de la revue ‘Lectures Pour Tous’ de 1er octobre 1915
'L'Evasion de Gilbert'
par A. Bontemps

Racontée par un Témoin

 

Les combats de Gilbert, racontés par lui-même, à l'aide d'extraits empruntés au carnet de route de l'héroïque aviateur; le récit de son évasion fait par celui qui fut le confident, l'auxiliaire et le compagnon de cette évasion, tels sont les incomparables documents que nous avons la bonne fortune d'offrir au public. On y lira avec avidité, dans une relation originale, inédite et absolument incontestable, les détails de faits glorieux qui appartiennent désormais à l'histoire. Ils passionneront tous les Français qui, après avoir applaudi aux magnifiques exploits du combattant des airs, ont salué l’abnégation de celui qui, pareil au héros antique, est allé reprendre sa place dans sa prison et a fait le sacrifice d'une liberté si chèrement reconquise.

J'éprouve, il me faut l'avouer très sincèrement, comme une certaine gêne à l'idée que bien des lignes qui vont suivre ont été choisies par moi parmi tant de belles pages d'un petit calepin — petit de format, mais combien grand de gloire! — qui constituait pour Gilbert ce « Carnet de route » où, simplement, en des phrases d'une brièveté toute militaire, à en rendre jaloux, s'ils vivaient encore, nos « vieux grognards », il inscrivait chaque jour, depuis la guerre: sa vie — vie de héros, — ses chasses aériennes, ses combats victorieux.

Il faut l'avoir vu, comme je l'ai vu, en feuilleter fébrilement les pages, à la recherche de la date du combat, de l'exploit que sa mémoire avait déjà oubliés dans le chaos des jours qui suivirent, pour se faire une idée exacte de ce qu'avait pour lui de précieux et de sacré ce petit, tout petit recueil. Alors seulement peut se comprendre le léger scrupule qui arrête quelque peu ma plume.

Et cependant... Ne me l'a-t-il pas confié, sans aucune restriction, en souvenir de cette amitié, née d'hier, mais déjà solidement scellée par de communes angoisses? Comment pourrais-je alors hésiter d'en publier les feuillets les plus émouvants?

Ce sont des heures héroïquement vécues au service de la Patrie et notées avec la plus modeste simplicité, comme seul peut les vivre et les écrire un petit «gars de France ». Gilbert en est un. Sa vie en est le plus bel exemple.

 

 

L'Impérieuse Vocation

Chauffeur-mécanicien dans un garage d'automobiles de Clermont-Ferrand, à la lecture des journaux qui journellement relataient les prouesses de nos intrépides pilotes, Gilbert n'eut qu'un désir: devenir aviateur. Idée assez simple en elle-même, mais comportant cependant un sérieux obstacle pour lui. Ne lui faut-il pas en effet une somme assez rondelette pour payer son apprentissage et garantir la « casse » toujours possible? Question de temps cependant, car un beau matin du mois de juillet 1910, à force d'économies, il s'en vint, capital en poché, frapper, bien décidé, à la porte du constructeur Blériot.

Habitué des vitesses et excellemment doué, son apprentissage fut de courte durée. Un mois après son entrée chez Blériot, il passait avec succès, devant la commission de l'Aé. C. F., son examen de pilote.

Le régiment le prenait alors et, versé dans un corps d'aviation, il y accomplissait ses deux années de service.

Ses véritables débuts en public datent du mois de décembre 1912. A cette époque, il bat tous les records de vitesse de 300 à 600 kilomètres. Au début de 1913, il fait Paris-Lyon-Paris sans escale en trois heures dix, battant le record de distance de ville à ville. Le 24 avril, il s'adjuge la coupe Po-mery avec Paris-Médina del Campo (1 050 kilom.), dont Paris-Victoria (850kilom.) sans escale. Il est le premier aviateur ayant dépassé les 1 000 kilomètres entre le lever et le coucher du soleil. Puis c'est Ambérieu-Compiègne et Paris-Saint-Affrique.

Ces différentes performances lui ont déjà acquis une certaine popularité quand, le 31 octobre, il réussit son merveilleux raid de Paris-mer Baltique en cinq heures vingt sans escale. C'est alors la consécration de sa popularité, et de plus, la célébrité mondiale. A noter que Gilbert a reçu la médaille militaire à titre civil, pour services rendus à l'aéronautique militaire. En mars, une chute le tient éloigné des airs et ce n'est qu’au mois de juin qu'il attire de nouveau l'attention sur lui en gagnant la coupe Gordon Benett, par son Tour de France en trente-neuf heures. En compagnie de Garros il prend part au meeting de Vienne, où il remporte de nombreux prix, et comme lui assiste aux funérailles de l'archiduc.

