de la revue ''l'Illustration' No. 3847, 25 novembre 1916
'Attaques en Forêt - 2'
par Ludovic H. Grondijs
journalist néerlandais

Visions de Guerre sur le Front Russe

pour la première partie - 'Attaques en Forêt'

 

9 octobre 1915

On se battra aujourd'hui. Le chef d'état-major m'explique sur la carte la situation. Comme je l'ai déjà dit, la compagnie que j'ai visitée hier s'est, au jour de l'attaque générale, un peu plus avancée que les unités voisines. Les régiments à gauche et à droite feront donc aujourd'hui un assaut en règle, tandis que la compagnie dont j'ai parlé se bornera à une démonstration destinée à occuper l'ennemi sur ce point. Tant mieux si elle peut avancer encore. Sa nouvelle position ne sera plus aussi dangereuse que celle qu'elle occupe.

Je pars donc de bon matin, escorté de trois cosaques, dont l'un porte mon appareil photographique. J'ai une selle anglaise et j'ajourne mon premier essai d'une selle cosaque, qui me semble étrange avec ses étriers si bas que le cavalier est toujours debout et, pendant le trot, continuellement secoué.

Il y a une grande animation dans le régiment. Le colonel désigne un soldat qui me conduira vers la tranchée la plus avancée. Nous partons donc, à cinq, à travers la broussaille. Quand nous parvenons à la lisière de la forêt que j'ai visitée hier, je fais attacher nos quatre chevaux et laisse deux cosaques pour les garder. Le troisième cosaque et le soldat m'accompagnent plus loin.

La tranchée que les Russes ont prise avant-hier n'est occupée que par deux officiers et quelques hommes qui ont installé à l'extrémité un poste d'observation pour les canons de montagne. Nous pouvons, à travers une sorte de clairière, découvrir un coin de bois où l'on sait que se trouvent les Autrichiens. Le colonel Kvikine dirige le tir, et les obus qui tombaient tantôt trop court, tantôt trop loin, touchent maintenant le but. Nous observons leurs effets avec nos jumelles; mais, chaque fois que nous sortons du poste et nous mettons sur le parapet, l'ennemi nous voit. C'est, immédiatement, une série d'explosions contre les arbres, autour de nous. Les balles explosives que les Autrichiens emploient éclatent d'un bruit sec, sans donner un avertissement comme les obus des pièces de campagne. Heureusement l'ennemi a mal calculé la distance et ses projectiles arrivent trop haut.

Nous nous sommes beaucoup exposés. Au moment où je me prépare, à sortir avec mes deux hommes pour rejoindre la compagnie, on nous bombarde avec des shrapnels. Deux arbres, un sapin et un bouleau, sont coupés net par les culots de deux obus qui éclatent au-dessus de nos têtes. Au même moment le soldat qui marche à côté de moi porte, avec un cri, sa main à la poitrine en disant que le sang lui sort d'une blessure.

Il nous faut revenir sur nos pas. Je conduis l'homme, en le soutenant, à la lisière de la forêt. Nous le déshabillons, mais il n'y a rien qu'une tache rouge à l'endroit du cœur. La capote est déchirée par une balle de shrapnel tombée verticalement. Un phénomène de suggestion, provoqué par une légère ecchymose, lui a fait croire qu'il perdait du sang. Je le renvoie à l'arrière et continue mon chemin avec le cosaque qui a la charge de mon appareil.

La compagnie d'hier s'est portée en avant. Elle a creusé de petites fosses peu profondes à l'orée du bois. Là, les hommes attendent les événements. Le sous- capitaine Stawerosky est surpris de me voir. Il m'annonce une attaque sur les lignes autrichiennes qu'on va faire dans quelques instants et, avec une grande courtoisie, il me propose de l'accompagner. Il y a des invitations auxquelles il est difficile de résister. J'accepte donc, mais je refuse le fusil qu'on vent me donner.

— Ce sera plus naturel, me dit le sous-capitaine.

— Monsieur Stawerosky, répondis-je, vous oubliez que je suis touriste.

Les Autrichiens occupent la lisière d'une forêt, devant une clairière, mais on n'a pas d'informations très précises sur leurs positions. Les reconnaissances sont fort difficiles dans ces forêts où l'on doit s'approcher à très petite distance pour ne pas voir grand'chose et où les éclaireurs sont si facilement tués ou pris.

 

l'Attente de la Première Attaque

Nous faisons une promenade militaire pour arriver à cette partie de la clairière d'où la compagnie s'élancera. Quand le sous-capitaine Stawerosky donne le signal d'avancer, tous les soldats se lèvent et, d'une marche lente et régulière, entrent dans les broussailles. Pendant les cinq premières minutes nous marchons à l'abri d'une légère élévation du terrain. Puis nous entrons parmi les buissons sans être assurés que nous n'y trouverons pas l'ennemi.

