- de la revue 'Le Monde Illustré' No. 3020, 6 novembre 1915
- 'la Vie Parisienne
- Pendant la Guerre'
- par Albert Flament
Paris 1915
Le matin du 31 juillet 1914, dans l'express qui emporte vers Paris depuis Toulouse un nombre de voyageurs inusité, grossi à chaque arrêt du train. Cette sorte de ville glissante, qu'est un long convoi de wagons bondés, présente dès les Aubrays, dans le rayonnement du soleil qui a déjà dissipé toutes les brumes, une animation encore jamais vue, dans aucun voyage, aucun pèlerinage, lorsque la foule vomie par les portières se précipite vers les issues des gares... Les journaux, les journaux de Paris?... Leurs bagages rapidement bâclés, leurs sacs bouclés en un instant, avec comme l'oreille guettant un cri, un signal remettant la « partie », annonçant sa remise à plus tard, tous les gens dont on devine les visages anxieux derrière les vitres, qu'on voit se précipiter tout engourdis par les heurts et l'insomnie hantée de tin-tinnabulements, n'ont qu'une pensée dans la tête, un mot aux lèvres: la Guerre.
La guerre... Ils avaient quitté Paris quelques jours, quelques semaines plus tôt pour encore une période de vacances... Ils ne songeaient plus, ils ne voulaient plus penser à l'Autriche, à la Serbie, ni même à des préoccupations plus voisines de leur cerveau et de leur cur.
La guerre... C'était un peintre guêtre qui rapportait l'outillage emporté pour tout l'été et que j'avais vu paraître tout frémissant sur le quai, gréé en navire de corsaire, avec les bois de son chevalet dressés sur ses épaules comme un mât de hune.
C'était cet homme de lettres, célèbre, pensif, qui prévoyait déjà par delà quels Ysers de sang se dressait le bosquet de lauriers drus, où la France irait, des mains brûlantes de ses guerriers, recevoir le fiancé de gloire, le père des prochaines félicités du pays agrandi et libéré d'un joug odieux.
C'étaient ces jeunes hommes de vingt ans, avides de grand air après de nombreux mois passés dans l'enfer des banques ou des salles de tango; c'étaient ces employés de commerce et ces hommes uniquement préoccupés de sports; ces châtelains qui font valoir leurs terres pendant huit mois et vivent le restant de l'année à Paris, dans des salons... C'étaient ces enfants et ces femmes, tous jetés déjà hors de leur vie, de la route qu'ils s'étaient tracée, tous poussés vers l'inconnu, vers la gloire, vers la mort, vers cette guerre, en un mot, qui montait devant nous, à l'aurore de cette ardente journée, comme l'éblouissant soleil s'élevant sur le ciel dans le tourbillonnement de ses fulgurantes chevelures.
Et, tout le long de ce train qui faisait refluer vers Paris quelques gouttes de son sang, quelques pulsations de ses veines, - comme tant d'autres trains à la même heure, de tous les points de l'horizon, charriaient vers le cur et le cerveau de la France la vie, la chaleur et l'amour, - des phrases montaient, des cris s'élevaient, d'admirables élans de foi se faisaient jour, produisaient, avant le choc des armes, ces étincelles qui électrisent un peuple et le lancent tout rassemblé et crépitant vers l'immortalité et la gloire, comme le creuset des artificiers plonge dans l'éther constellé d'une nuit sereine, les gerbes de feu et les fleurs volcaniques d'un bouquet.
A Etampes, nous vîmes sur une voie parallèle stationner le premier de ces trains faits de grands casiers sombres dans lesquels une trentaine d'hommes, une dizaine de chevaux viennent remplacer les bagages aux premiers signes de mobilisation. Quelle gaîté, quelles gascon-nades joyeuses parmi ces jeunes soldats de l'armée active qui avaient voyagé toute la nuit et allaient si promptement tant voyager encore.
Combien en est-il revenu de ceux que nous vîmes affamés se précipiter vers les provisions préparées à leur intention, sur un méchant chariot... Sur quels champs, au milieu de quelques clameurs, sous quelles rafales de fumée et de feu, de leurs gosiers qui lançaient alors tant de lazzis, leur dernier souffle s'envola-t-il, tout refroidi déjà, et portant dans la dernière bulle d'air sortie de leurs poumons le doux nom de maman!
Nous apprîmes sur ce quai l'assassinat de Jean Jaurès... Et, ainsi, du Nord et du Midi, des sables et des landes de l'Ouest, des vertes régions de la Bourgogne et des Ardennes, de la Champagne, vers Paris, ce matin-là, sous les écharpes de fumées crachées par les trains, revenaient, pressés, frémissants, tous ceux qui l'avaient fui quelques jours, quelques semaines plus tôt et qui, aux premiers grondements de l'orage, aux premiers sillages des éclairs, accouraient pour s'offrir, connaître des nouvelles, serrer sur leur cur frères et amis, avant de se diriger où les appelait le Devoir.
