomme et le plus grand seigneur du Caucase, le dernier descendant direct des Bâgratides qui ont régné sur le royaume de Géorgie depuis le cinquième siècle. Quand la famille est entrée dans la noblesse russe, le nom a été légèrement changé et le titre de prince a été le seul qu'on ait trouvé admissible en Russie. On le dit officier très capable. D'ailleurs, sa conversation est charmante et pleine d'intérêt. Manières très douces, et cette véritable courtoisie qui est la politesse du cœur. Avec lui, malheureusement, la race royale des Bâgratides s'éteindra.

Parmi les autres officiers de la « division sauvage », on trouve nombre de têtes brûlées, d'une intrépidité et d'un élan, d'une intensité de vie toute méridionale. Tel officier a dû quitter son pays pour un meurtre — question de vendetta — et n'a été admis dans l'armée que lorsque la guerre a éclaté. Tel autre a été en Sibérie pour avoir tué son adversaire dans une rixe d'amour. La plupart sont très brillants officiers, extrêmement chics dans leurs costumes pittoresques du Caucase.

Une des aventures les plus extraordinaires a été celle du chef d'état-major de la division, le colonel Gatofsky. Quelle carrière que celle de cet officier, joli page de l'empereur, breveté de l'école du G. E. M., qui parvient facilement au poste de chef d'état-major d'une division de cavalerie, mais, se trouvant en mauvais termes avec son chef, le général commandant la division, lequel est en même temps le frère d'un roi régnant, le soufflette; qu'on dégrade ensuite; qui, comme soldat, pendant six mois, faisant tranquillement son devoir, gagne par une bravoure extrême les quatre croix de Saint-Georges, après lesquelles on est bien obligé de lui rendre son grade.

Je ne puis pas m'empêcher de regarder du coin de l'oeil avec admiration ce colonel qui soufflette des Excellences et Monseigneurs, et le général qui, évidemment, n'a pas peur d'un chef d'état-major aussi impétueux.

La « division sauvage » n'a pas encore eu le temps de gagner ses drapeaux. Elle a seulement le « bountschouk », la queue de cheval suspendue à une hampe. Les régiments n'arborent que les fanions peints des « sotnias ».

 

La Fete du Bairam

Stanislau, le 8/21 juillet

Je suis aujourd'hui l'hôte de la 2e brigade, composée des régiments Tartare et Tchetehen. Quand j'arrive en auto, la table est dressée chez les Tchetchens, en plein air, dans un verger, où l'orchestre joue des mélodies du Caucase.

Le chef de la brigade, prince Fazoula-Mirza-Kadzjar, oncle du shah de Perse, de la vieille famille dynastique des Kadzjar, me reçoit avec son air tranquille et parfaitement distingué de grand seigneur persan. Ensuite viennent les chefs des deux régiments, le prince géorgien Magalof et le colonel Mouzalaief, avec leurs seconds, les colonels O'Remm, de descendance irlandaise, et le vieux comte Komarofsky; ils ont avec eux une suite brillante de jeunes officiers circassiens et russes.

Parce que je représente ici un journal français qu'on aime, et parce que les circonstances malheureuses ont fait naître l'envie d'exprimer l'admiration et la loyauté qu'on ressent à l'égard de la nation alliée, on prend ma présence — quoique je ne sois pas Français — comme prétexte de manifester les très profondes sympathies qu'on éprouve pour la grande alliée.

Nous nous rendons ensuite au dîner du régiment des Tartares, qui bat son plein, et où nous goûtons encore une fois ces étonnants plats caucasiens, composés de riz, de viandes et de raisins séchés. Dans une toute petite grange, les soldats sont entassés autour de tables qu'on a rangées en fer à cheval. Dans la mi-obscurité, je vois luire les yeux brillants dans les visages basanés. Les hommes sont d'une politesse exquise envers les officiers, et cela réconforte après le désordre qu'on a constaté partout dans la nouvelle armée révolutionnaire.

Tout d'un coup, la musique commence à jouer: deux instruments monotones qui crient sans interruption une plainte assourdissante, et une sorte de musette nasillarde qui répète toujours la même mélodie, indéfiniment. Aussitôt, des soldats commencent une danse, et ensuite un officier danse aussi, sur la pointe de ses pieds agiles comme ceux d'une ballerine. Il danse très bien, le lieutenant Tlatof, avec ses yeux riants, fixés sur les miens, tandis qu'il s'approche et s'éloigne tour à tour, avec des mouvements des bras languissants et gracieux. Et les soldats se pressent autour de leur officier qui participe à leur jeu, et l'applaudissent avec un sens très fin et très savant des distances, sentiment que le fantassin russe dans de semblables circonstances oublierait tout de suite.

