'Les Vainqueurs de l’Yser'
de Jacques Pirenne
et James Thiriar, 1917
 
 
Deuxième Partie
Au Cantonnement

dessins de James Thiriar

 

Chapitre Premier

La Troupe au Village

I. — West-Flandre

Entourés d'arbres qui les masquent, les villages, de distance en distance, dressent dans les prairies coupées de ruisseaux, leurs puissantes tours d'église. Ce sont des tours massives dont les flèches de pierre ou d'ardoise s'élèvent entre leurs quatre clochetons, austères et pures, aux lignes droites et sobres, éraillées par les pluies successives; de gracieuses nervures se découpent sur ces murs de briques, aux tons passés et patines, dans lesquels les ogives des fenêtres aux meneaux dégradés par les siècles, se superposent deux et trois fois, Au pied des massifs haut dressés, des portes basses ont de lourds battantsde bois où des figures grossièrement sculptées se désagrègent et s'effacent. Une immense poésie se dégage de ces tours carrées et belles auxquelles s'adossent des églises somptueuses ou pittoresques, où chaque siècle a mis son empreinte: des murs en pierre blanche friable conservent des vestiges romans du haut moyen âge, à côté desquels des fenêtres gothiques aux vitraux sertis de plomb surmontent de naïves sculptures des XVIIe et XVIIIe siècles, chemins de croix ou calvaires en haut-relief enluminés De grands christs de bois ou de pierre, dressés contre le mur des transepts, se détachent sur des fonds peints, d'une touchante incohérence.

Autour des églises de petites croix de bois, inclinées en tous sens, renversées parfois, s'érigent sur les tertres gazonnés des tombes; une allée plantée d'une double rangée d'ormes délimite le cimetière, isolé généralement du reste du village par un ruisseau que franchissent, aux quatre coins, de petits ponts de pierre en dos d'âne.

Les curés s'entourent de bouquets de thuyas, de sapins, de buis arborescents bien taillés, bâties à côté du cimetière et presque toujours entourées d'eau. Une impression exquise de calme, d'aisance cossue, de bonhomie et de rustique bien-être se dégage de ces presbytères, souvent anciens; une vieille servante affairée apparaît aux fenêtres où pendent des rideaux de coton blanc bien frais; il semble que parmi les saintes images qui ornent ces chambres discrètes,aux tentures vieillies,le prêtre en rentrant de l'office, sera accueilli par l'odeur chaude et bonnes des crêpes d'or que l'on fait au pays.

L'église et sa curé forment la partie essentielle des villages flamands. Une ou deux rues de maisons blanches et rouges, aux toits de tuiles, aux volets verts, bruns ou bleus, composent avec la place qui encadre le cimetière, la totalité de l'agglomération. La grandeur des églises et leur magnificence contrastent presque toujours avec le peu d'étendue du village, où les petites maisons basses voisinent avec les granges de bois aux doux tons moussus.

Les fermes les plus importantes du pays sont isolées dans la campagne. Entourées de larges fossés d'eaux croupissantes, elle apparaissent dans d'épais massifs d'arbres. Ce sont presque toujours d'anciens domaines, dont quelques-uns conservent encore d'importants vestiges remontant aux XVe et XVIe siècles. Des ponts de pierre y donnent accès, des portes construites de briques et de pierres blanches, surmontées d'armoiries, s'ouvrent sur de vastes cours où se groupent les communs, les étables, les bâtiments de la ferme, pittoresques et évocateurs avec leurs tours en briques coupées à hauteur des toits, leurs fenêtres ogivales murées, leurs gracieuses moulures gothiques. Ces grosses demeures campagnardes sont une des caractéristiques de la plaine de West-Flandre où la monotonie du paysage n'est rompue que par les silhouettes des tours et les clochetons des châteaux et des fermes émergeant au-dessus des peupliers.

Dans de nombreux villages d'anciennes maisons seigneuriales ont grand air avec leurs poivrières, leurs ponts, leurs parcs et leurs hauts toits bleus élancés. Plusieurs d'entre elles sont de petits châteaux dont les murs surmontés de créneaux et percés de meurtrières évoquent des époques de violence, tandis que leurs hautes façades aux pignons à gradins, aux lignes verticales qui les élancent vers lé ciel, se reflètent dans les eaux noires dont elles émergent. De précieuses reliques dorment dans ces petits manoirs: meubles anciens, tableaux, armes et porcelaines accumulées depuis des siècles parles familles flamandes qui les habitent, et dont les armoiries, sculptées dans la pierre trop tendre qui les laisse s'effriter, rappelent les noms glorieux du puissant patriciat des communes de Flandre.

Des routes au long desquelles se penchent sous le vent d'ouest les bruissants peupliers, vont traversant les champs aux moissons riches, les prairies où paissent les troupeaux nombreux —de village en village, traçant dans le ciel, lourd de nuages blancs amoncelés, les grandes lignes de leurs couronnes vertes aux reflets d'argent.

 

II. — État de Siège

Hiver 1915-1916.

Hiver! Les fossés coulent à plein bord, les chemins et les routes sont couverts d'une boue grasse et gluante, les arbres ne sont plus que de tristes squelettes secoués par le vent violent qui vient de la mer toute proche.

Les villages ont perdu leur tranquillité de jadis. Devant des fermes, devant des granges, des sentinelles, en tenue kaki, le casque enfoncé dans la nuque, montent la garde; dans les rues des soldats vont et viennent, de lourds camions automobiles passent, ébranlant les maisons, en longues files grises et disgracieuses; des officiers à pied, à cheval, le plus souvent douillettement installés dans de superbes lirnousines ou de luxueuses torpédos, ne cessent de traverser le village; à leur approche les sentinelles présentent les armes, impassibles sous les gerbes de boue dont les aspergent les autos.

La cure est envahie. Des bureaux d'état-major y sont installés. Sur les murs où restent accrochés quelque Sacré-Cœur, quelque Notre-Dame de Lourdes, des casques allemands en cuir bouilli, à la pointe de cuivre, portant l'aigle et la croix en frontal, des casques de feutre gris, des shakos de chasseurs, des éperons, des sabres, s'accrochent, glorieuse panoplie, au milieu de caricatures représentant les officiers supérieurs maîtres et seigneurs de céans, de cartes, et parfois... le dirions-nous... d'un dessin grivois de la Vie Parisienne qui sourit de se trouver en un tête-à-tête inattendu avec saint Joseph lui-même.

Dehors un gendarme fait la faction tandis que, continuellement, des cavaliers, des motocyclistes, des voitures, s'arrêtent devant les petits ponts dé brique du cimetière; et le pauvre vieux curé, relégué dans une petite chambre jette, en traversant son corridor jadis si propre et si méticuleusement nettoyé, des regards craintifs et désolés en constatant chaque jour quelque tache, quelque dégradation nouvelle dans sa chère maison.

Dansles fermes des soldats s'entassent, emplissant les greniers et les granges transformés en dortoirs; des écuries en planches nouvellement bâties s'adossent aux murs des maisons; du matin jusqu'au soir c'est un va-et-vient continuel, et la ménagère a beau brosser et laver à grande eau, la boue envahit tout à la suite de la troupe.

Dans les rues,des échelles appliquées aux façades de magasins à fourrage, mènent à des logements militaires, et dans la paille, le soir, autour d'une lampe allumée, on voit se profiler des formes en silhouette.

De grandes fermes, aux environs, se transforment en parc d'artillerie, canons et caissons se dissimulent le long des haies et des rangées de saules; les chevaux piaffent dans les granges, le corps de bâtiment est occupé par la troupe. L'accès du cantonnement est devenu presque impraticable, tant la boue y est profonde, la prairie où s'est établi le parc, est défoncée. Et pourtant la famille de paysans qui habitait la ferme, continue de vaquer aux travaux habituels et les robustes campagnardes, aux bras rouges, aux hanches puissantes, portent à boire aux vaches dans les étables, sous les regards de convoitise des soldats qui interrompent, pour les voir, le pansage de leurs chevaux. Ailleurs les trains du génie alignent dans la boue liquide leurs chariots variés et nombreux. Des hangars élevés à la hâte abriient les deux cents vélos d'une compagnie cycliste, et dans une cour de ferme, les chiens mitrailleurs, rassemblés, aboient éperdument.

Le cimetière où ne paraissaient chaque année que quelques tombes nouvelles, a bien grandi, hélas! Des rangées de croix neuves, ornées de couronnes, et devant lesquelles ne cessent de stationner des hommes, s'allongent de jour en jour. Sur les croix, des noms, des dates, un numéro de régiment. Des plaques tombales portent des épitaphes touchantes. On lit sur plusieurs d'entre elles, écrite en petits caractères, l'inscription: « Gravé par les hommes de la compagnie. » Quel hommage pourrait être plus émouvant que cette naïve indication rappelant que, pendant des semaines, les anciens camarades du mort pensant à lui, ont consacré leurs heures de loisir à graver, pour orner sa tombe, une plaque de marbre, achetée de leurs économies, et sur laquelle, avec tendresse, patiemment ils ont imprimé dans lapierreson nom, son âge, son régiment et sa ville natale, et ces quelques mots simples: « Mort pour la Patrie. » Et quand ils viennent au repos, ils vont rendre visite à ceux des leurs qui dorment au cimetière, ils parlent d'eux en relisant leurs noms et déposent, en les quittant, quelques souvenirs sur les tombes: une douille, un éclat d'obus.

Sur la route un chariot s'avance, recouvert d'une bâche. Un paysan conduit les deux chevaux qui vont de leur allure lente de chevaux de labour. Des soldats, l'arme à la bretelle, encadrent l'attelage qui s'arrête bientôt devant l'église de Hoogstade. Quelques « jas » sur la route font halte et front, immobiles et graves. Quatre brancardiers viennent de retirer du chariot un cercueil de bois blanc, orné d'un petit drapeau belge, et le chargent sur leurs épaules. Et le modeste cortège, une dizaine de soldats rangés autour du cercueil, l'un d'eux portant une grande couronne de fleurs et de feuillage, entre dans l'église neuve et froide. Un catafalque se dresse sous la haute voûte blanche d'où tombe une humidité glaciale. Le cercueil y est placé, quelques bougies s'allument faisant papillonner leurs petites flammes rouges presque invisibles dans la lumière crue et trop blanche qui inonde l'église. L'arme au bras, les soldats se sont placés autour du camarade auquel ils sont venus rendre les derniers honneurs. Ils sont sales, boueux, fatigués. Ils viennent de là-bas, de la tranchée où tomba ce pauvre petit « piotte », simplement, sans presque qu'on remarquât sa mort.

Un aumônier s'est avancé; la chasuble et l'étole ne cachent point entièrement son uniforme que révèlent des bottes éperonnées, inattendues sous ces ornements sacerdotaux. Et sa voix monte trop claire dans ce bâtiment neuf où rien n'estompe et n'adoucit les sons. Il récite les prières des morts. Parfois un soldat change de position et sur le pavement de l'église, les traces humides qu'ont marquées ses bottines mouillées persistent longuement. Dans le tond de la nef quelques hommes Se tiennent debout, silencieux. Spectacle d'une simplicité poignante, héroïque. Quelle grandeur en ce petit groupe perdu dans l'église vide.

La cérémonie ne dure que quelques instants. Déjà le pauvre petit soldat est porté au cimetière, toujours encadré de son escorte. De loin les hommes qui passent, s'arrêtent pour le saluer... Une croix sur laquelle s'inscrit un nom, s'orne d'une couronne aux couleurs nationales, allongeant la file déjà longue des tombes militaires. Quelques camarades du mort stationnent sans mot dire devant le tertre de terre fraîche... tandis que dans le cantonnement montent des cris joyeux qu'accompagne un harmonica.

Un petit cortège joyeux, quelques soldats et quelques Jeunes femmes, deux vieux paysans et des enfants, brinqueballent de cabaret en cabaret, Les femmes sont vêtues de toilettes voyantes et de chapeaux trop garnis... c'est le mariage d'un soldat. Eh bon Dieu, oui, que voulez-vous! La guerre est si longue; au repos des amourettes se nouent entre les « jas » solides et ardents et les paysannes jeunes et rouges qui apparaissent à tous ces pauvres « piottes » comme les seules joies dans la vie amère qu'ils mènent.

Dans les châteaux, les états-majors ont installé leurs quartiers généraux. Des fanions en avertissait la troupe, des sentinelles veillent. Des officiers, bien sanglés dans un uniforme impeccable, pommadés, entourés d'une atmosphère parfumée, portant les foudres de l'état-major au collet et le brassard amarante, entrent et sortent continuellement.

Parfois des prisonniers sont amenés au Quartier Général.

De village en village la nouvelle a passé comme une traînée de poudre: des prisonniers arrivent. Tout s'amine, les visages s'éclairent! Des prisonniers! Les voici. Un cliquetis de petits sabots sur les pavés, des cris de joie, une immense bande d'enfants emplit la rue. Ils marchent à grands pas, se tenant par le bras; les premiers, se faisant un porte-voix de leurs mains, s'époumonent à imiter les bugles militaires. Dans chaque village, dans chaque hameau leur nombre se grossit, et l'escorte qu'ils font aux ennemis devient de plus en plus imposante.

Encadrés de soldats,les Boches défilent. Les uns, vont, sans oser lever les yeux, courbés dirait-on sous le mépris et sous la haine qu'ils sentent les entourer, d'autres regardent droit devant eux, et marchent en scandant le pas comme à la revue, d'autres encore cherchent en souriant d'un air soumis et servile quelqu'un qu'ils puissent saluer.

