- de la revue 'l'Illustration' No. 3764, 24 avril 1915
- 'la Campagne d'Hiver en Galicie'
- Sur le Front de l'Est
dessin de H.C. Seppings-Wright
Le dessins de M. H. C. Seppings Wright, correspondant de guerre de l'Illustrated London News, que noué reproduisons - le dernier qu'ait envoyé de Galicie cet artiste - fait sentir, mieux que toute description, ce que dut être, sur le front oriental, la fin de la campagne d'hiver dont la prise de Przemysl a été le triomphal couronnement. Les monts, les plaines couverts d'une neige épaisse de deux mètres, en de certaines places; des routes invisibles sous ce linceul; de temps à autre, des tourmentes furieuses, comme on n'en avait pas vu, même dans ces rudes contrées, depuis des années; et, dans ce milieu hostile, des troupes avançant toujours, cependant, des troupes de fer, insensibles aux pires misères comme inaccessibles au découragement: voilà dans quelles conditions, - sans parler des défenses formidables que nous énumérions la semaine passée - nos alliés ont eu à lutter pour la possession de Przemysl, et nous ne saurions assez insister sur le mérite qu'ils ont eu à remporter cet avantage si gros de conséquences.
Pour nous renseigner sur les conditions dans lesquelle ils trouvèrent la place en y entrant, nous n'avons toujours que le récit de M. Stanley Washburn, correspondant du Times, que nous signalions dans notre précédent article sur Przemysl, - dont le nom, tant qu'on l'écrira ainsi, devra décidément, d'après les indications très précises et de bonne doctrine philologique qui nous sont fournies par un de nos lecteurs, être prononcé Pehémychl.
De ce récit très documenté, très vivant, il convient de retenir, car cela nous fera mieux apprécier la paternelle discipline de notre armée, l'attitude des officiers autrichiens vis-à-vis de leurs hommes.
La famine, aux derniers jours de Przemysl,fut terrible, - du moins pour les pauvres diables, les civils demeurés attachés à leurs foyers, et les braves soldats liés là par le devoir, dont certains tombaient dans la rue, de faiblesse, au cours des corvées. Les hôpitaux mêmes étaient à court de vivres. « Torturés par la faim, écrit M. Stanley Washburn, les habitants se rabattirent sur les chats et les chiens. » Cependant, les officiers ne changeaient rien à leur existence confortable, à leur vie de café, de cercle. « Tandis que les soldats râlaient dans les tranchées, les fils de famille galonnés, arrivés de Vienne, s'amusaient au café Sieber et au café Elite. »
Les officiers dit, hésitante, une sur de charité autrichienne, interrogée par le journaliste anglais... Ah! non, ceux-là ne pâtissaient pas. Ils vivaient comme des archiducs.
Ah! « Grand-Père » Joffre! et vous tous, nos officiers si braves et si bons, qui êtes ici les camarades, les vrais frères d'armes de vos troupiers! La voilà peut-être, la raison profonde de vos succès et de la confiance et de l'entrain de ceux qui vous suivent!...
Quelques-uns de ces « beaux fils », comme disait Auguste Barbier, sont demeurés dans la place après la reddition pour « passer le service », - faciliter le transfert des administrations, et, à leur tête, le général Hubert, précédemment chef d'état-major. Si bien qu'aux abords du quartier général, dans les couloirs, dans les bureaux mêmes où le gouverneur russe, le général Artamonof, occupe la propre table du général Kusmanek, transféré en Russie, se frôlent les uniformes des deux armées, les vainqueurs et les vaincus, ceux-là dans leurs splendides défroques de misère, leurs tenues de campagne; ceux-ci, d'après les termes mêmes de M. Stanley Washburn, « sanglés, gras, fleuris, vraiment rekisants comme des princes ». Et, de même, une simple inscription en russe, à la craie, indique, à l'entrée du quartier général, que sur- monte comme une pompeuse inscription allemande en lettres d'or, que le local a changé de maîtres.
D'ailleurs, l'occupation solennelle de Przemysl, l'entrée en fanfare, enseignes déployées, des troupes victorieuses ne s'est point encore produite. D'autres soucis occupent les Russes, et quelques détachements seulement, un petit nombre d'hommes, occupent la ville.
