de la revue ‘Lecture Pour Tous’, de 15 novembre 1916
'Avec les Héros de Verdun'

Une Bataille Féroce

Le fort de Vaux, Tavannes, Fleury, Douaumont, noms glorieux qui désormais retentiront à travers les siècles, à l'honneur des armes françaises. Au moment où la splendide offensive de notre deuxième armée vient de faire perdre aux Allemands le fruit de huit mois d'efforts, on lira avec une particulière émotion ces notes d'un témoin, jeune engagé volontaire, qui a vécu dans les casemates des forts aux plus rudes jours de bataille du printemps dernier. Elles nous donnent la sensation poignante des souffrances qu'ont supportées avec un courage vraiment surhumain les défenseurs de Verdun: rien de plus impressionnant que ces pages vécues où chaque détail nous transporte dans l'atmosphère du plus grand drame de l'héroïsme français.

 

Vers le fort de Vaux

« On monte ce soir ! Rassemblement à 18 heures. Départ a 18h. 30! »

L'ordre est arrivé bref et net, au milieu des hommes de la section qui, étendus sur la paille, lisent, jouent aux cartes, fument! Il y a un petit silence. On songe que le bon temps est fini et que la vie dure va reprendre. Puis le silence se rompt:

«C'est pas trop tôt. Vite qu'on y aille pour que ça finisse. Qu'est-ce qu'on va leur passer! »

Coïncidence curieuse! un de mes camarades, étudiant en médecine, Antoine S... qui s'est engagé à la même date que moi, a vingt ans ce soir, et moi aussi! Nous nous rappelons ça:

« Quel anniversaire, hein?

— Tu parles ! Et c'est le deuxième! »

A 4 heures et demie on sert la soupe, puis pn se prépare. Aux heures fixées, rassemblement et départ se font en bon ordre. Nous passons les ponts de la Meuse, montons une côte à pic pour immédiatement en redescendre une autre. Arrivés en bas, nous voyons une maison assez grande, complètement éventrée par un obus: c'est là que se fait le ravitaillement. Sur la maison on a placardé une immense pancarte sur laquelle on voit: «route d'Étain» et une grande flèche. La compagnie s'arrête, on fait jeter les cigarettes, on décharge les pièces et le matériel et on part, les sections à 50 mètres les unes des autres. La route est par endroits défoncée par les obus, tous les trous les uns près des autres, puis il y a des espaces de 100 mètres sans rien. A droite, à gauche, dans les fossés, des débris d'automobiles, de voitures, des morceaux de fer, de bois, un tas de choses informes, innommables. De temps en temps, une violente odeur vous saute aux narines, c'est quelque carcasse de cheval crevé, les pattes en l'air, le cou tendu ! Un peu plus loin nous tournons à gauche dans un champ et l'entrée d'un boyau se présente. Nous y pénétrons; maintenant nous sommes dans la zone des batteries lourdes: elles tirent sans relâche, régulièrement, posément, inexorablement. Plus nous avançons dans ce damné boyau, qui a tout juste un mètre de large et trois de profondeur, plus elles font de bruit. Par moments aussi quelques éclatements. Le boyau tourne et vire en tous sens; entièrement creusé dans un sol pierreux, il a dû être dur à faire.

Nous croisons deux corvées de ravitaillement qui viennent des tranchées; il faut se serrer: nous portons tout notre fourniment et il n'y a pas beaucoup de place. Au bout d'une heure de ce genre de voyage, on nous fait passer:

« Au bout du boyau tournez à droite vers le fort, puis à gauche vers la route, et en mettre, c'est un sale coin! »

En effet, le boyau remonte vers le sol où il se termine par deux marches. Au moment où je commence à escalader la dernière, une demi-douzaine de 210 arrivent en vitesse et éclatent autour de nous à une vingtaine de mètres environ. Le bruit se répercute formidablement dans les bois environnants. Un imbécile qui est derrière moi et qui s'affole me pousse violemment, sans doute pour me faire dépêcher: mon pied se prend dans je ne sais quoi et je tombe bien en plein dans une mare de boue ! Je me secoue un peu, et comme les 210 continuent de tomber avec une insistance marquée, je me dirige vers la route ci-dessus nommée: c'est un tunnel faisant communiquer deux cours du fort. Nous nous y reposons une dizaine de minutes. Après quoi le capitaine nous dit en quelques mots où nous allons, et nous prévient qu'il faudra surtout bien se suivre, parce que, si on se perd, c'est horriblement long et difficile pour se retrouver; outre cela, on risque d'aller chez les Boches.