Ceux qui l'ont vécue, cette journée du 31 juillet, pourront-ils l'oublier jamais? Quel parisien ayant fréquenté longtemps les théâtres, dévoré tous les spectacles offerts sur la scène aux clartés des rampes, connût jamais rien de comparable aux visions qui lui furent données, précipitées, gonflées par l'enthousiasme de la population, comme sur les rivages de la mer déserte, devant les souffles du large, les tuniques d'une Victoire Grecque.
Les voitures chargées de malles passaient, non plus emmenant vers les campagnes et la mer, les cités célèbres de l'étranger, les soirs de Bayreuth, les sérénades de Venise ou les gitanos de l'Albaycin, les familles fortunées, les dilettantes solitaires, mais, au contraire, leur faisant réintégrer la maison qu'ils venaient à peine de quitter. Sur certaines automobiles, des ménagères prudentes, - auxquelles le mot de Guerre évoquait non pas ceux de Revanche ou de Conquête, mais celui de Siège, - avaient entassé déjà des provisions, des denrées les moins périssables, et l'on pouvait lire le mot macaroni en lettres blanches, sur de petites caisses traversées de bandes bleues et alignées sur le toit de leurs voitures...
Les provinciaux, les étrangers gagnaient, eux aussi, ces gares qui rendaient incessamment à la capitale enfiévrée les habitants qui l'avaient désertée. Des files de véhicules se suivaient devant les trottoirs avoisinant les stations, prolongeant à l'infini ce chapelet de bagages, de colis monstres, de malles dans lesquels je devine mieux, aujourd'hui, ce que tant d'Allemands, qui s'étaient temporairement fixés chez nous, avaient pu enfouir, dans leur hâte, la crainte d'être saisis et envoyés dans quelque forteresse, - car il ne fût question dse camps de concentration que quelques jours plus tard.
Un des aspects les plus impressionnants, les plus symptomatiques de l'heure que marquait l'histoire au cadran de Paris, était donné par la rue de la Paix... Bien avant six heures, ce samedi-là, presque tous les magasins avaient clos leurs portes, ou s'empressaient de faire glisser les fermetures sur les parures de brillants, les longs fils de perles, comme dans les villes d'eau à la mode, à cette heure précise où la saison est déclarée morte, sans que personne puisse exactement expliquer pourquoi, ni retarder d'une minute le mouvement unanime. Il semblait que les commerçants de luxe fussent plus pressés que leurs confrères moins élégants et moins fortunés, de faire disparaître ces fantaisies si coûteuses, dont la valeur allait, peut-être, du jour au lendemain, subir de prodigieuses, de stupéfiantes variations.
Soudain, vers la place de l'Opéra, des clameurs retentirent, un mouvement se fit sur la chaussée dans la foule, pareil à ces « barres » que crée le reflux, à l'embouchure des fleuves... Dans la rumeur, nous distinguâmes - et c'était pour la première fois avec un retentissement si particulier, si profond et si sonore, les accents de la Marseillaise. Derrière une sorte de géant portant un drapeau, une petite armée d'hommes de tout âge avançait, comme la vague des grandes marées d'équinoxe, d'un flot impondérable. Aux fenêtres des maisons, les ateliers entiers s'étaient précipités, envahissant les balcons, s'écrasant aux appuis, répondant aux mâles appels du chant guerrier lancé par ces hommes qui, les premiers, partaient vers la frontière, par les cris de: Vive la France! Depuis plusieurs années des jardinières remplies de fleurs garnissent les fenêtres de ces maisons
de couture qui ont imposé aux deux mondes le goût de la parisienne. En quelques instants les anthémises, les géraniums, les hortensias eurent donné toutes leurs fleurs; lancées par les petites mains frénétiques, elles s'abattirent comme une pluie multicolore et fraîche sur cette ruée d'hommes que précédait, vers la colonne napoléonienne, le drapeau d'Arcole et d'Austerlitz.
Le temps orageux de ce dernier après-midi de juillet, le ciel menaçant, parurent un instant céder sous la pression des rayons du soleil... Les ouvrières s'étaient mises à battre des mains et leurs applaudissements se mêlèrent dans une coulée de lumière dorée au chant de Rouget de Lisle...
Au pied de la statue de Strasbourg enfouie sous l'amoncellement des couronnes et des étendards, la foule était immense; de toutes parts les cortèges chantant la Marseillaise s'y rejoignaient et dans un groupe, vers lequel se portaient tous les regards, émergeait, plus pâle, d'un teint mat d'ivoire, le profil de M. Maurice Barrés qu'accompagnaient des membres de la Ligue des Patriotes.