- dessin de H.C. Seppings-Wright
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- de la revue 'l'Illustration' No. 3768 22 mai 1915
- 'Une Visite A Przemysl'
- par Manuel Gourari
Lettre d'un de Nos Correspondants
Cette lettre a été écrite avant la nouvelle offensive austro-allemande en Galicie occidentale... Offensive allemande, devrait-on simplement écrire, car l'armée austro-hongroise semble n'avoir plus de personnalité propre. A quel point elle a été, dans ses chefs et dans ses soldats, démoralisée par ses échecs de l'automne de 1914, cette lettre d'un de nos collaborateurs russes l'établit par des détails caractéristiques.
Mars-avril
Je suis allé à Przemysl (Peremischl, disons-nous en russe) par Lublin. Cette route m'a permis de refaire toutes les étapes de la retraite autrichienne, de revoir les champs de bataille. Il me semblait intéressant, au lendemain de la chute du dernier rempart de la Galicie orientale, de repartir du point où l'offensive ennemie fut arrêtée. C'est à Lublin que les armées autrichiennes furent enfoncées par l'armée russe. Elles ne se doutaient pas que nos troupes n'avaient cédé du terrain que pour rassembler leurs forces. Elles s'étaient massées en demi-cercle concave dont les extrémités étaient formées par les contingents hongrois. Les généraux disaient aux propriétaires polonais des environs: « Les Hongrois sont nos crocs; ils enfonceront leurs dents de loup dans l'armée russe et déchireront les Moscovites à la gorge. » Ce fut alors que nos troupes se précipitèrent. Sous leur pression, le demi-cercle autrichien s'allongea en cône, les fameux Hongrois se hâtèrent de rejoindre le «entre qui cédait. Sans pouvoir s'expliquer cet échec, l'ennemi recula jusqu'à Piaski et fit tête. Sur un front plus large, le combat fut plus acharné. Nouvelle défaite. Les Autrichiens reculent encore. Ils se fortifient à Kranostaw, en même temps qu'ils rançonnent le pays auquel ils prétendaient apporter la liberté; ils pillent, ils torturent la population.
Repoussés jusqu'à Zamose, ils s'y montrent plus cruels encore qu'à Kranostaw. Le gouverneur promet son appui à la population et menace de détruire la ville au moindre fait d'espionnage. « En conséquence, conseille-t-il aux habitants, surveillez-vous les uns les autres. » II en résulte une épidémie de dénonciations mutuelles, les Polonais accusant les Juifs d'espionnage et réciproquement. Le gouverneur fait arrêter les uns et les autres et décide de faire des exemples. Les inculpés sont conduits dans un champ et l'ordre est donné d'en fusiller un sur trois, « chaque troisième » qui se trouve sur les rangs. Un prêtre parvient à empêcher l'exécution. Et c'est simplement le pillage qui continue, sous couvert de réquisitions militaires.
Chassés de Zamose, les Autrichiens se replient sur Tomaszow et Bielgorai. Ils ont perdu confiance. Ils sentent que l'armée russe est la plus forte. C'est en vain que le haut commandement essaie d'arrêter la retraite avant la ville et les marais de Rawa-Rouska. La débâcle commence. Si l'on demande un détachement pour opérer une reconnaissance, trop de volontaires se présentent qui n'ont souci que de se faire faire prisonniers. Des milliers de soldats tombent. Le chemin de la retraite autrichienne est un véritable cimetière. On ne voit que des tombes avec des inscriptions en allemand: « Vous, morts, restez couchés ici. Nous, vivants, allons mourir. Dormez heureux. Finis Austriche. »
C'est à Rawa-Rouska que l'armée autrichienne a perdu son âme. Reste le corps qui s'agite encore et
ne tardera pas à succomber. Dans les combats meurtriers, il arrive souvent que des soldats se font un rempart avec les cadavres de leurs camarades tués. Les généraux de l'armée autrichienne savent que leur armée est un cadavre et ils se cachent derrière ce cadavre... C'est à Rawa-Rouska que l'armée autrichienne a perdu son âme et que fut décidé le sort de Lemberg, de Przemysl.