C'est maintenant le fiévreux mois de juillet 1914. Comme tous les Français, le hardi pilote est prêt à faire son devoir.

Gilbert Raconte ses Combats

La guerre est venue. C'est le moment pour chacun de mettre ses propres qualités au service de la Patrie. Gilbert n'y faillira point. Jamais sans doute son audace, son sang-froid et son courage n'auront été mis à plus dure épreuve. Mais jamais aussi il ne s’en tira avec autant de gloire.

Parti caporal, il est maintenant sous-lieutenant. Galons, citations, décorations ont été gagnés avec le plus magnifique héroïsme: là-haut... en pleine lutte... à ciel ouvert— expression bien permise, en contraste avec l'affreuse guerre souterraine — frôlant souvent la mort, mais la semant plus souvent encore.

C'est la guerre! Il le sait. Et il sait également ce qu'il faut être: impitoyable dans le combat, chevaleresque pour l'ennemi vaincu, respectueux devant la mort.

Tel nous le montreront ses combats.

Le premier combat eut lieu le 31 octobre 1914. Le voici décrit en quelques lignes. C'est Gilbert qui parle.

« A l'est d'Arras, je vois un taube poursuivant un biplan français; je m'approche au moment où le pilote du taube visait le biplan avec son revolver. Le capitaine de V... tire. Le pilote lève la tête et est épouvanté de nous voir au-dessus de lui. Le capitaine tire encore deux fois; le taube descend à pic et atterrit dans un champ ennemi, certainement atteint. »

Le 18 novembre, en compagnie du capitaine B..., il part à la chasse d'« albatros » qui viennent de jeter des bombes.

«J'en rattrape un à 1 000 mètres au-dessus d'Amiens et le poursuis jusqu'à Roye. Le capitaine B... tire cinq brownings, quinze mousquetons et finalement prend mon revolver et en tire les six balles. A la fin je fais de l'acrobatie à ses côtés pour l'effrayer; il fait des efforts désespérés pour m'éviter. J'ai envie d'entrer dedans. Je l'abandonne enfin et reviens à Amiens.

«Le capitaine B... a eu les mains gelées au deuxième degré. Il était resté quarante minutes sans gants, dé 1 900 à 2 000 mètres. »

Cette chasse n'a pas été sans accroc. Une balle de mitrailleuse de l'avion boche a percé l'aile droite, une autre le fuselage et le réservoir arrière, passant à 15 centimètres du dos du capitaine B....

Le 17 décembre, nouvelle chasse contre un albatros.

«Je fais semblant d'aller sur Arras et le laisse s'engager au-dessus de nos lignes. Je reviens brusquement à l'attaque; il riposte, il vire et veut revenir. Je le coupe et le capitaine B... tire. Je vois son fuselage cassé par une balle. Il pique. Nous sommes à 2 200 mètres. Je pique aussi en me rapprochant de lui. Le capitaine B... tire encore. Le pilote fait un saut et je vois du sang sur son casque. Il pique toujours, et, comme je ne suis plus qu'à 1 800 mètres, je remonte et regarde. Il capote dans un champ. Pauvre albatros! »

Nous voici maintenant au combat qui lui valut la croix des braves. C'est le 10 janvier 1915:

« Je pars à 9 heures avec P.... J'aperçois un avion allemand devant moi; je le prends en chasse et ne le rejoins qu'à Amiens. Je monte à 2 500 mètres et pique sur lui; j'arrête le moteur et P... tire. Le pilote est touché, il pique. Deuxième balle: le passager est tué, il s'affaisse. Troisième balle: le pilote a le cou traversé; il pique toujours et bientôt atterrit à R.... Je tourne au-dessus; son moteur tourne et fume. Des gendarmes arrivent, j'atterris. On emmène le pilote à l'ambulance. »

Le dernier de ces superbes combats n'est pas le moins émouvant. Le 17 juin 1915, devant le général T..., Gilbert exécute un vol d'exhibition, simulant une attaque, quand un avion boche apparaît.