L'ambassadeur d'Allemagne n'est pas encore parti... Il « cause » avec le ministre des Affaires Etrangères. Tout espoir ne doit peut-être pas être perdu de voir la guerre évitée, une fois encore. Mais il est des instincts de la foule, de cette multitude de Paris si particulièrement sensible, qui ne la trompent pas. Quelque chose lui dit, cette fois, que le destin marque l'aurore d'une phase nouvelle; une fièvre qu'elle ne peut ni dissimuler, ni ralentir, l'embrase... Ces cris, cet: A Berlin! qui retentit de toutes parts, des enfants peuvent le lancer, de ces gavroches aussi vite sublimes que funambulesques, le cur de toute la France est avec eux dans leur appel: nul ne doute plus que l'irréparable ne soit accompli.
A la porte de certains monuments publics, sur celle des bureaux de poste, l'ordre de Mobilisation générale, signé du Président de la République a été placardé vers trois heures de l'après-midi. Je le lis pour la première fois, sur un des carrés de maçonnerie qui marquent les limites du saut-de-loup devant l'Hôtel des Invalides. Les conducteurs de taxis s'arrêtent pour le déchiffrer en même temps que le voyageur qu'ils mènent; l'inévitable cocher de fiacre et le mitron sont là; le passant le plus rapproché de l'affiche dans le groupe la lit à haute voix, tandis que chacun la commente, exprime ses sentiments en quelques mots.
Une chaude impulsion de fraternité, d'union, donne à tous les rassemblements une sorte de gravité, de noblesse... En quelques heures, que de barrières semblent abattues!... On voit des larmes dans bien des yeux où l'on ne fût pas allé les chercher... Que de sujets, chaque jour, les y feront briller, désormais!
Le soir, sur les boulevards, une animation, un grouillement qui auraient presque l'air d'une fin de fête, si nous n'en connaissions la cause... Les cafés, dans la crainte d'une trop grande poussée de peuple, ont dû supprimer leurs terrasses; les cinématographes seuls gardent leurs portes ouvertes et illuminées. Des bandes de jeunes gens suivent encore la chaussée, brandissant des drapeaux étrangers; ce sont des français d'élection, qui s'enrôleront demain et qui clament la Marseillaise. Un peu plus tard, quelques magasins, notoirement allemands, seront malmenés par la foule, leurs devantures subiront l'assaut de ce qui n'est jamais ni le plus recommandable, ni le plus brave dans la populace, et qui semble jaillir du sol même, comme un jet de lave, aux instants où l'on voit poindre une émeute...
Et les jours vont passer... Dans quelle fièvre, dans quelle agitation. Dès le 2 août, les gens bien renseignés savent le Luxembourg envahi. Successivement se propagent ces nouvelles que nous croyons connaître aujourd'hui mieux qu'alors, mais qui ne peuvent plus dans le monde moderne, demeurer longtemps inconnues. On les croirait dispersées par des postes de télégraphie sans fil installés sur toutes les maisons tant, en réalité, parmi des nuées de fausses informations, les véritables se font rapidement jour.
Paris ressemble à un de ces immenses champs de blé où l'on voit un même souffle courber à la fois tous les épis. Vers les gares, incessamment, se dirigent des hommes portant un sac à la main, un paquet sur l'épaule. Que de scènes, aux gares de l'Est et du Nord, principalement, qu'on dirait renouvelées de celles popularisées par l'image sur la Patrie en Danger, alors que Paris envoyait aux frontières menacées les hommes de Fleurus et de Valmy.
De l'escalier d'un métro, à l'extrémité du boulevard de Strasbourg, dans la foule du dimanche 2 août, je vois monter un aveugle à barbe blanche, qui s'appuie d'une main sur l'épaule de son petit-fils, de l'autre sur le bras de sa bru... Il a voulu venir jusqu'au seuil de la gare. Il semble descendre d'une tragédie d'Eschyle... Que d'étreintes, que de baisers, à pleines lèvres. Dans l'ensemble de pareils départs, d'une telle envolée de la population mâle d'une ville immense, de sa plus ardente jeunesse, se dégage comme un délire de joie. A l'approche de la mort, à son contact, la vie exhale des atomes plus ardents... Et les larmes aussi ont leur facile ivresse. Qu'on est fier de pouvoir les verser et, dans l'instant qu'il a le sentiment de tout donner pour une cause noble entre toutes, qui ne voudrait lui sacrifier plus encore?
Paris a le cur tendu, battant, vers l'Est, mais les yeux sont tournés vers l'Angleterre; le 3 août, la nouvelle circule que lord Asquith veut faire voter pour la guerre un crédit d'un milliard 250 millions.