Joyeux, j'attendais leur venue, mais leur vue m'a tout à coup fait trembler de haine. N'étaient-ils point de ceux qui brûlèrent Dinant, Louvain, Visé, Andenne et Termonde, n'ont-ils point trempé dans le meurtre des populations civiles et n'est-il point parmi eux un de ces misérables qui ne craignirent pas d'égorger des femmes, des enfants, de torturer de pauvres petits êtres sans défense; aucun d'eux n'a-t-il violé nos femmes? Oh! ce sont des vaincus mais des vaincus sans gloire parce que sans honneur. Aucune pitié ne me pénètre, et l'idée de vengeance me hante et me torture.

Sur leur passage les soldats s'arrêtent d'un air sombre, des jurons grondent entre leurs dents serrées; l'un d'eux, à leur vue a craché sur le sol, s'est retourné et les mains dans les poches s'en est allé le front plissé et la bouche mauvaise... et je sens battre mes tempes et mes poings se crisper... je sais ce que c'est que haïr.

Dans l'église, l'école exilée de l'affreux bâtiment officiel, transformé en gendarmerie, aligne ses petits pupitres verts et jaunes. Ils sont rangés près des fonts baptismaux, devant un tableau noir. Quelques cartes pendent au mur à côté de statues de saints.

Des sous-officiers d'artillerie s'apprêtent à gagner, au sommet de la tour, leur poste d'observation. A travers les portes de l'église les voix claires, cadencées et traînantes des enfants se font entendre en ô chœur: Een maal twee is twee... twee maal twee is vier... (Une fois deux fait deux; deux fois deux font quatre) ponctuées parles coups de réglette dont une sœur marque le rythme en frappant sur son haut pupitre. Les soldats entrent dans l'église souriant aux petites paysannes, aux petits paysans, dont les têtes blondes se retournent en entendant grincer les portes derrière eux, tout en continuant leur chanson monotone. Ils ont reconnu les artilleurs: ‘d'onze’ (ce sont les nôtres) s'écrie un petit garçon, et tous, dans un même mouvement, se lèvent, fixes comme des soldats au port d'arme, graves comme seuls savent l'être les enfants, leur petite main potelée portée à la hauteur du front, simulant un salut militaire. Amusés, mais sérieux, les observateurs saluent ces tout petits qui, tous les jours, leur rendent les honneurs; et gravissant l'escalier en colimaçon qui se perd dans l'obscurité, ils montent au haut du clocher d'où, brusquement, l'immense plaine va s'étendre à leurs pieds.

Dans le village, toutes les chambres, jusqu'aux plus misérables mansardes, sont occupées, et lorsque les vieux paysans glissés, le soir, entre leurs draps rudes, s'étendent côte à côte, quelque soldat pénètre dans la place, escalade l'échelle qui mène à sa soupente en leur souhaitant le bonsoir tandis que des plaques de boue séchée tombent de ses bottes sur le lit que franchit l'échelle.

Partout se créent des mess militaires où déjeunes et fraîches paysannes servent en rougissant ces hommes jeunes qu'anime la présence d'un jupon. Dans de petites chambres d'arrière boutique, autour d'une lampe à pétrole ou de deux bougies plantées dans des bouteilles vides,quelques hommes mangent en causant.C'est le bon moment, celui où le service fini, on se retrouve le soir, oubliant la vie monotone, les petits ennuis du métier. Des amis viennent de cantonnements voisins et les histoires vont leur train.

Des soirées s'organisent; on chante, on oublie la guerre. Un soir, dans une chambrette enfumée, une dizaine de soldats, tous volontaires, s'entassaient. L'un d'eux, d'une voix superbe, chantait et résonnant dans la place trop petite sa voix vibrante entonna :« Et je n'ai jamais tant aimé la vie... » L'un des convives, brusquement, s'est levé, très pâle. «Non, dit-il, pas cela, pas cela »et comme on s'étonnait, il raconta: « C'était il y a un mois, à Hoogstade, nous avions formé, des amis et moi, un mess où tous les soirs nous nous retrouvions. Que de bons moments nous y avons passés! Que d'heures de cordiale amitié, franche et simple. Ce jour-là étaitle dernier qu'un desnôtres, un médecin, passerait avec nous avant son départ pour la tranchée. C'était un garçon jeune, vivant d'une vie ardente, enthousiaste. Doué d'une voix chaude qui émouvait, il chantaitsouvent; il chanta ce soir-là ce même air de la Tosca: « Et je n'ai jamais tant aimé la vie. »Le lendemain comme nousnous retrouvions au mess, à l'heure habituelle, gais, contents de nous revoir, l'un de nous, blême, entra et brusquement nous dit :«, Vous savez... il est mort! » sa voix s'arrêtait dans sa gorge. Nous comprîmes aussitôt de qui il s'agissait. Il nous raconta alors que notre ami, arrivé à la tranchée à la nuit, s'était couché dans son abri lorsqu'un violent bombardement fut dirigé contre son secteur. Son camarade, réveillé en sursaut, secoua le dormeur et lui dit: « Allons, viens-t'en, on bombarde. » II venait de s'éloigner qu'un gros obus de rs arrivait en sifflant et s'abattait avec fracas sur l'abri qu'il défonçait. Au matin on en retira le corps du médecin, étranglé sous un rail qui lui avait écrasé la gorge, j'ai revu le malheureux et j'ai pleuré en pensant que vingt-quatre heures avant, il était avec nous et qu'il chantait: «Je n'ai jamais tant aimé la vie...» Depuis lors je ne puis plus entendre ce chant sans frémir, sans le revoir mort. Non, ne le chante plus. » Et après un silence il dit: « Chante autre chose. »

J'eus l'occasion de dîner à plusieurs reprises dans la maison où des amis et moi avions établi notre mess, avec un civil militarisé. Son air énergique et franc nous avait séduit dès le premier abord. Nous nous intéressâmes à lui et connûmes bientôt son histoire. Avantl'invasion il était chef d'une petite gare située sur une des plus grandes lignes du pays. Il vivait avec sa femme et sa petite fille au moment où la guerre avait éclaté. Dès la première heure il avait été à la tâche, jour et nuit, s'occupant du transport des troupes. Mais les Allemands avançaient. La ligne déjà était partiellement en leur pouvoir. Que ferait-il? Il attendait des ordres... ils ne lui vinrent pas. De jour en jour cependant la menace ennemie se faisait plus pressante. N'ayant reçu aucune instruction, il résolut de rester à son poste. Déjà des patrouilles de hulans avaient poussé jusqu'au village. Il était clair qu'ils feraient incessamment un coup de main contre la petite station pour détruire les appareils téléphoniques et les lignes du télégraphe. Afin d'éviter d'être, de cette façon, coupé du reste du pays, il installa un de ses téléphones dans un blockhaus, dissimulant les fils sous le sol. Bientôt ses craintes se réalisèrent. Quelques cavaliers apparurent dans le village et vinrent prendre possession de la gare. Peu après un fort détachement s'installait dans la localité et le commandant choisissait pour y établir son Quartier Général la salle d'attente de la station. Tout de suite il fut en excellents termes avec le chef de gare qui se mettait immédiatement à sa disposition pour la direction du trafic sur la voie.

Le premier matin de leur installation les officiers du détachement se réunirent dans la salle contiguë à son bureau. Lui, absorbé dans des écritures, ne s'inquiétait point, semblait-il, des ordres que le commandant, dans la chambre voisine, donnait à ses officiers.

Il ne perdit pas un mot cependant de ce qui se dit et quand, le rapport terminé, le commandant regagnait le cantonnement, tandis que les patrouilles s'en allaient en reconnaissance, il quitta son bureau et, en hâte, gagna le blockhaus où, quelques jours avant, il avait établi son téléphone. Il se mit en rapport avec la gare la plus rapprochée restée aux mains des Belges et demanda à parler aussitôt à un officier. Il lui révéla les destinations vers lesquelles s'acheminaient les éclaireurs et s'engagea à lui donner, tous les jours, des renseignements analogues.

Puis, regagnant tranquillement la station, il se mit en devoir d'exécuter les ordres donnés.

Vers le soir, comme il travaillait à son bureau, il entendit de grands éclats de voix à côté: les détachements envoyés en reconnaissance avaient tous été surpris et décimés par des autos mitrailleuses. On crut à de malheureuses coïncidences et de nouveaux raids de cavalerie furent décidés pour le lendemain. La même aventure leur arriva et quelques-uns seulement de ceux qui s'en étaient allés purent regagner leur unité.

Cette fois, les officiers inquiets s'entretinrent longuement. Penché sur s'es papiers, il les écoutait discuter: « Pas de doute, nous sommes vendus. » — « Mais par qui? » A mi- voix on prononça son nom, il l'entendit mais ne broncha pas. Brusquement la porte s'ouvrit et le commandant, raide et rogue, entra. Le plus naturellement du monde le fonctionnaire se levant pour le recevoir, lui souhaita le bonsoir... il fut brusquement interrompu: « Vous cachez un téléphone chez vous, nos hommes ont été surpris et massacrés; nos moindres paroles, il n'en faut douter, ont été répétées au commandement belge. »

Pas un trait de sa figure ne changea. Il se borna à offrir au commandant allemand de visiter sa demeure et lui remit toutes ses clefs. La maison fut fouillée du haut en bas, les planchers soulevés, les armoires ouvertes... on ne trouva rien et comme, d'autre part, le service se faisait très régulièrement, les soupçons ne parurent point fondés.

Une reconnaissance en forces devait venger, le lendemain, les mésaventures arrivées au détachement, au cours des journées précédentes. Ce fut un désastre, des soixante hommes envoyés une trentaine seulement revinrent dont plusieurs blessés. En apprenant la perte de la moitié du détachement, le commandant entra dans une violente colère et, cette fois, mit le chef de gare en état d'arrestation. De nouveau la maison fut examinée dans les moindres détails. Point de téléphone, mais des trous percés dans les murs sous le toit — et qui servaient à enfoncer dans la façade» les madriers auxquels devait s'appuyer un échafaudage en cas de réparation de l'édifice — attirèrent l'attention des officiers ennemis qui prétendirent reconnaître là des embrasures pour mitrailleuses. Sans rien perdre de son sang-froid, le Belge traqué se défendit de son mieux et obtint que des constatations seraient faites dans des gares voisines afin de vérifier si tous les bâtiments possédaient ces particularités. Dans le cas où il n'en serait pas ainsi, ce serait la peine de mort sur-le-champ. Le commandant voulant constater la chose par lui- même,partit pour la gare suivante, après avoir de nouveau ordonné à son unité de se porter à la rencontre d'un petit détachement de lanciers qui lui avait été signalé et qu'il voulait faire massacrer. Il avait laissé l'accusé en liberté pour lui permettre de préparer une manœuvre commandée, mais afin de s'assurer qu'il n'échapperait pas, il avait enfermé dans une chambre sa femme et son enfant, et avait emporté la clef avec lui.

Le commandant parti, le chef de gare se trouva seul. Il n'hésita pas. La vie de plusieurs Belges était entre ses mains, il fallait les sauver coûte que coûte. Il sortit donc du bâtiment malgré l'ordre formel, et se dirigea hâtivement vers le blockhaus. Il songeait: « Ce sera la dernière fois. Mais il le faut! » II se savait surveillé, épié. Surpris, il serait fusillé sur l'heure et peut-être avec lui les siens seraient-ils passés par les armes. Tout en allant il se répétait: « II le faut! Il le faut! » et bientôt il s'engageait dans le petit jardin qu'il avait arrangé avec tant d'amour et dans lequel, un mois avant, il voyaitde son bureau, sa petite fille, qui cueillait les grands soucis oranges. Il pensait à cela, ses souvenirs l'assaillaient, l'affaiblissaient, mais il était décidé à tenter tout pour sauver ces hommes qu'il ne connaissait pas et qu'il aimait pourtant, qu'il aimait au point de vouloir leur sacrifier son bonheur, sa vie.

Une voix le tira de ses pensées: « Attention chef, attention,"on vous observe.» Il ne se retourna pas, mais il avait reconnu la voix d'un chauffeur qui lui était fidèlement attaché. Il entra dans le jardinet et, les mains dans les poches, s'y promena, attendant. Il venait de remarquer sur la route qui longeait la voie un cabaretier du village et il avait compris l'avertissement du vieux serviteur qui, depuis plusieurs jours, veillait sur son chef qu'il savait trahi. Profitant d'un moment d'inattention de l'espion il se jeta, à plat ventre, dans les fleurs. Le chauffeur approcha, prit une bêche et se mit à travailler la terre tout en parlant: « Pas encore, pas encore, ne bougez pas. Il est toujours là » Dépisté, le misérable qui vendait les siens à l'envahisseur faisait les cent pas sur la route, attendant sa victime. A la longue, découragé, il s'en alla. « C'est le moment, chef. » Alors, sans hésiter, cet homme qui se savait traqué, poursuivi, au lieu de regagner la gare où il serait en sûreté, rampa jusqu'au blockhaus et là, avec fièvre, envoya le message, anxieux. Était-il temps encore? Son sacrifice aurait-il sauvé la vie à ses frères qui cheminaient là-bas, à quelques kilomètres, inconscients du danger dont ils étaient menacés? Qu'importe, il avait fait son devoir.

Alors il pensa aux siens, à lui-même et une sueur froide lui vint. Il courut jusque chez lui, se précipita sur la porte derrière laquelle sa femme, son enfant attendaient la mort peut- être, et l'ébranlant dans un suprême mouvement de rage, il fit sauter le pêne de la serrure. Assises habillées, prêtes à partir, elles l'attendaient, courageuses et calmes... il s'aperçut alors qu'il était suivi... Le vieux chauffeur le regardait, ému: « Partez, dit-il, partez, fuyez, il n'en est que temps, j'ai mis la machine sous pression ce matin. Elle est prête et vous attend! » Puis sans rien ajouter, le vieux s'en retourna.