« Je monte dans mon monocoque et pars sur le boche; je ne le quitte pas des yeux. Nous rentrons dans les nuages à 3 200 mètres. Il me chasse à quelques mètres dans les nuages, en redescendant. Je pique et réussis à l'attaquer à 3 000 mètres. Il ouvre le feu. Je tire aussitôt mes trois chargeurs. En me rapprochant, je vois des trous dans son fuselage. Je mets le quatrième chargeur et l'attaquant à nouveau, je vois le pilote lever les bras et l'avion piquer verticalement. Je le suis en constatant que mon avion est criblé de balles. Je sens couler du sang dans ma manche; j'ai une aile trouée. J'avais d'ailleurs entendu les balles boches toucher mon avion. Il pique toujours, moi aussi. Quelle vitesse! Je suis décidé à me mettre sur le dos plutôt que de manquer mon point de contact avec le sol. Enfin! Il disparaît dans les sapins à mi-côte au-dessus de X.... Je descends à 100 mètres et ne vois que des sapins cassés qui marquent l'endroit de la chute. Je pense à atterrir dans la vallée, mais la peur de casser m'en empêche. D'ailleurs mon moteur faiblit. Je reviens à 100 mètres sur Thann. Dans les rues, la foule lève les bras vers moi. Le moteur faiblit de plus en plus; enfin, j'atterris au moment où le moteur n'en veut plus. Je suis entouré et félicité. Je me déshabille et constate une éraflure au coude provoquée sans doute par une balle explosive.

« Nous partons alors en auto dans la direction de l'éperon où l'aviatik boche est tombé. Sur la route, tout le monde redescend avec un morceau de l'appareil. Que va-t-il en rester?

« Après quelques arrêts, nous arrivons enfin, à la nuit, auprès de ce qui reste de l'avion. Des tubes tordus et le moteur, dont deux cylindres sont cassés. Ni toile, ni bois.

« Après des photos prises au magnésium, nous redescendons.

« Quelle journée! »

Par cette journée Gilbert terminait la série de ses combats, Encore une fois son audace et son courage allaient être mis à l'épreuve, mais dans des conditions toutes différentes.

Ordre lui fut donné en effet d'aller bombarder les « Zeppelins » en leur propre repaire, à Friedrichshafen.

L'oiseau, hélas! devait s'envoler de la terre française pour ne plus revenir à son nid.

Émouvant Adieu à Pégoud

C'est un dimanche. Il fait beau. Gilbert est réveillé par son fidèle D...et commence ses préparatifs.

« Je cacheté mes papiers et je mets par précaution les objets qui doivent, en cas de malheur — sait-on jamais? — être envoyés à M. Bafard. Que me réserve ce voyage? Sera-t-il bon? Sera-t-il mauvais? Je m'occupe du chargement des obus que je place moi-même sur mon avion, et je déjeune. Un dernier coup d'œil, et je demande à ce bon Pégoud de m'accampagner jusqu'à Bâle pour me protéger des aviatiks. Quelle ironie!

« Départ à 7 h. 30. Bon décollage: 2 000 mètres en vingt minutes. Pégoud me rejoint à 2 300 mètres. Je passe les lignes à 8 heures. Aucun coup de canon. Nous voyageons de conserve, quand j'aperçois un aviatik sur la gauche. Va-t-il venir nous embeter? Non. Je passe L...; les habitants vont croire que nous venons les bombarder. Pégoud me quitte à ce moment. Nous nous faisons des signes d'adieu; j'ai les larmes aux yeux. Vont-ils l'attaquer à son retour?

« Enfin me voici sur le Rhin,que je vois assez bien. Je me tiens à distance voulue de la frontière suisse. J'aperçois Schaffouse; je contourne alors sagement l'enclave, et de là je pique sur le lac de Constance que je distingue très bien, malgré un ciel nuageux. Je prends des photos et j'arrive à Friedrichshafen, but de ma mission.

Au Nid des Vautours

« A ce moment je suis canonné d'une façon toute particulière. Il est 10 heures; je suis content, car j'ai bien marché.

« Les hangars s'offrent à ma vue. J'en vise un et, après avoir coupé les gaz, je lâche mes obus de gauche. Je vire et vise à nouveau les hangars et ateliers et laisse tomber mes derniers obus dessus. Je remets les gaz et m'éloigne, car la canonnade bat son plein. Je vire au-dessus du rivage et veux constater les dégâts. Mais les nuages ont marché et je ne peux guère distinguer. Je prends quelques photos et je vire à nouveau pour échapper aux obus qui éclatent à plusieurs centaines de mètres au-dessus et en dessous de moi. Je prends le chemin du retour. Il fait un froid terrible, car je suis à 3600 mètres.