Ensuite, ce sont en plein air des courses à cheval, des luttes, encore des danses au poignard entre des haies de spectateurs qui battent des mains et qui enflamment le danseur par leurs cris. Et enfin des exercices au sabre dans lesquels on passe à cheval, au galop, et on coupe des branches posées à quelques mètres de distance à gauche et à droite. Ils sont merveilleusement agiles, ces cavaliers du Caucase, qui aiment seulement les armes tranchantes. Ils dédaignent la lance, l'épée et le poignard, puisqu'ils considèrent les armes pointues comme traîtresses. Ils disent: « Ce sont les Juifs qui piquent ». Leur adresse s'exerce à donner des coups formidables qui coupent un cou d'homme, qui s'enfoncent de l'épaule jusqu'au cœur. Ou bien des coups dans l'eau qui ne doit pas rejaillir. Les officiers ont parfois des sabres qui datent de plusieurs siècles et qu'a fabriqués jadis, aux anciens temps, un célèbre armurier de Damas ou de Schouscha.

Dans ces peuples guerriers du Caucase, la discipline est basée sur des traditions patriarcales. Les officiers russes sont entourés du même respect que leurs hommes témoignent aux chefs de leurs tribus, à ces descendants des anciennes familles dynastiques du Caucase, des rois d'Abgazia, de Nahitsche-wan, ces Khans Scherwaschidzé, Nahitschewansky, Dzjordzjasdze, qui à côté du prince Fazoula, enflammés tout comme leurs soldats, suivent leurs danses, et participent à leurs jeux sportifs, comme ils partagent leur extrême mépris des dangers et de la mort.

Le soir, les princes Fazoula et Magalof me reconduisent à Stanislau en auto. Et là, déjà, des bruits alarmants flottent dans l'air. La population, respectée jusqu'ici par l'armée d'occupation, s'assemble dans les rues. Les soldats d'infanterie, occupant en trop grand nombre les coins des trottoirs, discutent les nouvelles, les rumeurs qui précèdent les défaites et les paniques.

 

Conversation avec un Soldat

Stanislau, le 9/22 juillet

Le prince Bagration me montre une dépêche du général Kornilof, devenu commandant du groupe d'armées du Sud-Ouest, qui, en des termes chaleureux, loue sa division de ce qu'elle a fait pendant l'avance sur Kalusz et prie les troupes du Caucase de vouloir bien suspendre les fêtes religieuses du Baïram pour venir protéger, dans la XIe armée, des positions qu'une trahison subite et scandaleuse de deux régiments de la Révolution, aussitôt suivie par d'autres libres citoyens, a, d'une façon inouïe, mises en danger.

Nous partirons donc demain pour cette armée, et nous nous réjouissons d'entrer bientôt en contact avec l'ennemi. Cependant, la division a beaucoup donné. Lorsque l'infanterie russe, en supériorité numérique sur l'ennemi, eut pris le 26 juin Babin, le 27, Bloudniki et Padworki, assurant ainsi à l'infanterie le passage de la Lomnica, elle se trouva arrêtée sur l'autre rive de la rivière par de nouvelles lignes de fils de fer. Mais, après avoir défendu et dépassé Kalusz, elle s'est avancée jusqu'à Mossiska et Kopanka, où elle se heurta de nouveau — et cette fois définitivement — à une position préparée.

Un soldat, membre d'un comité de corps d'armée, a exprimé le désir de me questionner. Je me rends volontiers à son désir, parce que j'ai tellement entendu parler de l'activité de ces comités. Le gouvernement et le G. Q. G., qui les a institués, la croit utile à la continuation de la guerre; mais je n'en suis point sûr.

Le soldat me demande pourquoi la France veut continuer la guerre. Je lui explique qu'elle ne l'a commencée que pour tenir ses engagements envers la Russie et qu'il lui est impossible de la finir maintenant.

— Le pays est épuisé, réplique-t-il. On a versé du sang pendant trois ans. Nous en avons assez.

Je réponds que l'ennemi est encore en Russie, qu'une paix allemande maintenant ferait perdre aux républicains russes tous les avantages qu'ils se promettent du nouveau régime, et que l'avenir de la Russie serait compromis par une attitude trop molle pendant ces mois qui peuvent être décisifs.

— Mais si nos soldats ne veulent plus se battre?