Ce qu'il peut naître, se propager, courir de nouvelles erronées pendant une journée pareille, entre la Bastille et le Panthéon!...
Le mardi 4 août, les Parisiens apprennent au réveil que l'ambassadeur d'Allemagne, le baron de Schoën, a quitté Paris pendant la nuit. Le comte Seeezsen, ambassadeur d'Autriche-Hongrie, lui, est toujours là. Peut-être aurait-on pu, alors, en détachant l'Autriche de son alliée, donner au représentant de François-Joseph les moyens de rester.
Rue de Lille, pas une pierre n'a été lancée dans les vitres de l'hôtel occupé par le ministre de Guillaume II; pas un cri n'y a été poussé et l'ambassadeur qui, hier, s'est promené seul rue de Solférino, avec l'espoir d'être insulté, n'aura pas même pu invoquer ce prétexte.
L'après-midi a heu à la Chambre des Députés une séance mémorable. On doit y voter les crédits pour la Guerre. Une foule immense envahit les alentours du Corps Législatif. A l'intérieur, silence impressionnant, un de ces silences d'un millier d'individus dont il est impossible de rendre à la fois l'impondérable et le pesant, tout l'inexprimable... Ni la mort de Jean Jaurès, ni aucun de ces prétextes qu'en d'autres temps de si nombreux députés eussent saisis avec empressement pour se faire un tremplin, ne sont venus rompre la splendide harmonie de ces instants où se mesurent toutes les ressources d'un pays et où se retrouvent en un même faisceau toutes les qualités qui ont assuré sa grandeur.
Les boutiquiers ont arboré le drapeau tricolore; à tous les étages de toutes les rues, les habitants pavoisent. Cependant, bien des devantures closes portent ces mots calligraphiés sur un carré de papier, collé hâtivement: Fermé four cause de mobilisation. Sur les vitres de magasins demeurés ouverts des pancartes bordées d'un filet rouge et bleu apprennent, subitement, aux passants, qui pourraient être tentés de soupçonner leur origine, que toutes les Maisons sont françaises et leur personnel exclusivement français...
Le bruit court qu'à partir de ce soir les rues devront être désertes à neuf heures...
Deux images, en quelque sorte cinématographiques de ces premières journées: le parisien qui a sorti son uniforme et qu'une auto emporte vers une gare, son sac à côté de lui... Et le monsieur en veston, dont on cherche ou devine à première vue la situation, le métier, magistrat ou valet, et qui part, lui aussi, coiffé d'un feutre mou...
Les maisons d'habillements pour hommes où l'on fabrique des uniformes, présentent une extraordinaire animation... On y manque d'étoffe, - déjà!... Et l'on voit des femmes, des mères, des amies, qui ont tenu à accompagner celui qui va partir, caresser gravement de la main le drap rouge ou bleu.
Devant le Ministère de la Guerre, les automobiles se succèdent dans une sorte de mouvement, de courant ininterrompu. Je me trouve un instant dans la première salle, à côté d'un Anglais portant un costume de voyage et qui s'entretient avec un officier français, en tenue de campagne, lequel lui parle avec grande condescendance, en anglais...
Le 6 août, le cur de Paris bat pour le roi Albert de Belgique. Son message au peuple, d'une si magnifique fermeté, a soulevé l'admiration. Chacun, d'ailleurs, prend plaisir à citer des exemples émouvants, des « cas » d'héroïsme, des départs, qui peuvent marcher de pair avec les exemples les plus fameux gardés par l'Histoire...
Les membres du Cercle de l'Union, où le comte Sceezsen avait pour habitude de se rendre tous les après-midi vers cinq heures, et où il continue à venir, l'ont prié de vouloir bien ne plus y mettre les pieds... Le diplomate, qui n'a sans doute jamais donné plus de preuves de diplomatie, semble tout étonné que les parisiens chez lesquels sa femme et lui étaient reçus avant la guerre, chez lesquels ils dînaient fréquemment, lui tournent aujourd'hui le dos. Dans l'hôtel de la rue de Varenne aux vastes jardins, l'ambassadeur erre mélancoliquement, pareil à un prisonnier. Les agents font la garde nuit et jour devant le porche.
Vers la fin d'un après-midi suivant, j'ai vu, cependant, quitter à jamais l'ambassade celui que la trop grande hâte des parisiens eût souhaité de voir repasser la frontière en même temps que M. de Schoën.