Nous repartons par un boyau qui, celui-là, n'a que 2 mètres de profondeur, mais un peu plus de largeur que le précédent; d'ailleurs, plus on a [proche de la lign et plus le fond se rapproche du sol. Nous traversons un premier ravin au fond duquel passe une route soigneusement repérée et bombardée; le boyau s'arrête et reprend un peu plus loin Sur cette route. Nous remontons l'autre côté du ravin; des 210 par six nous passent pardessus la tête et vont tomber sur la route que nous venons de quitter. En arrivant en haut, nous avons le plaisir de voir jaillir des premières lignes trois ou quatre fusées rouges. Ces fusées servent à demander à l'artillerie les tirs de barrage, aussi bien chez nous que chez les Boches. L'effet s'en fait rapidement sentir: au bout d'une vingtaine de secondes, nos canons activent leur tir. Les éclairs de départ se succèdent sans interruption un peu partout derrière, et en même temps les obus boches commencent à pleuvoir. En quelques instants c'est un bruit infernal qui est déchaîné: la terre tremble, les lueurs d'éclatements se multiplient, on est entouré de poussière et de fumée — les yeux piquent—de toutes parts volent des éclats, des morceaux de bois et de pierre, des mottes de terre.

Nous nous accroupissons dans la succession de trous d'obus qu'est le boyau à cet endroit. Nous patientons et, ce qui peut paraître bizarre, nous sommes presque tous parfaitement tranquilles: on se dit qu'il n'y a rien à faire pour diminuer les chances de danger; d'autre part les obus sont si nombreux et par cela même on est tellement ahuri, qu'on ne-fait plus attention à ce qui se passe. Au bout d'un quart d'heure environ, le tir semble non pas décroître, mais s'allonger et se déplacer vers la gauche. Nous en profitons pour filer. Les Boches n'envoient plus, làoùnous sommes, que de petits obus à gaz lacrymogènes, peu gênants lorsqu'ils ne tombent pas tout près. Dès qu'on est parti, tout en marchant, les chefs de pièce dénombrent le personnel. Fait vraiment extraordinaire, il ne manque personne. Nous sommes tous plus ou moins contusionnés, quelques capotes sont trouées, mais à part ça, rien!

 

On Entre par une Breche

Cependant la route se poursuit et nous atteignon la première ligne qui pénètre dans le fort de Vaux. Nouvel arrêt; nous rencontrons un convoi de brancardiers portant des blessés, nous nous écartons pour les laisserpasser. La tranchée qui jusque-là avait un mètre de profondeur aux bons endroits, s'approfondit entre deux murs de sacs à terre, et brusquement on arrive devant un trou rond crevé dans la paroi. C'est l'entrée du fort; l'entrée principale étant bombardée sans interruption, on utilise cette brèche qui est l'œuvre d'un 42c et dont l'ennemi ne connaît pas l'emplacement exact.

Ouf! ça y est! nous sommes arrivés presque sans mal ! On va tâcher de continuer.

A peine entré, on tourne à droite dans un escalier étroit qui descend pendant une soixantaine de marches, suivies d'un couloir tout aussi étroit; puis l'escalier reprend, en montant cette fois. Tout cela est bétonné et a bien tenu sous le bombardement le plus effroyable qu'on ait jamais vu. De pjace en place le plafond et les murs s'écaillent un peu, mais l'ensemble tient. Je conseille aux pessimistes qui disaient que nous n'avions que des forts en carton, d'aller se rendre compte à Vaux de la solidité des constructions. Ce qu rend la marche particulièrement difficile dans ce couloir et ces escaliers, ce sont les hommes qui sont couchés tout le long d'un côté. On se faufile comme on peut en se faisant plus ou moins houspiller, car l'homme qui souffre est presque toujouis de mauvaise humeur.