— Eh bien! dis-je, est-ce que cela dépend maintenant d'eux, si vous voulez, oui ou non, vous battre?

— Dans une république démocratique, on ne peut pas faire la guerre contre la volonté des soldats!

— Oui, surtout s'il y a tant de mauvais citoyens parmi eux. Il faut, dans ce cas, employer quelques groupes d'autos-mitrailleuses contre les récalcitrants.

Mon interlocuteur se.fâche alors et catnmence à épuiser son vocabulaire de propagandiste révolutionnaire contre la France qui est une « république bourgeoise », tandis qu'au contraire la Russie est ou sera une véritable « république prolétaire », etc.

Les trains des régiments quittent Stanislau ce soir. Les rues sont obstruées par les voitures, parce que ce départ, prenant tout de suite forme de retraite, inquiète les soldats des transports, qui sont peu militaires, qu'on tient toujours éloignés des batailles, qui ont « la frousse » et se hâtent de détaler. Ce sont partout, dans l'obscurité, des jurons, des cris qui sortent des voitures arrêtées en quatre files, sur une longueur de plusieurs kilomètres.

Les bruits se précisent. A Tarnopol, l'infanterie a pillé et incendié la ville, en commettant des atrocités sans nombre. Stanislau verra-t-elle. les mêmes hontes? Je vois des soldats du train qui pillent des boutiques sous prétexte qu'il ne faut rien laisser aux Allemands. Ils. entassent des ballots qu'ils abandonnent dans la boue. Je dois m'employer moi-même pour aider un restaurateur à défendre ses couverts, ses nappes et ses tables. C'est une nuit très pénible.

 

 

Sur La Route de la Retraite

Le 10/23 juillet

Après un sommeil de trois heures, je me réveille en sursaut. La division est partie et il me faut la rejoindre coûte que coûte. Dans les rues, on voit des scènes d'une terrible désolation. Et, puisque je porte l'uniforme, je suis en quelque sorte complice de ce désordre et j'en ressens une honte très vive. Une charrette qui passe, un cheval d'officier tenu à la bride par une ordonnance: je charge quelques effets dans la toute petite voiture et je pars à bride abattue pour retrouver ma « division sauvage ».

Je rejoins ses régiments déjà à Miketyntze, où ils attendent l'arrivée de leurs trains, à un carrefour où un autre convoi, immense, marchant vers le Sud, les a arrêtés.

Tout à coup notre cortège s'ébranle, et, parce que je suis avec des officiers d'un régiment qui forme notre arrière-garde, je vois passer toutes les peuplades du Caucase, qui se sont volontairement engagées dans la « division sauvage »: les gens de Kabarda, ceux de Daghestan, les Tartares, les Tchet-chens, les Circassiens, les Ingoushs, tous types orientaux, mais appartenant à cent races différentes, qui se sont croisées, ou qui, dans quelques endroits, vallées séparées ou crêtes inaccessibles, se sont maintenues pures. L'œil furtif et perçant, qui regarde surtout à la dérobée, la tenue nonchalante, mais d'une bravoure et d'une discipline à toute épreuve, ils manifestent un visible dédain pour l'infanterie, qui a décidément mauvaise tenue, et qui ne les aime pas.

Sans hésitation, ils tourneraient leurs armes contre ces bandes indisciplinées qui, sans cohésion, sans chefs, traversent selon leur plaisir tout ce pays.

Enfin viennent les Turcomaris, qui forment le plus extraordinaire régiment de Russie, et que le commandement a provisoirement attachés à notre division comme septième régiment. Sous d'énormes « papachas » (bonnets noirs), leurs faces très brunes d'Arabes font une très martiale impression. Mais ce que nous ne cessons pas d'admirer, ce sont leurs chevaux, parfois de pur sang arabe, aux jambes fines et aux queues superbes, vibrants de feu, et qui peuvent galoper pendant des heures. Ils passent sans regarder personne, très fiers. Il y a un escadron entier monté sur des grisons, un autre sur de magnifiques chevaux noirs.

De temps en temps nous nous arrêtons dans un champ, pour nous reposer après cette nuit sans sommeil, et ce sont alors des spectacles inoubliables, pleins de vie et d'une beauté qui dépasse toutes les imaginations. Toute la plaine semble animée. Les officiers en leurs costumes superbes, aux capes rouges et jaune d'or, forment un groupe magnifique, et autour d'eux une multitude de chevaux broutent l'herbe, jusqu'à la crête des collines qui entourent ce fertile paradis galicien, sur lequel le soleil épand un glorieux rayonnement.