Les agents accompagnés d'un brigadier étaient massés en un petit groupe qui formait une tache sombre dans la rue déserte et encore ensoleillée; plusieurs automobiles stationnaient le long du trottoir... La porte de côté s'ouvrit; quelques messieurs coiffés du chapeau haut de forme, qu'accompagnaient un officier en uniforme noir chamarré d'argent et portant ' le bicorne, traversèrent rapidement le trottoir. Dans la première voiture prirent place l'ambassadeur et ses deux attachés principaux; les autres montèrent dans la seconde, l'officier noir et argent dans la dernière... Le représentant de l'empereur d'Autriche venait de « recevoir ses passeports »... Personne dans le quartier ne s'était aperçu de ce départ... Deux agents demeurèrent devant la porte... Ce silence, cette absence de tout geste, de tout cri fâcheux, contrastèrent singulièrement avec les récits qui nous étaient donnés chaque jour de la brutalité avec laquelle une populace furieuse avait dans toute l'Allemagne accompagné les ministres et les consuls appartenant aux pays de la Triple-Entente.
Ce soir-là, à dîner, des amis bien informés racontent le déménagement du Louvre, les toiles décrochées des cimaises, désencadrées, emballées dans des caisses fabriquées en hâte et que l'on va expédier, les uns disent à Rouen, par la Seine, les autres Toulouse (et ce sont les mieux renseignés)...
Les boulevards, les quais sont suivis par des troupes, des détachements, précédés par des cyclistes, suivis par des chariots couverts de bâches. Chaque jour apprend un peu plus la guerre aux parisiens. Quand passent les soldats, les femmes même âgées, assises sur les bancs, se lèvent... J'en vois une, délicieusement vieille, comme on ne l'est plus, qui agite la main, de la manière dont on quitte les enfants, en leur disant: au revoir!
Le matin du 7 août, il pleut: Le long des Tuileries, défilent des convois d'autobus parisiens équipés en guerre; leurs vitres ont été remplacées par des plaques de métal ou des grillages. Ils semblent ainsi de formidables machines de destruction sous la peinture grise dont on les a recouverts. Nous les regardons disparaître, à la file, sous la pluie d'été, en songeant aux midinettes qu'ils avaient pour habitude de transporter à cette heure matinale, des hauteurs de Montmartre ou des parages de Vaugirard...
L'on commence à se préoccuper des blessés; une grande animation règne autour des différentes sociétés de la Croix-Rouge. Rue François 1er, à la Société de Secours aux Blessés Militaires dont la comtesse d'Haussonville est présidente, vice-présidente la comtesse Jean de Castellane. Un affairement bien facile à supposer s'offre au visiteur du haut en bas de la maison. Un certain désarroi se trahit. De jeunes femmes qui s'offrent à partir. comme infirmières vont d'un bureau à un autre... J'en vois deux, charmantes, des surs, dont la dernière vision que j'ai gardée d'elles est à un cotillon donné à la fin de juin dans une des plus élégantes maisons de'Paris, où elles se signalaient par leur entrain à danser le two step et le tango, dans des robes entravées à l'extrême, de couleurs passant la description et les cheveux emprisonnés par un serre-tête d'éblouissante étoffe métallisée. Elles étaient alors, sans doute, inconsciemment, de ces jeunes femmes électrisées par un continuel besoin de plaisir, qui contribuaient à faire présager quelque grand cataclysme par les philosophes en gants blancs, qui se sont toujours levés aux époques où l'on a beaucoup dansé, - même avant que les gants ne fussent inventés.
Elles tenaient à la main un petit sac de voyage et, vêtues de noir, attendaient que je ne sais quelle feuille, qui leur était nécessaire, fût timbrée, pour aller rejoindre l'ambulance de Verdun, où elles avaient demandé d'être attachées. Et leur départ s'effectuait avec autant de simplicité, de calme, que leur apparence, quelques semaines plus tôt, était inquiétante de nervosité, trépidante, empreinte de ce caractère si particulier que tant de jeunes gens, de jeunes femmes exagérèrent à l'extrême pendant ces deux années qui précédèrent la guerre, tout occupées à la danse et au plaisir.
Les deux jeunes femmes qui s'en allaient à Verdun n'étaient pas seules à avoir en quelques jours transformé leur manière d'être et leur mentalité. On peut bien dire que Paris offrait avec toute la France un visage serein, tout ennobli de gravité et de sagesse.
La situation des blessés qui vont affluer inquiète tous ceux qui ne partent pas. Des automobiles portant le pavillon de la Croix-Rouge et un drapeau français sillonnent les rues; toutes les autos ont, d'ailleurs, arboré des drapeaux, qui seront bientôt interdits, de graves confusions pouvant s'établir entre les autos militaires [ou purement civiles. Mais, déjà, celles des particuliers sont réquisitionnées; présentation doit en être faite sur l'esplanade des Invalides. Un si grand nombre s'en présente que la circulation n'est plus possible dans tout le quartier, sans cesse traversé, d'ailleurs, par des bandes de volontaires de toutes nationalités, avançant précédés de leur étendard et signant leur enrôlement sur l'Esplanade même, autour de bureaux en plein vent. Une admirable confusion, un mouvement qui offre toutes les nuances de l'héroïsme, emplit du matin au soir le grand quadrilatère planté d'ormes grêles devant le dôme de Mansart. Des détachements, musique en tête, partent, sans interruption, gagnent le pont Alexandre, les Champs-Elysées, l'Arc de Triomphe...