Des voix se firent entendre en bas. C'était le commandant allemand qui revenait avec un officier. «Perdu, se dit-il.» Il repoussa vivement les deux femmes dans la chambre et descendit d'un pas tranquille. En entrant dans son bureau il fut arrêté par les officiers: « Ah! vous voilà revenus Messieurs? Eh bien! êtes-vous convaincus? » Sans répondre ils lui firent signe de le suivre... Ils montèrent au grenier et là lui montrant les ouvertures: « Nous avons vu des trous semblables aux autres gares, lui dit le commandant, mais ceux-ci ont été agrandis parvous. Notre opinion estfaite.Vousserez fusillé.» —« Vous permettez, mon commandant, je comprends parfaitement vos doutes sur la vérité de mes paroles, mais voyez de près... les poutres dans lesquelles ces trous ont été pratiqués ont été fraîchement peintes avant la guerre: si je les avais agrandis, comment expliqueriez-vous ces coulées de couleur dans les ouvertures..? » Le commandant se pencha, gratta la couleur avec son ongle, réfléchit puis, brutalement: «Attendez mes ordres dans votre bureau, lui dit-il. Sous peine de mort je vous défends de vous en éloigner. » Et, dans un bruit de bottes et d'éperons, suivi de son lieutenant, il descendit l'escalier en jurant.

Un instant après, entraînant les siens, le chef fuyait. Le chauffeur l'attendait pour l'accompagner. Sur la route une vingtaine de cavaliers revenaient avec plusieurs chevaux démontés. Alors, le proscrit poussa un cri de joie, de triomphe... Plus de quarante ennemis manquaient. Il avait sauvé la vie à ces quelques soldats belges qui jamais ne sauraient ce qu'il avait risqué pour eux.

On le vit fuir, on le poursuivit. Mais déjà le petit groupe avait atteint la locomotive qui s'ébranlait aussitôt. Alors ce fut une course folle. Lancée à toute allure, la machine passa, brûlant les gares; des postes de sentinelles faisaient signe de faire halte et voyant fuir le monstre, tiraient après ses occupants. Ils s'arrêtèrent dans la campagne, loin de toute agglomération, en terre envahie. Ils gagnèrent un village voisin et là, recueillis par de braves gens, ils se cachèrent.

Dans leur précipitation cependant, les fugitifs n'avaient rien emporté avec eux et leurs chers souvenirs étaient restés là-bas, dans la petite gare occupée: les portraits des parents morts, de pieuses reliques de famille. Ne pouvant se résigner à les laisser détruire, le chef se résolut à les aller chercher. Une nuit donc, à pied, il s'en alla, décidé. Après deux jours d'un voyage difficile il parvint au village. Le jour se levait, blafard, au moment où il entrait dans la cabane du garde barrière.

« Vous ici, chef! Mais pour Dieu, qu'êtes-vous revenu faire chez nous. On vous recherche partout. Votre tête est mise à prix. » — « Mon vieux Pierre, je viens sauver des souvenirs. Oh! des choses sans valeur qu'ils n'auront pas volées mais auxquelles je tiens, vois-tu. » — Le vieux secoua la tête et ne répondit pas. II ne comprenait pas une aussi folle audace, mais puisque le chef avait agi ainsi, c'est qu'il fallait le faire, et il ne discuta point. Après un silence le proscrit reprit: « La gare est toujours occupée? »— « Oui, mais par d'autres officiers.» —«Alors, j'y vais.» — «Chef!... n'y allez pas! n'y allez pas! Vous ne retrouverez rien. Il a tout pris. » — « Qui cela? qui a tout pris? Que veux- tu qu'ils aient pu faire de portraits? » Alors, s'approchantje garde dit à mi-voix: « Ce ne sont pas les Boches qui ont volé vos meubles, c'est le cabaretier qui vous a trahi. Le jour même de votre dépait il a obtenu l'autorisation de déménager votre mobilier. » Le chef devint affreusement pâle. Une colère terrible montait en lui... « Et les portraits, dit- il?» — « Ce qu'il n'a pu employer pour lui-même, il l'a vendu, ou détruit. » Sans répondre, le malheureux sortit de la cabine. D un pas rapide il allait, traversant le petit jardin, son jardin, où il avait vécu tant d'années de bonheur et où maintenant il revenait en étranger... en banni... Il ne vit personne, une sentinelle se promenait sur la voie qui le laissa passer. Un moment après il montait, tremblant d'émotion, l'escalier de la gare qui craquait sous ses pas. Il poussa une porte... une grande chambre vide, les rideaux avaient été enlevés des fenêtres, plus aucun meuble; à terre, il y avait encore quelques débris d'objets. Un placard s'ouvrait dans le mur, c'est là qu'il avait caché les souvenirs. Anxieusement, il fouilla l'armoire... plus rien! Le misérable avait tout pris, tout enlevé. Ses'poings se crispèrent.

Fou de rage et de douleur, d'un pas rapide, il quittait le village, n'osant pas regarder autour de lui pour revoir les endroits qu'il aimait, où s'était passée sa vie. Au tournant de la rue, il croisa un officier qui causait avec un paysan. Un frisson le traversa, il venait de le reconnaître, lui, le traître, le bandit. Un mot, un geste, et c'en était fait de lui, il se sentait regardé avec insistance, avec méchanceté. Il marchait toujours cependant. — «Tiens, vous voilà revenu, chef! »— II eut peine à se dominer. Cette voix calme le fit frémir de la tête aux pieds, il était perdu bien sûr. Il ne se retourna pas cependant, mais comme si ces paroles ne s'étaient point adressées à lui, il continua de son pas hâtif. Bientôt il s'enfonçait dans un petit chemin de terre, marchant comme en rêve, sans savoir ce qui se passait, s'il était poursuivi ou non. Mais en tournant pour quitter la chaussée, il avait eu le temps de jeter un regard en arrière: le cabaretier, le bras tendu vers lui, le désignait à l'Allemand. Il comprit que, à moins d'un miracle qui le sauverait, tout était fini pour lui!

Le long du chemin s'étendait un grand parc. II sauta le fossé qui l'en séparait et s'enfonça dans les massifs, où il se dissimula tout le jour attendant la nuit longue à venir.

Quelques heures plus tard, à la faveur de l'obscurité il échappait pour la seconde fois à son méprisable ennemi.

Depuis il a franchi les lignes allemandes et est venu se mettre à la disposition de l'armée où, chargé de fonctions de confiance, il rend les plus précieux services.

Certains mess ont, au front, une réputation considérable. Un officier, excellent musicien, a rassemblé une bibliothèque musicale et sauvé de la destruction, un piano ramené d'Ypres. De partout, pianistes et violonistes lui viennent et souvent le soir,par la fenêtre ouverte, s'entendent les savants quatuors de Beethoven, les mélodies émouvantes de Schumann, les spirituelles compositions des maîtres italiens des XVII et XVIII siècles. Et sur la route, dans la boue, dans le vent, des soldats arrêtés écoutent, écoutent des heures durant, heureux de savourer une musique pure et classique qui montant dans la nuit, lui donne une poésie intense, un charme d'autant plus doux qu'on ne l'attendait pas.

Mais si les privilégiés se réunissent dans des chambres[à eux, la masse des « piottes » s'entasse le soir dans les cafés bruyants et bondés; une fumée opaque y rend l'atmosphère irrespirable; officiers et soldats s'y coudoient, s'installent côte à côte. Des loustics égaient le cantonnement: un orchestre ambulant composé de quelques hommes jouant de la flûte, de l'occarina, du triangle sur un couvercle de casserole et du violon sur un morceau de bois où quelques cordes se tendent, s'en va de cabaret en cabaret conduit par un chef de chapelle dont le crâne apparaît complètement rasé, et dont le nez se couronne d'une énorme paire de lunettes rondes. Leur entrée est saluée de vibrantes acclamations, leur musique écoutée religieusement et, la parodie terminée, ce sont des trépignements de joie, des cris sauvages de plaisir, d'interminables bravos.

Ailleurs, une pâtisserie regorge de soldats qui s'empiffrent, sans mot dire, de pâtés à la crème, serrés les uns contre les autres au point de ne pouvoir bouger, sous le regard d'une jeune paysanne aux proportions rubéniennes qui les domine tous de sa taille imposante.

 

 

III. — La Journée du Soldat

La vie dans les cantonnements est monotone. Le matin,le village s'éveille aux sons des clairons sonnant la diane:

Debout, piottes, debout, Pour peler les carottes et les choux; Si tu ne veux pas te lever, Demain tu seras fusillé.

Une nouvelle sonnerie allonge en files indiennes les hommes qui, la gamelle à ia main, viennent « toucher leur jus », et c'est encore une sonnerie qui rassemble les compagnies auxquelles incombe le travail. Sans armes, emportant seulement des bêches, les pelotons désignés, marchant lentement, traînant les pieds, s'en vont, précédés d'un accordéon, travailler aux ouvrages de deuxième ligne.

Puis les camions des colonnes de vivres traversent le village; l'ambulance vient s'arrêter devant l'infirmerie pour emmener quelques malades. Des trompettes résonnent, joyeuses et vibrantes, des cavaliers passent, conduisant chacun deux montures, c'est la promenade des chevaux.

Monté sur sa bicyclette, le facteur, un brassard jaune à la manche, apporte la joie des lettres. C'est l'événement de la journée. Les soldats l'interpellent au passage,le suivent et l'entourent. La distribution se fait dans la plus profonde attention,des noms sont appelés, des visages s'illuminent, des mains se tendent; puis on se disperse par groupes, on lit des lettres à haute voix, au milieu d'un cerclé de curieux. Parfois des nouvelles parviennent du pays. Alors, on relit la précieuse lettre cent fois, et à chaque nouvelle lecture les mêmes observations sont dites et répétées. Mais rien n'amène plus de joie que la réception d'un paquet.On l'ouvre au milieu d'une cohue de camarades, on en tire, avec des cris d'admiration, des paires de chaussettes, des écharpes, des friandises, du tabac. Ce sont les envois des marraines, inconnues et lointaines. C'est une des plus jolies idées de la guerre que d'avoir voulu donner aux soldats, aux soldats belges surtout qui n'ont plus ni foyer ni famille, une protectrice qui, sans les connaître, veille sur eux, leur écrit, leur donne l'illusion d'avoir retrouvé une affection et qu'il y a quelqu'un qui s'intéresse à eux, qui le leur dit. Que de baume ont déjà apporté ces lettres de femmes à des soldats qui, depuis dix-huit mois, vivaient sans que jamais, au milieu de leur misère, un mot de consolation, d'encouragement leur vînt. On ne sait pas combien il est dur à la longue de vivre entouré d'étrangers, devenus certes des camarades, des amis, de par les privations endurées en commun, des dangers courus ensemble, mais qui ne connaissent pas tous ceux qui vous sont chers, les parents, l'épouse, les enfants. Les lettres des marraines sont venues; des phrases douces y sont écrites que depuis si longtemps on ne connaissait plus. Bien des femmes en écrivant à leur filleul auront souri, elles ne savaient pas qu'en recevant leurs lettres, ces hommes, ces soldats au langage brutal, qui ont vu la mort de si près, qui se sont durcis contre toutes les émotions, auraient senti se mouiller leurs paupières, auraient dans la tranchée, relu ces quelques lignes qui leur faisaient tout à coup chaud au coeur parce qu'elles venaient d'une femme, parce que tout ce que la vie renferme de douceur, de tendresse et de charme leur était apparu sans qu'ils s'en rendissent bien compte à la lecture de ces quelques mots simples et doux qu'ils ne soupçonnaient plus.

Et c'est ce qui a fait de la Reine la créature tant aimée, c'est qu'oubliant qu'elle était reine, elle s'est souvenue qu'elle était femme. C'est que, tandis que la troupe combattait dans la boue, dans la pluie, tandis que les chefs songeaient à perfectionner les moyens de défense, à développer notre artillerie, la Reine a eu l'idée qu'ont eu toutes les mères, toutes les épouses, toutes les soeurs, elle a pensé aux soldats dormant mouillés dans des tranchées boueuses, mourant de froid dans la neige et l'eau glacée, elle a pensé à leur vie âpre que n'éclairait jamais un rayon de gaieté. Elle fut la première marraine de l'armée. Elle envoya aux hommes des écharpes, des nécessaires de couture, des friandises, en les faisant accompagner de ces simples mots: «De la part de S. M. la Reine Elisabeth. » Elle fît mieux encore, elle autorisa les hommes à s'adresser directement à elle... et naïvement, ils lui écrivirent. Je me souviens d'une conversation surprise un jour dans la tranchée.

Deux hommes parlaient: « Vois-tu, disait l'un, et sa tête retombait tristement sur sa poitrine vois-tu, c'est ma mère qui m'écrit. Nous étions cinq fils à la maison. Mes quatre frères ont été tués. Et voilà, moi, je suis marié, j'ai des enfants, ma mère vivait chez moi, elle est réfugiée en France, elle a quitté la ferme pour nous suivre, et maintenant que je reste seul, elle m'écrit pour que je puisse obtenir un po.ste à l'arrière, afin de conserver encore un fils après la guerre. Mais comment veux-tu que je fasse? J'ai demandé à mon commandant, il m'a expliqué qu'il fallait transmettre une requête par ordre hiérarchique, dans des bureaux, alors... j'aime mieux pas.» — Tous deux se turent. Mais l'autre, un vieux sergent décoré, lui mit paternellement la main sur l'épaule et lui dit: «Sais-tu quoi? Ecris à la Reine; ça, c'est une femme, elle comprendra, mais les chefs, les gens de bureaux, c'est des soldats, c'est des hommes comme nous,on ne peut pas s'expliquer. » Cette phrase m'émut. Oui, la reine était «la femme »,la femme qui comprend parce que elle aussi est mère et qu'elle a des enfants qu'elle aime comme toutes les femmes, la femme à laquelle on confie des chagrins, des peines que Ton tait aux hommes par fierté, mais dont on s'ouvre à « Elle », avec espoir.

