'Les Vainqueurs de l’Yser'
de Jacques Pirenne
et James Thiriar, 1917
 

Les Soldats Belges

dessins de James Thiriar

 

Avant-Propos

Ceci n'est pas un livre; ce sont des notes prises sur le vif, accumulées petit à petit dans un journal de campagne, et réunies enfin en les modifiant à peine pour ne pas leur enlever leur couleur locale et leur spontanéité. Certes le style et la composition en ont souffert. Aussi ce petit volume n'a-t-il aucune prétention littéraire.

Nous n'avons pas voulu, en le livrant au public, écrire quelques belles pages sur l'armée; nous avons voulu simplement retracer avec sa monotonie, ses joies, ses deuils, ses misères, la vie du soldat belge au front. On ne trouvera pas ici de grande épopée, de haute poésie, d'idéalisme échevelé. Non; le soldat ne vit pas dans une exaltation de sentiment continuelle, il traîne une existence parfois bien prosaïque, parfois noble et souvent triste. Nous l'avons connu, nous l'avons aimé pour cette vie obscure, monotone et dure,parce que la fermeté, la hauteur morale de son caractère s'y révèlent à son insu, parce que son endurance dans le malheur, sa bonne humeur malgré tout, sa solidarité admirable et sa tenace volonté, sont le plus beau des exemples à donner à ceux qui seront chargés de reconstituer plus tard un pays que l'héroïsme constant et simple des soldats aura su conserver vivant et moralement intact à travers la tourmente.

On trouvera dans ce livre des redites, des descriptions souvent semblables; on y trouvera une préoccupation constante du détail de l'existence; peu d'aventures, aucune grandiloquence.

C'est qu'il n'a pas été écrit douillettement dans un bureau, au coin du feu, mais qu'il est né de cette vie même que l'on vit au front, où les jours sont semblables, où le même paysage obstinément vous entoure, où les mêmes occupations, les mêmes pensées vous absorbent.

Peut-être cependant, à traversées mille riens de la vie quotidienne, verra-t-on se dégager le caractère du soldat belge, de ce merveilleux soldat, modeste et brutal, mais combien décidé, résistant, dur à la peine, combien profondément bon, charitable et grand de par sa simplicité même. Peut-être comprendra-t-on les sentiments d'attachement mutuel, les joies si hautes, les douleurs si vraies, les misères si stoïquement supportées, la vie, en un mot, de ces glorieux « vainqueurs de l'Yser ».

Et si ces pages, si ces croquis, nés ensemble, l'un pour l'autre et l'un de l'autre, peuvent faire aimer, comme nous l'aimons, le « jas »( «Jas» est le nom qui désigne le simple soldat dans l'armée belge ) qui vit dans la boue de la tranchée, si elles peuvent perpétuer son souvenir, faire pénétrer son cœur et son âme, le but que nous nous proposons sera atteint.

Que tous ceux qui ont un être cher là-bas dans les brumes de Flandre, que tous ceux qui ont eu l'immense douleur de perdre un fils, un frère, un époux, qui voulut donner sa vie pour un pays farouchement aimé, sachent que c'est en pensant à eux que nous avons voulu retracer la vie « du front », afin que nos morts n'aient pas vécu leurs derniers-mois sans que les émotions les plus belles, les plus fortes dont ils tressaillirent jamais, restassent sans provoquer chez ceux qui se partageaient leurs coeurs, un frisson d'amour et de tendresse, un sentiment de piété infinie pour eux, qui furent des héros.

Ces émotions,nous les avons trouvées ensemble, nous qui fûmes d'inséparables camarades de campagne et qui devînmes, en communiant dans les mêmes pensées, en partageant les mêmes plaisirs et les mêmes peines, d'inséparables amis pour la vie entière.

Ce texte et ces dessins sont le résultat de nos causeries, de nos longues causeries d'hiver; ils sont inséparables eux aussi et ne s'expliquent que l'un par l'autre.

Flandre, le 1e août 1915

JACQUES PIRENNE
JAMES THIRIAR

Volontaires au régiment d'artillerie lourde.

 

 

Chapitre Premier La Guerre

I. — Mobilisation

2 août 1914

Les réservistes encombraient les gares,les trains, vêtus de leurs culottes blanches, de leurs vareuses courtes et devenues trop étroites, de leurs petits bonnets de police à floche de couleur, de leurs calots à bande rouge. Une joie bruyante régnait. Au passage des trains, dans les villages,les enfants, les femmes agitaient leurs mouchoirs pour répondre au salut des soldats entassés aux fenêtres des wagons. Devant les gares, une foule compacte stationnait, attendant l'arrivée des bandes démobilisés qui se répandaient dans les villes, se tenant par le bras, barrant toute la rue, en chantant les refrains populaires des conscrits.

Dans une toute petite gare ardennaise, quelques voyageurs, villégiaturistes dérangés dans leurs projets de vacances par l'arrêté de mobilisation, attendent le train au milieu de leurs bagages. Le drapeau tricolore vient d'être hissé à la station, et dans l'immense paysage vallonné, les clochers des villages arborent les couleurs nationales. Toute la nuit le tocsin a sonné à toutes lés tours de Belgique..: un immense appel a traversé le pays. Un soldat vient de se précipiter sur le quai et, constatant qu'il arrive encore à temps, un bon sourire lui éclaire le visage. C'est un brave ouvrier plafonneur marié et père d'un petit garçon de quelques mois. Il travaillait dans un village voisin quand sa feuille de route fut remise à son domicile. Sa femme l'avait fait prévenir en hâte par un voisin; aussitôt il était venu revêtir sa tenue, avait embrassé les siens et, sans avoir eu le temps de se débarbouiller, il accourait prendre le train qui le mènerait à Liège, la figure et les mains encore toutes maculées de plâtre. On se mit à causer. Il parlait gaiement, avec simplicité: « Alors, vous n'êtes pas trop triste de quitter votre famille?»— «Bah! dit-il, il ne faut pas y penser. Il y en a d'autres plus malheureux qui laissent chez eux une femme avec plusieurs enfants. D'ailleurs, que voulez-vous, ça devait bien arriver un jour; on fera son petit possible.., et s'il faut mourir — il riait un peu nerveusement — c'est que ça devait être,... n'est-ce pas?» Toute la mentalité du soldat belge était dans ces quelques mots. La résignation, mais une résignation virile, sans aucune lamentation. La croyance bien ferme que la mort ne prendra que ceux qu'elle doit emporter! Il acceptait cette nouvelle terrible qui détruisait brusquement tout son. bonheur, l'arrachait aux siens qu'il était seul à faire vivre, avec une tranquillité parfaite; là guerre lui apparaissait comme un événement fatal et, alors que dans toute son éducation, il n'en avait jamais été question, il partait simplement,pour faire «son petit possible».

Pendant que les rappelés arrivaient en masse dans les dépôts, le commandement se mettait à la besogne. Sur les places, autour de petites tables, des officiers assis passaient en revue les chevaux réquisitionnés, les chiens qu'amenaient les laitières des environs. Des fourgons militaires circulaient dans les rues, chargés de sacs d'équipement, de matelas, de vivres. Des motocyclistes allaient et venaient.

Une joie inaccoutumée régnait, joie nerveuse faite de ce sentiment ressenti d'instinct par les foules à la veille des grands événements, sentiment fait d'impatience, de gaieté, d'amour de l'inconnu.

Déjà des régiments quittaient les villes. Les musiques militaires, éclatantes avec leurs sonneries de clairons, passaient, précédées de bandes énormes d'entants. Sur les trottoirs les gens s'arrêtaient; des hommes saluaient la troupe; des cris joyeux retentissaient.

Pourtant on ne croyait pas à la guerre. Brusquement, elle éclata! Il n'y eut pas la moindre défaillance dans le pays. Les troupes acceptaient avec joie l'idée d'affronter l'ennemi. A Bruxelles, au passage du Roi, la foule électrisée avait crié: «Vive la Guerre. » Dans les régiments, déjà en campagne, les chefs decorps avaient réuni les hommes et s'étaient rendu compte de leur volonté de se détendre avec la dernière ténacité. Il n'y eut pas de grands gestes, pas de discours inutiles, mais des actes.

Le colonel d'une de nos plus belles unités en apprenant la déclaration de guerre avait rassemblé ses compagnies. Il avait paru à cheval devant elles pour les passer en revue. Brusquement, il s'était arrêté, tourné vers les hommes, et s'était écrié: « Soldats, vous ne connaissiez pas les Alle-lemands. Vous allez les connaître. Ils ont des casques à pointe et des casques à boule... et en dessous des casques, de sales gueules. Nous les leur casserons N. de D. » Une immense clameur, à la fois rauque et joyeuse, s'était élevée dans les rangs: « Oui N. de D.»

A ce moment, les avant-gardes allemandes arrivaient devant Liège. Bientôt les nouvelles parvinrent, glorieuses, pleines de promesses. Ce fut un délire, une griserie de victoire.