Et, toujours, mêlés aux rumeurs guerrières, les faux bruits, les nouvelles contradictoires, les « communiqués » vagues, une sorte d'angoisse, qui grandit, au fur et à mesure que l'on apprend l'envahissement de la Belgique et qu'affluent jusqu'à nos murs les premières colonnes de réfugiés chassés de leurs foyers par les hordes sauvages. Les épopées d'Altkirch et de Mulhouse déchaînent des rafales d'enthousiasme, mais qui, bientôt, seront dispersées par les nouvelles de Namur et de Charleroi et le fameux « communiqué » qui apprendra aux parisiens consternés que notre front s'étend « de la Somme aux Vosges ».
Pas un instant, le superbe élan de solidarité et de charité ne se ralentit; partout des ou- vroirs se fondent pour donner du travail aux femmes des mobilisés et alimenter les ambulances, les hôpitaux que l'on aménagent de tous côtés, dans les hôtels mis sous-séquestre et appartenant à des boches...
Le mot vient d'être repris pour désigner les Allemands et son étymologie vaut aux pa- risiens maintes controverses de lettrés, d'académiciens mêmes, - que préoccupent sans doute à un moindre degré le sort de nos armées...
Les « Boches », donc, qui avaient depuis trop longtemps envahi Paris, ont été envoyés dans des camps de concentration. On cite le cas d'un fameux fabricant de Champagne qui s'est fait suivre, dans la ville où on l'a interné, près d'Angers, de tous ses domestiques. On se raconte des histoires d'antiquaires fameux et millionnaires, réveillés à l'aube par les policiers et « emballés », sans avoir eu le loisir de prendre même un vêtement de rechange...
Partout on arrête des espions; on en a vu partout; les réclames d'un bouillon célèbre servaient, dit-on, de plaques indicatrices aux armées de Von Kluck et des gens du monde, eux-mêmes, fort connus et fêtés, étaient à la solde du Kaiser... Le directeur d'un palace fameux aurait été fusillé. Bruits reconnus bientôt dénués de vérité.
Un après-midi, nous apprenons que plusieurs milliers de réfugiés belges, amenés par des trains de hasard, ont été conduits au Cirque de Paris.
Pour la première fois, sans doute, les rares Parisiens qui peuvent entrer en contact avec les infortunés parqués là saisissent, dans toute leur horreur les effets de la guerre. Ces êtres courbés en deux, dormant presque debout, affalés dans tous les coins, qui n'ont même plus la force de porter à leurs lèvres le bol de bouillon qu'on leur tend, étaient, un mois plus tôt, des cultivateurs paisibles de la Wallonie et des Flandres aux maisons peintes... Des enfants épuisés se pendent au sein que la mère n'ose leur refuser, bien que le lait en soit tari.
On douterait d'avoir devant les yeux des créatures humaines, si leurs regards n'atteignaient à la plus troublante éloquence. Quelles visions sinistres s'y sont imprimées à jamais! La pâleur de certaines prunelles injectées de sang, le farouche éclair qui brille soudain sous les cils rudes d'un père de famille, comme l'étincelle que le fer fait jaillir d'un caillou, vont atteindrt au plus douloureux de la sensibilité. Comment faire manger, comment vêtir un pareil troue peau... Cependant, malgré que les secours les plus désignés aient manqué, grâce à la charité privée, à l'initiative de quelques-uns, cette première avalanche de Belges chassés de chez eux aura pu dormir, se réconforter, gagner vers des points improbables de la France le refuge temporaire, l'abri de quelques mois... de quelques années peut-être...
Le 20 août, Paris possède pour les blessés 30.000 lits, que le gouvernement militaire, avec une prudence que justifient les nouvelles peu rassurantes du Nord et de l'Est, se refuse à remplir. Des hôtels particuliers, des salles de conférences comme celle des Annales, des Palaces sont convertis en dortoirs, autour desquels, sous l'inspiration de chirurgiens et de docteurs, s'aménagent, non sans quelques tâtonnements, des salles d'opération et de pharmacie.
- Pourquoi ne nous envoie-t-on pas de blessés? demandent les dames de bonne volonté, toutes fraîches émoulues du cours de quelque Croix-Rouge. - Donnez-nous des blessés! tel est l'appel qui monte autour des couvertures blanches soigneusement tirées sur le matelas des petits lits de fer. Mais le général Galliéni demeure inflexible.