Un beau matin de grandes caisses de forme étrange apparurent dans les cantonnements. On les déchargea avec le plus grand soin sous l'oeil vigilant des officiers. De vagues bruits couraient, c'était la nouvelle du jour, la Reine offrait aux régiments des phonographes et des cinématographes. On n'y crut pas d'abord, mais un dimanche, la troupe fut avertie que, dans une vaste grange, aurait lieu une séance de cinéma accompagnée d'une audition de phonographe. Ce fut une terrible bousculade. Les soldats riaient de joie comme de grands enfants et dans la grange, déjà pleine, des hommes pénétraient toujours.La séance commença par les hymnes nationaux que chantait quelque étoile, puis le petit ronflement du cinématographe se fit entendre et au milieu de tempêtes de rires, les bouffonneries de Chariot se succédèrent sur la toile.

Voilà la sonnerie de la soupe! « Un quart de pain pour un bleu, c'est trop peu. » En ruée on se précipite vers les cuisines. Des cris, des bousculades. Les cuisiniers s'égosillent, défendent avec acharnement l'entrée de leur domaine, prétendant ne servir que ceux qui seront en rangs dans la cour de la ferme. L'ordre se fait; une à une, les gamelles s'emplissent, un fumet de soupe s'élève. Les hommes s'asseyent par groupes, mangent et parlent la bouche pleine, faisant de grands gestes de leur fourchette et de leur cuiller, tandis que d'autres, frappant en mesure sur leurs marmites, chantent à cœur joie: Its a longway to Tipperary.

Quelques-uns s'en vont, marchant précautionneusement, la gamelle à la main, par les rues du village, retrouver un ami pour manger ensemble. Et sur les chemins ils passent, s'écartant en jurant au passage des automobiles qui lancent autour d'elles de larges éclaboussures de boue noire et liquide.

Mais le fourrier paraît, porteur de mauvaises nouvelles, et désigne les hommes de corvée pour le lendemain. Corvée de pain, corvée de cour, gardes, piquet,... la liste en est interminable. Car hélas! tout n'est pas rosé au cantonnement. Et il n'y a pas que les corvées, il n'y a pas que le travail, il y a aussi l'exercice, l'exercice exécré des hommes qui n'en comprennent pas l'importance. Et quand ils se dispersent, après ce maudit maniement d'armes et les obsédants à droite par quatre, on les entend philosopher, ponctuant leurs phrases de jurons et d'expressions impossibles à écrire, et déclarer que ce n'est pas avec « tout ça qu'on foutera la pile aux Boches».

A six heures, la musique militaire donne son concert quotidien. Dans le cimetière, à l'angle d'une vieille église gothique aux vestiges romans, près d'un château du XVIe siècle dont la tourelle et les pignons dépassent les frondaisons des arbres qui l'entourent d'un épais rideau, au milieu des fossés où croissent de hautes herbes, des ombellifères blancs et des boutons d'or, entre les tombes anciennes aux croix branlantes et les tombes militaires toutes neuves qui s'ornent de couronnes et de rubans, dans un site d'une douceur étrange, d'une tranquillité idyllique, la fanfare de cuivre éclate. Les soldats débouchent de toutes les rues, de tous les sentiers. Le cimetière, si désert en temps normal, se peuple d'une multitude grouillante. Bientôt des hommes sont couchés entre les tombes, adossés aux arbres; d'autres, figés dans une immobilité absolue, la pipe aux dents, les mains profondément enfoncées dans les poches, écoutent, l’air sérieux et grave, en connaisseurs. D'autres encore font les cent pas. Le long de la route, le long des fossés, par grappes, les piottes sont assis. Un général au milieu d'eux se promène avec son aide de camp.

Et parmi ce public militaire, des enfants, de tout petits enfants circulent. Ils vont de groupe en-groupe jouer avec les soldats qui les aiment et tes choyent, leur font des chapeaux en papier, leur donnent des friandises, les appellent tous par leurs noms... et cette amitié entre ces tout petits, ignorants de la vie et de ses misères, et ces hommes qui ne' connaissent plus de l'existence que ses sévérités ou ses beautés austères, est infiniment touchante et jolie.

Le dimanche est le jour attendu. Le matin on touche la solde: trois francs trente-six centimes pour la semaine. Parfois aussi il y a des distributions de tabac, de cigarettes. Puis on flâne,attendant l'heure d'ouverture des cafés. Les gendarmes, noirs au milieu de la foule kaki, le mousqueton en bandoulière font la police, suivis par les regards narquois des «jas». Car le gendarme est l'être détesté. Pourquoi? De par ses fonctions mêmes. C'est lui qui empêche les hommes de quitter le cantonnement, qui veille à l'observance des ordres relatifs à l'heure d'ouverture et de fermeture des cafés, c'est toujours lui qu'on trouvé sur son chemin dès qu'on s'écarte de la consigne. On le poursuit de quolibets, de plaisanteries, que l'on paye cher souvent. Sur son passage, en sourdine, la même épithète surgit cent fois: «Piotekke Pakker» (preneur de piottes). Impassible, il va, mais gare au premier qu'il attrape!

Superbement campés sur leurs chevaux, six gendarmes traversent la foule des soldats. Des rires ironiques fusent, on voudrait leur crier « embusqués», mais les punitions sont sévères, alors tout à coup une voix s'élève, haute et criarde: « Tiens, des réfugiés belges! » Les six gendarmes, d'un même geste rageur, ont éperonné leurs montures et sont partis au galop sur la route au milieu des rires insolents.

Devant l'église, une cohue se presse de soldats de l'active en tenue kaki, de travailleurs en tenue noire: « Les vieux paletots. » A tout instant, la masse bruyante s'entr'ouvre pour livrer passage à un officier, tandis que, d'un geste unanime, toutes les mains se portent aux képis. Puis doucement, par la porte basse, la foule coule dans l'église. Une musique militaire éclate, les hymnes nationaux se succèdent, enlevés par la fanfare de cuivre. Au moment de la Brabançonne on sent passer un frisson dans l'assistance presque exclusivement militaire qui vibre d'une même émotion.

Cette messe, où l'église trop petite contient difficilement la foule qui l'emplit, contraste étrangement avec l'office qui s'y célèbre tous les matins. Le prêtre-aumônier,portant l'uniforme de la troupe, a passé la chasuble sacerdotale par-dessus sa tunique militaire. Quelques soldats agenouillés attendent la communion et lorsque les cloches des enfants de choeur annoncent que le mystère est accompli, il est beau de voir ces hommes prosternés devant un des leurs, redevenu pour un moment le prêtre, revêtu de sa mission sacrée.

C'est le jour de la Fête-Dieu! Les cloches sonnent dans les clochers de pierre et de toutes les tours s'envole la grande prière qui couvre de son immense murmure la Flandre endeuillée... Le vent pousse le chant des cloches jusque par-delà les tranchées, par-delà les terres inondées où plane la mort, et les voix affaiblies des dernières tours restées inviolées vont s'unir là-bas, dans la patrie conquise, aux voix d'airain des bourdons des villes, qui s'appellent et qui se répondent et vibrent d'une même foi et d'un espoir unanime.

Dans l'allée centrale du cimetière, la procession s'avance, solennelle et lente. Lourds sous? leurs casques les soldats ouvrent la marche, et la fanfare majestueuse des cuivres s'unit aux sons profonds et doux des cloches qui s'ébranlent. La musique s'est tue... de grêles voix d'enfants fusent... et cela est si bon, si délicieusement tendre, que les larmes vous en viennent aux yeux. Derrière la musique militaire et le piquet d'honneur, les tout petits s'en viennent, se tenant par la main. Dabord de mignonnes fillettes de trois ou quatre ans, vêtues de blanc, de rosé et de bleu pâle, avec de grandes ailes vibrantes sur leurs frêles épaules et des diadèmes d'or dans leurs chevelures blondes, auréoles encadrant leurs visages aux yeux bleus si clairs et si candides et rêveurs à la fois; et puis de tout petits garçons timides et gauches et qui chantent ensemble des cantiques très monotones qui sont comme une caresse et comme une joie de l'âme; des enfants de chœur passent en robes rouges dans le ramage des sonnettes agitées entourés du nuage bleu qui monte des pesants encensoirs ciselés, balancés largement d'une même cadence; voici des bannières aux couleurs tendres ou chatoyantes et des statues de saints et d'antiques reliquaires et puis les jeunes paysannes que, hier encore, les soldats embrassaient à pleine bouche dans les chemins écartés et qui s'en viennent aujourd'hui sous des voiles blancs ou bleus ou rouges. Et le cortège va entre la double haie de fantassins revenus hier de la tranchée et qui sentent le drap mouillé, et, tout au long des routes, paysans et paysannes s'agenouillent et se prosternent en mâchant des prières.

Je regarde passer cet étrange cortège, ému par les sentiments les plus contraires, ému par ces enfants qui chantent et emplissent l'air de leur foi naïve et troublante, ému par ces uniformes souillés qui escortent ces robes blanches, ces ailes fragiles, et ces petites figures enfantines, ému par ces voix qui dominent de leur son clair et argentin le murmure sourd des paysans en prière suivant en bande la procession... et brusquement un grand frisson m'a traversé, car les chants d'enfants se sont tus et les clairons font éclater leur sonnerie guerrière.

Après la messe on se répand dans les cafés, la solde est touchée, on est large!

L'après-midi.danslesprairies entourées de saules, des parties de football, des jeux de paume s'organisent. Les hommes y viennent en masse. Des cercles se forment autour d'un acrobate fort admiré des spectateurs qui lui jettent de menues pièces de monnaie pour lui prouver leur sympathie; ailleurs, des clowns soulèvent des rires inextinguibles. De groupe en groupe des marchands circulent, soldats coiffés de chapeaux de papier, décorés de rubans de couleur, vêtus de grands tabliers blancs et portant devant eux un plateau où s'étale leur marchandise: chocolat, cigarettes, lacets de bottines, boutons.

Dans un enclos un match de lutte a attiré une foule de spectateurs. Le général de la division lui-même est parmi les curieux. Deux forts gaillards sont en présence, le torse nu, vêtus seulement de leur pantalon. Des officiers sont arbitres. Au signal convenu, les champions s'abordent, se saisissent à pleins bras, collés poitrine contre poitrine, haletants, soufflants. Le public suit passionnément les péripéties de la lutte, des clans se forment, on crie, on s'interpelle: « Allô! le grand!» — « Oei! Godverdomme, Jef, du courage où tu es à moule! » Le cercle des spectateurs se rétrécit continuellement; des rumeurs grondent; un grand cri, cri de joie et cri de rage, part tout à coup de toutes les poitrines, les lutteurs enlacés se sont effondrés sur le sol. Mais l'arbitre est intervenu, le match se poursuit. Des applaudissements éclatent .mais aussi des huées; on s'attaque à l'arbitre oubliant qu'il est officier...

L'un après l'autre les hommes entrent en lice, lourds Flamands aux cheveux blonds, aux chairs puissantes et lentes, Wallons nerveux, noirs, gouailleurs, plus petits, mais plus agiles. Et longtemps les champions adversaires se mesurent au milieu des tempêtes de cris enthousiastes.Enfin, le général s'avance dans le cercle et parle, bon enfant, aux hommes assemblés, leur demandant quand le jour sera venu, de saisir les Boches à la gorge avec autant d'entrain et de les étrangler comme des chiens. On trépigne de joie, d'enthousiasme, des képis s'agitent, des jurons joyeux retentissent, tandis que le général, en souriant, quitte ses soldats qui l'acclament.

Mais pendant que les amateurs de sport se passionnent au jeu, d'autres envahissent les boutiques où il y a de jolies filles, achètent pour un soude tabac, un morceau de chocolat, un rien, et restent là longtemps, appuyés au mur, souriants. Quelques beaux parleurs, accoudés au comptoir, font en un langage imagé et brutal, assaut de galanterie avec les filles qui minaudent, enchantées de vendre leur marchandise au milieu de tant d'adorateurs. Les plus timides, naïfs, n'osantentrer, se collent le visage aux petites vitrines, pleins de respect et d'admiration pour ceux qui pérorent à l'intérieur. Mais déjà sonne l'appel du soir. « Allons, mes amis, le plaisir est fini, au lit! » Et peu après, le couvre-feu.; Les sonneries se répondent, de ferme en ferme, de village en village et, le calme rétabli, quelque trompette virtuose lance parfois dans la nuit la longue et lente mélodie qu'écoutent, sur la paille, les hommes déjà couchés. « Napoléon aimait Marie-Louise...»

Les gendarmes font la ronde, ouvrent les portes des cafés en criant l'heure. Un instant d'animation encore, puis dans les dortoirs les lampes s'éteignent et peu après, tout habillés, enroulés dans leurs couvertures, les « jas » s'endorment, et de ces multitudes d'hommes assemblés monte une odeur chaude, aux relents de sueur et de tabac, qui imprègne l'air et l'empeste.

 

IV. — Les « Enfants de l'Yser »

Près du village de Wulveringhem est née une cité d'enfants. Tous les pauvres petits, chassés de chez eux par les obus qui détruisirent les demeures proprettes et modestes où ils étaient nés, sont rassemblés ici. Ce fut la Reine qui voulut sauver tous ces enfants exilés venus des villages détruits des bords de l'Yser. Groupés dans des baraquements admirablement aménagés, entourés de fleurs, petits garçons et petites filles vivent là sous la surveillance de sœurs de charité et d'infirmières. La Reine ne voulut pas les éloigner de leur pays et leur petite ville de bois s'élève parmi les camps militaires. On les voit se promener dans les cantonnements, vêtus d'un uniforme bleu foncé à passeport rouge, coiffés d'un bonnet de police, et saluer militairement les officiers qu'ils rencontrent.