Il est certain qu'en face on a remarqué un mouvement dans nos lignes. Les balles explosives commencent de nouveau à éclater autour de nous. Avec grande prudence nous avançons et nous atteignons enfin la lisière de notre bois et la base de l'attaque.

Nous nous couchons par terre. Le chef de la compagnie, qui a reçu un ordre par téléphone, m'explique qu'il avancera avec ses hommes après une « rafale » d'artillerie de dix minutes.

Midi est passé. Les cinq ou six officiers, dont j'ai oublié les noms, sauf ceux du sous- capitaine Stawerosky et du lieutenant Bechanisky, mais dont les visages que j'ai observés en ces si graves circonstances ne sortiront plus de ma mémoire, partagent fraternellement avec moi le repas froid qu'on nous apporte du « régiment ». Les soldats, curieux, se groupent autour de nous.

Ceux-ci sont généralement des gens bien bâtis, forts et dans la fleur de l'âge. Ils attendent sans impatience ni empressement le signal de l'attaque. Quand je les compare aux troupes que j'ai vues sur le front occidental, dans de semblables circonstances, je suis frappé par leur parfaite indifférence devant le danger imminent, indifférence qui ne se trahit ni par une sombre humeur, ni par une gaieté excessive.

Je cause avec les officiers sur différents sujets que nous choisissons, non sans affectation, hors des idées qui devraient à ce moment occuper notre esprit. Une heure s'écoule, puis une deuxième; la conversation tarit; elle ne se maintenait qu'à la faveur d'une animation qui commence à tomber dans l'énervement de l'attente. De souriant, d'insoucieux, chacun devient renfermé. Le signal n'arrive pas.

Tous voudraient en finir, s'élancer pour supprimer cette indécision qui tend les volontés comme des ressorts surchargés. Les soldats se sont couchés et essaient de dormir. Chez eux, la réaction contre la lassitude se traduit par une indifférence que leur esprit simpliste entretient en n'imaginant aucun danger. Les officiers sont attentifs et graves. L'ennemi est là qui attend, qui ne songe pas à attaquer mais concentre toutes ses forces dans la défensive qui lui est familière. Devant lui, il y a une grande clairière qui ne permet aucune surprise. Il faudra traverser ce champ découvert, sous le feu des fusils, des mitrailleuses, des canons. Un grand nombre d'assaillants seront tués ou grièvement blessés et on se figure les souffrances, entrevues d'un coup d'oeil dans les postes de secours. Sera-t-on de ceux-là? Des images plus douces surgissent, qui amollissent, comme de petits péchés et de subtils poisons qui s'attaquent à la volonté. Pour réagir, je l'ai constaté en multipliant mes questions, les officiers comptent sur leur courage qui est d'une essence toute particulière, fait en partie du flegme imperturbable de leur race et en partie de ce mépris de la mort que possèdent les âmes bien trempées sur les champs de bataille.

Le mépris du danger et de la mort est l'atmosphère qu'on respire sur les théâtres de la guerre. Il y est tout naturel, comme est, chez le commerçant, l'intelligence changée en finesse et la vitalité immobilisée en habileté. Dans l'armée en campagne, la jeunesse si ardemment attachée à la vie s'entretient du danger avec enthousiasme et de la mort comme d'une chose naturelle. La vie humaine vaut ici sa valeur réelle. L'homme seul se fond en face des grands buts de l'humanité, et, s'il peut s'élever jusqu'au sacrifice en faisant abstraction de sa propre existence, il aboutit à cette vérité, unique dans l'histoire: « La race est tout, l'homme n'est rien. » Et c'est comme un sacrement qui descend dans son âme.

 

l'Assaut et le Repli

Nous avons attendu trois heures qu'on nous annonce du régiment que le bombardement allait commencer; on s'élancera ensuite après les dix minutes fixées. Le résultat du bombardement me paraît fort incertain. J'ai eu l'occasion de me convaincre des difficultés qu'éprouvent les observateurs d'artillerie à apprécier les effets du tir sur un ennemi qu'ils ne voient pas et qu'il est impossible d'approcher. Toutefois, les coups de nos canons ont cette utilité d'enflammer les soldats auxquels le bruit cadencé des obus explosant au-dessus des lignes donne un appui moral.

