- de la revue 'Le Monde Illustré' No. 3178, 16 novembre 1918
- 'l'Heure Triomphale'
- C'est la fin du Cauchemar
- par Alfred Jousselin
l'Armistice est Signé
Lundi 11 novembre soir
Oh, la belle, la radieuse, l'inoubliable, la prodigieuse journée d'ivresse triomphale!...
Depuis douze heures, Paris chante, Paris rit, Paris acclame, Paris embrasse, Paris exulte, Paris resplendit de fierté patriotique satisfaite!
Ça y est... C'est fait... On les a... comme j'entendis dire et répéter tant de fois, par la foule, durant cet après-midi. Ah! nous avons souffert, ah! nous avons eu des heures de rude angoisse, ah nous avons pleuré bien de cruelles disparitions; notre ville par deux fois fut terriblement menacée; bien des nuits, l'horrible et sinistre hululement des sirènes nous prévint que d'abominables brutes sauvages venaient déverser sur nous « des tonnes » d'explosifs; les obus anonymes et impromptus de la Bertha tombèrent au hasard dans nos rues et sur nos maisons. Mais qu'est-ce que tout cela? Oublié!... Dieu que c'est déjà lointain... Voici des semaines et des mois que grâce au clair génie de Foch et à l'héroïsme de nos troupiers, nous avons pris l'habitude de triompher, tous les jours. Depuis le 15 juillet, - vous rappelez-vous comme l'on entendit bien le canon du front, ce jour là!... - chaque matin, les communiqués nous apportèrent une joie, un réconfort, une espérance de plus en plus nette. Nos poilus prenaient ceci, ou avançaient là; on avait capturé tant de canons, tant de prisonniers. La Fortune nous était fidèle et n'eut pas une heure de distraction!
Aujourd'hui c'est le couronnement de l'uvre géante accomplie par les admirables soldats de l'Entente, sous les ordres de chefs infatigables, guidés par la pensée d'un incomparable stratège... Dès le début de la matinée, Paris vibrant, ému anxieux, nerveux sous son apparence de calme et de sang-froid, attendait la nouvelle.
Chacun, à part soi, au plus profond de soi, sentait bien que l'événement allait se produire. On le devinait certain et tout proche, mais on en voulait l'annonce officielle, afin de pouvoir s'emballer, en toute liberté, sans contrainte.
Aussi quand, vers onze heures, la voix immense du canon commença à proclamer le fait, quand les cloches de toutes let églises, sonnant allègrement, à pleine volée, jetèrent aux quatre coins de l'horizon la certitude dans les âmes, quand les grandes administrations de l'Etat accrochant à leur façade pavois et oriflammes, ne laissèrent plus place à aucun doute, ce fut du délire! Une joie incommensurable secoua tout un peuple, tout un monde composé d'éléments si divers! Civils et soldats, hommes et femmes, poilus français, anglais, belges ou américains, vieillards et gamins, gens riches et pauvres hères, tout le monde s'épanouit du même sourire triomphant et béat.
Et dans la fourmilière humaine, agitée du même frisson d'allégresse intense, ce fut un mouvement fou! Chacun se démena et s'empressa. Les fenêtres s'ouvrirent et de toutes parts les drapeaux apparurent, se déployant gaîment au vent qui soufflait juste assez pour les faire vibrer radieuse-ment. En un rien de temps les balcons furent voilés d'écharpes aux couleurs des nations alliées ou égayés de bottes de fleurs aux couleurs intentionnellement choisies. Paris avait revêtu la plus superbe parure de fête que l'on puisse imaginer. ..
Ah! ces drapeaux, ils coûtaient bien cher, chez le marchand avisé qui en avait accumulé des stocks dans ses arrière-magasins, pour le jour de la Victoire rédemptrice! Le fanion qui, en temps ordinaire, valait quatre ou cinq francs, s'était vu coter vingt-cinq, trente ou même quarante francs. Tant il est vrai qu'en ce moment nous devons être étrillés, écorchés, saignés à blanc chaque fois que nous voulons acheter quelque chose, - fut-ce un emblème de nos sentiments loyalistes et patriotiques! - Mais pensez-vous que cette hausse subite de l'étamine bleue, blanche ou rouge ait gêné quelqu'un!... Vous vous êtes promenés dans les rues de Paris, et vous pouvez m'en dire des nouvelles...