Depuis le 2 août, des quantités de jeunes gens, d'hommes de tout âge, se précipitaient vers les bureaux de recrutement et déjà, sur les places publiques, sur les boulevards, on voyait s'exercer les nouvelles formations de volontaires. Des hommes dans les tenues les plus diverses, en civil même, ou portant en guise d'uniforme un calot d'infanterie ou un bonnet de police, manœuvraient avec conviction, conduits par des rengagés ou par des élèves de l'école des pupilles... et c'était un spectacle émouvant que celui de ces braves gens de toutes les conditions, apprenant le métier des armes sous les ordres d'un bambin de quinze ans, trop petit pour manier un fusil.

On forma des régiments de volontaires. Lorsqu'ils traversaient nos villes, habituées aux soldats bien astiqués dans leurs uniformes, ce fut une immense désillusion.Ces hommes mal armés,vêtus de capotes d'infanterie, de manteaux d'artillerie dans le même régiment, dont beaucoup portaient le pantalon de velours, qui pliaient sous le poids d'un sac de toile jeté sur une épaule et dans lequel ils transportaient leur bagage, que pourrait-on en faire? Ce n'étaient pas des régiments, c'étaient des bandes. Oui, c'étaient des bandes de soldats, et à les voir passer, mal vêtus et enthousiastes, on se souvenait des armées de la république levées à la hâte et qui n'avaient connu de la vie militaire que la guerre.

 

II. — Les Premiers Blessés

Août-septembre 1914

Cependant, les villes avaient pris des,physionomies nouvelles. De grands drapeaux blancs marqués d'une croix rouge s'arboraient, rappelant que la ville, toute pavoisée de drapeaux qui égayaient les rues des flammes de leurs trois couleurs, n'avait pas mis son « grand pavois » pour fêter quelque réjouissance, mais pour marquer sa confiance et sa foi dans l'armée, dans le Roi.

La foule ne cessait de stationner devant les gares, impatiente et anxieuse. Des automobiles et des voitures de la Croix-Rouge la fendaient lentement... Parfois une rumeur s'élevait, rumeur de pitié, d'admiration, à la vue des grands blessés que l'on hissait dans les voitures, immobiles et blêmes sur leurs civières. Et quand des éclopés passaient, boitant, un bras en écharpe ou la tête enveloppée de pansements, une immense vague poussait la masse émue et enthousiaste vers les blessés étonnés qui souriaient au milieu des acclamations.

D'autres fois, des grondements de colère s'élevaient à la vue de prisonniers allemands, encadrés de gendarmes à cheval.

Dans les rues, des daines, des jeunes filles allaient d'un pas rapide, un brassard de la Croix-Rouge au bras, vers les hôpitaux.

Les bâtiments publics, les écoles ont été transformés en hôpitaux auxiliaires: un grand préau sur lequel s'ouvrent des classes; des jeunes filles, des jeunes femmes,coiffées de blanc, vêtues de grands tabliers à manches, groupées autour de tables, font des pansements, découpant de longues bandes de toile qui s'enroulent, s'enroulent sur les petits moulins toujours en mouvement.

D'autres passent, sans bruit, légères et gracieuses dans leur long vêtement blanc si simple. Devant quelques portes, dans des fauteuils d'osier, des blessés sont assis, eux aussi habillés de blanc. Ils causent. L'un étend sa jambe grosse de bandages, un autre fume, sa tête disparaît presque complètement sous les pansements qui l'enveloppent, d'autres encore portent un bras en écharpe. Et ces groupes de blessés forment dans le grand préau d'école des tableaux pittoresques et curieux. Parfois une jeune fille vient s'asseoir au milieu des soldats; alors on entend des rires qui fusent, en sourdine, pour ne pas incommoder les grands blessés qui reposent dans les dortoirs.

Chaque homme a son histoire que l'on a fini par connaître, s'intéresse aux blessures de ses compagnons, s'informe avec sollicitude de leurs progrès.

Un getit sergent, tout jeune, vêtu de sa tenue de campagne, s'apprête à rejoindre son régiment et, avant de partir, entouré de ses camarades d'hôpital, il parle doucement,en souriant, heureux! Il n'a passé que quelques jours à l'ambulance. C'est un volontaire du 40 de ligne. Il a combattu à Haelen, comme caporal.

Le soir de la bataille son commandant l'appela: «Veux-tu gagner tes galons de sergent, lui dit-il? » Rougissant de joie, il avait dit « oui » avec enthousiasme. « Va donc visiter le village et vois s'il ne reste plus d'ennemis dans les maisons. » II avait répondu, crâneur: « J'y vais, mon commandant! » Mais la peur l'étreignait, le clouait sur place, son cœur battait à se rompre. Hésitant, il tardait à partir, prêt à fondre en larmes, à s'enfuir, à se jeter aux pieds du commandant pour le supplier de ne point lui confier cette mission. Mais, brusquement, il s'était ressaisi: « Tu n'es qu'un lâche! » s'était-il écrié tout haut, et d'un pas rapide il était parti. Il était arrivé au village se parlant à lui-même, sans se retourner, sans regarder autour de lui, ne voyant pas les mortsetendus sur le chemin etdansles prairies qu'il traversait. Fiévreux, il allait toujours. Au moment de s'engager dans la rue du village, la peur l'avait repris, mais de nouveau il s'était injurié et avait marché plus vite. Sur les pavés des corps gisaient. Il les enjamba et, sans se donner le temps de réfléchir, se répétant machinalement: « Tu seras sergent! Tu seras sergent! » il avait ouvert la porte de la première maison qu'il avait visitée rapidement; rassuré, il continuait ses recherches. Après quelques instants cependant, une porte lui résista. Alors, d'un violent coup de crosse, il l'avait ébranlée et elle s'était ouverte au large. Un grand diable de hussard attendait là, farouche. Il n'avait pu accompagner son unité en retraite et, blessé au bras, armé seulement d'un morceau de lance, il venait d'apparaître au petit volontaire de dix-huit ans, qu'il frappait violemment avant de lui avoir laissé le temps de se mettre en défense. Mais le fer avait glissé sur un bouton de cuivre et s'était borné à déchirer la capote du soldat. Brusquement, le petit lignard avait repris ses sens, il n'avait plus peur; il aurait pu fuir, il n'y songea point, mais ripostant au coup de son adversaire, il lui avait planté sa baïonnette en pleine poitrine. Sans un cri, le colosse s'était écroulé, inondant son adversaire d'un flot de sang. Alors, épouvanté à la vue de cet homme qu'il venait de tuer, le petit « piotte » (Nom du lignard belge.) se sentit faiblir et s'affaissa, sans connaissance, sur sa victime. On le retrouva, baignant dans le sang figé de l'Allemand. Et aujourd'hui, remis de son ébranlement nerveux, fier de porter les galons d'or, il s'en allait, serrant longuement les mains de ses amis d'infortune et des infirmières qui lui avaient rendu la vie douce pendant ces quelques jours.

Un ouvrier mineur, étendu, le regardait partir d'un air d'envie. « Oh! je sais bien, disait-il, que moi on me prend pour un carottier — et de grosses larmes lui gonflaient les paupières — parce que je n'ai pas été blessé, j'ai eu les pieds écrasés. » Cette idée le hantait. Il aurait voulu combattre, tuer des Boches. Quand il parlait d'eux, sa figure, prenait une expression farouche, concentrée et dure. Il en parlait avec haine et mépris. Et le soir, tout bas, il expliquait à son voisin de lit — un étudiant qui égayait tous les autres par sa belle humeur — qu'après la guerre il tuerait le premier Boche qu'il rencontrerait. Aucune explication ne pouvait lui faire comprendre que, une fois la paix rétablie, tuer un Allemand deviendrait un crime; cela le dépassait: « Ils ont massacré des femmes et des enfants, disait-il, ce sont des assassins, il faut les punir. »

Le jour, les éclopés parcouraient l'hôpital. Les uns s'appuyaient au bras d'une jeune femme qui les soutenait, d'autres se balançaient sur des béquilles, montaient et descendaient les escaliers à une allure folle et brusquement, brandissant leurs béquilles avec des cris de joie, ils traversaient comme des trombes les groupes de blessés et d'infirmières, bondissant sur leur unique jambe valide.

Tous ces hommes redevenaient enfants; heureux, insouciants, ils se laissaient soigner, dorloter, choyer. Et c'était un spectacle curieux que le leur, quand, assis autour d'une table, ils prenaient leurs repas, servis par leurs jeunes ambulancières. Il y en avait qui, convalescents, sortaient en fraude de leur lit, à l'heure où ceux qui pouvaient circuler se rendaient au réfectoire, pour aller dîner avec eux, puis revenaient en hâte à leur chambre, se glissaient sous leurs couvertures et attendaient que leur fût apportée leur pitance qu'ils dévoraient en faisant à leurs voisins des signes d'intelligence pour la bonne « carotte » qu'ils avaient inventée.