Un jour que je traversais le village, je vis venir vers moi un immense cortège, des enfants de chœur en robe rouge agitaient leurs clochettes autour du grand crucifix d'argent que portait l'un d'eux; derrière eux, rangées deux par deux et se tenant par la main,des petites filles, les plus jeunes d'abord, suivaient, dans leurs vêtements semblables. La colonne passait, passait; puis vinrent les petits garçons marchant au pas, petits soldats de trois à sept ans; il défila ainsi des centaines d'enfants; je les regardais, amusé, quand tout à coup mon regard tomba sur le dernier groupe de ce mignon cortège et un long frisson me traversa: quatre petits garçons portaient sur leurs épaules un tout petit cercueil couvert du drapeau national, un cinquième, un peu plus grand que les autres, tenait dans ses bras la croix toute blanche qui garnirait la tombe du pauvre enfant mort,... puis d'autres encore portant des fleurs et des couronnes autour d'une femme qui pleurait.

Et cela était infiniment poignant... les soldats le tong du chemin s'arrêtaient pour saluer le petit cercueil et restaient cloués sur place regardant disparaître, au milieu du tintement des clochettes qui se mourait, la longue cohorte des enfants portant un des leurs au cimetière.

Longtemps je restai pensif, ému devant cette étonnante solidarité qu'avait créé la guerre, touché profondément par ces enfants qui vivaient au milieu des soldats et avaient adopté leurs moeurs.

 

Chapitre II : La Mort du commandant D.

26 juillet 1916

Nous nous étions retrouvés au concert, le soir, et nous nous promenions dans les avenues du cimetière en causant joyeusement. Autour de nous les hommes étaient assis, couchés, parmi les tombes, les enfants du village circulaient par bandes, coiffés de bonnets de papier, armés de sabres et de fusils de bois. Quelques dames, les châtelaines de l'endroit, au milieu d'un groupe d'officiers arboraient des toilettes claires qui contrastaient heureusement avec l'éternel kaki militaire.

Nous étions bien loin de la guerre lorsque les échos d'un bombardement extrêmement violent y ramenèrent notre attention. Pendant un instant nous nous tûmes, écoutant l'orage que déchaînaient,vers Steenstraat, les mortiers de tranchées... puis nous reprîmes notre promenade, indifférents, parlant d'autre chose.

Peu après nous avions regagné notre mess et nous soupions tout en échafaudant de grands espoirs de victoire et d'avance imminente.

Brusquement la porte s'ouvrit; un de nos camarades entra en coup de vent, livide, haletant: «Je vous apporte une terrible nouvelle, nous dit-il, le commandant vient d'être tué. » D'un bond nous fûmes debout. Le commandant tué! Ces mots nous glaçaient et pourtant ne nous pénétraient point, la nouvelle était trop tragique et trop brusque pour que nous puissions, immédiatement nous rendre compte de la réalité du fait brutal, atroce, de la mort de cet homme que nous respections comme un chef mais que nous aimions comme un ami.

Tristement nous nous vêtîmes et, quittant un souper désormais sans saveur, nous partîmes dans la nuit pour aller nous mettre à la disposition de nos officiers.

Tout en marchant, nous apprîmes qu'il avait été tué en brave, à dix-sept mètres de la tranchée allemande, d'une balle à la tempe qui avait instantanément causé la mort. Aussitôt un violent tir de représailles avait été exécuté, c'était le bombardement dont les rafales nous avaient un moment interrompus dans nos conversations... Ainsi cependant que nous causions tranquilles, insouciants, notre malheureux chef mourait à l'ennemi, le corps renversé dans un entonnoir d'obus, tandis que notre artillerie et nos mortiers déchaînaient, pour le venger, une tempête d'acier en guise d'oraison funèbre.

Nous nous trouvâmes bientôt dans le bureau du commandant. Un officier vint vers nous et nous dit: « Messieurs, votre commandant vient d'être tué. Il est tombé dans une zone si dangereuse que son corps ne pourra être ramené qu'à la nuit. Nous partons à sa rencontre... Transformez son bureau en chambre mortuaire pour le recevoir dignement. » Alors l'idée de mort me pénétra enfin; en revoyant ce bureau, sur lequel se trouvaient des photographies, des cartes qu'il avait maniées tantôt encore devant moi! en revoyant les plans de positions ennemies épingles aux murs, les fragments d'obus qui garnissaient la cheminée... je sentis tout à coup qu'il était mort... que tout était fini pour lui... Tout à l'heure il reposerait ici, inanimé! Comme en rêve nous rassemblâmes tous les objets — désormais des reliques — qui encombraient la chambre, nous déménagâmes les meubles, nous dressâmes un lit à l'endroit même où se trouvait son bureau. Un grand crucifix que nous allâmes chercher à l'église remplaça sur la cheminée le volumineux éclat d'un obus de 380...

Nuit noire, minuit vient de sonner, une auto ronfle sur la route, s'arrête. Un silence tragique s'est fait parmi les soldats assemblés qui attendent leur commandant. Tous instinctivement ont rectifié la position... c'est lui! A la clarté de deux falots hissés, la croix rouge de l'ambulance surgit tout à coup dans la nuit. Des brancardiers s'avancent à travers le jardin qui entoure la maison, les falots tremblants projettent une lumière intermittente et mystérieuse... deux hommes, casque en tête, amènent la civière... alors devant le commandant tué, étendu sanglant et qui rentre chez lui pour la dernière fois, je me sens tout à coup envahir d'un respect infini et d'une affreuse angoisse... Mes yeux s'attachent obstinément à lui... J'ai peine à refouler mes larmes et pourtant cette scène si simple et si tragique est empreinte d'une si étonnante grandeur qu'une immense fierté me prend pour celui qui mourut brusquement à la fleur de son âge en bravant le danger, en soldat!...

Il repose sur le lit dressé. Ses traits sont calmes et beaux comme le sont ceux des morts. En uniforme, ses décorations sur la poitrine, il repose... dans son bureau, dans ce bureau où il vécut deux ans, où tout parle de lui, où tout est marqué de sa pensée. Et pourtant sa pensée s'est éteinte! Une balle a suffi pour détruire avec lui tout un monde, monde de sentiments, d'affections,d'idées; cette intelligence si belle, ouverte à tout et toujours en travail, s'est éteinte, elle aussi!...

O! que le mystère de la mort apparaît donc étrange et troublant, quand il s'affirme aussi brutalement. Mort! Il est donc mort! Et ces rapports inachevés qu'il commença ce matin, il ne les terminera pas? Ces lettres qu'il vient d'envoyer, elles iront porter à ceux qu'il aimait une pensée qui n'est plus? tout est fini, fini? Ses affections, ses joies, ses espoirs, tout cela n'aboutit qu'à ce terrible néant! Et pourtant il est là; assis à son chevet, c'est lui que je veille, que je vois, et je sens pour lui un respect, une affection plus vive que jamais, je le comprends mieux, cerne semble,et sa pensée, qui embrassait tous les domaines, me pénètre bien davantage! Des mots qu'il dit, des mélodies qu'il joua me reviennent à la mémoire si vifs, si nets, qu'il me semble l'entendre encore .. «Il est mort, je le vois pour la dernière fois », cette pensée m'obsède, et puis je rêve, elle s'efface, je pense à ce que je lui dirai demain... alors, brusquement, je reviens à la réalité: «II est mort... c'est fini! » et chaque fois l'horrible vérité me secoue d'un mouvement de révolte impuissante...

Et ma pensée s'en va vers tous ceux que j'aimais et qui sont tombés! Vers mon frère qui mourut frappé au cœur à dix pas de l'ennemi, en frayant à travers une haie un passage qui devait sauver ses camarades, et qui repose là-bas, dans la grande plaine de Dixmude avec tant d'autres des siens, couché sous une croix qui ne porte aucun nom!

Toute la nuit, au chevet du mort, je rêve et, petit à petit, l'idée de la mort se fait en moi plus douce. Cette terrible impression de vide et de néant s'efface lentement, je les revois ceux qui sont morts, je me souviens de leurs voix, de leurs paroles, de leurs pensées, je me laisse aller à songer à eux comme à des vivants, comme à des vivants qui seraient partis très loin, mais avec lesquels je resterais toujours en communion d'idées, à des vivants qui ne vieilliraient point et qui auraient oublié toutes les mesquineries, toutes les laideurs de la vie... certes on m'a raconté qu'ils sont morts... on m'a dit l'endroit, le jour et l'heure où ils tombèrent, mais tout cela est-il bien vrai? Je les ai vus partir, jeunes, enthousiastes, joyeux... ils ne sont pas revenus. Mais leur jeunesse, leur enthousiasme, leur merveilleuse gaieté sont encore parmi nous, les sentiments d'amour qu'ils avaient fait naître en nous sont plus vivaces que jadis, et quoique partis pour toujours, ne sont-ils pas toujours présents? Ils vivent dans nos mémoires et dans nos cœurs où rien ne peut les atteindre... et quand nous serons vieux, ils seront toujours jeunes, quand nous serons malheureux, ils nous consoleront puisqu'ils ne souffrent plus. Je m'éveillai... mon regard rencontra mon commandant couché sur son suprême lit de repos, il avait l'air calme et heureux, il me semblait qu'il venait de partager mon rêve... et en lui disant un dernier adieu, je compris que je venais de me rapprocher de lui davantage et qu'il vivrait toujours désormais dans mon souvenir... avec tous les autres avec tous ceux que la guerre a tué pour qu'ils vivent à jamais!

 

Chapitre III : L'Épisode

Mai 1916

J'avais remarqué, en flânant au cantonnement, une vieille bonne qui trottait toute la journée dans le village, serrant tendrement sous son bras un petit griffon bruxellois. Elle m'amusait par son air étonné, par son pas rapide et affairé, par son regard qui cherchait toujours je ne sais quoi sans jamais se poser sur rien.

Je m'informai à son sujet et j'appris que cette vieille femme qu'intéressaient seulement les réalités terre à terre de la vie, les petites préoccupations quotidiennes du ménage, avait traversé le plus tragique des drames, avait vécu les plus extraordinaires aventures... et à la voir passer tous les jours, son petit chien grognon sous un bras, un panier à l'autre, allant de boutique en boutique, je m'émerveillai de la faculté que possèdent les simples de n'attacher que bien peu d'importance aux grands événements de l'existence qu'ils ne parviennent point à comprendre, pour se laisser reprendre tout entiers, sitôt leurs émotions passées, par le petit traintrain journalier de la vie qui absorbe toute leur énergie, toute leur activité, toute leur intelligence.

C'était pendant les premiers jours de la bataille de l'Yser. Formidable le bombardement tonnait depuis le matin. Les voix immenses des grosses pièces unissant leur rage contre la petite ville flamande, toute blanche et rouge, faisaient vibrer l'air de clameurs qui semblaient s'amonceler, se bousculer et s'effondrer comme un chaos de blocs énormes de rochers tombant en une effroyable avalanche.

Dans une villa coquette, au toit rouge, aux volets verts, aux murs lavés de chaux, maison joyeuse et charmante, la vieille bonne allait, trottinait de chambre en chambre, hochant tristement la tête. Et voilà que, ouvrant une porte, elle se trouva subitement face à face avec deux fusiliers marins. « Eh bien! la petite mère, où courons-nous?» Elle a l'oreille dure la vieille bonne femme et sa figure chiffonnée, mal encadrée de cheveux ébouriffés, ornée de grandes lunettes rondes qui lui glissent du nez et qu'elle remet continuellement, excite l'hilarité de ces marins bretons, nouveaux une vieille bonne qui trottait... venus dans le pays flamand. Elle s'approche d'eux: « Mes bons Messieurs, vous allez tout salir! Bon Dieu, bon Dieu! Si Madame voyait ses beaux tapis tachés de boue. » Mais de nouvelles voix s'élèvent dans la chambre voisine, ce sont des soldats qui envahissent la maison. Ils sont gais, mais ils ont faim, ils ont soif... ils cherchent à boire et à manger... le canon hurle et la pauvre petite ville effarée, à cinq cents mètres de la villa, pousse de longues plaintes en s'effondrant sous les coups multipliés. « Que va-t-il arriver? Que va-t-il arriver? » répète la pauvre vieille, les mains aux hanches, et brusquement, tournant les talons, elle redescend les escaliers en trottinant. « T'en fais pas, la vieille, crient des voix d'en haut, on n'est pas des Boches! »

La maison est transformée en caserne. La couleur des tapis disparaît sous la boue; déjà les fenêtres sont brisées, une grande glace s'est effondrée avec fracas, entraînant des porcelaines dans sa chute… et le canon tonne toujours... et la vieille bonne qui depuis tant d'années ne vivait que pour sa maison, se désole et ne comprend pas. Du premier étage, des chants, scandés de lourds coups de bottes envahissent toute la demeure. Dans un petit boudoir une dizaine d'hommes boivent et hurlent, et les bouteilles vides volent à travers la chambre, crèvent les carreaux des fenêtres pour aller s'abattre dans le jardin... et les voix sont couvertes par le grand orage que déchaînent cent bouches à feu crachant l'incendie sur Dixmude. La ville crépite toute sous la flamme qui dévore le haut toit de l'église et des fenêtres de la chambre on voit monter bien haut les colonnes de fumée, noire où les flammes jaillissent.