Les drapeaux à quarante, cinquante et cent francs se sont vendus comme du pain et il n'y en eut pas assez... Beaucoup de braves et enthousiastes citoyens n'ont pu encore;parer leur demeure, comme ils le désireraient. Ils ont fait des commandes... ils attendent impatiemment... on les servira dès qu'il sera possible... Pour combien de centaines de milliers de francs, y a-t-il d'étoffes qui se balancëntrau long de nos maisons?
Tandis que les uns assuraient la glorieuse décoration de leur logis, les autres se précipitaient dans la rue pour se mêler, s'associer plus. directement à la joie générale. On s'embrassait, on se félicitait, on se serrait affectueusement les mains. « Eh bien! ça y est, vous savez »... On faisait sa partie dans un groupe qui chantait la Marseillaise. On acclamait les poilus; on ovationnait les officiers étrangers qui passaient, on les fleurissait, on les couvrait de cocardes tricolores, d'insignes et d'emblèmes. Tout cela gentiment, cordialement, joyeusement, avec ce chic qu'ont toujours les Parisiens, dans chacun de leurs gestes.
Comme le répétait à chaque instant un bonhomme qui, marchant à côté de moi, m'avait pris pour confident: « Ce n'est plus de la joie, Monsieur, c'est du délire... Ah on les a bien eus tout de même à la fin! Et comment!... C'est du délire ».
Et puis les manifestations, les monômes, les cortèges se formaient. Deux ou trois grands drapeaux prenaient la tête, la foule se rangeait à leur suite, et voilà une colonne en marche, pour le Palais Bourbon, pour lés statues de Strasbourg et dé;Lille, ou bien encore pour les ambassades des pays alliés.
Les élèves des grandes écoles, les étudiants, les lycéens, formant une longue et dense théorie, après avoir pas mal circulé dans Paris, se dirigèrent vers la; Chambre des Députés, rue de Bourgogne, en acclamant sur le rythme classique: « Clemenceau Clemenceau! »
L'Organisateur de la Victoire, - n'est-ce pas, on peut bien lui aussi, l'appeler de ce nom, - touché de leur juvénile et si ardente ferveur, voulut bien se mettre un instant à une fenêtre de l'édifice et leur cria: - « C'est vive la.France qu'il faut dire ».
Dans le même temps, une bande de gentils et héroïques petits soldats en herbe, passant aux Champs-Elysées, se mettait en tête de promener glorieusement à travers Paris quelques-uns des canons, conquis sur les Boches, à propos desquels notre Premier a dit: « J'en ai bien d'autres en magasin! "» Nos moutards emmenaient une pièce, puis deux, puis trois, au prix de quels efforts, de quels coups de collier, je vous le laisse à penser. Tout allait pour le mieux et le cortège prenait vraiment des allures de triomphe romain, lorsque des agents et de braves municipaux, qui certainement n'ont pas fait leurs humanités, s'avisèrent qu'on déménageait petit à petit le butin de la Xe armée, ce qui certes n'est pas permis même quand les Allemands nous livrent des canons, à ne plus savoir où les mettre. Ils coururent sus aux jeunes manifestants et leur reprirent leurs trophées, malgré des cris et des protestations sans fin.
Rue Royale, à la Madeleine, place de l'Opéra, sur les boulevards, c'était l'invraisemblable, l'inimaginable cohue! Tout Paris était-là, et puis, je crois bien, Tout Londres, Tout Bruxelles et Tout New-York aussi. Jamais je ne vis pareille affluence, pareil entassement humain sur ces voies, qui sont notre Cours, à nous autres, pauvres Parisiens. Une musique tonitruante. On regarde, on s'écarte tant bien que mal, et voici que défile une longue troupe de Tommies, dans les rangs desquels ont pris place de nombreuses et gracieuses infirmières. Cris de: Vive la France, Vivent les Alliés!... Profitant d'un temps d'arrêt, groupés autour de deux immenses drapeaux français et britannique, nos amis d'outre-Manche chantonnent la Marseillaise à laquelle, avec un tact des plus délie its, la foule rassemblée là, répond par un God Save the King bien senti.
Le hasard, qui fait toujours si bien les choses ici-bas ayant sur ces entrefaites, amené dans ces parages une bande de Yanks, tout le monde, d'un commun accord, clame avec conviction le Stars Spangled Banner. Puis, après des effusions sans nombre, on se sépare et chacun reprend sa route.