« J'aperçois à peine le Rhin par quelques trous dans les nuages, qui épaississent de plus en plus. Je contourne à nouveau Schaffouse de très loin, évitant surtout de survoler la frontière suisse. Mon essence baisse dans le réservoir avant. Je veux pomper pour le remplir à nouveau, mais rien ne vient, Je pompe plus fort, toujours rien. Je tâte le robinet du réservoir arrière pour voir s'il ne serait pas fermé. Non. Je cherche de tous côtés et finalement je constate que le robinet a sauté. Zut! Trois fois zut! Je cherche dans le fuselage. Rien. Il a dû passer par le trou du plancher. Pour comble de malheur, le vent retarde ma vitesse et je n'avance plus comme à l'aller, je coupe au plus court tout en évitant la frontière suisse. Il me reste 20 litres d'essence et j'ai plus de 125 kilomètres à faire! Arriverai-je? Je fais des efforts pour boucher avec mes doigts les trous du robinet, mais je ne puis tenir longtemps, car mon appareil commence à piquer et à glisser. La pression repart. Je mets mon mouchoir. Le temps presse et le niveau d'essence diminue. Que faire si je manque d'essence avant nos lignes? Atterrir en Allemagne? Jamais. En Suisse? C'est la capture certaine. Un seul espoir me reste: choisir un bon terrain loin des maisons, en territoire suisse, atterrir, pomper vivement mon essence et repartir avant qu'on vienne. Je dois me décider vivement, car il ne me reste que quelques litres d'essence et j'ai encore 60 kilomètres à faire. Je vois Bâle, distingue Belfort et devine Fontaine. Quelle terrible situation! C'est le supplice de Tantale. Apercevoir son nid et être obligé de se diriger vers un abri qui peut se changer en prison! Quelques ratés de carburation. Il faut descendre et garder de quoi remettre le moteur en marche en cas de mauvais terrain.

L'instant Tragique de l’Atterrissage

« Je coupe et fais un crochet vers le sud. Il est 11 h. 30. Voilà Rheinfelden. Une grande prairie bordée de bois entre M... et Rheinfelden s'offre à ma vue. Je pique dessus, car elle est assez loin des habitations. Le terrain m'a l'air favorable; l'hélice va s'arrêter, je remets en marche le moteur. Je commence à rouler en disant: « Ouf! » Mais avant que j'aie eu le temps de réfléchir, je capote et me trouve suspendu par ma ceinture. Qu'est-il arrivé? Je ne comprends pas. Je me dégage et saute hors de mon appareil; je suis complètement engourdi par le terrible froid que je viens d'endurer. D'ailleurs, cinq minutes avant mon atterrissage, j'ai traversé à 3 ooo mètres un nuage de neige.

« Je regarde mon pauvre avion. Colère et malédiction! L'hélice est cassée et la cabane de même. Je n'ai pas encore compris la cause de mon capotage. Personne ne vient; j'aurais eu grandement le temps de repartir; je suis navré. Que faire? Me sauver? Où irais-je? Je suis d'abord trop mal affublé, et de plus encore engourdi. Je peux à peine marcher. Un cycliste passe sur la route; naïvement il regarde et je le vois repartir. Pas curieux, les Suisses. Serait-ce la peur?

« J'en étais à ces réflexions quand je vois arriver une auto d'où descendent des soldats et un officier. Ils sont vivement près de moi et l'officier se nomme. Cela me réveille. Je me fais connaître à mon tour et, après avoir répondu aux questions d'usage, je le suis, car je vais être interné. Je refoule ma rage d'être ainsi condamné à l'inactivité et j'obéis. En le suivant je remarque alors une borne à moitié cachée dans l'herbe, et je n'ai pas de mal à constater qu'elle est la cause de tout mon malheur.

« Sur la route qui nous conduit à la gare, car je dois prendre le train pour Berne par Bàle, je suis l'objet de chaleureuses acclamations. On crie: « Vive la France! » Des femmes me jettent des fleurs. C'est une grande joie pour moi de voir ces nombreuses marques de sympathie de la part de la population.