Ils se sont tous levés tout à coup — un silence — ils écoutent. Au-dessus du bruit sourd et profond des détonations un son mince et grêle a fusé, la trompette. Aux armes! Alors, c'est une ruée joyeuse et folle dans la petite maison; des cris, des rires nerveux, un bruit de chaises renversées, de vitres brisées. Comme une trombe, les « demoiselles au pompon rouge » courent déjà par le jardin où les points clairs de leurs bérets disparaissent bientôt derrière le feuillage roux des arbres et des haies.

Atterrée, la fidèle servante est montée et regarde stupide le petit salon saccagé. Depuis un instant elle est là, immobile, clouée sur place par l'éton-nement.le désespoir... des coups de fusil stridents, rapides, secs, le crépitement implacable des mitrailleuses éclatent subitement tandis qu'une immense clameur s'élève, un cri si puissant, si tragique,qu'il n'a plus rien d'humain.Un tremblement secoue la pauvre femme perdue dans cet horrible drame, son regard va vers la fenêtre brisée: dans le parc, une nuée de soldats gris vient de se précipiter, hurlante, bondissant de taillis en taillis. Elle a poussé un cri, un grand cri de terreur que nul n'entendit, et avec une célérité dont on ne l'eût plus crue capable, elle a descendu l'étage et, d'un bond, s'est réfugiée dans la cave. Une obscurité lourde pèse, une humidité tombe glaciale, la vieille s'est enfermée dans la partie la plus reculée des sous-sols, dans la cave aux vins. Les bruits du dehors ne lui parviennent plus que faiblement, et déjà elle ne songe plus à l'affreuse tragédie qui se joue au-dessus d'elle, elle trébuche dans les tessons de bouteille et oubliant la charge dont elle eut, un moment, l'affolante vision, elle s'écrie, pleurant de rage et de dépit: « Ah! les misérables, les misérables, ils ont tout bu, tout brisé! » et ayant craqué une allumette, à la lumière clignotante d'une chandelle fumeuse, hissée sur la pointe des pieds, elle se met à compter les bouteilles, bien peu nombreuses d'ailleurs, qui garnissent encore les caveaux. Entrecoupée de larmes, sa voix chevrote: « Neuf, dix, onze... Bon Dieu! bon Dieu!... douze,treize... » cependant que la vague allemande vient se briser là-haut sous le feu des marins et des Belges et que les râles pleurent pitoyables sur le plus affreux champ de carnage.

Le soir tombe. Elle a peur maintenant. Elle n'ose plus rester chez elle. Pourtant tout est bien calme dans le parc, le cauchemar de tout à l'heure a passé. Mais le bombardement ne s'est point ralenti et, dans l'obscurité, les incendies tragiques dont meurt Dixmude paraissent plus tragiques encore.

Elle a peur. Un châle sur la tête, elle entr'ouvre la porte de la maison, craintive. Rien dans le parc. Alors, elle tire brusquement la porte derrière elle et s'enfuit au travers du jardin.

Mais brusquement, dans la pénombre, elle a cru voir deux hommes, deux soldats et, figée, elle n'ose s'avancer. Elle regarde, elle les reconnaît bien à la bande rouge de leur calot: ce sont des Belges. Tous deux sont agenouillés dans un fossé, leur arme épaulée reposant sur le sol. Doucement elle s'approche et à mi-voix appelle: « Monsieur, monsieur, laissez-moi passer. » On ne lui répond point: «Oh! monsieur, laissez-moi passer, j'ai peur, je veux partir. » Elle s'est approchée encore, elle est tout près d'eux maintenant... Seigneur! ils sont morts tous deux! Affolée, pleurante et chancelante, elle fuit, elle fuit— vers où — vers la ville, vers la pauvre petite ville bombardée d'où jaillissent les éclairs des explosions,d'où montent les incendies toujours plus lugubres dans la nuit qui se fait plus sombre. Sans songer elle va, suivant les rues qu'elle prenait en temps de paix, et débouche à la grand'place. Les obus tombent avec un fracas ahurissant, renversant les façades, crevant le sol; l'église embrasée éclaire la place grande et vide où quelques cadavres gisent.

Elle tourne un coin et reconnaît soudain le principal pharmacien de l'endroit qui fait de grands gestes d'appel au milieu d'une rue et qui apparaît étrangement fantastique dans la lueur vacillante et blafarde des reflets d'incendies. La voilà près de lui. Pourquoi est-il là, elle ne se le demande point. Elle vit sans comprendre, la réalité qu'elle traverse est trop effrayante, trop imprévue aussi, pour qu'elle en saisisse toute la vérité. Elle se sent poussée vers un de ces escaliers de pierre qui s'ouvrent dans les rues des vieilles villes flamandes, et machinalement descend dans une cache voûtée où brûle une lamponette autour de laquelle une quarantaine de personnes sont groupées. Les bruits de la guerre semblent tout à coup bien lointains et les figures amies qu'elle voit rappellent la vieille bonne au sens vrai de sa situation. Que font-ils là?.—D'où vient-elle?—Est-ce que les Allemands ont pu entrer dans la ville? Des questions se croisent dès son entrée, mais elle ne sait plus rien, elle se sent subitement très heureuse de ne plus être seule, et toute la journée qu'elle finit de vivre lui apparaît comme un mauvais rêve dont elle vient de se réveiller.

Toute une petite colonie s'est réfugiée là. Riches bourgeois, patriciens, boutiquiers, paysans s'y coudoient, parlant en même temps et français et flamand. Ils attendent tous des vivres et toutes les autres préoccupations le cèdent à l'inquiétude de s'endormir tantôt l'estomac vide. Depuis longtemps déjà quelques-uns des leurs sont.partis, chargés de ramener de quoi se nourrir, et le chef de la communauté — le pharmacien— guette leur retour dans la rue, insouciant des obus.

Les voilà. Un grand cri dejoie les accueille:du pain, des conserves, de grands pots de grès pleins de poiré sont amenés. On rit, on parle, on mange. Des ouvriers qui n'ont jamais goûté au délicieux sirop, plongent dans les pots leurs cinq doigts qu'ils lèchent avec de grands gestes d'enthousiasme au milieu de l'hilarité que provoque leur joie naïve. Mais un officier fait irruption dans la cave où s'achève le repas. Il vient donner l'ordre aux derniers habitants de Dixmude de quitter immédiatement la ville. Et ces infortunés qui jusqu'alors n'avaient pas compris toute l'étendue de leur malheur, à l'idée d'abandonner leurs maisons qui s'effondrent sous le bombardement, se sentent pris d'une immense tristesse; emmenant quelques bagages, pauvre petit troupeau de déracinés, ils s'en vont en pleurant par les rues désertes, et au milieu des sanglots un rire nerveux fuse parfois, qui brise le cœur et fend l'âme plus encore que les larmes.

 

Chapitre IV : Les Avions trouble-fête

19 décembre 1915

Dimanche. La journée d'hiver est claire et douce comme un beau jour de printemps. Sur la grand'place du gros village une foule de soldats et de paysans se presse. Des groupes sont formés, on cause, on rit, des cris partent. Les sirènes des automobiles ne cessent de pousser leurs affreux mugissements dans la cohue; des camions passent, au milieu des cris des flâneurs. Les chariots militaires attelés de six chevaux disputent le passage aux carrioles dans lesquelles s'entassent des paysannes endimanchées aux petits chapeaux à fleurs. L'église surgit, massive et gracieuse à la fois, et les vitraux mettent de belles taches d'un vert nuancé sur le mur rosé des briques déteintes. C'est un spectacle joyeux, coloré, plein de mouvement et de bruit.

Depuis quelques instants des coups de canons se succèdent, haletants et rapides, semblables à des aboiements, Dans le ciel cendré des taches blanches apparaissent, suivies plusieurs secondes après de coiaps sourds et secs. Alignés en rangées les panaches laiteux s'éparpillent lentement, emportés par.le vent. On tire contre avions. Toutes les têtes se sont levées. Soldats et villageois, la pipe aux dents, calmes, les mains enfoncées jusqu'au fpnd des poches, cherchent l'aéroplane visé. Des bras se tendent, indiquant une direction: là-bas, tout au loin, une petite ligne noire dans le ciel qui, par moments, devient toute blanche et tout à coup, pendant une seconde, reluit dans un rayon de soleil. C'est l'aéro que bombarde notre artillerie. Il avance toujours cependant, dans la direction du village. Les coups brefs et réguliers des canons-revolver se détachent maintenant des coups déchirants des shrapnells qui continuent à moutonner le ciel de volutes blanchâtres. L'avion grandit rapidement, il semble descendre. Un second aéroplane a apparu derrière lui, filant dans la même direction.

Bientôt le ronflement des moteurs se distingue nettement. De nouvelles pièces, situées tout près du village, entrent en action, ébranlant l'air et faisant vibrer les vitres des maisons. Rien n'arrête leur course pourtant et voilà que le premier, arrivé au-dessus du cantonnement, se met à décrire des cercles dans l'air. Le tactac des mitrailleuses retentit. Des femmes effrayées s'enfuient, un enfant à la main. Sur la place et dans les rues un encombrement se produit; des voitures de paysans s'arrêtent, hésitant à s'avancer plus avant, obstruant le passage; des cris sont poussés, les autos immobilisées donnent d'assourdissants coups de cornets pour se frayer un chemin.

Tout à coup éclate un fracas formidable; une violente secousse, un ébranlement brusque de l'air, des carreaux volent en éclats. Des .femmes restées dans les rues s'enfuient en hurlant; d'un même mouvement instinctif les soldats se portent dans la direction de l'explosion. Aussitôt après la première une seconde détonation retentit, tandis que 75, canons-revolver, mitrailleuses, élèvent une grande clameur où les éclatements sourds des shrapnells, à quelque dix-huit cents mètres de hauteur, répondent aux déchirements stridents des pièces en action et aux coups secs et répétés des mitrailleuses. Le second aviatik a rattrapé le premier. En un instant, cinq, six bombes sont lancées, élevant dans un vacarme indescriptible de gros flocons de fumée noire au-dessus des toits rouges. Mais dans la direction de ronflements inattendus se font entendre, trois avions de chasse paraissent. Il n'est que temps pour les Boches de faire demi-tour, et déjà poursuivis par les hurlements que poussent les shrapnells éclatant autour d'eux, les deux oiseaux de proie reprennent le chemin de leurs lignes. L'alerte semblait passée. Mais tout à coup sur la place, un bruit affreux déchire l'air, un nuage noir cache un moment la foule qu'il enveloppe, tandis que la partie centrale d'une façade de briques s'effondre dans un roulement au milieu du cliquetis des carreaux des maisons, des vitraux de l'église brisés par l'explosion. Une fuite éperdue, irraisonnée, bouscule la place, des chevaux se cabrent, des cris, des jurons sont poussés. En un instant, un espace libre s'est fait sur les lieux du sinistre. Seuls, renversés sur le dos, deux soldats gisent sur les pavés. La panique pourtant n'a pas duré et déjà des hommes se précipitent pour relever les victimes, aussitôt transportées dans les maisons voisines, sous les regards étonnés d'une épaisse haie de curieux ravisés qui se pressent émus.

L'ordre se rétablit. La circulation recommence, les regards reprennent la direction du ciel où les avions belges ont rejoint les aviatik, les attaquent déjà. Les canons se sont tus. Seules les mitrailleuses des aéroplanes, tournoyant gracieusement les uns autour des autres, se répondent là-haut. A voir ces grands oiseaux agiles et rapides décrire des courbes élégantes, on a peine à se figurer qu'entre les pilotes se livre un tragique combat.

La fuite des avions allemands mit fin au duel aérien et les ronflements s'atténuèrent et se perdirent, couverts par le bruit de la vie coutumière qui reprenait dans le village.

 

Chapitre V : Deux Capitales

I. — Furnes

4 décembre 1914

Une journée de décembre. De la boue sur les chemins, de gros nuages gris chassés en rafales par un vent âpre qui hurle au long des routes dans les arbres dénudés. Une animation intense règne dans Furnes. Des drapeaux flottent à toutes les maisons. Une foule militaire noircit les rues et la grand'place. Furnes, place de guerre, est devenue, depuis un mois, la capitale du royaume. La splendeur de son architecture, le faste de ses monuments forment le plus beau des cadres à la résidence royale. La grand'place est un pur joyau. Des maisons en style espagnol, aux pignons à gradins, aux fenêtres entourées de moulures de briques, de gracieuses colonnettes, aux frontons du XVIe siècle, mettent la plus belle couronne de pierre à la petite ville ressuscitée. L'abside de l'église s'élève au-dessus des petites habitations pressées autour d'elle, et ses hautes fenêtres ogivales lui donnent un immense élan qui s'achève dans la flèche dressée par- dessus les grands toits d'ardoises des ailes du transept. La nef manque à l'église, composée seulement du choeur et des deux branches latérales de la, croix, et cela donne encore une envolée plus grande à ce haut édifice aux murailles de brique travaillée et de vitraux peints, où s'appuient les arcs-boutants, grands bras de pierre qui, de leur geste large, rassemblent en un même envol toutes les lignes pures des ogives tendues vers le ciel.

Un avant-corps d'une grâce exquise, colonnettes et arcs aplatis aux riches sculptures de pierre noire, forme l'entrée de l'Hôtel de Ville dont les deux frontons s'accolent au Palais de Justice que surmonte le plus charmant des beffrois XVIe siècle.

Des gendarmes à cheval stationnent sur la place, dominant le grouillement pittoresque de la troupe aux uniformes noirs. Quelques goumiers en manteau rouge mettent une note éclatante au milieu de la foule sombre dont les rangs s'ouvrent et se referment au passage des grands camions gris qui hurlent en la traversant.