L'escalier aboutit dans un couloir plus large et encore plus encombré; d'un côté s'ouvrent des portes; la troisième ou la quatrième est marquée d'un fanion de la Croix- Rouge. C'est le but de mor voyage: le poste de secours. Lorsque j'arrive, le poste est à peu près tranquille, les brancardiers divisionnaires viennent de passer et ont emporté tous les blessés. C'est l'heure du repos: je déplie mes couvertures pour me coucher dans un coin!

 

La Vie à l'Interieur

En me réveillant vers 9 heures, je vois que je suis dans une assez grande salle de 6 mètres sur 12 mètres environ,construite en voûte. Un côté donne sur le couloir, c'est par là qu'on y accède; l'autre sur une cour ou sur une route, je ne le sais pas exactement. De ce côté le mur est percé d'une porte et de deux fenêtres, mais comme les obus tombent, à 2 ou 3 mètres, on les a bouchés avec des sacs remplis de pierraille, en laissant juste en haut une petite ouverture pour le passage de l'air et du jour; celui-ci est quand même tellement rare que, pour écrire ou soigner les blessés, il faut allumer une lampe. Le long des murs, deux ou trois lits de fer où des planches tiennent lieu de literie ! Dans un coin, des toiles de tente tendues sur des ficelles forment la chambre des médecins. Sur une petite étagère un flacon de teinture d'iode, un peu d'éther, un peu d'alcool, quelques boîtes d'ampoules, des comprimés constituent la pharmacie. Par terre, un énorme sac de pansements; près des fenêtres, des caisses de chlorure de chaux, deux bidons de grésil et environ deux cents masques contre les gaz asphyxiants.

Le couloir où donne le poste de secours est assez spacieux, mais il n'y a guère de place pour se mouvoir, car, outre les humains qui essayent d'écrire, de dormir, de manger et même de jouer aux cartes, toutes choses particulièrement difficiles, on y trouve encore des planches, des sacs à terre, des caisses de cartouches et de grenades, des boîtes de conserves, des biscuits, des plâtras, des morceaux de vêtements, des chaussures abandonnées, toute une variété de vieux débris et, brochant sur le tout, une poussière épouvantable. La vie y est très pénible: pas d'air, il fait très chaud, les homnles ne peuvent se coucher que dans des positions toutes moins naturelles les unes que les autres: enfin les obus, qui tombent sans arrêt sur. le fort, produisent des chocs répétés qui résonnent et vibrent dans toute la construction, ce qui produit un bourdonnement qui devient vite exaspérant. Dans un coin, un sergent distribue de l'eau à la lueur d'une bougie: trois bidons d'un litre pour dix hommes, c'est la ration de la journée. Avec grand soin, il verse à chacun dans un quart tendu la ration approximative, et c'est un spectacle inoubliable que ces hommes qui se partagent de l'eau ! Dans un autre coin, un pauvre bougre s'est endormi sur une lettre qu'il-était entrain d'écrire; il est accroupi contre le mur, le crayon d'une main, le papier de l'autre; il souffle, la tête sur la poitrine.

Je suis le corridor pour aller à l'observatoire installé dans une casemate au haut du fort: on y accède par un escalier étroit, puis on grimpe à une échelle et on se trouve sous une coupole avec des orifices percés tout autour. Un système de fermeture permet de les obturer tous, à l'exception d'un seul qui laisse voir au dehors. Le spectacle est impressionnant; la terre autour du fort est bouleversée; remuée de fond en comble, et cela a perte de vue. Au delà, des bois dont il ne reste plus que des troncs d'arbres déchiquetés à ras du sol; à gauche, le fort de Douaumont empanaché de fumée; à droite, Damloup violemment bombardé. Partout des éclatements et un bruit infernal. Un peu en avant du fort, à une centaine de mètres, on distingue les tranchées. Dans la plaine, deux Boches, agents de liaison sans doute, s'avancent vers la ligne. Ils bondissent de trous en trous, disparaissent, reparaissent; quelques 75 éclatent autour d'eux; ils se terrent, puis repartent; soudain ils disparaissent complètement, sans doute dans .quelque poste de commandement souterrain.