« On m'emmène dans un petit bureau. Je repars, toujours accompagné du même lieutenant, pour Berne. Dans le train, je songe à mes camarades et à ce bon Pégoud qui devait venir à ma rencontre. Ma seule consolation est de penser que j'ai rempli entièrement ma mission. Hélas! pourrai-je en remplir d'autres? ^

« Nous voici à Berne. Encore le chef de gare qui me prie d'aller dans un petit salon afin de me soustraire à la curiosité publique.

« Comme il est tard, un major vient m'avertir que je ne serai interrogé que le lendemain. On me conduit dans un hôtel, qui sera du reste gardé par deux sentinelles, une à ma porte, l'autre sur le trottoir.

« Je ne peux dormir, trop de choses me passent en tête et m'agitent.

« Quelle triste journée! Quel mauvais rêve! »

Le Supplice de l'Inaction

Comme le lui avait annoncé l'officier, Gilbert dut subir le lendemain, un long interrogatoire sur la cause de son atterrissage. On lui demanda sa parole d'honneur: il la donna avec faculté de la reprendre, suivant les us et coutumes de la guerre. Après quoi, il fut dirigé vers Hospenthal, lieu choisi par l'État-Major suisse pour son internement.

Contrairement à ce qu'ont annoncé certains journaux suisses, d'ordinaire mieux informés, notre valeureux pilote ne jouissait pas, dans son internement, de cette grande liberté qu'ils semblaient dire et les mesures prises contre lui ne furent pas des plus bienveillantes.

Soumis à une étroite surveillance par des policiers, il avait en outre, face à son hôtel, une sentinelle montant la faction jour et nuit. Ses promenades étaient limitées tout d'abord à Hospenthal, et si par la suite il obtint de pouvoir aller jusqu'à Andermatt et Réalpe, il le dut surtout aux plaintes qu'il adressa aux autorités militaires.

Dans l'hôtel, où il pouvait aller et venir librement, il se lia d'amitié avec une bonne vieille dame, parente du malheureux lieutenant Warneford, qui, dès son arrivée, eut à son égard de délicates attentions. Chaque jour elle cueillait des fleurs des champs et en faisait un gros bouquet aux couleurs françaises qu'elle plaçait en évidence sur la table où l'aviateur prenait ses repas. Touchante façon de manifester ses sympathies à notre pays! Une autre amitié, non moins grande pour lui, fut celle d'un ingénieur français de Réalpe.

Les visites étaient pour lui assez nombreuses. Si quelques-unes l'ennuyaient — car beaucoup de gens venaient le voir par curiosité — d'autres, par contre, lui furent d'une agréable surprise. Celles qu'il reçut des aviateurs suisses Audemars et Parmelin, — grands amis de la France — le touchèrent particulièrement.

Tout cela n'était qu'un léger adoucissement à son triste sort. Et Gilbert ne pouvait se faire à cette inactivité et surtout à cette captivité qui le tenait éloigné de sa patrie. Une pensée l'obsédait: revenir en France et reprendre sa place au grand combat.

Comment Je Communiquai avec le Prisonnier

Quand je le vis la première fois, le 24 juillet, il venait d'écrire aux autorités militaires suisses, leur demandant d'être remis en liberté en échange d'une mesure semblable pour un officier allemand, et il attendait la réponse.

« En cas de refus, me dit-il, il me faudra envisager l'évasion. »

Sur la promesse qu'il me fit de me tenir au courant de ses intentions, je le quittai.

Lorsque, quelques jours après, je reçus de lui une lettre m'informant que sa demande n'avait pas été accueillie favorablement et qu'il désirait me voir, je compris.

Il ne me restait plus qu'à partir.

A Genève, mon premier soin fut de me mettre immédiatement, par téléphone, en rapport avec lui afin de décider d'une entrevue secrète, car je ne pouvais pas vraiment, sans risque d'éveiller les soupçons, retourner lé voir à son hôtel. Il me fallait cependant être prudent. Je n'ignorais pas, en effet, que ses conversations téléphoniques étaient plus ou moins écoutées. Seul un langage détourné pouvait nous épargner toute indiscrétion voulue. C'est ce que je fis.

« Allô! Gilbert?

— Alors, cette petite santé?

— Non! Vraiment vous ne sortez pas assez. Faites des promenades, ce sera une bonne distraction.

— Mais si; il y a des endroits charmants vers la rivière. Vous y cueillerez des fleurs en chantant une petite Marseillaise; cela vous occupera l'esprit. »

Sa réponse ne me laissa aucun doute. Il avait compris. Ce « j'irai demain » m'en disait long. Je n'avais donc pas de temps à perdre.