Des convois de blessés arrivaient. De jour en jour, les lits occupés devenaient plus nombreux. Dans certaines salles, une atmosphère lourde et pénible pesait, un sentiment d'angoisse et de respect vous prenait devant ces hommes grièvement blessés rapportés de la ligne de feu. Sitôt couchés, ils s'endormaient, plusieurs déliraient, se dressaient sur leur couche se croyant encore au combat, puis petit à petit leur sommeil se faisait plus calme et, pendant des journées entières, ils dormaient profondément.

Pas une plainte ne se faisait entendre. Soumis, ils attendaient la guérison, résignés d'avance à leur sort, pleins de reconnaissance pour ceux qui les soutenaient dans leurs misères.

 

III. — Retraite L'Armée vit les misères du peuple

10 octobre 1914

Quand, lors de la retraite d'Anvers, l'armée de campagne gagna l'Yser, les Belges, de la partie du pays qui jusque-là avait été épargnée, virent avec étonnement que les régiments, revenus pleins de gloire de Liège, de Haelen, des combats livrés autour de Louvain et d'Anvers, avaient pris l'aspect débraillé des bataillons volontaires. Le col de la veste largement ouvert, la capote déformée, les manches retroussées, le calot retourné pour en cacher la bande rouge, le pantalon enfoncé dans les chaussettes qui dépassaient les jambières, les beaux uniformes du temps de paix s'étaient transformés, salis, déchirés. L'armée, en combattant, avait gagné une allure nouvelle et cette allure était celle qui, dès le début, avait caractérisé les formations de recrues. Sitôt en campagne, le soldat s'était débarrassé des objets encombrants et avait façonné sa tenue de façon à la rendre plus confortable. Une longue visière verte s'adaptait au calot, les shakos de toile cirée, visibles et peu commodes, avaient été abandonnés dans les fossés, les cols droits des vareuses s'étaient dégrafés. Beaucoup d'hommes avaient échangé leur ceinturon et leur cartouchière contre des équipements allemands ramassés sur le champ de bataille. Les pantalons d'uniforme étaient remplacés par des pantalons de velours ou même par des pantalons de fantaisie.

En même temps qu'il modifiait à sa guise un uniforme qui n'avait pas été fait pour la guerre, le « piotte » faisait table rase de toute la discipline de caserne qu'il jugeait inopportune. L'essentiel était de se battre et de se battre courageusèment, le reste était inutile.

Le soldat belge, en général, ne cherche pas à se donner une tournure militaire, il n'y songe même pas. Il ne recherche qu'une chose: le confortable. Différent des « pioupious » français et des « tommies» anglais qui ont tous un air de famille, une « allure », le Belge conserve à l'armée ses moeurs de paysan ou d'ouvrier, sa démarche lente et lourde. Il fait la guerre comme il cultivait son champ, comme il allait à l'usine; transporte à l'armée ses plaisirs, ses préoccupations, ses sentiments du temps de paix. Ecoutez les récits des hommes qui ont vécu la retraite de Namur, où l'armée perdue, sans soutien, après une résistance opiniâtre, fut forcée de reculer en toute hâte vers Tarmée française qui pliait elle-même. La situation était tragique, désespérée peut-être. Epouvantée, la population du pays fuyait devant l'ennemi, s'accrochant aux troupes comme à sa seule protection, encombrant les routes. « On était bien fatigué, me racontait un artilleur, et il fallait encore aller bien loin. Nous dormions sur les caissons, sur les pièces; les chariots qui nous suivaient étaient remplis de soldats n'en pouvant plus. Mais il y avait tant de malheureux sur les chemins, tant de femmes, tant d'enfants, qu'on dut bien marcher tout de même. On entassa sur les convois, femmes, enfants, bagages, et les hommes, le fusil à la bretelle, portaient dans leurs bras des mioches qui s'endormaient. Le soir, on s'arrêtait dans un village, dans un petit bois, et on partageait les vivres avec les fugitifs, sans savoir si le lendemain on trouverait à manger pour soi- même. »

La retraite d'Anvers offrit un spectacle analogue, et c'est un des épisodes les plus tragiques et les plus émouvants de toute la campagne que cet exode d'une nation suivant son armée en retraite.

Les régiments se succédaient, encombrant les routes. Une foule se pressait, mi-civile et mi-militaire-. Par paquets, confondus avec les fugitifs, les troupes, au milieu d'un immense charroi, se repliaient. C'était un curieux mélange d'uniformes, un invraisemblable encombrement de batteries qui dansaient sur les routes, d'automobiles qui hurlaient pour se frayer un passage dans la multitude toujours plus compacte, de charrettes de réquisitions et de tombereaux campagnards où s'entassaient les biens les plus précieux des exilés qui s'en allaient abrutis par la peur et la fatigue. Pendant des jours, les troupes vécurent avec le peuple. Elles sentirent ses misères,virent des drames affreux, des femmes mortes en couches sur des chariots, de tout petits enfants perdus dans le grand flot désespéré, des villages entiers qui fuyaient, sans ressources, massés autour de quelques carrioles tirées, faute de chevaux, par des paysans harassés, mais qui marchaient toujours de leur pas lent et obstiné. Pendant des jours elles connurent la détresse de ces enfants, de ces femmes, de ces vieillards qu'aiguillonnait la peur. Et quand, dans les agglomérations que traversait l'armée, les unités se reformaient, les regards des soldats se portaient fixement sur la masse toujours renaissante du peuple qui s'en allait, droit devant lui, sans savoir où. Des musiques militaires éclataient... et le ton clair des cuivres semblait un étrange appel aux armes au milieu de cette tristesse infinie, de cette misère affreuse.

La guerre prenait une physionomie nouvelle, une signification plus vraie et plus horrible encore. Toute la retraite était là, tangible et lamentable, et en suivant des yeux tous ces infortunés chassés loin de chez eux, chaque soldat sentait son cœur se serrer atrocement à l'idée que sa mère, son épouse, sa sœur, suivait peut-être, angoissée, misérable, le cortège tragique qui défilait sans cesse.

Et eux, les braves qui depuis deux mois luttaient contre l'envahisseur, eux qui avaient vu tomber tant des leurs dans les combats inégaux où l'on se battait la rage au cœur, oubliant leur propre misère, ne songeaient qu'à adoucir les souffrances des exilés.

On les voyait, portant les paquets, les enfants, soutenant les vieillards, partageant leurs vivres avec ceux qui n'avaient rien à se mettre sous la dent. Et le soir, dans les granges, au milieu des soldats qui dormaient, des femmes et des enfants reposaient la tête appuyée sur des sacs, couverts des capotes militaires que les « piottes.» avaient étendues sur eux pour qu'ils ne souffrissent point du froid.

Nieuport, une superbe journée d'automne. La grosse>cloche de l'église sonne douze coups, dominant la rumeur qui monte de la grande place carrée.

Au loin le canon gronde. Une animation extraordinaire règne,des autos stationnent; un général vient d'arriver . avec son état-major; des boy-scouts à bicyclette, traversent le marché.

Des soldats — carabiniers en capote verte le chapski vert et jaune les coiftant de son cône tronqué — sont assis contre les maisons et regardent passer les fugitifs. Tout à coup une éclatante sonnerie de bugles retentit, des commandements sont criés de toutes parts... un instant après, formés en carré autour de la place, les bataillons rangés comme pour la revue ont repris leur aspect martial et décidé. Les bandes qui passent s'arrêtenfun moment pour les voir, ce sont ces hommes qui tantôt, sur les routes, aidaient les femmes et les enfants à supporter les fatigues de leur triste voyage, qui passaient dispersés parmi la foule, marchant d'un pas lourd et fatigué — une sonnerie de clairon a suffi pour les former en compagnies, pour en refaire des soldats.

Près du pont de Nieuport, une batterie qui s'en allait par la grand'route de la côte vient brusquement de s'arrêter, et revenant sur ses pas, fait halte le long du canal. Un régiment de volontaires désespéré de ne pouvoir combattre — car toute l'armée, croit- on, va au repos - s'allonge sur la route de Dunkerque. Mais voilà qu'un frisson parcourt les rangs disloqués. Demi-tour! on retourne à Nieuport. Surpris, ils se sont regardés, un sourire a illuminé leurs jeunes visages et, d'un pas plus alerte, le corps plus droit et la tête plus haute, ils s'en reviennent joyeux, criant des paroles d'espoir aux gens qui s'en vont vers la France.

C'est que, tandis que de lourds camions automobiles anglais achèvent d'évacuer les fugitifs qui se pressent encore sur les routes de Flandre, un ordre est venu: l'armée s"arrête clans sa retraite.

 

IV. — La Bataille

15-24 octobre 1914.

Et ce fut la bataille terrible de l'Yser. Avec l'appui de quelques fusiliers marins français, l'armée belge, qui n'avait cessé de combattre depuis le 5 août, s'arrêtant brusquement dans sa retraite, accepta la bataille.