Des blessés! Il en passe, cependant, déjà, des trains entiers, aux portes même de Paris, aux gares d'embranchement de la Cour-Neuve, près d'Aubervilliers, à celle d'Achères... De longs trains silencieux où dans des wagons souillés sont entassés les soldats frappés par les projectiles ennemis... Turcos, fantassins, alpins, chasseurs; bretons aux clairs cheveux, nègres de nos possessions africaines, petits bourgeois, paysans, provinciaux, enfants des faubourgs de Paris, meurtris par plusieurs jours et plusieurs nuits passés dans les étroits compartiments, brûlants de fièvre, de sourds battements leur rappelant, avec la ténacité des minutes marquées par le balancier d'une horloge, les pulsations de leur mal, de leurs membres brisés, de leurs plaies, que, depuis plusieurs fois vingt-quatre heures, aucun pansement n'a rafraîchies... Quels regards, là encore, à l'approche des charitables visiteuses offrant un bol de café noir, une tasse de bouillon, un simple verre d'eau. Quels merçis pour des mouchoirs distribués, des cigarettes offertes... Tout le matériel manque, chacun contribue de son mieux à le perfectionner, l'augmenter. Les nuits sont fraîches sur ces sinistres quais éclairés par les lueurs blafardes des projecteurs électriques.
Enveloppées dans un manteau, les femmes qui se sont dévouées à cette dure besogne sans gloire, continuent leur faction. Elles attendent l'arrivée d'un nouveau train avec l'impatience, les tressaillements d'une mère venue au devant de son fils. Le percolateur qui contient le café, la marmite où le bouillon reste au chaud, ont été disposés comme dans un campement de romanichels, sous une tente improvisée ou dans quelque guérite agrandie à l'aide de carton bitumé et de planches...
On verra, pendant un mois, venir là quelques jeunes femmes qui choisissent l'heure du thé, invitent des amies, s'empressent assez maladroitement, puis disparaîtront un beau jour - comme les hirondelles - à la première gelée blanche.
Dans la cour de l'Hôtel du Ministre de la Guerre, au balcon, le premier drapeau pris aux Allemands fût exposé... La nouvelle courut un matin, avec cette secrète vélocité dont sont marqués les renseignements qui se sont propagés sur Paris, vrais ou faux, depuis le jour de la mobilisation.
Cette fois, la rumeur disait vrai. Le drapeau était là, sa hampe fixée aux arabesques du balcon et, pour que l'emblème allemand pût être vu de tous, l'étoffe en était maintenue par un fil invisible, toute déployée. Ah! ce premier drapeau, offert aux Parisiens dans le radieux soleil d'août, de quelles victoires ne leur parût-il pas être le gage. Quels yeux le contemplèrent, brillants de pleurs de joies, quelles mains se tendirent vers lui. Pas un homme dont le fils se battait qui ne voulut avoir entrevu son vert amande, ses déchirures comme si la gloire d'ajouter bientôt un trophée de plus à ceux qui ornent la chapelle des Invalides revenait à l'absent chéri.
Cet après-midi-là, je rencontrai M. Forain dans la cour du Ministre. Le célèbre artiste venait chercher des nouvelles de son fils... Et toute l'ironie dont sa réputation est faite avait fondu dans le grand souffle de joie et d'espoir qui montait vers Le Drapeau...
Le dimanche 30 août, vers le milieu du brûlant après-midi, tandis qu'errait paisiblement la foule dominicale devant laquelle s'étaient fermées les portes de Paris, et qui devait se contenter des marronniers déjà jaunissants des promenades, le premier taube fit son apparition... jeta quelques bombes, tua une femme, sans doute aussi un enfant, et s'en fut...
Les Allemands sont à Beau vais et le départ du Gouvernement est déclaré imminent par ceux qui tiennent toujours quelque renseignement sensationnel, de l'ami d'un frère de député, de ministre ou... d'huissier au Sénat... Les uns disent Tours, les autres Bordeaux, certains parlent de Clermont-Ferrand!...
Le taube revient, les taubes viennent, poursuivis par nos avions; le peuple en rit, certaine bourgeoisie en rit moins... Bien des gens spontanément, se découvrent pour leur pauvre mère, à qui le séjour des Pyrénées est ordonné, une tendresse extrême; et pour leurs enfants, qui ne peuvent se passer de l'air vif des plages du pays basque, une passion dont vous n'eussiez jamais supposé leur cur capable...
