de la revue 'l'Illustration' No. 3750, 16 janvier 1915
'les Funérailles de Bruno Garibaldi'
par Robert Vaucher

Lettre de Notre Correspondant

voir aussi - La Mort de Bruno Garibaldi

 

Rome, 6 janvier 1915

Rome vient de vivre une journée mémorable qui tut l'apothéose de l'amitié latine.

Les funérailles de Bruno Garibaldi ont, en effet, donné au peuple romain l'occasion de manifester son enthousiasme pour les volontaires italiens qui combattent dans les forêts de l'Argonne pour la France et la civilisation.

Le cercueil du jeune héros avait été reçu à la frontière et dans les gares des principales villes italiennes par une foule qui le couvrit de fleurs et de couronnes, ou les inscriptions françaises et italiennes ainsi que les rubans tricolores des deux pays se mêlaient. La bière de bois blanc portait simplement, sur une plaque de cuivre, ces mots: « Lieutenant Bruno Garibaldi mort à l'ennemi. »

A la gare de Rome, les Garibaldiens et les amis de la famille attendaient la dépouille funèbre. Deux jeunes gens, revêtus do l'uniforme français, étaient à la portière du wagon venant de France; c'étaient Ezio et Santé Garibaldi, accompagnant le corps de leur frère. Le cercueil fut porté par les Garibaldiens dans la chapelle ardente aménagée sous le hall de la gare. Les vieux soldats saluèrent militairement, les drapeaux s'inclinèrent. Les vétérans de l'épopée garibaldienne, avec leurs drapeaux, montaient la garde autour du catafalque. Le dernier survivant italien de la campagne de Pologne en 1863, Francesco Nullo, était parmi eux. Les anciens uniformes rouges faisaient un effet saisissant au milieu des fleurs, des palmes et des larges rubans portant des inscriptions telles que : « Général Gouraud à Bruno Garibaldi et à ses camarades » - « La Société de tir et de préparation militaire de Saint-Jean de Maurienne à Bruno Garibaldi, tombé au champ d'honneur pour la France et pour la liberté » - « A Bruno Garibaldi, mort pour la France, le département de la Savoie » - « Les officiers français et italiens du dépôt d'Avignon ; gloire aux volontaires italiens ! » - « Au très noble enfant qui a donné sa vie pour le beau pays de France, une Belge. » - « L'ambassadeur de France à Bruno Garibaldi. »

De 8 heures du matin à 2 heures de l'après-midi, ce fut, dans la chapelle, un long pèlerinage patriotique. Tout Rome défila,, et les registres se couvrirent de signatures. Vers 3 heures, après que l'ambassadeur d'Angleterre et lady Rennell Rodd eurent salué le cercueil, M. Camille Barrère, ambassadeur de France, arriva, accompagné de M. de Billy, conseiller d'ambassade, et de l'attaché militaire, lieutenant-colonel de Gondrecourt, en grand uniforme de cuirassier. Des cris de: « Vive la France! » s'élevèrent de toutes parts.

 

 

Le grand artiste qui dirige l'Académie de France, M. Albert Besnard, venu lui aussi, fut saisi par la noble simplicité du spectacle qui s'offrait à lui Emu, tout à la fois, par la dignité de la scène et par le jeu des couleurs, il prit rapidement un croquis : la chambre tendue de drap noir, la foule en deuil, les couronnes et les palmes vertes, entourées de rubans rouges ou tricolores, les Garibaldiens en chemise rouge, tenant chacun un drapeau et montant la garde autour du cercueil. Puis, dans son atelier, il brossa largement l'esquisse dont l'Illustration aura la primeur, - sans l'éclat des couleurs, malheureusement.

Devant le Grand Hôtel, où s'étaient réunis les membres du corps diplomatique en attendant la formation du cortège, la foule s'assembla, et une nouvelle manifestation se produisit aux cris de : « Vive la France! Vive Barrère! «Elan d'affection envers la nation- sœur et hommage de confiance au diplomate français dont la foi dans le destin uni des deux pays a guidé tous les efforts. L'œuvre discrète de M. Barrère aura été féconde, les événements présents le prouvent; tandis que la tapageuse intervention de M. de Bûlow, le nouvel ambassadeur d'Allemagne à Rome, ne semble pas devoir produire plus de résultats qu'elle n'en a eu jusqu'ici.