Je redescends et, en passant devant un escalier, un camarade me demande si je veux voir les fossés du fort; j'accepte l'invitation et nous voilà descendant un escalier étroit: là encore, des hommes dorment, allongés sur les marches; en bas, un couloir, puis des barrages de sacs à terre laissant un étroit passage le long des murs; un peu de jour paraît; mon camarade part, jette un coup d'œil et revient; rapidement je vais à l'entrée et je vois derrière moi la maçonnerie du fort dont il n'y a pas un coin qu'un obus n'ait touché; en face, le bord du fossé, démoli, en ruines. Je rentre, je suis resté à peine quelques secondes dehors, la porte est repérée par les Boches qui tapent autour tant qu'ils peuvent.

Je quitte ces lieux inhospitaliers pour rejoindre le poste de secours que je finis par trouver, je ne sais comment.

 

Quarante Mille Obus en un Jour

Vers 13 heures le bombardement devient excessivement violent: obus de tous calibres s'écrasent sur le fort, pendant que des fusants lacrymogènes répandent dans l'air une odeur nauséabonde; elle pénètre jusque dans le fort; c'est alors que quelqu'un a l'ingénieuse idée de mettre les ventilateurs en mouvement pour la chasser, de telle façon que l'air qui est dans le fort est remplacé par celui du dehors qui est encore bien plus empoisonné ! Bientôt ce n'est plus tenable et nous sommes obligés de mettre nos masques. Vers 19 heures, nous entendons le tac-tac-tac des mitrailleuses et une vive fusillade: cela dure à peu près cinq minutes pour décroître peu à peu et les obus continuent à tomber. Le fort en a reçu ce jour-là entre 30 et 40000, sans compter ce qui est tombé autour.

Les blessés commencent à arriver: il y en a soixante au bataillon qui se trouve à gauche du fort, dont une trentaine couchés. On se met au travail rapidement et en deux heures tout est fait, il ne reste plus qu'à attendre les brancardiers divisionnaires qui ne purent arriver que le surlendemain.

Nous n'avions plus d'eau depuis quarante heures et ce fut une chose atroce que d'entendre nos malheureux blessés nous demander à boire pendant deux jours! Les brancardiers, qui étaient soixante, nous apportèrent chacun 2 litres, plus une vingtaine de bidons de 5 litres. Inutile de dire que nous nous sommes jetés dessus, après en avoir distribué aux blessés avant leur départ. Les jours suivants, les brancardiers vinrent chaque soir et l'eau ne nous manqua plus. Le sixième jour ma compagnie partait, je préparai mes affaires et je m en fus avec elle; le retour s'effectua dans de bonnes conditions avec mon capitaine....

 

 

De Tavannes à Douaumont

A Tavannes, je retrouve mon camarade Georges P... auprès de notre chef de service, le docteur P..., un réserviste qui a fait toute la campagne au régiment, a été blessé deux fois sans être évacué et cité trois fois. Il unit à un courage à toute épreuve et à d'incontestables qualités de chef, une bonté et une délicatesse rares. Le docteur P... est installé dans une grande salle, avec une partie de ce que nous appelons la a harca » du colonel: secrétaires, cyclistes, agents de liaison, téléphonistes, etc.... Il y a aussi le lieutenant porte-drapeau, le chef de musique et mon capitaine, qui doit rester là pendant notre séjour à Tavannes.

Puis mon ami me fait faire une promenade dans le fort. Il y a moins d'encombrement qu'à Vaux. Le bataillon qui est en réserve a assez de place pour que les hommes puissent se reposer dans des positions naturelles. La plupart de ceux qui sont là dorment ou écrivent, les autres se promènent dans les cours. Après l'enfer qu'était pour eux la tranchée et les couloirs de Vaux, ils veulent jouir tranquillement de l'air et du jour; seulement les Boches envoient là des salves de 210 qui font beaucoup de victimes. Allez donc empêcher d'aller et de venir des hommes qui ont passé presque sans bouger six jours en première ligne.