Ce dimanche soir, la ville est plongée dans l'obscurité, tout au moins dans certains quartiers plus visés ou plus particulièrement habités par des ministères ou des hommes occupant une situation éminente. Adieu ces Champs-Elysées des soirs d'août où, sous les ombrages, les Parisiens remplaçaient les planches de Trou-ville par l'asphalte et recommençaient sur les chaises de fer, dans la pénombre, à constituer cet espèce d'album de Sent qui semble indispensable à ce monde spécial, si aisément et si difficilement défini...
Le restaurant qui fait l'angle de la place de la Madeleine était devenu aux heures des repas le centre des nouvelles; c'est là qu'en apercevant, par la porte entr'ouverte d'un cabinet, Mr Aristide Briand et MR. Viviani, les observateurs perspicaces prenaient l'assurance que le Gouvernement n'était pas encore parti...
« L'heure du taube » avait ses fidèles, ses trolées d'enfants, de boulevardiers, de femmes amusées, installés sur les chaises, le long des terrasses des Tuileries qui regardent la Concorde ou bien sur les parapets des quais, les bancs des squares, et jusque sur le terre-plein du Sacré-Cur de Montmartre...
Quel spectacle passionnant, romain, qui a tout le ciel de Paris pour arènes, quand l'esquif aérien est signalé, que les détonations éclatent et qu'une véritable canonnade partie de la Tour Eiffel dispute à l'oiseau de mort la possession de l'azur... - C'est notre part de danger, à nous qui ne sommes pas au front! s'écrient les contemplateurs de la lutte épique... A l'opposé de l'horizon des avions français se sont élevés et donnent la chasse à l'ennemi, qui disparaît bientôt, après avoir laissé tomber quelques bombes, plus bruyantes que néfastes.
Les crépuscules sont encore très doux, la nuit même est à ses débuts comme embrasée par la dernière haleine du jour... Les nouvelles sont de plus en plus décousues, alarmantes... Quatorze mois ont déjà passé sur la tragédie de ces heures et la pureté de leur ciel, leur soleil radieux créent dans le souvenir un contraste toujours plus frappant...
Les Allemands marchaient à présent sur Paris, les uns les prétendaient à Compiègne; les autres les fixaient dans les parages de Meaux; aux allégresses, à l'enthousiasme des premiers jours succédaient, quasi subitement, l'effroi, l'alarme, la panique même chez ceux qu'on avait vus rentrer en avant-coureurs, préparer des ambulances, jouer, si l'on ose risquer ce mot, et l'on peut le risquer, jouer à la guerre.
Et les soirs, le long des quais, n'avaient jamais parus si doux, si colorés, si splendides; la lune versait au-dessus de la ville éteinte et désertée toutes ses féeries... Et nous imaginions le cataclysme. Les premiers obus annoncés, où s'enfonceraient-ils, dans la nuit vaporeuse et constellée?... Quel monument, quels souvenirs s'en iraient-ils frapper, par-dessus le fleuve où les reflets de l'astre plaquaient les mailles d'une cotte de guerrier...
Des voitures et des voitures chargées de bagages passent, passent sans trêve, emmenant vers les gares les derniers fuyards ou des gens prudents, des capons ou des sages, selon qu'on les envisage d'après leurs explications ou d'après l'impression qu'ils donnent.
Il leur faudra stationner longtemps, bien longtemps, des matinées, des journées, des nuits entières devant les guichets. Ils y viennent avec des pliants, y font retenir leur place par des commissionnaires, des flâneurs, auxquels ils donnent un pourboire, comme jadis..., au temps riant de la paix, devant les grilles de l'Institut, un jour de réception solennelle à l'Académie Française...
Mais les Compagnies ne garantissent pas aux voyageurs de pouvoir effectuer leur trajet sur les profonds coussins des compartiments de première classe... Les stalles non rembourrées des « troisièmes » ne sont pas davantage garanties, à la vérité. Bien des fuyards auront connu là, pour la première fois, la douceur pittoresque des déplacements en nombreuse société, non sélectionnée, dans les cases rudimentaires et rudes des compartiments réservés aux bagages et même dans celles à jamais imprégnées de la senteur des bestiaux... Une botte de paille y fut disputée avec plus d'acharnement que le plus moelleux oreiller ue l'eût été, quelques mois plus tôt. Et ces gens si pressés de fuir un rapide ennemi devenaient promptement ennemis eux-mêmes entre les cloisons hostiles, hermétiques et tintinnabulantes de leur prison, roulante ou immobilisée de longues heures sur des voies de garage...
Et ces sombres convois désespérés, - que tant de récits nous ont donné le sentiment d'avoir hantés, - croisaient des trains, des trains, toujours plus nombreux, plus rapprochés, plus longs, emportant vers Paris des troupes, haletantes du désir de se mêler toutes chaudes à la lutte et de repousser l'envahisseur...
Albert Flament