- de la revue 'Le Monde Illustré' No. 3110, 28 julliet 1917
- 'Sur le Printemps et l'Eté de 1917'
- par Albert Flament
à Paris, 1917
Le premier jour d'août, qui marque le 1 100e jour de la guerre, était jadis celui qui clôturait en dépit des plus forcenés, tous les plaisirs et les spectacles parisiens. Mondanités ou théâtres, il fallait que les amateurs de comédie, de boston ou de tango s'en allassent vers des plages, des altitudes où, de jouer à la roulette, prendre le thé en compagnie de dames fanfreluchées, tous loisirs leurs fussent accordés.
Le temps présent a bien changé tout cela. Il l'a différemment changé toutefois, en ce sens que pas un théâtre n'a fermé ses portes, en dépit des chaleurs, orageuses ou sèches, tandis qu'il est très difficile de danser, même en gagnant les côtes normandes ou basques. C'est donc dans le théâtre seul que se sont rassemblés tous les plaisirs nocturnes d'autrefois.
Les distractions diurnes, elles, ont été tout autres.La belle saison de 1917 en offrit aux Parisiens plus que ses devancières. C'est une marche progressive, évidemment, jusqu'à cette journée du grand retour, le long des Champs-Elysées, si impatiemment attendu par tous.
Au cours des siècles, dans l'enchaînement des années les unes aux autres, chacune conserve sa physionomie particulière, une somme de beautés ou de disgrâces, de mouvement ou de sérénité, qui lui assure pour le contemplateur bénévole ou l'historien précis une place nuancée, une sorte de visage, aussi, qui lui est propre et la situe entre ses devancières et celles qui lui succédèrent, de manière à ce qu'il ne puisse être fait de confusion désormais.
Déjà dans cette guerre, qui touche à l'anniversaire de sa troisième année révolue, nous pouvons juger de la réalité de ces différences de physionomie. Le printemps et l'été de 1917 n'auront point ressemblé à ceux de 1916 et 1915. Quelque chose d'insaisissable ou de brutal, de fugitif et de marqué, au milieu de quoi certains faits demeurent en saillie, avec la vigueur d'un haut relief sur la façade d'un monument, lui donnent son expression personnelle, ineffaçable.
Dans ce tout que formeront les terribles années que la France aura vécues, chaque année nous offrira, comme ces femmes avec lesquelles les sculp- teurs symbolisent les saisons, les heures ou les mois, des traits respectifs. Le printemps de 1917 et l'été, - ce que nous en avons couru jusqu'ici, tout au moins - auront été très particulièrement mêlés de hauts et de bas, si l'on peut dire, d'alternatives d'ombre et de soleil. La température elle-même, qui fit d'abord prévoir un été saharien, tout naturellement engendré par le glacial hiver enduré, tourna aux pluies continuelles, aux orages réitérés...
L'offensive d'avril,-dont les résultats furent différemment appréciés, malgré le nombre considérable de kilomètres reconquis, de prisonniers faits et de butin pris - et la révolution de Russie, marquent au point de vue militaire la première période du printemps. L'influence sur la vie de Paris en fut considérable et morose, assez néfaste dans ses effets.
C'est une suite de deux mois dont l'importance demeurera capitale, marquée en noir. L'in-gérance de l'ennemi s'y révèle de façon catégorique. Pour en douter, il faut être bien décidé d'avance à ne se laisser persuader jamais par aucune vérité.
Mais la France non préparée, insouciante, minée par les préparatifs obscurs de l'adversaire, la France qui, seule, sautant à la gorge de l'envahisseur put le faire rebrousser chemin, de la Marne jusqu'à l'Aisne, la France ne devait pas succomber cette fois encore à de si abominables machinations, - auxquelles, hélas! ont bien souvent prêté les mains ceux qui devraient être les premiers à en divulguer l'ignominie. Elle s'est ressaisie et c'est dans une apothéose que s'est déroulée à Paris, place de la Nation, la revue du 14 juillet, qui gardera dans l'histoire le nom symbolique de la Revue des Drapeaux.
Déjà la mauvaise vague - qui déferlait de l'Est, avait été combattue par une autre, venue de l'Ouest celle-là: la coopération de l'Amérique à la Grande Guerre, l'entrée des États-Unis dans la Ligue des Alliés.