Il y a aussi au fort de Tavannes des territoriaux qui travaillent la nuit à refaire les boyaux et prennent la garde autour et en dedans du fort. Ils sont bien gentils avec ceux qui reviennent des premières lignes, et ces vieux pères ont des attentions touchantes. Le soir venu, je vais soustraire un brancard aux brancardiers divisionnaires, je l'installe entre la couchette de Georges et celle de mon capitaine. Comme ça paraît doux et moelleux un brancard après les planches, la pierre et les marches d'escalier! Le lendemain soir, j'apprends que ma compagnie part pour Houdinville, où elle doit passer deux jours avant de monter au secteur de Douaumont. A 20 heures nous quittons le fort; comme les Boches sont assez tranquilles, nous passons par la route, ce qui est plus rapide que de prendre le boyau. Quelques fusants nous saluent pourtant, mais sans mal. La route est vite faite et, à 21 heures, nous arrivons. Notre cantonnement consiste en une grande écurie avec grenier. Je me couche et dors dix heures sans arrêt, malgré les rats et les souris qui pullulaient. Le lendemain matin, avec quelques camarades, nous allons nous laver à la Meuse qui coule à une centaine de mètres. Après un savonnage complet, je change de linge et je me sens revivre!... A 17 heures la soupe, et à 19 heures nous quittons Houdinville, en route pour Douaumont.

 

En Pleine Désolation

On y arrive par un chemin qui longe un ravin peu profond; la pente est raide. La marche était rendue une voie de chemin de fer. Les pénible par les trous d'obus pleins d'eau qu'il tordus et coupés tous les 5 ou fallait contourner et la boue épaisse qui retenait les pieds au sol. Brusquement nous sommes au sommet, Fleury nous apparaît. Des obus éclatent un peu partout; le spectacle est fantastique; pas un coin n'a été épargné! Partout les obus sont tombés, broyant les demeures et retournant le sol. Quelques pans de murs, quelques carcasses de toit tiennent encore, mais si peu ! On s'étonne que le vent ne suffise pas à faire tout tomber. Toutes les maisons sont démolies. Certaines, frappées par des 305 ou des 380, ont disparu dans le trou dont le fond est plein de décombres. Le village est un tas de pierres d'où émergent des choses qu'on a peine à reconnaître. Des poutres déchiquetées se dressent en l'air, le cadre d'une fenêtre découpe dans le ciel — ce qui l'entourait a disparu. Des instruments agricoles, des objets de ménage, des meubles, des effets d'équipements militaires sont dispersés partout, aucun d'ailleurs n'est entier. C'est une ruine et une désolation complètes.

Nous traversons Fleury en suivant la route percée d'entonnoirs, encombrée de squelettes d'automobiles incendiées et nous sortons du village par un sentier qui rejoint bientôt une voie de chemin de fer. Les rails sont tordus et coupés tous les 5 ou 6 mètres, mais les traverses sont presque toutes en place. Les obus, en tombant entre elles, ont creusé la terre dessous sans les faire bouger. Nous arrivons à une redoute où se trouve le poste de commandement du colonel. Le médecin-major m'apprend que je dois me rendre à Fleury avec un médecin auxiliaire pour établir le poste de secours du village. Après avoir soufflé un peu je pars avec mon nouveau compagnon. Nous nous présentons l'un à l'autre — dans ces moments-là on est vite amis intimes. Nous refaisons en sens inverse le chemin vers Fleury, poursuivis dans la nuit par une mitrailleuse qui balaye la ligne de chemin de fer, au hasard!

 

Le Poste est à la Cave

Arrivé à Fleury. Le poste est dans une cave. Je n'aurais jamais cru qu'il pût en rester ici, et avant d'y avoir pénétré, je pensais qu'elle était profonde, bien construite, inébranlable: or c'est une cave de rien du tout, dont le plafond devait être au niveau du sol. La maison, en s'écroulant, a formé une couche de débris de 40 centimètres d'épaisseur environ. L'entrée était autrefois dans cette maison; celle-ci n'existant plus, on entre directement du dehors. Un trou noir, un escalier en planches, une première pièce de 3 mètres sur 3 mètres sur laquelle il n'y a rien — on voit le jour au travers du plafond; — elle conduit à une autre cave plus grande où nous allons vivre, si les Boches n'y voient pas d'inconvénients. Elle est construite en voûte avec des briques; on a mis quelques poteaux et quelques planches pour la soutenir et la consolider, inutilement d'ailleurs, car un 140 jetterait tout par terre, et par ici les 210 sont plus qu'habituels. Comptons sur là chance!