Appuyées par une artillerie lourde puissante, six divisions allemandes composées de troupes fraîches se ruèrent sur les bataillons belges exténués et décimés déjà. Une armée toute neuve, exaltée par une série de victoires foudroyantes, puissamment outillée, encadrée, allait se mesurer avec les glorieux débris de l'armée belge. La lutte suprême allait se livrer, pour la défense du dernier lambeau du territoire national. L'ordre du jour du Roi fit passer dans les régiments une volonté farouche de tenir en. échec les masses allemandes prêtes à les écraser:

« Que dans les positions où je vous placerai vos regards se portent uniquement en- avant, et considérez comme traître à la patrie celui qui prononcera le mot de retraite sans que l'ordre formel en soit donné. »

Ce mot de retraite, nul ne devait le prononcer au cours de cette lutte héroïque qui, en sauvant la Belgique, allait permettre à l'armée française de trouver le temps de parer au grand mouvement enveloppant dont elle était menacée.

Pendant six jours livrés à eux-mêmes, quarante-huit mille fantassins belges, appuyés de six mille marins, soutenus seulement par de l'artillerie de campagne, supportèrent tout l'effort des six divisions allemandes, sans une heure de répit.

Il pleuvait, le sol spongieux des prairies basses se changeait en une boue grasse et noire, les nuits étaient longues et froides. Les vêtements en lambeaux, les souliers éculés, souvent sans autre bagage que des paquets de cartouches,les soldats belges s'organisaient à la hâte dans les beaux villages blancs aux toits rouges où les massives tours carrées se dressaient imposantes.

On sentait qu'un événement capital se préparait. Cette impression étrange, indéfinissable, dont on ne se rend pas compte d'abord, mais qui vous envahit tout entier à l'approche des grands dangers, s'était emparée de l'armée. La haine, qui depuis le début de la guerre avait grandi dans le cœur de chacun, était devenue ardente, inexorable, à la vue de l'immense détresse du peuple qui fuyait: l'amour du sol natal devenait plus ardent au fur et à mesure que l'ennemi le conquérait; le massacre en masse de populations innocentes, l'incendie des villes où l'on avait vécu heureux, où l'on avait des êtres chers, torturait tous les cœurs d'une implacable volonté de vengeance. La lutte était inégale, on le savait. Peut-être serait-on vaincu, mais qu'importe,on tiendrait jusqu'au bout, on ferait payer cher à l'ennemi chaque pouce de terrain, on se ferait tuer mais on tuerait!

Ce qui soutint l'armée exténuée, mal vêtue, démoralisée par les retraites, par l'abandon successif des villes qu'on espérait toujours pouvoir sauver, ce ne fut pas l'enthousiasme joyeux que donne l'espoir de vaincre, ce ne fut pas l'irrésistible griserie qui permit à nos troupes de culbuter l'attaque allemande à Liège, ce fut une haine farouche,une volonté profonde de ne pas livrer à l'ennemi la patrie tout entière, une colère sourde et concentrée.

Seuls les corps de volontaires qui n'avaient pas encore eu l'occasion de combattre apportèrent à l'armée cette flamme d'enthousiasme, cette joie merveilleuse à l'idée de se mesurer enfin avec les Boches. Ils arrivèrent avec une croyance aveugle en la victoire, une certitude de triomphe. Et cette fusion de l'énergie indomptable de ceux qui avaient fait toute la campagne et du courage clair de ces jeunes soldats au feu pour la première fois, fit surgir cet héroïsme admirable qui restera la plus belle page de gloire de notre histoire, héroïsme fait d'abnégation, d'endurance, de mépris du danger, de volonté tenace et de haine jamais assouvie.

Ce fut la plus âpre des luttes, où chaque compagnie, chaque peloton, résistant à outrance, ne cédait que pied à pied un terrain qu'il fallait défendre coûteque coûte. On ne perdait une ferme que pour se raccrocher à une autre; on n'abandonnait la défense d'un ruisseau que pour s'opposer au passage du suivant.

Ni les privations, si grandes cependant à ce moment où le combat empêchait un ravitaillement régulier, où les vêtements manquaient, où l'évacuation des blessés ne pouvait se faire que lentement et par les combattants eux-mêmes, ni les attaques de l'ennemi lancées en masses profondes sur nos faibles tranchées garnies d'effectifs réduits, ni la supériorité de l'artillerie lourde qui écrasait nos troupes, n'eurent raison de leur ténacité.

Des compagnies déciméespar le feu de l'ennemi, privées de tout cadre, restèrent accrochées à leurs positions, commandées par des caporaux; d'autres, en pointe dans les lignes allemandes, refusaient de battre en retraite, opposant un entêtement admirable aux attaques qui les harcelaient. A Tervaete, privée de munitions, une poignée d'hommes.terrée dans la digue de l'Yser, s'opposa pendant toute une nuit au passage du fleuve que tentait l'ennemi, le refoulant par de continuels corps à corps.

A Saint-Georges,quatre-vingts volontaires défendaient le pont. Les torpilles dont les Allemands bombardaient leurs tranchées faisaient d'effroyables ravages; quand ces projectiles tombaient dans le fleuve les gerbes d'eau qu'ils provoquaient étaient si grandes que bientôt la tranchée fut inondée. Dans l'eau jusqu'aux épaules, ces braves tenaient toujours. Chaque homme qui tombait se noyait — ...et cela dura des heures. Pas une fois ils ne songèrent à reculer et quand ils furent relevés, ils s'en revinrent à sept.

Ce fut ainsi partout. Les officiers encourageaient leurs hommes en leur disant: « Tenez ferme, le Roi est à Furnes, il ne faut pas que les Allemands puissent bombarder la ville, la dernière ville belge, où il a installé son Grand Quartier. ».

Et je me souviens de cette réflexion farouche d'un soldat: « II faudra mourir tout de même. J'aime mieux être tué sur le sol de chez nous en «leur» «faisant le plus de mal possible. » Devant une pareille volonté, l'attaque allemande devait échouer, elle échoua.

L'Allemagne avait voulu nous vaincre par la terreur! lElle s'était imaginée qu'en fusillant les populations de villages entiers, qu'en brûlant fermes, villes et hameaux elle désarmerait le courage de nos troupes,elle ne réussit, en accumulant tant de ruines et tant de deuils, qu'à accumuler contre elle des haines qui ne pardonnent point et les troupes allemandes qui se ruaient sur nous en hurlant: « Nach Calais! » remplies de l'enthousiasme que leur donnaient leurs premières victoires, de la soif de conquête qui les avaient répandues sur l'Europe, entendirent nos soldats s'élancer à l'assaut de leurs positions aux cris de: « Louvain, Dinant, Termonde, Aerschot! » Et ces noms de villes détruites, brûlées, anéanties, grands cris de vengeance qui montaient du sol delà patrie violée, eussent dû leur faire comprendre que leur formidable puissance militaire ne viendrait point à bout d'un peuple qui ne veut pas mourir et qui veut se venger.

 

 

 

Chapitre II

Des Vainqueurs en Haillons

I. — Dans les Boues de l'Yser

Hiver 1914-1915

Ceux qui ont vu l'armée belge au cours de l'hiver de 1914 en garderont toujours la mémoire. Il faut avoir suivi sur les routes, couvertes de boue, ces hommes qui, sous leurs capotes déteintes, déchirées, avaient un aspect misérable et héroïque. Courbés ils se traînaient, loqueteux, semblables non plus à des soldats, mais à deschemineaux. Le képi à oreillère profondément enfoncé, rabattu sous le menton, l'écharpe enroulée autour du cou et de la tête, cachant presque toute la figure, le collet de la capote relevé, ils s'en allaient, ramassés sur eux-mêmes. Au milieu des capotes d'infanterie se voyaient des paletots civils, des manteaux de gardes civiques. Sur les sacs s'entassaient des ustensiles recueillis à droite et à gauche et qui rendaient un peu plus confortable la vie rude du front. Mais combien, au lieu du havresac, s'attachaient aux épaules un sac de toile ramassé dans une ferme et qui leur tombait informe sur le dos. La couverture roulée en bandoulière pendait jusqu'aux genoux, gros bourrelet qui se nouait autour d'eux par-dessus tout leur« fourbi». Mais les couvertures étaient rares et bien des soldats pour les remplacer avaient enlevé dans des maisons abandonnées des tapis de table, où de grandes fleurs déteignaient sous la pluie, des rideaux d'étoffe ou de peluche arrachés aux fenêtres. Aux ceinturons pendaient des casseroles, des gourdes, des bouteilles. Mal chaussés, ils pataugeaient dans la boue noire et liquide, dont ils s'éclaboussaient, et j'en vis aller aux tranchées les pieds dans des sabots ou même marchant sur leurs bas. L'arme à la bretelle, la cartouchière pendant bas sur le ventre, lourds et lents ils avançaient, appuyés sur une canne.

On les rencontrait sur les routes, dans les chemins de terre détrempés, chantant pour faire paraître l'étape moins longue. Il était rare de découvrir un homme portant une tenue dont toute les parties concordassent. Chacun avait ramassé ce qui lui convenait; des artilleurs avaient le grand manteau vert des guides; des carabiniers, des lignards portaient les capotes des chasseurs éclaireurs de l'infanterie de la garde civique licenciée. Des officiers, des hommes, revêtaient des culottes et des vestes de cuir. Le complet de velours à côtes était très à la mode dans la plupart des régiments.