A Przemysl, longtemps la vie fut normale. Les habitants disaient: « Les fortifications sont imprenables et assez éloignées de la ville. Les munitions abondent. Il y a des vivres pour huit mois. On chassera dix fois les Russes de Galicie avant qu'ils n'aient entamé nos forts. » Les soldats disaient : « Nous nous reposons. » Et il n'y avait ni abattement ni alarme. Les rues étaient pleines de militaires en promenade. Les magasins faisaient d'excellentes affaires. Les théâtres et les cinémas accusaient des recettes inouïes. On ne trouvait pas une place libre dans les restaurants. On entendait bien le canon, mais loin, à 15 ou 18 verstes de la ville. Les aéroplanes assuraient le service de la poste. Les ordres du jour du général Kusmanek disaient : « Aucun danger, les secours arrivent, la délivrance est proche. » Mais, une fois, deux fois, le courrier ne vint pas. Les aéroplanes ne sortirent plus. La ville devint plus triste. La troupe commença à perdre sa discipline. Chaque sortie facilitait les désertions. Il fallut réduire les vivres, l'éclairage. Le siège se faisait sentir. Et, soudainement, la reddition...
Ce qui frappe le plus à Przemysl, c'est de voir les soldats russes perdus pour ainsi dire dans la foule des soldats autrichiens. Ceux-ci sont bien habillés et paraissent tranquilles, contents. Ils se hâtent de faire leurs préparatifs de voyage. On a l'impression que la forteresse est une maison dans laquelle une personne très importante vient de mourir. Toutes les chambres sont remplies par les amis et les parents qui viennent assister aux obsèques et ne pensent pas à la morte, attendent la fin de la triste cérémonie officielle...
Quand on voit la ligne ininterrompue des prisonniers qui sortent de la place, on ne peut croire que ce sont les privations qui hâtèrent la capitulation. La plupart de ces prisonniers sont forts, sains, joyeux. Ils rient, ils plaisantent et ils chantent. On en voit qui se poursuivent et courent, comme des gamins. Ils sont fort bien vêtus, je le répète. Les uns ont par-dessus leur manteau des plaids de différentes couleurs. On dirait le campement de bohémiens dans un opéra-comique. Ils emportent des bottes de rechange, des sacs, des petits barils de lait ou de vin, des pipes à longs tuyaux, des cannes. On croirait qu'ils s'en vont en excursion... D'autres, cependant, sont déguenillés, maigres, le teint terreux, gris jaune, de la couleur de l'herbe qui sèche sous la neige pendant l'hiver. Ils n'ont pas de plaids ni de pipes; ils vont nu-pieds. Ce sont les soldats des régiments slaves.
Sur la route, les prisonniers s'en vont presque sans convoi, conduits par une dizaine de soldats noyés dans leur foule. Des femmes accompagnent leurs maris jusqu'à Lemberg. Elles paraissent heureuses de savoir qu'ils ne courront plus de dangers. Des rassemblements se forment au passage des rivières, devant les ponts détruits. Les hommes attendent patiemment leur tour, mangent et fument. Dans les villages, toute la population -accourt à l'arrivée du convoi. Chaque paysan cherche parmi les prisonniers un parent ou un ami, demande des nouvelles, offre du lait et des victuailles. J'ai vu une vieille femme s'élancer avec un grand cri et se jeter au cou de son fils. Celui-ci l'embrassa, puis abandonna son manteau, son sac et sa casquette et partit avec la vieille femme jusqu'au fond du village, pendant que ses camarades ramassaient son équipement et continuaient leur route dans la direction de Lemberg. Mon chauffeur demanda au soldat qui accompagnait les prisonniers:
- Comment se fait-il que tu le laisses partir?
- Oh! il reviendra, répondit le soldat. Puisque sa mère l'a retrouvé, qu'il la tranquillise, cette pauvre vieille ! Au soir, il nous rattrapera. C'est pour mieux courir qu'il a abandonné son manteau et son sac. Je suis bien sûr de le revoir, à l'appel, au dépôt de Lemberg.
Ainsi, ces tableaux, ces rencontres familiales, la douceur de ces convois d'hommes qui marchent avec des plaids, des cannes, bras dessus, bras dessous avec leurs femmes, font oublier les luttes terribles et sanglantes pour la prise de la forteresse, mais ne nous aident pas à comprendre comment cette forteresse s'est rendue si brusquement. Son armement était formidable. C'était un monstre soigneusement préparé pour repousser une armée innombrable. Couvert de pierre et de fer, de ciment et de tranchées, gardé par une artillerie puissante et des hommes robustes, ce monstre s'est rendu tandis que notre Ivangorod, à peine achevée avant la guerre, pendant la guerre, a détruit et repoussé deux corps d'armée allemands et autrichiens, tandis que notre modeste Ossovetz tient toujours et a cassé deux fois déjà les dents des Allemands, tandis que Varsovie, défendue par de simples tranchées, nargue depuis six mois la fureur allemande !
Manuel Gourari