Un commandement retentit à travers la vallée, on le répète partout, et les régiments qui s'étaient rapprochés se séparent. On monte à cheval, on se met en lignes, on pique vers la voie, en brisant subitement les cortèges des troupes à pied et les trains des régiments, et on reprend majestueusement sa place dans l'énorme défilé, qui — nous commençons à le comprendre — signifie la retraite et l'abandon. Et je vois dans les yeux étonnés des soldats de la Révolution l'admiration et la terreur que leur inspirent nos cavaliers impassibles.

A Kloubovtze, j'assiste à une scène pleine d'intérêt. Nous dépassons le régiment de Lithuanie, celui même qui a décidé du sort de la Révolution dans les rues de Petrograd. Près d'une voiture de transport, dans laquelle un homme est étendu, un sous-officier à cheval, dans un état de fureur sourde. Les yeux semblent lui sortir des orbites. Il fouette de sa nagaïka l'homme couché, qui est ivre, et autour de lui les soldats du régiment semblent l'approuver. Il hurle:

— 0 cochon, tu es donc ivre! Ce n'est vraiment pas le moment d'être ivre maintenant que nous allons vers la bataille. Voilà donc la liberté, n'est-ce pas!

Et en se tournant vers ses camarades:

— Jetez-le dans le fossé. Je prends ceci sous ma responsabilité. Et que personne ne mette ce cochon dans sa voiture!

Ainsi fut fait. Le cortège se mit en route et l'homme, ivre et hébété, resta dans la boue.

Un officier aurait-il pu faire la même chose sans vexer ces soldats, si jaloux de leurs libertés? Et que de tels, sous-officiers sont rares, malheureusement, parmi ces paysans dont on a déchaîné les mauvais instincts!

La principale vertu du simple soldat russe est l'obéissance. Il se sent de plus en plus embarrassé par la fausse liberté que des combinaisons politiques lui ont donnée. Une forte voix qui crie, un bras de fer qui frappe, — et il comprend.

Nous ne ferons aujourd'hui que 35 kilomètres à peu près; l'ordre nous est venu de nous arrêter pour cette nuit à Nizniov. Nous apprenons que, déjà, nos troupes au Nord de Stanislau, abandonnées par les trains et les réserves, se replient sur la ville, et qu'ici et là nos batteries, dans une fuite précipitée, ont été abandonnées.

 

Avec Les Ingoushs et les Tartares

Le 11/24 juillet

J'ai passé la nuit dans la chambre du colonel Mouzalaief, l'excellent commandant du régiment des Ingoushs. Mes bagages, épars sur différentes voitures, se perdent; mais je n'ai qu'à offrir un bon pourboire, et ils se retrouvent immédiatement.

Nous partons à 6 heures pour Monasterzyka et Buczacz. Le temps est excellent. Pendant notre trajet nous sommes coupés de la division, qui a quitté Nizniov une heure après nous, et de tout le reste de l'armée. De temps en temps une auto qui passe, un courrier en galop, nous renseignent bien vite sur la situation qui empire. Mais nous coupons vers Buczacz par de petites routes, nous passons les fleuves à gué pour faire boire les chevaux. L'insouciance martiale des hommes, l'attitude dégagée des officiers accroit l'impression que nous faisons une simple promenade par ces paysages qui sont d'une invraisemblable beauté. J'accompagne le régiment des Tartares, marchant en avant, entre les colonels, prince Magalof et comte Komarofsky. Le premier, extrême- ment brillant officier, Géorgien à la culture européenne. L'autre, grand, très franc, le type de ces vieux gentilshommes russes d'un temps qui semblerait trop rude et surtout trop guerrier aux délicats d'aujourd'hui. Le comte Komarofsky fait la guerre pour la cinquième fois. Il a promené son activité et son enthousiasme du Transvaal à Pékin, de la Mandchourie aux Balkans. D'ailleurs, d'une très grande culture universitaire, méprisant tous les « bureaux », quoique lui-même breveté de l'état-major,?— et mauvaise langue spirituelle à tout casser.

Avant Buczacz, nous rejoignons les régiments d'infanterie qui marchent en complet désordre. En ville, partout les voitures obstruent les voies.

Il va sans dire que Buczacz, où l'armée révolutionnaire a passé, est pillée de fond en comble, et à plusieurs places incendiée. La population, par ordre ou par peur, a fui.

La division reste à Buczacz, les régiments vont à Triboukhovtze. Nous sommes de nouveau coupés du reste de l'armée, et il faut attendre le rétablissement des communications téléphoniques, qui se fait le soir à notre arrivée, pour savoir ce qui se passe sur le front.