Peu à peu, les représentants des associations populaires, arborant plus de deux cents drapeaux, arrivèrent et remplirent la grande place. Le cercueil porté par le major Ravasini, par des Garibaldiens de la dernière campagne de Grèce et des vétérans de 1870, fut placé sur le char funèbre. Le cortège se mit en marche, longue colonne, précédée par des détachements de carabiniers et de gardes, en grand uniforme, et par la musique municipale.

Il est impossible de rendre l'impression que fit ce cortège passant dans les rues de Rome. Sur les trottoirs, aux fenêtres des maisons, sur les arbres des avenues, sur les terrasses et jusque sur les toits, le public, calme, recueilli, ému, écoutait les différents corps de musique jouart tour à tour l'Hymne royal, l'Hymne de Garibaldi, la Marseillaise. Il fallut quatre heures au cortège pour parcourir les quelques kilomètres qui séparent la gare du cimetière. La nuit tombait quand la procession fit halte. On ne distinguait plus les couleurs françaises des couleurs italiennes.

Une scène émouvante eut lieu dans ce cimetière où la famille du jeune héros attendait, parmi les tombes, l'arrivée du cortège. Le vieux général Ricciotti, debout, appuyé sur ses béquilles, entouré d'amis qui lui prodiguaient des consolations, venait d'apprendre une autre terrible nouvelle: son second fils, l'adjudant Costante Garibaldi, avait été tué à son tour en Argonne.

Les gardiens du cimetière allumèrent des torches qui éclairèrent la pourpre des uniformes garibaldiens. Le cercueil fut descendu. Donna Costanza Garibaldi baisa pieusement, en sanglotant, les drapeaux français et italiens qui allaient être enfouis avec le glorieux soldat, et le général adressa ce suprême adieu à son fils : « Va, Bruno! Pendant que ta mère te donne le dernier baiser, je te salue avec un orgueil de père et d'Italien, parce que tu es tombé pour le devoir. Mais tu ne resteras pas seul : ton frère va venir bientôt te rejoindre. (A cette révélation, Donna Costanza, qui ne connaissait pas encore son second deuil, poussa un cri de douleur.) Dans ce moment de tristesse affreuse, la pensée que tu ne seras jamais oublié nous est une consolation. L'Italie te vengera!» Et la foule des Garibaldiens, jeunes et vieux, acclama le général: « Vive Garibaldi! A bas l'Autriche! A bas l'Allemagne! Guerre! Guerre! » Dans la nuit, à la lusur des torches, le tableau était tragiquement émouvant.

 

 

Aujourd'hui, j'ai porté au général Ricciotti Garibaldi les condoléances de l'Illustration. Après m'avoir remercié le général me dit avec tristesse : « Quand Bruno est mort, j'ai dit: il en reste heureusement encore cinq. Maintenant je dis encore, après la mort de Costante: il en reste encore quatre. Et j'ai la conviction que c'est leur vieux père qui les suivra le dernier dans la tombe. Tout idéal demande des sacrifices, et l'on pourrait croire que la mort s'acharne sur ceux que l'on aime le plus tendrement, sur les jeunes qui pourraient rendre encore tant de services, tandis que les vieux demeurent. La guerre n'est pas un jeu; je sais les dangers que mes fils ont à courir chaque jour et j'en suis fier. C'était tout le cœur de Rome qui palpitait pendant les funérailles de Bruno, c'était tout le cœur de l'Italie. J'ai reçu des témoignages de sympathie innombrables et il me faudra plusieurs mois pour répondre à tous. Je puis donc vous assurer que toute l'Italie vibre aujourd'hui d'amour pour la France. L'âme latine, ne l'avez-vous pas sentie, pen- dant ces journées, planer au-dessus des foules! Le moment approche; c'est une question de semaines ou de jours: l'Italie tout entière, secouant le joug de l'alliance monstrueuse qui l'a retenue si longtemps, va prendre les armes contre ceux qui viennent de verser le sang italien dans les forêts d'Argonne! »

De telles paroles dans la bouche d'un père qui vient de perdre deux enfants adorés sont dignes de la Rome antique. Des fils élevés dans de tels principes ne peuvent être tous que des héros.

Robert Vaucher

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