Le lendemain, je suis réveillé par des éclatements d'obus: le bruit en est très particulier dans une cave ! J'entends nos canons qui tirent tant qu'ils peuvent: les 75 surtout se distinguent très nettement. J'allume une bougie pour voir l'heure: il est midi. Les deux artilleries se tirent l'une sur l'autre. De gros obus qui semblent venir de très loin passent haut dans le ciel avec un bruit très doux. J'ai pris nos bidons pour aller à la recherche de l'eau, car il y a, paraît-il, une fontaine près du sentier qui mène à Douaumont. La ruine du village est effrayante. C'est une destruction totale. Il faudra reconstruire plus loin....

 

 

L'heure de la Relève

Le troisième jour, un coureur me dit en passant que le régiment devait être relevé le soir même, ainsi que le régiment de marche qui tenait le secteur voisin. C'est, paraît-il, la fameuse division du général M... qui. arrive et doit attaquer pour reprendre le fort de Douaumont. Cette nouvelle m'aurait fait peu d'impression si je n'avais remarqué, comme je l'ai dit plus haut, que notre artillerie tirait plus violemment et particulièrement sur le fort. Cependant je n'accordais à ce renseignement qu'une valeur relative, lorsque le soir, vers 7 heures, nous vîmes passer dans Fleury des officiers de cette division Venus pour reconnaître le secteur. Je me mis immédiatement à faire mon sac. Vers 9 heures les blessés arrivèrent et furent,ce soir-là encore, évacués très rapidement, le service marchait bien. En tenue complète nous attendions avec patience, car nous savions que cela ne serait plus long. Vers 2 heures du matin, un bruit de voix nous fait dresser l'oreille, il y a quelqu'un qui se fait admonester: c'est le médecin qui nous relève et qui a allumé une lampe électrique dehors et s'est fait prier de l'éteindre en termes vifs et précis. Nous lui passons les pansements, la teinture d'iode, les fiches d'évacuation, Nous causons un moment puis prenons congé. Il est 3 heures. Dehors, la lune brille de tout son éc&t; les gros obus sifflent toujours, s'achéminant vers Douaumont.

En sortant de Fleury nous suivons la joute qui s'en va vers la Chapelle-Sainte-Fine. Cette route servait au ravitaillement des pièces de 75 qui se trouvaient dans Fleury lorsque notre ligne était plus avancée. Comme cette route est sur la crête d'un mouvement de terrain assez prononcé, tout ce qu,i y passait était bombardé. C'est ce qui explique, en plus des chevaux morts, le nombre de caissons et d'automobiles démolis qui gisent là. Arrivés à la Chapelle-Sainte-Fine, nous fûmes salués par des salves de 105 fusants qui heureusement éclataient haut, de façon que les éclats et les balles passaient par-dessus nos têtes et tombaient à côté. A ce point se trouve un croisement de routes: les Boches le savent et tirent systématiquement. Nous tournons à droite; prenant la route qui va du village de Vaux à Verdun, nous laissons le fort de Souville à gauche, puis celui de Saint-Michel à droite, sans les voir, naturellement. Enfin nous arrivons à la route de Verdun. L'impression que nous ressentons en foulant une route pas trop défoncée, avec des arbres presque entiers au bord, ne peut se décrire.

En arrivant à L..., nous trouvons la cuisine roulante, le chef et les cuisiniers j nous sommes les premiers arrivés; il y a un bon quart de « jus » pour chacun, du pâté de foie et du pain; c'est un commencement. Le « jus » surtout nous ravit: il y a quelques jours que nous n'en avions bu. Le lendemain, après une marche de 6 à 8 kilomètres nous trouvons soudain un cortège d'autobus qui nous attendent. Ça, c'est bon signe! On va à l'arrière. Personne ne cache sa joie de pouvoir pendant dix ou quinze jours se reposer tranquillement. On songe au nettoyage en arrivant, au lavage du linge et des habits; on pense aussi aux bons sommes dans la paille ou sur l'herbe; on se dit qu'on va faire de bons petits repas, peut-être boire du lait, et on est heureux de vivre!

Fr. B.

 

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