Petit à petit l'uniforme se transformait, lesbandes molletières maladroitement enroulées autour des pantalons trop larges se substituaient déjà chez de nombreux « piottes » aux petites jambières basses.

Bientôt les « Elisabeth » de la classe 14, tout jeunets, imberbes, vêtus de tenues neuves, vinrent rejoindre leurs aînés, les vieux grognards barbus. Leurs capotes bleu horizon mettaient une note claire dans les longues files noires et donnaient un aspect plus disparate encore aux unités. De nouveaux équipements jarrivaient d'ailleurs: on distribuait à la troupe des culottes gris bleu, des capotes gros gris ou bleu de roi... On ne reconnaissait plus les différentes armes; l'uniforme avait presque totalement disparu.

L'armée exténuée, usée, tenait toujours cependant. Les positions s'organisaient. Dans l'eau, dans la boue, on creusait des tranchées, on.faisait des abris; les hommes, comme au temps où l'on remuait la terre pour préparer les champs à porter la récolte, en sabots, à quelques pas de l'ennemi, maniaient la pelle et la pioche. Et l'on vit apparaître alors des bandes désarmées: les compagnies de travailleurs étaient créées. Formées des classes anciennes, elles comptaient dans leurs rangs des soldats de toutes les armes.

Le soir, les troupes s'entassaient dans les églises, sur la paille qui jonchait les dalles. Il faisait froid, dehors la neige tombait. Toute la journée on avait marché dans la boue, dans l'eau. On s'étendaitles pieds transis, enroulé dans sa capote, la tête appuyée sur son sac. Des hommes se serraient l'un contre l'autre, pour avoir deux capotes, deux couvertures à se mettre sur le corps. Autour des colonnes, contre lesquelles s'appuyaient les fusils, les soldats dormaient. Une humidité glacée tombait des voûtes, montait du sol... et de temps en temps dans l'obscurité opaque qui régnait sous le vaisseau de pierres, les fenêtres se dessinaient faiblement lumineuses de la clarté livide des fusées qui montaient dans le ciel. Le matin à la première heure quelques paysannes entraient dans l'église, s'agenouillaient entre les soldats qui sommeillaient encore..., la clochette d'un enfant de chœur troublait le silence épais et dans le demi- jour qui se levait sur les hommes couchés, le murmure monotone de la voix du prêtre chantait.

 

II. —Après la Bataille

4 décembre 1914

Ce m'est une des impressions les plus fortes,les plus réconfortantes aussi, que celle d'une compagnie avec laquelle, quelques semaines après la bataille de l'Yser, je passai la nuit dans l'église de Vinckem. C'était la compagnie volontaire des grenadiers, celle dans laquelle avait servi mon frère! J'avais appris la terrible nouvelle de sa disparition et j'étais venu, dans la nuit, au cantonnement où ses camarades étaient au repos. Une pluie diluvienne tombait, dans l'obscurité la silhouette de la grande tour massive se détachait faiblement. Je traversais le cimetière, me heurtant aux croix. Des hommes passaient en courant, la porte de l'église grinçait. Je me décidai à pousser la porte à mon tour. Quelques bougies brûlaient, éclairant de petits tableaux qui se détachaient dans l'obscurité. De la paille, des sacs, des armes, une colonne qui monte dans l'ombre où elle se perd; des grenadiers assis, couchés; quelques-uns nettoient leurs armes; des bruits de voix. J'arrête un soldat qui vient d'entrer et .je me nomme. Je ne le voyais presque pas tant était grande l'obscurité, mais je sentis sa main saisir la mienne et la serrer longuement. Nous sortîmes ensemble. Il me conduisit dans une petite ferme basse. Dans la cuisine près du poêle, un soldat était assis devant une table couverte de papiers, une lampe à pétrole éclairait la place. C'était le lieutenant qui commandait la compagnie, volontaire comme ses hommes, un brave qui les aimait comme des frères et qui mourut au milieu d'eux, devant Dixmude. La façon dont il venait d'accueillir mon camarade m'émut profondément. On sentait dans sa voix, dans ses paroles, dans sa façon d'être, la solidarité qui l'unissait à ses soldats. Il occupait ses loisirs à écrire aux blessés de son unité, à faire des recherches pour en retrouver les disparus.

Quand il eut appris l'objet de ma visite, il se leva, lui aussi me serra la main, et il se mit à me raconter, avec une réelle émotion, la bataille au cours de laquelle, prise sous un feu croisé de mitrailleuses, sa compagnie perdit les trois quarts de son effectif. « Quand le soir, à l'appel, cinquante-neuf hommes seulement répondirent au lieu de deux cent soixante, je ne pus surmonter mon émotion, me dit-il, et je pleurai comme un enfant. »

Que de détails touchants, d'un héroïsme simple, grandiose, me furent révélés par ces braves qui ignoraient eux-mêmes la beauté de leurs actes.En les écoutant parler, je les revoyais eux et leurs compagnons disparus, gais, impatients à l'idée de l'attaque. Je les entendais plaisanter en allant à l'ennemi, en caressant leurs fusils chargés, « qui contenaient de quoi tuer six boches ». Je les voyais assis dans un ruisseau à quelque cent mètres des Allemands, manger rapidement leur ration de plata, agités comme on l'est au moment où va enfin se réaliser un grand bonheur attendu depuis longtemps. Et puis quand il fallut battre en retraite, au milieu des balles qui sifflaient impitoyables, l'héroïsme de ceux qui se penchaient pour vouloir, malgré tout, emmener les blessés, et la voix calme de ce petit soldat disant au lieutenant arrêté près de lui: « Allez, allez, laissez-moi, j'ai la cuisse cassée, vous vous ferez tuer! »

Le soir la nouvelle s'était répandue des pertes terribles éprouvées par les grenadiers volontaires. Des hommes venaient de régiments voisins s'informer du sort d'amis qu'ils y avaient, et, en apprenant leur disparition, partaient vers les lignes ennemies pour les retrouver et les ramener, vivants ou morts. Dans un jardin de ferme, de grands dahlias fleurissaient. Des soldats les cueillirent, dernier hommage à ceux des leurs qui venaient de donner leur vie.

Ah! si tous les pauvres gens qui ont perdu un fils, un époux, un frère dans la grande guerre, avaient pu voir ces hommes, avaient pu les entendre, leur cuisante douleur s'en serait adoucie. Car ils auraient compris dans quel enthousiasme joyeux sont morts ceux qu'ils aimaient, dans quelle exaltation de tout leur être, dans quel moment de bonheur et d'idéalisme, ils ont cessé de vivre. Et la simplicité avec laquelle ces hommes jeunes qui eux aussi offraient leur vie, parlaient de la mort de leurs frères, le souvenir qu'ils leur gardaient, l'affection et le respect dont ils entouraient leur nom, leur auraient fait comprendre que tout ne finissait pas avec la mort quand on mourait joyeux pour une idée dans un moment d'exaltation totale que plus jamais on n'aurait retrouvé.

Combien plus triste hélas! est la mort qui vient lentement, précédée d'un douloureux cortège de misères. Dans l'église où je venais de m'éveiller, un jeune soldat, blême, les yeux hagards, assis sur un prie-Dieu, était entouré de ses camarades. Avec une sollicitude de tous les instants ils le soignaient, ce malheureux qui avait les pieds gelés et qui souffrait horriblement, sans se plaindre. Une bonne femme du voisinage lui apportait du lait chaud et des œufs, et les soldats s'informaient avec la douceur que l'on emploie pour parler à un enfant qui souffre, de l'état de son mal. Pendant la journée, ils portaient le pauvre garçon dans une ferme où, affalé dans un grand fauteuil d'osier, il se réchauffait [près du feu. Il sentait venir la mort impitoyable et elle ne l'effrayait point. Il avait vu mourir tant d'hommes, tant d'amis, qu'il lui semblait tout naturel de s'éteindre à son tour. Il parlait avec calme du temps où il ne serait plus, des victoires qu'on remporterait sans lui. Une seule chose le tourmentait: l'idée de sa mère restée seule en Belgique et que sa mort tuerait peut-être. Quelques jours après, on l'évacua. Quand l'ambulance arriva à l'hôpital, il n'était plus.