Nous Combinons le Plan d’Evasion

Je partais le soir même.

Une petite transformation me fut cependant nécessaire. En ces pays montagneux où le tourisme est en faveur, le vulgaire « pékin » est particulièrement dévisagé s'il n'est pas habillé de circonstance. Comme ce n'était guère le moment de passer à pareil crible, je m'arrangeai au mieux pour être tout à fait dans le « décor ». Et c'est ainsi, quelque peu transformé, que, par la pittoresque route du Saint-Gothard, j'arrivais à l'endroit convenu.

Discrètement, du regard je cherchais Gilbert. Une Marseillaise juste à point sifflotée me fit comprendre l'endroit exact où il se tenait — un bois; je m'y engageai en toute confiance et l'y rejoignis.

Il m'expliqua alors que sa proposition d'être rendu à la liberté en échange d'une même mesure pour un officier boche n'ayant pas été admise — les Allemands n'y tenaient pas du tout — il ne lui restait qu'un espoir pour recouvrer sa liberté: l'évasion.

Et alors il me dit:

« Si votre concours et votre dévouement me sont acquis, pas plus tard que demain je me mets en règle pour mon retrait de parole, que j'enverrai dès le matin à l'État- Major suisse, et nous pourrons tenter cette évasion dimanche avant l'aurore. Acceptez-vous? »

Sans hésitation, je répondis: « Oui! »

Quel est le Français qui, sans honte, face à ce brave, dont la plus grande pensée était de servir à nouveau sa patrie — alors que, la vie sauve, il pouvait attendre tranquillement la fin de la guerre — aurait eu le courage de refuser, d'hésiter même?

Alors je lui soumis le plan que j'avais longuement étudié en vue de cette éventualité. Il s'en rapporta à moi. Un autre rendez-vous fixé où je devais lui apporter le lendemain les vêtements et objets nécessaires, et nous nous séparâmes.

Les Derniers Préparatifs

Je retournai à Genève. Je fis tous mes achats, non sans intriguer un brave petit employé, qui trouva sans doute étrange cette idée de vouloir des vêtements plus grands que ma taille, et je repris le train pour Goeschenen, car je n'avais que juste le temps. je pensais prendre la diligence qui fait le service d'Hospenthal, car je commençais à être fatigué de tous ces voyages, mais je dus abandonner cette idée. Au moment où j'allais y monter, j'aperçus en effet l'hôtelier de Gilbert; et comme il pouvait me reconnaître, mieux valait pour moi subir le supplice de Tantale. Je fis donc pour la deuxième fois cette route à pied.

Quand j'arrivai au rendez-vous, Gilbert m'y attendait depuis un bon moment. Après lui avoir remis, avec les vêtements de touriste, les objets indispensables à son « camouflage », nous primes nos dernières dispositions, non sans avoir auparavant bien décidé qu'en aucun cas nous n'userions de force.

On se sépara. On ne devait se revoir que sur la route, l'évasion déjà commencée.

Gilbert, qui avait dissimulé sous son uniforme les vêtements que je lui avais apportés, reprit le chemin de son hôtel, et moi celui d'Andermatt, où je rentrai, histoire de tuer le temps, dans un café de seconde importance. La salle était bondée de soldats. Je choisissais bien! Mon entrée fut cependant à peine remarquée, car l'attention générale était portée sur un pianiste — soldat lui-même, qui, avec une virtuosité remarquable, jouait les airs les plus variés.

A écouter la musique, le temps passe vite. Quand je sortis du café, encore bercé par le rythme d'une jolie valse, je m'aperçus que j'y avais passé deux heures.

De Fortes Émotions Nous Attendaient

Le vent et la pluie faisaient rage. Nous l'avions souhaité; je n'avais pas à m'en plaindre. J'arrivai, à l'heure dite, à mon poste — un talus de chemin de fer face à la chambre de Gilbert — et m'y installai tant bien que mal. Plusieurs fois je scrutai de mon mieux, en cette nuit noire, les alentours de l'hôtel. Rien de suspect n'apparut à mes yeux. Aussi, quand l'heure convenue sonna au clocher, je n'eus aucun signal à faire. C'était pour Gilbert la quasi-sécurité et, sans bruit naturellement, il pouvait, au moyen d'une corde, se laisser glisser par la fenêtre.