Ah ce fut bien amusant, ce que j'aperçus peu après rue de la Paix. Un groupe de tous jeunes officiers français qui remontait vers l'Opéra, se trouva tout à coup nez-à-nez, avec un groupe de tout jeunes officiers anglais, qui, eux, descendaient vers les Tuileries.
Cordialités, shake-hands, fusion des deux groupes, puis tout à coup, on ne sait comment, voici qu'une farandole s'organise: un Anglais, un Français, un autre Anglais, un Français; les deux nations mélangées et confondues, quoi! Les midinettes d'une très grande maison de couture, suivaient, de leur balcon, avec infiniment d'intérêt, la belle fête qui se préparait. Tout à coup, tout d'une voix, elles s'écrient: - « Attendez-nous! » Et, prrtt, les voilà dévalant au grand galop dans la rue: ovations, joie, les anneaux de la chaîne se distendent; on fait place aux jolies et gracieuses petites fées de la mode puis quand elles sont devenues de séduisants maillons de la chaîne franco-anglaise, on reprend la farandole, qui évolue dans le quartier, aux bravos chaleureux de l'assistance.
Je m'en voudrais de ne pas consacrer une mention spéciale, aux innombrables véhicules de toutes sortes et de toutes allures, qui, transformés en chars somptuaires, promenèrent à travers la ville, des pyramides de manifestants, associés par la fantaisie la plus déconcertante pour fêter ce beau jour. C'étaient de vraies Tours de Babel ambulantes; les nationalités les plus diverses s'y trouvaient mélangées, mais tout le monde y sympathisait très gaîment en poussant les mêmes cris-d'allégresse.
Les heures de jour ne suffirent pas à une population débordante de fierté patriotique pour exprimer ses sentiments enthousiastes.
Aussi, le soir venu, les réjouissances reprirent-elles, de plus belle! Il y avait des becs de gaz allumés, mes bons amis, et ils étaient de couleur blanche; les boutiques avaient eu la permission de laisser leurs devantures éclairées, et elles en avaient profité. On n'évoluait plus comme des spectres, dans le noir, et on distinguait suffisamment les passants que l'on coudoyait. Quelle sensation exquise! C'était un peu du Paris du temps de paix qui nous était restitué, et Dieu sait si nous trouvâmes la métamorphose admirable!
De nouveau on acclama frénétiquement les noms de Clemenceau et du maréchal Foch, de nouveau on chanta les hymnes patriotiques; de nouveau on se congratula et on se félicita allègrement. La foule extraordinairement nombreuse commentait passionnément les conditions de l'armistice que les journaux du soir nous avaient révélées; on les trouvait très satisfaisantes et on se disait qu'enfin nous étions bien vengés des Huns, qui commençaient à expier leurs crimes. Plusieurs cortèges se rendirent avenue de Saxe pour acclamer le glorieux généralissime des Armées Alliées auquel, pour une si grande part, nous sommes redevables de notre béatitude présente, puis on alla contempler avec une stupéfaction ébahie les illuminations officielles qui, malgré les économies de luminaire auxquelles nous sommes encore astreints, nous semblèrent merveilleuses. Place de l'Opéra, Je Comptoir d'Escompte avait eu l'ingénieuse idée d'éclairer le grand transparent qui orne sa façade, - vous savez l'image de l'Alsacienne qui est d'une gracieuse facture, - et cela produisait le plus heureux effet.
Quinze à vingt mille personnes, massées sur ce point, attendaient un régal qui ne nous fit pas défaut. Mlle Chenal, apparaissant dans une buée lumineuse, de sa voix puissante et harmonieuse, jeta dans l'espace, dans la nuit, les strophes pleines de fougueuse ardeur de la Marseillaise. L'assistance qui écoutait dans le plus poignant silence, reprenait le refrain avec la grande cantatrice. Notre cher et excellent Noté fit applaudir chaleureusement la Brabançonne. Ce furent quelques instants réellement féeriques.
Les cafés regorgeaient de monde. On ne parlait que de nos braves poilus, de l'uvre qu'ils ont accomplie, de leur retour, de-ce-qu'on ferait dès qu'ils seraient là, de ce que serait demain, - que chacun s'accordait à prévoir radieux. Et fatigués de tant d'émotions mais pas encore rassasiés de nos joies patriotiques, nous regagnâmes nos demeures, heureux, - oh! oui bien heureux, -heureux comme on ne l'est pas deux fois dans sa vie!
Alfred Jousselin