 

 

Chapitre III

Notre « Piotte »

Aujourd'hui l'armée complètement rééquipée, renforcée de nombreuses recrues, a pris un aspect plus normal. L'uniforme est respecté, on peut distinguer à quel corps appartient un homme aux passepoils des pattes d'épaule et à l'écusson du collet. Les cantonnements sont organisés, des baraquements ont été construits, des magasins militaires ont été créés. L'artillerie, le corps des transports possèdent le nombre de chevaux voulus. Les cadres sont reformés. Le matériel de guerre ne manque point... malgré tout, le soldat est resté le même. A le voir sur les routes, il n'a pas changé. Silhouette kaki au lieu d'être une silhouette noire, il chemine de son même pas pesant, chargé comme un mulet. On aura beau changer la tenue du soldat belge, il conservera toujours le caractère spécial qui fait de lui, avec «Ses qualités et ses défauts, l'excellent fantassin qu'il s'est montré depuis le début de la guerre, Peu militaire d'apparence, il devient le plus farouche, le plus implacable, combattant dès que l'occasion s'en présente. Patient, obstiné, courageux et têtu, il ne quittera pas la position qu'il a reçu ordre de défendre avant que la retraite soit commandée. Sans s'inquiéter du nombre des errhemis, il est prêt à faire son devoir jusqu'au bout, à subir sans se plaindre toutes les privations. Endurant, on l'a vu faire soixante-douze heures de combat de suite sans faiblir. Dans le danger, on obtient tout de lui en le prenant par l'amour-propre. L'esprit de corps qu'il possède au plus haut point arrive à lui faire admettre une discipline qu'il s'impose à lui-même, par fierté. A celle-là, il ne faillira jamais. On sait jusqu'à quel point peuvent aller ces rivalités entre les différents régiments, entre les différentes armes. Souvent elles paraissent néfastes, elles font surgir parfois des incidents regrettables, mais que d'actions d'éclats ont été obtenues des troupes grâce à cette émulation.

Un commandant du 2e carabiniers me racontait comment, à plusieurs reprises, ayant à accomplir des missions périlleuses, il s'adressa à ses hommes en leur disant: « Un carabinier n'a peur de rien, nous allons le prouver! » et pas un ne flanchait. Ce même esprit, d'ailleurs, existe dans chaque régiment entre les bataillons, les compagnies et les pelotons, Un incident typique me fut conté à ce sujet: Dans un peloton, un soldat qui faisait campagne depuis le début de la guerre, passait pour le modèle du régiment. Plusieurs fois le grade de caporal lui avait été offert, mais, malgré le supplément de solde que le galon lui aurait apporté, il avait toujours refusé, effrayé à l'idée d'avoir une responsabilité, si petite soitelle, à assumer. Par amour-propre, pour qu'on ne puisse pas dire qu'un ancien soldat ne faisait pas son devoir, il travaillait avec un acharnement qui ne connaissait pas de limites. Petit à petit son ardeur s'était communiquée à ses camarades et son peloton était connu dans tout le régiment pour celui qui abattait le plus de besogne lorsqu'on allait au travail. Et le vieux soldat en était fier et heureux. Dans un autre peloton, c'était la gloire que les hommes recherchaient. Ils étaient les plus courageux, cela était admis, nul n'aurait songé a le contester. Quand il y avait une patrouille périlleuse à faire, un hardi coup de main à tenter, on ne s'adressait jamais en vain au peloton des braves.

Or, un jour, il se fit qu'un jeune sergent volontaire, tout feu et flammes, un des plus entreprenants des « braves », s'adressa en termes moqueurs au vieux soldat qui avait animé son groupe de l'ambition d'être le plus méritant au travail. Il ne répondit point, mais demanda, le lendemain, le rapport du commandant. Ce fut un événement. Jamais ce soldat modèle n'avait sollicité la moindre taveur, n'avait formulé la moindre plainte. Il s'expliqua. Sérieux, malgré son envie de sourire, le commandant fit mander le sergent, lui fit comprendre ses torts et le pria de faire des excuses au loyal serviteur qu'il avait froissé. Déjà le jeune homme tendant la main, s'avançait pour rétracter ses paroles légères, mais l'autre, brusquement, s'était reculé: « Non, dit-il, non, pas cela. Ça n'est pas possible qu'un sergent « ferait » des excuses, ça ne serait plus l'armée alors. Non, ça je ne veux pas.»—«Mais, mon ami, que voulez-vous donc, en ce cas?» — « Rien, mon commandant, mais l'honneur du peloton m'a obligé de demander le rapport parce que, voyez-vous, l'autre peloton, c'est celui des plus courageux, c'est vrai, mais pour travailler, c'est nous les premiers. Alors, n'est-ce pas, mon commandant, on a sa fierté, aussi, voyez-vous. » Et sur ces mots, sans insister, il se retira, il avait sauvé l'honneur des siens. C'est naïf, mais n'est-ce pas touchant? Et n'est-ce pas de ces hommes-là que l'on fait de soldats de la meilleure qualité?

Ce point d'honneur se rencontre dans toute l'armée et l'épithète d'embusqué s'octroie abondamment à ceux que l'on juge moins à la peine ou moins au danger que soi- même. On se traite d'embusqué de secteur à secteur, suivant le plus ou moins de risques qu'on y court, et les régiments qui s'en vont aux tranchées lancent aux travailleurs qu'ils croisent le long des routes, le méprisant salut: « Ah! landsterm! » (landsturm).

On les rencontre partout ces « vix paltots » (vieux paletots), comme les ont baptisés les soldats de l'active. Ils ont conservé l'ancienne tenue sombre et le képi d'hiver; les gradés portent les grands galons de laine ou d'or qui étonnent aujourd'hui. Tous les matins ils quittent les cantonnements, armés de pelles et de pioches; ils ont un aspect loqueteux, dans leur costume qui n'a plus rien de militaire; leur démarche est celle des terrassiers, des paysans, et, tandis que, dans l'armée de campagne, presque tous les visages sont glabres, dans les compagnies de travailleurs, les hommes ont de longues moustaches et des barbes hirsutes. On les trouve qui réfectionnent les routes défoncées, qui raclent la boue aux bords des chemins pour la réunir en petits tas réguliers que les eaux et le charroi ont vite fait d'étendre à nouveau sur la voie, où les mêmes travailleurs viendront, de leurs mêmes gestes lents, ramasser une fois de plus en petits monts gluants.

De ce que le soldat se gausse volontiers de celui qui ne trime pas comme lui, il ne faudrait pas conclure qu'il tire vanité des faits d'armes de son régiment, ni même de ses propres actions d'éclat.

II est, au contraire, étonnamment modeste et silencieux. Ecoutez les soldats parler entre eux des batailles qu'ils ont livrées en Belgique alors que l'armée luttait un contre dix. On faisait des sorties, prenant résolument l'offensive, on harcelait l'ennemi, on attirait sur soi des forces importantes, puis ce résultat atteint, il fallait battre en retraite pour regagner la base d'Anvers et éviter un enveloppement certain. Les hommes, souvent, se remémorent ces jours tragiques où on luttait non pour vaincre— on ne le pouvait pas — mais pour inquiéter l'adversaire, et ce qu'ils vous en raconteront invariablement, c'est la retraite; ils ont combattu comme des lions, mais cela est si naturel qu'ils ne songent pas à le dire. Ils ne connaissaient pas les conditions inégales de la bataille, chaque fois ils espéraient la victoire... et la retraite venait. C'est cela qui les a frappés, c'est cela dont ils se souviennent, et leur récit invariablement se terminera par ces mots": «A tel endroit? Oh! on a couru là, on a couru! »

Je voyageais un jour avec un groupe de soldats qui partaient en congé. Ils étaient gais et bruyants, ils parlaient et riaient aux éclats à l'idée que pendant six jours ils échappaient à la tranchée. Us parlaient du front. Non point de leurs faits d'armes, mais des petits incidents insignifiants de leur vie. J'appris ainsi qu'ils avaient fondé entre eux une société — cela leur manquait: tout Belge quel qu'il soit étant toujours membre au moins de plusieurs sociétés. Ils avaient un président, un secrétaire, un trésorier et versaient toutes les semaines une cotisation destinée à former un petit pécule.pour ceux qui partaient en congé. Cette société et ses statuts faisaient l'objet de leur conversation et je connus bientôt que l'un d'eux avait été exempt de verser sa cotisation pendant plusieurs semaines pour avoir été cité à l'ordre du jour de l'armée. Je voulus le faire parler: impossible. Un de ses compagnons me raconta qu'il s'était offert pour aller réparer, pendant la nuit, une passerelle qui, traversant l'inondation, mène à nos avant- postes. Pendant deux heures, dans l'eau glacée jusqu'au ventre, il avait travaillé sans souci des balles qui sifflaient autour de lui chaque fois qu'une fusée, trouant l'obscurité, dessinait sa silhouette sur le fond brillant de l'eau. Mais il interrompit son camarade: «Allez, allez, dit-il, c'est passé hein! On ne parle plus de ça! »

Ce ne sont pas là des exemples isolés. Demandez à un soldat pourquoi il a été décoré ou cité à l'ordre du jour, il haussera les épaules et vous dira simplement: «, C'était ici » ou «, c'était là ». Mais le motif, vous ne l'apprendrez presque jamais. Ou bien, vous entendrez un homme vous réciter naïvement par cœur les quelques lignes parues aux ordres: « Avoir, au milieu d'un violent bombardement... »