L'arrivée à Paris du général Pershing marqua la dislocation définitive de ces brumes qui obscurcirent à un moment donné, si lourdement, notre horizon.
Aujourd'hui que le ciel semble complètement rasséréné et que le calme s'est rétabli dans es esprits, il n'est plus à craindre de souligner pour l'historien ces phases significatives et ces étapes si marquées.
A aucun moment, il faut bien le reconnaître, Paris ne perdit, ni ce masque réservé, réfléchi, que lui a donné la guerre, dès la première heure, ni ce goût ancestral, inné, insurmontable, charmant, pour le plaisir, le divertissement, - n'entendez ou ne voyez par là rien de répréhensible, ni d'exagéré, - qui semble ne devoir finir qu'avec le dernier soupir du dernier Parisien.
A des heures, que certains hommes pouvaient être justifiés de trouver fort graves, le long de ces après-midis de dimanche où l'air est si léger et l'atmosphère parfois si lourde, cependant, la foule de Paris n'avait pas un autre visage que celui de toujours, par des temps analogues, depuis des âges immémoriaux. L'aspect était bien un peu changé, en dehors même de la toilette des femmes, qui se transforme si souvent qu'elle finit par donner la plus complète impression de similitude éternelle avec soi-même. Les uniformes, de bleus si diversement tendres; les petits casques, d'un bleu si pareil, couleur d'un creux de vague méditerranéenne; le kaki des troupes coloniales, des troupes britanniques ou belges, renouvelaient le détail,-maisl'en-semble n'avait point changé. C'était encore comme au temps où Mme Amiati faisait oublier les rigueurs de 70-71, en chantant à l'Eldorado la Marche de Ben-Tayoux ou que, dans la douce paix bourgeoise que la Restauration avait amenée, les boulevards, de la Bastille démembrée, à la Madeleine inachevée, servaient de cadre au défilé de la population, débarrassée pour un temps des cauchemars des longues guerres.
Comme alors, au printemps de 1917, les jardins des Tuileries auront été le théâtre de quelques-uns de ces spectacles populaires auxquels les cuivres des orchestres militaires communiquent une chaleur comparable à celle que développe dans l'orga- nisme un verre de vieux vin généreux.
Les musiques de la Garde Royale Anglaise y ont donné des concerts, devant un concours immense de population. Il faut regretter que les peintres, les artistes, qui ne dédaignaient pas autrefois de n'être que des petits maîtres, aient si aisément cédé le pas à la photographie pour ce qui est de la vie pittoresque, de l'existence coutumière de Paris. Imaginez ce que Debucourt, Moreau, Boilly, les Vernet, pour ne parler que des plus célèbres, nous auraient laissé de l'époque inouïe que nous venons de traverser et qui n'est pas encore terminée.
La photographie, dont l'il est impitoyable, est plus saisissante que la gravure ou l'aquarelle et la gouache et même, dans la petite notation des faits, que la peinture à l'huile, cela est bien évident.
Mais il ne faut pas croire qu'elle soit parvenue encore à ne point mentir, à éviter les déformations et, surtout, à traduire l'atmosphère. Elle y parvient, mais plutôt exceptionnellement, grâce à certains concours de circonstances, et aussi, au secourable et trop méconnu Hasard.
Mais ceci n'est point pour médire de cette source inépuisable de documentation, la seule qui se prête réellement à la diversité toujours plus grande des sujets, à leur succession toujours de plus en plus précipitée: la seule qui se soit adaptée a la vie moderne, puisque les peintres, acharnés à détruire les formules passées, ne paraissent la plupart du temps se soucier que de la manière dont ils exécutent, alors que le but de la peinture, qui était de doubler, refléter, multiplier, étendre la vision de la vie, se trouve complètement oublié.