Les officiers, Stawerosky en tête, se dirigent à la lête de leurs hommes vers les arbres les plus avancés. Devant nous s'étend la grande clairière, couverte d'herbes, et unie. Il faudra franchir les 400 mètres qui séparent les positions ennemies des nôtres. Les officiers n'ont pas de gestes héroïques, ni de paroles enivrantes pour inspirer à leurs hommes le courage. Tout le monde est fort calme, et particulièrement les soldats, dont la plupart ne voient le feu que pour la seconde fois. Ils me surprennent de plus en plus par leur incroyable flegme. Pas de gestes ni de paroles. Et dans les visages immobiles brillent des yeux clairs, au regard tendu.

Je veux pourtant les voir pendant leur marche en avant, sans trop m'exposer, et surtout sans paraître prendre part à l'attaque, ce qui n'est pas dans mon rôle. On me conseille de m'avancer seul vers un grand trou, à côté d'une meule de paille qui se trouve entre les lignes. J'y vais donc sans mon cosaque, lequel, avec son appareil, s'est assuré en arrière une place moins dangereuse.

L'ennemi tire rarement sur un homme qui avance seul dans sa direction au moment qui précède l'assaut. Je parviens sans grand danger au trou, au fond duquel je trouve deux officiers d'artillerie dont un colonel. Nous voilà donc trois spectateurs avantageusement placés aux fauteuils d'orchestre, tout près du drame.

Derrière nous le violent aboiement des canons de montagne se prolonge. Nous sentons comme de longues tiges qui passent au-dessus de nos têtes, et portent parmi les cimes, dans la forêt en face, des fleurs blanches. Nous essayons d'apprécier l'effet du tir; mais rien n'apparaît. L'ennemi, sans doute, flaire le danger et se tapit dans ses tranchées.

Tout à coup nos lignes se lèvent, et, baïonnette en avant, marchent résolument dans notre direction, sous un feu encore peu violent. Nous voyons nos soldats au moment où ils nous dépassent. Ils ont le même air enfant, et, si l'on ne remarquait leur visage crispé, ils sembleraient faire une simple manœuvre. Les plus jeunes sont calmes comme les vétérans.

Les deux officiers d'artillerie n'ont pas pu emporter avec eux le téléphone

dans le trou qui fait un si bon poste d'observation. Tant que nos troupes n'ont pas approché des lignes ennemies, le colonel crie: « Feu! » à un téléphoniste, resté sur la lisière du bois, et qui transmet l'ordre aux batteries.

Maintenant les soldats avancent par bonds sur tout le front, puis se jettent par terre, se lèvent de nouveau et continuent leur progression. Quelques-uns tombent et ne se relèvent plus.

Des mitrailleuses ennemies sort maintenant le feu le plus intense que j'aie jamais entendu. Ce sont des milliers de balles explosives qui éclatent derrière nous, contre les arbres. Cette fusillade est d'autant plus terrifiante que ces explosions en face, et partout autour de nous, nous donnent l'impression d'être entourés d'ennemis.

Le champ, sur toute son étendue, est cinglé de coups terribles par un gigantesque fouet. Les projectiles semblent frôler nos têtes qui sortent pour regarder. Une balle éclate dans un tas de foin à côté de nous, où elle rencontre un objet dur, et des fragments entrent dans notre abri. Le colonel, les yeux allumés, hurle pour la dernière fois vers la forêt: « Feu! »

Les batteries de l'ennemi entrent maintenant en jeu, et nos soldats avancent sous cette triple pluie de projectiles de fusils, de mitrailleuses et de canons. Les pertes sont grandes. Néanmoins, j'entends déjà le bruit des cris qui précèdent l'attaque finale. Et aussitôt, je vois les officiers donner à leurs soldats l'ordre de revenir en arrière. La préparation par l'artillerie a été insuffisante, ainsi que le travail, d'ailleurs impossible, des éclaireurs. Nos hommes seraient décimés sans résultat.

Le feu, si possible, augmente en intensité. Cependant nos soldats reviennent, tous debout et aussi calmes qu'ils étaient pendant l'avance. Tandis que des camarades tombent, leur flegme ne les quitte pas. Il m'en restera toujours un des souvenirs les plus impressionnants de la guerre.

Les officiers sont très bien. Us reforment leurs troupes sur le terrain, sous le feu. Ne sachant pas si les Autrichiens ne tenteront pas une contre-attaque, qui me mettrait en danger d'être fait prisonnier, je quitte le trou. A ce moment, je vois tout près de moi le colonel Kvikine, qui, au milieu des hommes qu'il rassemble, m'adresse en souriant un salut.

 

 

Impressions Personnelles Sous le Feu

Je suis obligé de parcourir environ deux cents mètres sous les balles. Il m'est impossible de courir vite parmi des gens qui se promènent avec tant de calme sous le feu. Parce qu'on les entend venir, les shrapnels de trois pouces font moins d'impression que le tir des mitrailleuses. Toutefois, à côté de moi, un obus abat deux soldats.