Dans la tranchée, j'avais lié conversation avec un carabinier qui montait la garde. Comme toujours, je m'amusais à le faire parler. C'était un Wallon.Il avait été blessé à la bataille de Werchter et recueilli par les Allemands. Guéri il avait été envoyé dans un camp de prisonniers. A peine interné il s'était mis à comploter son évasion: « Ah! disait- il, on ne sait pas comme, c'est triste d'être prisonnier. Il y avait de grandes haies de fils de fer autour du camp et les femmes venaient nous insulter, nous cracher au visage en criant: « Sales Belges, c'est vous qui avez tué nos maris et nos enfants. » Et quand elles nous criaient des injures, j'avais envie de m'enfuir tout de suite pour aller encore en tuer de leurs maris et de leurs enfants qui nous ont fait tant de mal. Mais j'avais mon plan. J'avais obtenu d'aller travaille; hors du camp avec d'autres prisonniers qui faisaient des travaux de terrassements. Il y avait des femmes qui nous regardaient comme des animaux féroces. Vous savez, on n'avait pas trop à manger là-bas, du mauvais pain et une soupe très claire avec du riz, et de la viande seulement une ou deux fois par semaine. Mais dans le village il y avait encore plus de misère et les enfants venaient nous demander du pain... Je m'arrangeai pour faire la connaissance d'une femme très pauvre,à laquelle jedonnais tous les jours la moitié de ma ration. Au bout de quelques semaines, je lui offris une vieille montre qu'on m'avait laissée, en échange d'habits déchirés de son mari. Elle accepta. Je parvins à tromper les sentinelles et je m'enfuis.» A pied, sans argent, il avait gagné la Hollande et aussitôt avait rejoint l'armée. Il était content. Il était de nouveau avec les camarades, et comme eux, faisait la guerre. Depuis des mois il vivait dans la boue, dans le froid, et il se trouvait heureux. « Ici, disait-il naïvement, c'est plaisir de se battre, on a le temps de manger à son aise et on est toujours à l'abri des balles, ça ne vaut presque plus la peine de dire qu'on fait la guerre. »

Cette modestie tient d'ailleurs en grande partie à ce fait que le soldat belge, surtout le soldat flamand, est généralement silencieux. Dans les cantonnements, des groupes circulent sans parler; les hommes flânent, les mains en poche, ils fument, ils s'arrêtent devant les vitrines des petits magasins où s'entasse une multitude variée d'objets de quelques sous. Puis, tout à coup, sans que l'on sache pourquoi, ils se mettent tous ensemble à brailler à tue-tête une chanson connue, qu'ils applaudissent eux-mêmes bruyamment... et le calme revient, comme avant. Deux soldats qui ne se sont pas vus depuis de longs mois se rencontrent: ils s'abordent avec un beau rire franc, s'envoient une bourrade et lâchent une. solide bordée de jurons... puis ils s'en vont sans mot dire boire un verre au cabaret, et de temps en temps, en se regardant avec amitié, à mi-voix ils répètent encore: « Wel Godverdomme! Godverdomme! »

Le soldat wallon, lui, est plus vif, plus spirituel, et les plaisanteries qui s'inscrivent sur les abris, sur les observatoires, narguant la mort et les dangers, sont généralement griffonnées en wallon, dialecte liégeois ou patois borain.

Quoique très différents cependant de caractère, Wallons et Flamands à l'armée ont gagné un air de famille qui les rapproche. Le fond de leur âme est la même: ils sont également obstinés, également sentimentaux, le Wallon avec plus d'esprit, le Flamand avec plus de sérieux et plus de naïveté. Par dessus tout, ils sont épris de justice. Exigez d'eux les plus grands sacrifices, mais répartissez-les également entre tous et n'ayez pas l'air de vouloir vous y dérober vous-même, vous obtiendrez tout de ces natures simples et droites.

Pendant l'hiver, au moment où les troupes mal vêtues souffraient du froid et de l'humidité, il arrivait fréquemment dans les unités des envois de vêtements, dons de comités belges, français ou anglais. Leur distribution donnait lieu souvent à des incidents, à des discussions violentes. Un officier reçut un jour pour sa compagnie, qui comptait deux cents hommes, une centaine de camisoles de lainage. Que faire? Il rassembla les soldats et leur dit qu'on allait procéder au tirage au sort des objets. Un murmure d'approbation courut dans la compagnie: « Eh bien! ça est juste ça! » disaient ces grands enfants, et quand la distribution fut terminée, ceux que la chance n'avait pas favorisés s'en allèrent, résignés, en bougonnant: « Enfin il n'y a rien à dire, ça est quand même juste! » Ce commandant là, soyez en sûr, peut compter sur ses hommes.

On ne se figure pas combien ces petits détails ont de l'importance et ce que peut une bonne parole, un geste d'amitié. Le Belge n'aime pas les distinctions sociales, mais sa- sympathie ne se marchande pas à ceux qui savent oublier leur gradé de temps en temps et faire preuve de «bonhomie».

Je vous disais que le soldat belge est obstiné et sentimental, ncoutez ces anecdotes :

A Knocke( sur la plage, une barquette vient de s'échouer. Trois hommes, dans l'eau jusqu'aux genoux, le sac au dos, le fusil à l'épaule, s'approchent de la côte. Les voici au milieu d'un groupe de curieux. D'où viennent-ils? Où s'en vont-ils ainsi ? Eux, calmes, tirant de grandes bouffées de leurs pipes, regardent autour d'eux. « Alors, dit l'un, on est en Belgique ici ?»—« Bien sûr. » Tous trois se regardent en souriant. « Eh bien! par où c'est qu'il faut aller pour se battre maintenant? » On a beau les interrogerais parlent peu. A grand-peine on parvient à savoir qu'ils ont quitté Anvers au moment où la ville tombait; la retraite était coupée, l'ordre était de passer en Hollande. Cela leur a paru impossible. Ils ont décroché une barque au port, et saisissant les rames ils sont partis, avec armes et bagages. Ils ont fait tout l'Escaut maritime ; des postes de soldats ont tiré après eux, mais ils en avaient tant vu à Anvers, que ce n'étaient pas ces quelques pauvres petits coups de fusil qui pouvaient les arrêter. La nuit ils accostaient, se couchaient sur le sable, et repartaient à l'aube. Pendant trois jours, ils allèrent; en mer ils avaient longé la côte, et maintenant ils venaient d'aborder, n'en pouvant plus, pour voir si, enfin, ils avaient atteint la Belgique. Par lambeaux de phrases on arrachait le récit à l'un d'eux, et après chaque réponse, se tournant vers son sergent — grand gaillard à l'air doux et robuste avec ses larges moustaches rousses, qui avait dirigé l'expédition— il ponctuait sa phrase en lui disant; « N'est-ce pas Moustache?»— « Oui. » On n'en pouvait rien tirer d'autre. Ils partirent, les braves, s'en allant vers Ostende, ignorant qu'ils avaient agi en héros; simples, convaincus, décidés, ils partirent pour rejoindre l'armée et pour recommencer la guerre ailleurs, où l'on voudrait.

Dans une compagnie de carabiniers se trouvait un volontaire, père, de famille, âgé d'une quarantaine d'années, revenu du Congo, la haine au cœur. Il n'était heureux qu'à la tranchée. Si tôt arrivé il choisissait son poste, et là, à l'affût pendant des heures, il attendait, le regard fixé sur un créneau de la tranchée allemande. Il avait le coup d'œil et l'adresse du chasseur et jamais il ne ratait son homme: Un coup sec, un cri dans le boyau boche, des coups de feu qui partaient d'en face. Mais déjà il se glissait jusqu'à un autre endroit où il recommençait la même manœuvre. Toute la journée il tirait, n'abandonnant son créneau que pour prendre hâtivement ses repas. La nuit son audace croissait; afin de mieux voir, il se couchait sur le parapet et le moment venu, tirait, abattant ses hommes presque à bout portant. Plusieurs fois cependant, il avait de la sorte provoqué des alertes ou des tirs de représailles, et à différentes reprises son commandant lui avait interdit de tirer, mais il n'en tenait aucun compte et continuait toujours sa petite besogne. Un soir l'ordre formel lui fut donné d'aller se coucher. « Vous vous ferez tuer, lui avait dit le commandant, et avec vous plusieurs de vos camarades. » II n'avait rien répondu, s'était glissé dans son abri... mais une fois ses voisins endormis, il était retourné à la tranchée; il n'osait tirer dans son secteur, il aurait réveillé les hommes et se serait fait « pincer ». Son fusil sous le bras, il s'en alla donc, obstiné, vers le boyau qu'occupait le 1er carabiniers. Comme une sentinelle l'interrogeait: « Puisqu'on ne peut plus tuer de Boches par ici, dit-il, je vais faire la guerre un peu plus loin. Je ne suis point revenu du Congo pour coucher dans des abris, et avant de retourner embrasser ma femme et mes enfants — il devait partir en congé le lendemain—il faut que j'en descende encore quelques-uns » On le laissa passer.

Au petit jour, on fit savoir au commandant qu'un homme de sa compagnie venait d'être tué dans le secteur du Ier carabiniers; le malheureux gisait sur le parapet de la tranchée, frappé de sept balles.