Je ne le vis point faire, tant la nuit était épaisse. Seul un léger bruissement me fit comprendre que l'opération devait être terminée.

Je remontai vers la route et l'y rencontrai. J'avais du mal à le reconnaître. Pour plus de sécurité cependant, nous rentrâmes dans le petit bois — lieu habituel de nos rendez-vous — et là, à la lueur d'une petite lampe électrique, je lui passai un examen en règle. La barbe seule m'inquiéta un tant sort peu. Noire, je trouvais qu'elle faisait un contraste un peu trop marqué avec son teint plutôt pâle. Il me rassura de son mieux et nous prîmes le chemin de la gare.

Notre première rencontre fut celle de trois officiers qui se dirigeaient vers les casernes. Allaient-ils nous questionner? Vaine crainte. Ils s'occupaient certainement moins de nous que nous ne nous occupions d'eux.

La première émotion, et non la moins forte, nous était réservée à une demi-heure de là, aux abords d'une poudrière qui se trouve sur la route.

Arrivés à cet endroit, une sentinelle nous intima l'ordre de nous arrêter. Gilbert, qui était un peu en arrière de moi, se rapprocha; ce qui fit croire à ce factionnaire que nous passions outre à son commandement. Ce fut l'occasion d'une seconde sommation encore plus énergique que la première. Comme nous ne tenions pas du tout à en recevoir une troisième, je criai: « Oui!»

Ordre alors nous fut donné d'avancer.

Qu'allait-il se passer?

Est-ce cette tension nerveuse où je me trouvais qui me faisait juger mal? Toujours est-il que la sentinelle m'impressionnait défavorablement. Sur son invitation, nous dûmes expliquer le but de notre présence, en pareil endroit, à pareille heure. Je dois dire que nous oubliâmes de lui donner le motif exact. Ce que nous lui répondîmes? Je ne sais.

Ce brave soldat dut sans doute trouver nos explications suffisantes, car, après avoir, sur un registre, inscrit nos noms, prénoms, etc., etc., nous pûmes continuer notre route.

Deux fois encore nous devions être arrêtés. Simple formalité militaire d'ailleurs, puisque l'on ne nous interrogea même pas. Comme nous arrivions près de la gare avec une légère avance sur l'heure du train, et la pluie continuant à tomber fortement, nous nous mîmes à l'abri sous une remise. Nous étions là, tranquilles, certains que nous avions passé les heures les plus difficiles de cette évasion, quand des pas saccadés nous firent comprendre ce qu'avait d'osé une pareille quiétude.

En moins de temps qu'il ne m'en faut pour l'écrire, Gilbert se cachait dans une brouette et moi derrière une charrette.

C'était une patrouille. Elle passa.

Quand elle fut éloignée, nous reprîmes le chemin de la gare. Nous y arrivâmes alors que le train n'y était pas encore. Ce qui nous obligea à une attente fort désagréable.

En effet, un policier faisait les cent pas sur le quai.

Allait-il reconnaître Gilbert?

Il n'en fut rien. Quand le train arriva, sautant prestement dans le premier wagon, nous eûmes la chance d'y trouver, dans une demi-obscurité, deux places qui semblaient nous attendre.

Le train partit. Ce fut la dernière émotion sérieuse dans notre randonnée. Deux heures après nous arrivions à Lucerne, où l'automobile nous attendait pour nous conduire à Genève.

En route, Gilbert se transforma complètement. Le touriste à la barbe hirsute était maintenant un automobiliste tout frais rasé, qui, carte en main, indiquait — avec quelle exactitude! — la route à prendre.

Arrivés à Genève, on prit tout juste le temps, chez des amis, de se nettoyer et se changer, et par le bac du lac de Genève nous allâmes prendre le tramway.

Une demi-heure après nous étions à Annemasse.

« La France! » me dit Gilbert.

Nous ne pouvions parler, tant l'émotion nous étreignait.

Ce fut tout.

Le reste? On le sait.

La liberté de Gilbert ne devait être que de courte durée. Pour ne pas laisser subsister un doute sur son honneur, l'héroïque aviateur stoïquement, d'accord avec ses chefs, a repris le chemin de l'exil. Et il est là-bas... dans ces montagnes où la neige tombe déjà, payant, des quelques libertés dont il jouissait, une évasion qu'il voulut surtout profitable à son pays... à la France.

A. Bontemps

 

Back to Great Escapes
Back to French Articles
Back to Introduction