Les Allemands ont pris Podajce, à une trentaine de kilomètres d'ici, et semblent s'approcher à marches accélérées. Il se passe des choses épouvantables: les réserves qui marchaient vers Podajee, pour secourir les troupes qui l'occupaient, ont partout été arrêtées par d'autres soldats qui les immobilisèrent en leur donnant de fausses nouvelles, et les convainquant qu'elles seraient inévitablement prises si elles continuaient leur chemin. Les Allemands avancent à peu de frais.

C'est partout la même chose: les « bataillons smertj », les bataillons d'attaque qui sont en première ligne, font généralement leur devoir, mais cette petite armée de volontaires est abandonnée par les réserves, qui sont prises par la panique, et font le vide derrière les tout petits groupes de combattants. Ceux-ci, délaissés par les services d'approvisionnement, par les troupes de relève, par les services de transport, n'ont qu'à se retirer à leur tour, ou à se rendre à l'ennemi, s'ils s'aperçoivent trop tard de l'isolement complet dans lequel les ont laissés leurs camarades de l'arrière.

Mais partout les Juifs font entendre à demi-mots que c'est la punition des pogroms de Kalusz, de Tarnopol, et des pillages systématiques de tous les villages de Galicie, par où l'infanterie de la liberté a passé. Et il se pourrait très bien qu'à la punition céleste — combien méritée d'ailleurs! — se soient ajoutées les vengeances humaines.

 

Scènes de Déboute et de Pillage

Le 12/25 juillet

Nous voilà de nouveau en selle à six heures le matin. J'accompagne le docteur du régiment des Tchetchens. Suivis de nos ordonnances, nous sommes sur le point de prendre la chaussée vers Czortkov, quand nous entendons tout près des coups de fusil et dea cris déchirants. L'ennemi est-il déjà si ' proche? Il faut en avoir le cœur net. Nous piquons vers le village, où une autre partie de notre division vient de passer la nuit. Des scènes invraisemblables nous attendent, des femmes en pleurs, des enfants qui crient et qui nous implorent de ne pas leur faire de mal. Une vieille grand'mère avec sa fille et ses petits-enfants, en nous voyant, se sont mises à genoux dans la rue, devant nos chevaux, et nous prient de leur rendre justice: on leur a volé leurs dernières ressources en argent. Non l'ennemi, mais les Russes ont passé par le village. Dans une ferme, un vieillard se découvre. Sous son chapeau de feutre, on voit une fraîche blessure faite par un coup de sabre. Il semble n'avoir pas été assez prompt à donner sa montre et ses dernières couronnes. Le docteur, d'ailleurs aussi impuissants que tous les autres officiers de l'année russe, panse le pauvre vieux diable, autour duquel des femmes et des petites filles, en sanglotant, se sont rassemblées.

Partout des maisons qui s'allument à l'horizon: là-bas, l'infanterie passe par les villages.

Après avoir fait une vingtaine de kilomètres, nous sommes arrêtés à Bialo-bojnitza par un ordre de la division. L'ennemi semble attaquer Ruczacz. Et des cavaliers qui passent assurent que les réserves du front sont toutes en fuite. Il est 11 heures. Nos Tchetehens mènent leurs chevaux paître dans les fchamps d'avoine et d'orge. Les voitures de transport, sans relâche, se dirigent vers l'Est pour mettre en sûreté les bagages de l'armée.

Tout d'un coup, des petits points apparaissent sur la crête des collines, qui limitent le paysage vers le Nord. La vue en est tellement extraordinaire que nous nous portons instinctivement au-devant de cette ligne vivante qui se rapproche. Et puis on voit que c'est l'avant-garde des déserteurs, gens sans fusils, sans sacs, et ne portant que leurs vêtements. Encore d'autres lignes qui approchent et descendent dans cette vallée qui semble vivre partout d'une vie fiévreuse. Ce sont des milliers de fuyards, tous pris d'une panique irrésistible, et qui se hâtent d'échapper à l'ennemi qu'ils n'ont même pas vu. Et nos cavaliers, avec leur discipline d'ancien régime, regardent avec surprise et ironie ce spectacle abominable.

Une auto paraît, au petit drapeau rouge, filant à toute vitesse: c'est un isoldat, membre d'un comité de corps d'armée, qui a réquisitionné une auto militaire pour sa fuite avec ses « tawarischi », ses camarades.

pour la deuxième partie - Pendant la Retraite de Galicie 2

Ludovic H. Grondijs

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