Combien étrange, après cela, paraît le sentimentalisme du soldat. On serait tenté de croire que la vie rude qu'il mène, les émotions violentes qui l'ont tant de fois étreint, les visions d'horreur, de mort et de carnage qu'il a connues, doivent avoir fait de lui un être essentiellement brutal, cruel et dur. Certes son langage est devenu violent, mais non son caractère intime. Plus que jamais, il éprouve le besoin de donner son affection, le désir instinctif d'épancher toute la bonté très douce et très naïve qu'il possède au fond de lui-même. Il aime à trouver un être faible à protéger, un être auquel il puisse parler avec tendresse et qui lui doive son bonheur. Et tout naturellement, il s'est attaché aux animaux. Il a eu pitié des chiens, des chats abandonnés; il lés a secourus, il a partagé sa ration avec eux, il a dormi à leur côté. Bien des soldats ont adopté un chien ou un chat qui ne les quitte jamais. Souvent, c'est le peloton tout entier qui s'est institué protecteur du petit animal trouvé dans les ruines. On va aux tranchées en serrant son protégé dans son bras, en le couvrant de sa capote pour qu'il ait « bon chaud » et ne se salisse pas dans la boue. Dans une ferme de Reninghe, des soldats avaient découvert une chatte qui vivait parmi les ruines avec plusieurs petits. Ils s'étaient intéressés à la nichée et allaient lui porter à manger. Cette ferme était un de ces endroits qu'affectionnent les hommes. Il y restait un poêle dans lequel ils brûlaient le bois qui jonchait le sol, et sur lequel ils préparaient, toute la journée, une délicieuse popote. Ils s'y montrèrent tant et si bien qu'ils attirèrent l'attention de l'ennemi, et un beau jour, une rafale d'obus s'abattit sur la ferme. Aucun soldat ne s'y trouvait en ce moment, mais lorsqu'ils virent les percutants crever les pans de mur qui subsistaient encore, une même pensée leur vint à tous: « les chats », et avant que l'on eût pu les en empêcher, plusieurs d'entre eux se précipitaient vers la maison bombardée. Ils en revinrent tenant précieusement dans leurs bras les petits chats qu'ils avaient sauvés, et comme la chatte avait disparu, le peloton adopta les orphelins.

Je me souviens d'un artilleur qui vivait seul dans un abri en compagnie d'un chat. Il lui parlait; ils étaient devenus deux inséparables, et tous deux avaient gagné un aussi souverain mépris du danger. Un jour que je longeais la route le long de laquelle vivait ce solitaire, un violent bombardement s'abattit brusquement autour de moi et, pour plus de sûreté, je m'arrêtai quelques instants dans l'abri devant lequel je passais précisément. Il était adossé à une petite maisonnette miraculeusement intacte dans laquelle l'artilleur préparasses pommes de terre. Près du feu, le chat se chauffait. Depuis un instant les percutants tombaient dru sur la route, éclataient sur les pavés, lançant des éclats dans les fenêtres de la maison dont les vitres s'écroulaient dans un cliquetis joyeux. Nous causions, bien tranquilles, terrés sous nos sacs.

« Cristi, s'écria tout à coup mon camarade, mes pommes de terre vont brûler », et il se précipita dans la maison. Au même moment un 7,7 s'abattait avec fracas sur la route. Je bondis, croyant retrouver l'homme blessé. Je pousse la porte, j'entre: armé d'une grande cuiller de bois, il tournait dans sa marmite en sifflant avec calme, un air affectionné des soldats: Sous les ponts de Paris..., et à côté de lui le chat, doucement, ronronnait, au milieu des éclats de verre projetés sur le dallage de la chambre par la violence des explosions.

L'insouciance devant le danger est devenue telle chez certains « jas », qu'ils éprouvent une gaieté enfantine à le braver « pour le plaisir ». On a vu un soldat faire des cumulets sur le parapet d'une tranchée à trente mètres de l'ennemi, pendant un combat violent à coups de bombes, simplement pour narguer les Boches; on a vu partir des hommes à l'aube, ramper vers les positions allemandes pour les photographier de tout près quand . le jour serait levé, sans se soucier de savoir comment ils regagneraient leurs lignes.

Ce ne sont là que des incidents pris entre mille autres semblables. L'habitude du danger a fini par le faire oublier. On s'est accoutumé à la vision de la mort qui n'effraye plus. Quand les recrues viennent au front, les anciens s'étonnent de les voir pâlir en présence des blessés et des morts. J'en entendis un déclarer en souriant, avec philosophie, tandis qu'il considérait un « bleu » affolé au passage d'un blessé que l'on transportait en civière: «. Cela passera! » Vous les croyiez endurcis. Non pas, mais résignés, et je connais plus d'un soldat qui a risqué sa vie pour aller relever des morts au milieu des plus violents bombardements. Mais l'émotion s'émousse à se répéter trop souvent. Pourtant s'il ne se manifeste guère, le sentiment de pitié est resté vivace au cœur de tous ces braves, auxquels on ne s'adressa jamais en vain quand il fallait risquer! sa vie pour sauver un camarade blessé. « Quand même! » disait à mi-voix, dans un profond soupir, un petit «jas» qui emmenait un malheureux, pantelant, dont les chairs déchirées saignaient affreusement, et ces deux mots cachaient une commisération profonde, sincère, un sentiment d'horreur et de pitié.

« On ne tue pas pour son plaisir», me disait un jour un soldat wallon, cité à l'ordre du jour pour la bravoure dont il avait fait preuve en différents combats. Cette petite phrase me frappa, car elle révélait tout ce que contenaient à la fois de bonté etdeconviction,ces natures simples pour lesquelles tuer reste une chose horrible, mais à laquelle on s'astreint « parce qu'il le faut ».

Pourtant, il est des heures tragiques où l'idée de la mort s'impose avec une angoissante réalité. Alors pour maîtriser leur émotion ils la bravent en la plaisantant ou se retrempent dans la foi ardente, totale, de leur race. Une compagnie résistait, un contre dix. Les hommes couchés derrière un talus de chemin de fer tiraillaient sur les forces allemandes qui s'avançaient; des feux de mitrailleuses écrétant le remblai, faisaient un affreux carnage de ses occupants. Afin de diminuer les pertes, les hommes se relayaient, quelques-uns à la fois faisaient le coup de feu,puis d'autres les remplaçaient. Déjà de nombreux morts gisaient, frappés à la tête; il fallait tirer cependant. Alors pendant que leurs camarades s'exposaient froidement, ceux qui restaient dissimulés derrière le talus, tous ensemble et sur le ton de voix monotone et grave dont ils chantaient aux vêpres leurs longues litanies, unirent leurs prières, et au milieu du bruit de la fusillade, les voix montaient: « Sainte Vierge Marie, priez pour ceux qui vont tirer... »

Et dans une tranchée, plus loin, un jeune lieutenant pour encourager ses hommes, debout sous le bombardement, saluait du képi les obus qui s'abattaient autour de sa compagnie, s'écriant à chaque coup: « trop long » — « trop court » et quand,dans un affreux déchirement, un brisant crachait ses éclats au milieu de ses hommes, pour cacher une émotion à laquelle il ne voulait pas se laisser entraîner, il hurlait dans un rire forcé: «, Bravo! En plein but! » et les hommes conquis par cette gaieté factice qui n'était faite que de la volonté d'être maître de soi, tiraient en unissant leurs voix à la sienne, pour ne pas être moins braves que leur chef devant la mort.

Il faut avoir vécu avec ces hommes, avoir compris leur vie, leurs sentiments, les avoir fait parler, s'être mêlé à leurs plaisirs, pour les voir comme ils sont, les soldats belges, simples, brutaux, naïfs et bons, sentimentaux et sensuels, grands mangeurs et religieux. Il faut les avoir vus, dans la tranchée, manger sans souci des balles, se précipiter à quatre pattes dans leurs abris en se criant des plaisanteries, pour échapper aux obus qui s'abattent brusquement autour d'eux. II faut les avoir admirés, stoïques dans la pluie, immobiles à leurs postes, les avoir entendus parler entre eux de choses simples, très éloignées de la guerre, avoir compris la solidarité qui, sous leur rude enveloppe, les unit les uns aux autres, pour se rendre compte de toute leur valeur morale, de toute leur ténacité têtue. Loin des leurs, perdus, sans nouvelles de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs parents, sachant leurs villages détruits, leurs villes bombardées, ils ont souffert ce que, avant la glorieuse retraite de leur sœur d'infortune, la petite armée serbe, aucune troupe n'avait souffert. Et malgré tout, ils sont restés gais, ils sont restés forts, gardant un moral inattaquable.

«C'est la guerre », disent-ils. Ils n'en cherchent ni les causes, ni les raisons. Elle est, et cela leur suffit pour qu'ils supportent, sans se plaindre, les plus rudes misères, parce qu'ils sont vraiment « des soldats ».

 

 

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