Revenu à la lisière du bois, je veux me reposer un moment et attendre le développement des événements dans un trou, assez large pour deux hommes, et dans lequel se trouve déjà un Russe. Celui-ci, par une politesse un peu excessive, se lève pour me laisser plus de place. Cet excès de courtoisie me choque, d'autant plus qu'il ne s'agit pas de plaisir. Je continue donc ma course avec mon cosaque qui m'a rejoint. Un jeune officier que j'aborde me dit qu'on veut attendre des renforts avant de recommencer l'attaque.

C'est une pluie de shrapnels sur la forêt, percée par les balles qui sifflent et éclatent. Pourtant, où je m'arrête, on est mieux, parce que l'immense quantité d'arbres qui peuvent être touchés donne l'impression qu'on a beaucoup moins de chance d'être atteints que dans la plaine rase. Au moment où j'arrive à trente pas de nos chevaux, un obus éclate juste entre moi et eux. Je m'étais jeté par terre près d'un arbre, qui est mutilé à hauteur des genoux. Pas plus que moi, les chevaux ne sont touchés. Ceux-ci n'ont même pas bronché. Les chevaux en Russie éprouvent plus de terreur pour une auto qui passe que pour un obus qui arrive tout droit. Cependant, mon cheval me caresse les mains de son museau quand je le dégage pour sauter en selle.

Nous filons à toute vitesse, poursuivis non seulement par les balles explosives, mais encore par la faim. Il est 6 heures du soir, et je n'ai rien pris de la journée.

Au régiment, je rencontre le colonel d'artillerie avec lequel j'ai occupé le trou, et qui l'a quitté un peu avant moi. Les coups de téléphone résonnent, et les troupes de renfort arrivent pour la seconde attaque. On leur voit toujours le même calme. Et dans la nuit tombante avancent les longues colonnes de figures silencieuses aux longues capotes grises, sans ostentation, parfaitement déterminées.

 

Deuxième et Troisième Attaques: Prise de la Position Ennemie

Bientôt nos canons, qui ont commencé à tonner, se taisent: la deuxième attaque a commencé.

A la division, je n'arrive qu'à 8 heures du soir. Les officiers m'ont attendu avec impatience et inquiétude pendant tout l'après-midi. Ils me font la réception la plus charmante qu'on puisse s'imaginer. Je constate avec grande satisfaction qu'on n'a pas négligé le menu. Ma faim, qui a été suspendue par l'ivresse du spectacle, éclate comme un obus raté auquel on touche par hasard.

Le chef d'état-major nous apprend que la deuxième attaque a échoué comme la première. L'ennemi a employé une ruse. On raconte que, dissimulées derrière des hommes qui levèrent les mains en l'air, des mitrailleuses ont ouvert le feu sur les Russes qui avaient baissé le fusil. Tout de suite, une troisième attaque est ordonnée. Une demi-heure après on téléphone du régiment que la tranchée est prise. Mais on ne parle aucunement de prisonniers qu'on aurait faits. Ces ruses allemandes sont parfois très dures pour ceux qui les emploient.

La nuit est tombée depuis longtemps. Nous sommes penchés sur la carte et discutons les gains remportés. Il règne un silence étonnant, qui nous déconcerte après ces journées et nuits pleines d'orages. Il paraît que de nouveaux ordres du général Broussilof suspendent pour le moment toute opération sur ce point du front, et que des déplacements de troupes prépareront un mouvement dans une autre direction. Il ne me reste donc qu'à retourner au plus vite vers l'armée.

Le lendemain, le général Belisor s'excuse de ne pas avoir pu nous donner mieux que sa paille et ses maigres repas. Il oublie cette bonne cordialité, cette franche camaraderie des officiers russes, qui réconfortent le civil égaré dans la zone des armées.

Au moment du départ, on amène des éclaireurs autrichiens faits prisonniers. Ils nous apprennent qu'on s'est battu hier avec les meilleures troupes autrichiennes: des hussards magyars combattant à pied. Il semble que leurs chevaux sont employés pour les transports.

Quelques jours après ces événements, la nouvelle nous parvint que le sous-capitaine Stawerosky, blessé au ventre par une balle de mitrailleuse pendant l'attaque à laquelle j'avais assisté, venait de mourir, ainsi qu'un lieutenant. Je suis heureux de pouvoir témoigner, par mon récit, du sang-froid, de l'entrain et de l'ascendant sur leurs hommes que ces officiers ont montrés aux derniers instants de leur vie.

 

Ludovic H. Grondijs

 

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