L'arrivée des musiciens anglais, leurs concerts de plein air, les hauts bonnets à poil, ont donné à Paris un pittoresque inusité, de même que, dans le mouvement des rues, le passage des Ecossais aux jambes nues, à la petite jupe vert-bouteille coupée de lignes multicolores; les soldats russes aux hanches étroites, à la forte tête, coiffés d'une ample casquette et la taille serrée par une lanière de cuir; les jeunes officiers portugais, dont l'uniforme ressemble beaucoup à celui de l'armée italienne, mais est d'un gris très clair au lieu de réséda fané; les Italiens eux-mêmes, le képi entouré d'une bande de velours bleu sombre ou orange; les Serbes, grands, maigres et bruns; les Canadiens roux, le feutre relevé cavalièrement comme celui des personnages dessinés par Callot, le Nancéen; les Belges à la veste kaki peu ajustée, traînant le pas de ceux qui n'ont plus de logis, plus de terre et vivent désemparés, en attendant le retour à la mère-patrie. Au grand Steeple, au Grand-Prix, aux Fêtes des Fleurs, à toutes ces sortes de solennités, à la vérité rendues fastidieuses ou banales par l'habitude, ont succédé des spectacles toujours suscités par la guerre, animés d'un souffle patriotique jamais refroidi, ni diminué. Tantôt, c'était l'arrivée de quelque mission, tantôt le retour d'Amérique du maréchal Joffre et de M. Viviani, une prise d'armes aux Invalides et, enfin, la revue du Quatorze Juillet.
La remise de la fourragère aux officiers de la Légion ou du 152e d'infanterie par le Président de la République escorté des membres du Gouvernement en présence des représentants de tous les Gouvernements alliés et des derniers neutres, vaut bien, il faut l'avouer, pour l'allégresse, la noblesse, la signification de la fête, tout ce que la paix pouvait offrir aux Parisiens de longuement préparé à l'avance et vaut mieux que les cortèges reconstitués, carnavalesques et autres qu'on leur offrit.
Non, évidemment, la photographie peut à peine conserver la saveur incomparable d'un tel tableau, fixer l'électrisation de la foule, faire ressortir des niasses de tant de soldats, un seul petit' visage dont la simple beauté suffit à ennoblir, expliquer et consacrer tous ceux qui l'environnent. Mais quel peintre, aussi, pourrait saisir, à un point précis de vérité et avec cette part indispensable d'illusion qui nous anime, la merveilleuse splendeur d'étendards en lambeaux, d'étoffes pendant à une hampe et qui ne sont plus guère que de la charpie rosé et bleue!
Non, les Parisiens du printemps et de l'été de 1917, n'auront point manqué de spectacles. Ceux qui s'en prétendent sevrés n'ont à se plaindre que d'eux-mêmes. La Foire de Paris et ses baraquements serrés qui couvrirent l'Esplanade des Invalides, montra ce qui peut s'improviser et se poursuivre dans un pays envahi par l'ennemi. Bien des expositions particulières, en maints endroits, ont également marqué la vitalité de l'art, l'art tout court et celui qu'on industrialise.
Les « cubistes » même, les ultra-avancés, n'ont jamais été plus en avant, ni si bruyam- ment. Nous avons eu jusqu'à des ballets cubistes - et qui étaient russes, par dessus le marché. Des expositions de M. Van Donghen ont prouve jusqu'où la perversité d'une mentalité curieuse pouvait se manifester sous une forme agressive, volontairement sans noblesse et cependant non privée d'une certaine élégance.
Des ventes aux enchères, celle après décès d'un vieil antiquaire fort estimé et celle d'une chanteuse à l'esprit acrobatique, à la verve endiablée, Mlle Louise Balthy, donnèrent à la gravure en couleurs et à la petite chaise du xviiie siècle une cote encore jamais atteinte.
Et, cependant, dit-on, cette fois, les Américains n'étaient pas venus. Mais je les soupçonne d'avoir délégué aux enchères quelque précieux intermédiaire.
Ne dit-on pas que les Boches en ont conservé aussi et qui entassent des acquisitions faites aux grandes ventes, chez de conscients receleurs, pour les expédier - paix conclue - aux pays envahisseurs.
Nous savons le cas à faire de tout ce que l'on dit, - pourtant, il ne se colporte point que des suppositions et des folies.
Mais c'est la rue en temps de guerre, la voie publique, qui demeure le grand, le vrai, le seul théâtre. Celle du printemps et de l'été de 1917 n'a point manqué de l'être avec enivrement. La photographie, ce témoin impitoyable, fidèle et protée, la photographie en fait foi!
Albert Flament