Dans le lointain s'entend une musique militaire, rythmée par les coups sourds des timbales marquant le pas; les clairons éclatent en sonneries joyeuses, la fanfare grandit. Un mouvement s'est fait sur la place que dégagent les gendarmes et où débouchent bientôt les clairons au son plein, vibrant et magnifique qui, dans la voix des cuivres assemblés, jettent leur note martiale et entraînante. Le y de ligne défile. En colonnes par quatre, les compagnies massées passent. Les hommes, sac au dos, marchent d'un pas pesant. Presque tous ont laissé croître leur barbe, les capotes sont vieillies, déformées; certains pelotons portent le calot rond, rouge et noir, d'autres ont la nouvelle coiffure d'hiver à oreillères. Les baïonnettes, bien alignées, scintillent au-dessus de cette masse sombre qui ondule d'un même mouvement, scandé par la musique. Les bataillons se sont rangés sur les quatre côtés de la place, encadrant le drapeau déployé. Derrière la quadruple haie; des soldats se pressent, montent sur le seuil des portes, sur les appuis des fenêtres garnies d'officiers et des habitants des maisons.

Bientôt des commandements retentissent, répétés au long des files compactes: « Présentez armes! » D'un seul geste les fusils, dans un éclair des baïonnettes, se sont portés à hauteur de la hanche et les hommes, le coude gauche tendu carrément en avant, se figent dans la plus complète immobilité. De longues lignes courent au long des rangs: ligne brillante des baïonnettes, séparée de la ligne claire des figures par la bande noire et rouge des képis. Les coudes tendus mettent une barre rigide d'un bout à l'autre des compagnies tandis que les mains droites soutenant les crosses desjusils forment un second ruban clair. Une sonnerie lehte s'élève: Aux champs et tout à coup éclatant dans un fracas de trompettes et de cymbales, la Brabançonne retentit. Dans la foule des spectateurs, toutes les mains se portent aux képis, les conversations se sont tues.

Le Roi, élancé, martial dans sa tenue noire débouche sur la place. Le roi d'Angleterre, à sa droite, est vêtu d'un manteau kaki à collet de castor. Derrière les deux souverains, le prince de Galles, tout jeune soldat, l'air intelligent et décidé, un prince hindou, merveilleux type d'homme, de haute stature, coiffé du turban, quelques officiers belges et anglais. Une immense clameur s'élève sur la place, les soldats massés derrière la quadruple haie, agitent leurs képis, s'époumonent à crier: « Vive le Roi! » Très calme, penché vers le roi d'Angleterre, tenant de la main gauche la poignée de son sabre, le Roi Albert passe devant ses troupes; devant le drapeau dont la soie flotte au vent, il s'arrête, saluant longuement l'étendard qui s'incline. Le God save the King a succédé à la Brabançonne; les clameurs ne s'arrêtent pas, car ce n'est pas un enthousiasme de commande qui transporte ces hommes, c'est un sentiment profond d'amour, d'admiration et de respect pour celui qui, seul de tous les souverains, n'a pas quitté son armée, a partagé les difficultés de la retraite avec ses soldats, a vécu à leurs côtés pendant les glorieux combats livrés sur l'Yser. J'entends un « jas » dire à un français, en le bourrant de grands coups de poing pour manifester sa conviction: « Eh bien, ça est un qui n'a pas la « clope » tu sais, notre Albert! » Le régiment défile devant les rois, la musique joue une marche sur le thème de l'hymne national russe. Dans ce cadre admirable, le spectacle de la foule compacte d'uniformes mêlés, acclamant le Roi devant lequel, en rangs serrés, passent les bataillons, est vraiment saisissant.

Dans le lointain, le canon tonne. La même impression saisit tous ces hommes animés de la même pensée: il y a encore une armée belge, il y a encore une Belgique, il y a encore un héros digne de commander à la poignée de. braves décidés à ne pas lâcher le dernier lambeau de territoire national. Et la confiance illumine les visages de ces soldats sans foyers, sans familles, mais non pas sans Patrie.

Dans la rue encombrée d'un intense charroi, une ancienne façade espagnole dresse au- dessus des maisons basses son gracieux pignon: c'est l'hôtel de la Noble Rosé. Une plaie marque sa façade; le petit restaurant connu pour le meilleur de Furnes, a été la première, la seule victime du bombardement récent.

Dans la salle de café, des officiers, des soldats causent bruyamment. Le bruit du dehors envahit un instant la place enfumée chaque fois que la porte chante pour laisser entrer un nouveau client. Dans là salle à manger, un mélange d'officiers et de soldats, assis autour d'une table; la chambre est gaie et cossue: un grand foyer, des étains anciens donnent un:air chaud, confortable et paisible. Une toute jeune femme à l'air doux, un peu naïf, regarde avec quelque étonnement les hommes qui l'entourent. Elle est venue rejoindre, à travers combien d'osbtacles, son mari, un jeune médecin militaire qui se penche affectueusement vers elle; elle, souriante, laisse ses doigts menus dans la main de son mari qui les caresse doucement. Comment est-elle là? D'où vient-elle? Quelles aventures a-t-elle vécues avant de retrouver celui qu'elle est venue chercher dans la ville inaccessible? Sa présence donneà la table un aspect gai; les militaires s'observent dans leur langage; on sent dans leur maintien, dans leurs gestes, dans leur voix percer ce fond de vanité qui sommeille en tout homme et qui vient de se réveiller chez eux, à la vue de la jeune femme. Ils causent entre eux mais c'est pour elle qu'ils parlent. Elle ne les voit pas cependant, ne les entend pas, elle regarde ce jeune et beau garçon qui sourit à côté d'elle, boit ses paroles. Et lui, jette sur ses camarades un regard plein d'indulgence et de bonté parce qu'il est heureux et fier de l'être.

Cette petite femme, vêtue avec une élégance sobre, donne tout à coup à la guerre une physionomie toute autre et sa présence crie à tous ces hommes que tandis qu'ils vivent joyeux de risquer leur vie, orgueilleux de combattre, il y a d'autres êtres, bien loin, qui souffrent en pensant à eux, qui ne vivent que de leur vie, des femmes qui les aiment; des mères, des épouses.et des enfants qui sont les leurs. Et brusquement l'idée s'impose de tous ceux qui sont morts et qui dorment, là-bas, dans la plaine inondée, et l'on songe aux larmes aux deuils affreux, irréparables, aux souffrances que rien n'adoucira jamais... et devant cette jeune femme heureuse, une immense mélancolie m'envahit.

 

Mars 1916

Furnes aujourd'hui n'est plus la ville animée et bruyante. Les automobiles ne stationnent plus, alignées sur la place. Les rues ne sont plus encombrées, les drapeaux ne flottent plus aux fenêtres. Seuls des motocyclistes traversent la ville, à toute allure. Sur la grand'place plusieurs maisons ont la façade crevée, plusieurs toits sont arrachés. Devant la gare plus un carreau ne reste entier aux fenêtres, fermées de planches, de papier. De grandes éraflures marquent le plâtras qui recouvre les murs.

Des bandes de papier se collent en croix sur les glaces des vitrines, sur les carreaux des fenêtres, afin d'éviter qu'ils ne se brisent lorsqu'on bombarde la petite cité. La ville si vivante, la capitale d'un moment, est devenue presque une ville morte. Un voile de silence pèse sur les pavés inégaux de Furnes, subitement endormie.

Les habitants ont fui devant les bombardements qui se sont acharnés sur eux. L'armée a évacué une ville que sa présence condamnait à mort, le Roi s'est établi à La Panne. Mais la première panique de la population passée, l'une après l'autre les familles sont revenues, oubliant les angoisses qu'elles avaient vécues.

Parfois encore, pourtant, des nuages noirs flottent au-dessus de la ville, autour des trois tours groupées qui mettent dans le paysage plat leur triple silhouette gracieuse, légère et gaie. De loin on ne se douterait point, à voir ces flocons lourds sur les toits rouges et bleus, que dans la petite cité les marmites s'abattent meurtrières, rebondissant surles pavés des rues, faisant s'ébouler des façades, crevant des toits dans un craquement prolongé. A chaque bombardement quelque drame ensanglante Furnes: une femme atteinte dans sa boutique, baigne dans son sang, les entrailles pendantes; un pauvre enfant, la tête fracassée, s'effondre le long d'un trottoir; un motocycliste anglais qui passait malgré les obus, arrêté dans sa course, a été précipité loin de sa machine brisée et gît blême, les bras en croix, étendu sur le dos, le sang lui coulant de la bouche.

Les obus tombent dans la ville déserte avec un immense mugissement; les habitants réfugiés dans leurs caves attendent, angoissés; seule l'horloge de la tour sonne, comme à l'ordinaire, malgré les marmites qui la cherchent depuis des mois.

 

juin 1916

Un gai soleil, un air limpide et pur, une belle journée qui rend heureux, qui fait sentir la joie de vivre. Devant leur porte, deux petits bourgeois, boutiquiers habitués aux moeurs timides etpaisibles, causent d'un air inquiet: « Mauvais temps! mauvais temps! dit l'un; ils viendront encore aujourd'hui. »—« Eh! oui, il faudrait de la pluie, ça les empêche de sortir. » Une vieille femme trottine sur le trottoir d'en face: « Bonjour, bonjour, crie-' t- el!e, vous auriez mieux fait de laisser les volets devant vos vitrines par un temps pareil! » Les avions les hantent, ces pauvres gens, qui depuis des mois vivent dans la crainte continuelle des obus et des bombes, et leur visage ne s'éclaire que quand un ciel gris alourdit l'atmosphère humide et triste ou que la pluie crépite sur les pavés muets...

Le matin même une bande d'aviatik s'est attaquée dès l'aube, à la ville endormie. Précédées de leur ronflement les bombes se sont abattues, coup sur coup, arrachant les pavés des rues, trouant des toits, brisant les vitres. Une péniche amarrée, atteinte par un projectile, a sombré; la famille qui l'occupait, une femme en couches, de tout petits enfants, un marinier et un docteur qui veillait au chevet de la mère ont été déchiquetés par l'explosion... et un pauvre petit cadavre de mioche de quelques mois est apparu à la surface de l'eau qui l'entraînait.

Le soir pas une lumière n'éclaire les ruelles ni la place. L'obscurité noie la petite ville meurtrie. Derrière des volets baissés plus qu'à moitié, des vitrines s'éclairent, jetant sur le pavé une faible lueur laiteuse. Personne dans les rues. De temps à autre, dans la flamme blanche de ses phares, une auto précédée d'un immense halo traverse les rues désertes; alors pendant quelques secondes, les façades brisées surgissent de l'ombre et les pignons flamands, si menus sous les immenses murs de briques de l'église qui se perdent dans la nuit, dessinent leurs silhouettes mouvementées.

La vie cependant a repris, normale; dans les boutiques les femmes débitent leur marchandise en parlant de choses et d'autres. A la gare des trains arrivent, tous feux éteints. Les cafés, aux abords de la ville regorgent de soldats, qui jouent aux cartes, boivent, rient, s'interpellent. Un artilleur vient d'entrer dans la petite salle d'un cabaret puant le tabac et la bière, et vide un verre au comptoir en blaguant avec des « copains ». Mais dehors sa monture s'impatiente et, tout à coup, la porte restée entr'ouverte, s'ouvre largement et le cheval entre dans la maison, ses sabots sonnant sur les dalles, au milieu des trépignements de joie des « jas » et des cris de désespoir de la patronne qui craint pour la casse... tandis que, effrayé par tout ce tapage, le « canasson » s'est arrêté et pousse un vibrant hennissement qui couvre toutes les clameurs.

 

II. — La Panne

Printemps 1916

La Panne! La jolie cité balnéaire est devenue la capitale du royaume de l'Yser, la grande ville. Pour le soldat qui depuis des mois et des mois va de sa tranchée à son cantonnement et de son cantonnement à sa tranchée. La Panne c'est le luxe, le plaisir, les restaurants où l'on mange des mets succulents servis sur des nappes bien blanches, les magasins où se vendent les objets inutiles dont il est si difficile de se passer, les coiffeurs où l'on se fait raser et parfumer, la ville où l'on voit des dames, des jeunes filles. Ah! la volupté de se retrouver dans une ville où l'on vit comme en temps de paix ou à peu près, de se promener sans patauger dans la boue, de revoir des femmes! Qyand on a vécu dans un abri d'artillerie, isolé au milieu de mares de boue, que l'on a passé ses quatre jours à la tranchée pour aller ensuite au repos dans des villages où la seule distraction est la conversation avec des camarades, toujours les mêmes, dans une salle de café, enfumée et basse, la vue d'une femme bien chaussée, vêtue avec élégance et qui va de sa démarche gracieuse sur un trottoir propre, dans une rue où il y a des « vitrines » de magasins aux étalages gentiment combinés, on se sent tout à coup transformé, rajeuni. C'est comme un rayon de soleil perçant un de ces ciels mauvais et noirs où les nuages sombres s'entassent et vous étouffent. Délivré de la conversation entre hommes où l'on finit par perdre toute délicatesse de parole, où la politesse s'émousse, où les sentiments n'ont pas de place, pour se retrouver subitement dans un milieu féminin distingué, léger peut-être, mais charmant de par sa légèreté même, semble la plus grande des joies, le plus beau des rêves.

Et pourtant les villégiaturistes qui, tous les ans, animaient la plage coquette, ne la reconnaîtraient plus dans son nouveau rôle.

Tout d'abord, arriver à La Panne n'est pas chose facile, et le premier habitant qu'on y rencontre n'est pas précisément celui que l'on voudrait y voir: le gendarme, l'éternel, l'obsédant gendarme, aussi impitoyable qu'incorruptible, vous arrête, visite vos papiers, vos permissions. Le poste franchit, on devient pour quelques heures citoyen de la capitale.

Le long de la route qui relie Adinkerque à La Panne, c'est une animation continuelle, et le petit tramway à cheval, qui semblait déjà si vieux jeu au temps bienheureux de la paix, paraît aujourd'hui tout .à fait préhistorique au milieu de la débauche d'automobiles qui se fait en temps de guerre. Sur une haute dune un piquet de gendarmes à cheval veille; de distance en distance des sentinelles s'échelonnent, cordon infranchissable; dans une dépression des dunes une batterie fait halte; ura escadron de lanciers, au port de la lance, défile au son clair de ses trompettes. Des soldats au repos flânent. Quelques tirailleurs algériens basanés, vêtus de grands manteaux kakis, portant les uns le fez rouge à lignes noires, les autres le fez couvert de la coiffe kaki, moitié moins haut qu'il ne devrait l'être, vont, un sac énorme sur l'épaule, tirant un cheval derrière eux.

Dès l'arrivée, on sent que la petite vilie de plaisirs est devenue place de guerre. A l'élégance de jadis se sont substituées les manières rudes des soldats, et les flirts spirituels et galants ont fait place aux lourdes plaisanteries grivoises et populaires qui soulèvent dans les groupes de « jas » de grands rires enfantins.

Des bâtisses en construction, des bâtiments inoccupés sont devenus de petites casernes. Les carreaux cassés, remplacés par des planches, des papiers forts, des rideaux, donnent aux maisons occupées par la troupe des airs tristes et délabrés. Des soldats assis aux terrasses jouent aux cartes, regardent le mouvement de la rue, s'interpellent gaiement. Les piquets de garde passent; la relève des sentinelles se fait. Des ambulancières, coiffées d'un voile qui leur retombe jusqu'au milieu du dos, parcourent les rues gravitant autour de la ville hôpital qui s'étend au pied de l'Hôtel de î'Océan.

Des baraquements symétriques couvrent les terrains vagues; au-dessus des hangars de bois, l'Hôtel de l'Océan se dresse avec la multitude de ses croix rouges dont s'orne chacune de ses fenêtres. Les villas des environs portent la même croix rouge; partout elle figure: c'est une obsession qui ne vous quitte pas un instant dans cet étrange quartier. Les automobiles l'arborent sur toutes leurs faces, les toits des baraquements en sont largement marqués, des drapeaux la font claquer au vent, les carreaux blanchis des fenêtres, des portes, les alignent régulières au long des bâtiments. Des médecins, des brancardiers, des infirmières anglaises, américaines et belges, le bras marqué de l'inévitable croix rouge, forment toute la population valide de l'endroit. Quelques blessés, habillés de bleu, s'y promènent, la tête enveloppée, un bras en écharpe ou s'aidant d'une canne pour marcher; parfois un enfant qui traîne pitoyablement une pauvre petite jambe de bois, victime des avions ennemis.

C'est un monde à part que « Depageville », qui voit la guerre sous un tout autre jour que la troupe, n'en connaît que les plaies affreuses, que les horreurs et les drames obscurs.

Une chambre d'hôpital. — Chambre d'hôtel aux. boiseries laquées, aux murs tendus de papier peint où des corbeilles chargées de fleurs voisinent avec de mièvres guirlandes enrubannées. Dans cette chambrette si fraîche, si claire, où l'on s'attendrait à trouver une élégante toilette encombrée des mille riens nécessaires à la coquetterie d'une jeune fille, un blessé, la tête enveloppée de pansements, repose sur un lit. Une infirmière, dont la chevelure se couvre d'une coiffe blanche, veille au chevet du soldat. Voilà des mois qu'il fut apporté ici, affreusement mutilé. C'est un Français. Il faisait son temps de premières lignes à Nieuport, à quelques dizaines de mètres des positions allemandes, lorsqu'un combat à la grenade s'engagea. Sans se soucier du danger, il avait voulu relancer une grenade tombée non éclatée sur le parapet de la tranchée, mais comme il la brandissait d'un geste large, elle éclata. Il s'effondra dans une mare de sang. On le releva, les yeux brûlés, la mâchoire fracassée, le haut du corps sanglant. Quand on le descendit de l'automobile de la Croix-Rouge qui l'amenait à La Panne, on désespérait.de le sauver. Mais des soins inlassables, un dévouement de toutes les minutes, l'ont arraché à la mort. Il ne connaît point son mal et, confiant, il en attend la guérison. Un pansement recouvre ses pauvres yeux éteints qui ne verront jamais plus, la chair brune et morte tombe par plaques. Comme un enfant on le nourrit de lait... mais il est heureux, il parle, il espère et il confie ses espérances à l’infirmière qui le soigne depuis des mois, toute à son oeuvre de charité. Voir! voir! il ne pense qu'à ceia. il en parle toujours, il s'informe de l'état de ses yeux, il ne sait pas qu'il est aveugJe. Et la jeune femme, d'une voix qu'elle parvient à conserver calme, réconfortante et douce, l'encourage et le ranime, mais de grosses larmes de pitié tombent de ses paupières.

Après « l'Océan », l'endroit ie plus réputé de La Panne est sans contredit l'Hôtel Teirlinck.

Dans la grande salle à manger qui donne sur la mer, c'est un mélange amusant d'officiers et de soldais. Chaque table a sa physionomie. Un général avec quelques officiers de son état-major occupe le centre de la place; ceux qui vont s'installer aux petites tables, s'arrêtent en passant devant iui et rectifient âa position, les uns claquant les talons restent droits comme des piquets, d'autres Jes rniains dans le rang se courbent profondément, quelques-uns, auxquels le général tend ia main, se confondent en salutations.

Bientôt la salle est pleine. Au milieu des tuniques kaki, les aviateurs, vêtus par coquetterie de leurs anciens uniformes, mettent les taches sombres de leurs tenues; quelques vareuses bleu horizon contrastent agréablement avec la note beige dominante. D'élégants officiers d'état-major, des adjudants sortis des centres d'instruction, de simples soldats mal ficelés dans la tenue de la troupe a.vec laquelle jure parfois un air aristocratique et dédaigneux, des sous-lieutenants ayant conquis leur grade sur le champ de bataille, anciens sous-officiers aux allures brusques et bruyantes, des officiers de régiment, chaussés de grosses bottes, sans élégance, l'air décidé, simple et volontaire, les vrais soldats ceux-là, se coudoient, échangent des poignées de mains. On sent ici le profond changement, qui s'est fait dans l'armée qui ne compta malheureusement que trop longtemps dans ses rangs qu'une immense majorité de pauvres diables n'ayant pas les moyens de se payer un remplaçant. Aujourd'hui la nation tout entière est en armes, des jeunes gens de toutes conditions voisinent dans les régiments, les limites étroites des cadres se sont rompues et des sous-officiers qui, en temps de paix, n'auraient jamais pu espérer que le grade d'adjudant, portent l'étoile d'or au collet. Presque tous les officiers subalternes sont des volontaires ayant quitté l'université, une profession, une situation déjà faite, pour se mettre au service du pays.

L'armée n'est plus un instrument de parade mort et terne où les initiatives s'étouffaient, où les capacités ne trouvaient pas leur emploi; elle est devenue aujourd'hui la représentation même du peuple, c'est un corps vivant, se vivifiant sans cesse, où les intrigues et les erreurs, inséparables de toute manifestation de l'activité humaine, sont rachetées par les héroïsmes, les dévouements, la valeur individuelle. La croix de l'Ordre de Léopold, autrefois simple insigne administratif, est entourée de respect d'admiration. De simples soldats la portent épinglée à leur capote et devant le petit ruban amarante cousu sur l'uniforme déformé d'un « jas », bien des mains se portent aux képis pour rendre hommage à la plus belle des vertus masculines: le courage militaire.

« Teirlinck » est le « salon » du front. On y apprend mille nouvelles,on y fait des relations. Des histoires s'y racontent, récits de bataille, récits de rares bonnes fortunes, récits de congé, d'hôpital; des gloires s'y établissent et plus d'un fait d'armes doit sa réputation à la grande potinière de La Panne.

La joie y règne, on s'y retrempe.

Mais qu'a donc de si étrange cette salle d'hôtel? C'est que pas une toilette féminine ne s'y voit. Uniformes kakis ou noirs des Belges et des Anglais, bleu horizon des Français, jurent avec les petites glaces biseautées des portes,les tentures et les boiseries claires faites pour un public mondain, frivole et délicat où domineraient le blanc, le rosé et le bleu pâle des toilettes balnéaires, où fuseraient les rires des jeunes filles et des jeunes femmes.

De la plage se dégage une impression à peu près analogue. Les barques dépêche viennent encore s'y échouer, mais la population claire et chatoyante qui la couvrait a disparu. Sur l'estran des officiers galopent; des pelotons dessinent de petites formes noires qui s'allongent, se dispersent; des batteries de campagne manœuvrent, prenant des formations savantes au galop des six chevaux dont s'enlève chaque attelage. Ailleurs des coups secs et pressés retentissent. Des compagnies de mitrailleuses, alignées en batteries,tirent vers la mer où leurs balles, écrêtant les tranchées factices, font surgir de petites trombes de sable avant d'aller soulever dans les vagues, une multitude de gerbes d'écume et de gouttelettes d'eau avec un fracas qui se répète en mille échos.

Dans les dunes des postes de mitrailleuses contre avions attendent l'arrivée de l'ennemi pour entourer subitement la ville d'un crépitement rageur et continu. Par bandes, Us se sont abattus sur elle, semant la mort, dispersant la foule groupée autour d'une musique militaire éclatante et joyeuse, chassant les habitants affolés par les petits sentiers de briques qui se faufilent dans les dunes, étendant dans des mares de sang des soldats, des enfants, des femmes, surpris par le bombardement.

Des combats aériens se sont livrées au-dessus de la ville, au-dessus de la mer, et la population anxieuse a pu voir dans un indescriptible enthousiasme, un des aviatik, vigoureusement attaqué par un biplan anglais,s'effondrer dans une immense flamme, s'abîmer dans les vagues et disparaître au milieu d'une trombe blanche d'écume vaporeuse.

La plage est toute noire d'une foule grouillante de soldats au milieu desquels quelques femmes, quelques civils se perdent. Tous les regards sont tournés vers la mer d'où vient un rugissement puissant et formidable qui s'enfle, s'éteint, recommence, trouant l'air de longues clameurs. La flotte anglaise bombarde Westende. Les petits monitors bas sur l'eau, sont là qui dressent leurs canons de gros calibre d'où s'élèvent à chaque coup de gros nuages de fumée qui les enveloppent entièrement.

Autour d'eux des trombes d'eau montent, retombent, se relèvent: ce sont les obus boches acharnés, mais en vain, après leur adversaire qui, dans l'assourdissant fracas de ses puissantes bouches à feu, hurle en crachant la mort.

Que de beaux spectacles militaires se sont déroulés sur cette plage. Au loin vers Braydunes, des troupes sont massées, carrés noirs et compacts, dessinant sur le sable le damier de leurs bataillons.

Au pied d'une haute dune des chevaux harnachés attendent leurs cavaliers. Entouré de son état-major, le Roi s'avance, vêtu de la tenue de campagne, seul en tunique au milieu de ses officiers en capote de cheval, coiffé du casque enfoncé sur le front et dans la nuque, chaussé de grande bottes fauves, il apparaît vraiment comme un soldat, comme un chef d'armée. A ses côtés un tout jeune homme porte la tenue de la ligne: c'est le prince Léopold; un enfant en guêtres, en paletot kaki, en casquette anglaise,le petit prince Charles. La Reine descend à cheval de la dune. D'un léger geste de la main, le Roi tout seul devant son état-major, donne le signal du départ.

Là-bas,une éclatante sonnerie de bugles retentitet bientôt les accents delà Brabançonne arrivent, fanfare de cuivre rythmée par les coups de cymbales. Seul, suivi d'un officier, le Roi, au grand galop, droit sur son cheval bai, revient vers La Panne. Son état-major le suit au trot, précédé de la Reine. Un grand frisson a couru parmi les troupes. Les carrés noirs, dans un ordre parfait, se sont déployés en colonnes par quatre; les compagnies, rangées à même hauteur, se détachent l'une à côté

de l'autre,avançant dans une ondulation régulière et profonde, scandée par la musique militaire dont la fanfare de cuivre arrive en sourdine, dominée de temps en temps par les voix claires et fortes des clairons éclatants.

La vue est admirable; sur la plage les masses régulières se suivent, approchent; les officiers supérieurs, à cheval, dressent leurs silhouettes au-dessus des compagnies: casques alignés sous le flamboiement des baïonnettes.

La musique des grenadiers, arrivée à hauteur du Roi, se range, face à lui, et joue la marche du régiment. Les clairons,dans un éclair de cuivre, jettent leurs clameurs entraînantes; les cymbaliers,devant la musique,impassibles, avec de larges gestes semblables, font éclater les cris de leurs disques bruyants.

Le régiment passe, superbe. Les hommes, d'un pas lourd et puissant, massifs sous le casque et le sac chargé, vont, enfonçant dans le sable.

Les masses défilent, la musique joue, les drapeaux. Jes glorieux drapeaux de l'Yser, s'inclinent devant le Roi. Derrière les carrés d'infanterie, les mitrailleuses s'alignent. L'artillerie, en lignes de batterie, passe au trot, et la cavalerie, lancée au grand galop, s'enlève dans un nuage de sable soulevé par les sabots des chevaux.

Toute la division défile et cela semble interminable; et de ces milliers d'hommes assemblés se dégage une impression joyeuse de force, de confiance, la certitude et la volonté de vaincre.

Une cohue de soldats massés sur la digue regardent leurs frères d'armes; des avions évoluent au-dessus des troupes; en mer une escadrille de monitors veille.

 

 

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