de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 1 juin, 1918
'le Tunnel de Tavannes'
par Louis Hourticq

Une Bataille Féroce

 

Parmi les endroits tragiques dont la guerre a rendu le nom à jamais célèbre, l’un des plus fameux est celui de ce « tunnel de Tavannes » étroitement lié au souvenir des jours héroïques de Verdun. D’un saisissant volume que publie la librairie Hachette dans sa célèbre collection des « Mémoires et Récits de guerre », nous détachons ces pages qui évoquent avec intensité la vision du passage mystérieux et trop souvent sinistre.

 

C'est une étrange chose que ce tunnel qui passe sous les lignes jusqu'en plein champ de bataille. Casemate, magasin, abri, boyau, poste de secours, il est tout cela. Aussi, quelle cohue, surtout au moment d'une action comme celle de ces journées! J'arrive en pleine préparation; des attaques sont commencées pour dégager un peu les abords de Souville. Ainsi s'explique ce fortissimo d'artillerie qui, malgré tout, ne peut pas être continu.

Les entrées sont particulièrement battues. Les obus éclatent dans le ravin, avec un incroyable fracas; les pentes fouillées, pilées, s'effritent. Les éclats de pierre viennent frapper la voûte supérieure. Malheur aux corvées, s'il en passe en ce moment. Tout à l'heure, le tonnerre des éclatements était tel que j'ai vu un soldat tomber évanoui, comme foudroyé. Des oisifs viennent stationner près de la sortie, en quête de lumière et d'air, comme des mouches autour de la lampe. Us restent mornes, inertes, assis, accroupis, couchés dans les coins, à l'abri des sacs de terre. Cette prostration est l'attitude qui s'observe constamment, sous le tapage. Les volontés sont brisées par la violence et la brutalité des bruits.

J'aurais voulu voir, par l'autre ouverture, l'aspect de la Laufée; mais justement, quand j'en approchai, le bombardement de la sortie rendait toute curiosité périlleuse. A cette extrémité Est, le tunnel est mis en état de défense avec des remparts de sacs, des mitrailleuses et des réseaux de fils de fer. L'entrée est à demi bouchée par les décombres qui s'amassent chaque jour et qu'il faut rejeter chaque nuit. Leur artillerie guette aussi nos relèves. Elle sait, sans doute, qu'il en monte maintenant pour l'attaque, car les obus arrivent avec la régularité de grosses vagues à l'entrée d'une grotte marine. Un rugissement, un choc, des projectiles dans un nuage. Puis la vague retombe, se ramasse et revient en rugissant frapper l'embouchure.

Entre deux paquets de fer et de feu, des formes bondissent dans le tunnel, surgies de l'éruption, pauvres êtres hagards, haletants, titubants, qu'il faut recueillir et conduire, dans cette nuit subite. Quand je m'éloignais, le flot de ferraille continuait à battre, avec la puissance des marées d'équinoxe, et le long des parois, couchés à terre, des soldats somnolents, blêmis par une pauvre lumière, semblaient ne pas entendre cette tempête dont les entrailles de la terre étaient ébranlées.

Tout le jour, toute la nuit surtout, c'est une circulation intense: des corvées d'eau, de munitions, de vivres; des troupes qui montent, d'autres qui descendent, des brancards de blessés qui reviennent de la bataille, puis sont évacués. Et voici que, justement, dans la nuit du 17 au 18, cette activité est devenue de la fièvre. De jeunes troupes arrivent, harassées, suantes; les casques paraissent bien larges sur ces minces figures d'enfants; dans ce jour de cave, on voit passer des visages pâles; il y en a qui ont la douceur de jeunes filles. Us emportent avec eux tout ce qu'il faut pour se suffire plusieurs jours, dans des trous d'obus: des grenades, des fusées, du pain. Déjà, pendant toute la journée, les blessés ont afflué. Quelles pitoyables loques sont ces hommes, lorsque la blessure vient définitivement briser le ressort. Effort physique, volonté, tout est fini; il ne reste que stupeur et lassitude; de la pauvre chair qui souffre et qui a peur de souffrir davantage. Voilà ce qu on lit dans le regard fixe que l'on entrevoit sur ces visages terreux, enveloppés de bandages sanglants.

Toute la journée du 17, toute la nuit du 18, les troupes ont subi d'effroyables tirs d'écrasement. Le défilé de brancards était ininterrompu.

L'attaque devait d'abord se déclencher à sept heures, puis à dix; ce fut à quinze heures que les troupes partirent à la grenade. Dans le boyau qui va vers la batterie de l'hôpital, j'interroge au hasard officiers, blessés, aumônier, médecins. Il est difficile de rien obtenir de clair. Impression d'ensemble: cela ne marche pas mal. Des prisonniers allemands apparaissent; un officier, très sûr de lui, me dit avec un salut: « Ces hommes sont avec moi; c'est moi qui les conduis. » Il en amène une dizaine. On assied tout ce monde dans le ravin. Ils cnt le nouveau casque à bords plongeants. L'un d'eux est un enfant; le visage gonflé, mâchuré, il s'avance comme tin homme ivre, les mains tendues, riant, pleu^ rant et bavant.

Cette existence souterraine supprime toute distinction entre le jour et la nuit, ce jeu alterné du sommeil et de la veille qui rythme notre vie. L'activité, le mouvement, le bruit sont les mêmes, continus, sans arrêt, sans pause, de midi à minuit, de minuit à midi. Et même, les heures nocturnes sont les plus agitées. Le corps et le cerveau s'adaptent à ce mélange des deux genres de vie; ils ne dorment jamais complètement, ils ne sont jamais complètement éveillés. Le temps s'écoule, tiède, fade, sans contrastes, ni arrêt, ni départ.

Sous cette voûte indestructible, trop d'hommes et trop de choses sont venus chercher un abri; dépôts d'eau, de grenades, de fusées, de cartouches, d'explosifs; sous des lampes noires de mouches, des chirurgiens recousent de la chair déchirée. Un état-major de brigade se tient à l'écart, dans sa petite case en bois d'où rayonnent des coureurs et des fils téléphoniques. Les hommes qui vont dans les deux sens piétinent dans la boue gluante qui, en plein mois d'août, n'est pas encore sèche. Un cri circule: « Attention au blessé! » et la cohue se gare contre la paroi, pour laisser passer le brancard; parfois, on entend geindre le pauvre corps vaincu, barbouillé de boue et de sang. Puis les défilés de corvées reprennent, les hommes trébuchant sous les fardeaux les plus extraordinaires: rouleaux de fils de fer, caisses de munitions, boîtes à lait remplies d'eau. Parfois, ce sont les bourriquots qui pénètrent à ioo ou 200 mètres, quand le marmitage trop violent interdit le déchargement au dehors. Tous les bruits sont dominés par le halètement rapide du moteur de la machine électrique. Il est comme le battement de fièvre de cette artère surchauffée...

Il y a quelques jours, un incendie s'est allumé dans le tunnel menaçant toute une poudrière enfermée avec une garnison dans ce tube étroit. Qui a mis le feu? Court-circuit, bougie, fusée, essence, grenade? L'incendie a éclaté . au moment où des mules entraient avec un chargement de fusées. Puis une explosion; la nuit s'est faite et, au milieu de détonations successives, tout prit feu. Notre docteur, qui rôdait près de la sortie, a été projeté au dehors; lancé à terre, il s'est relevé pour voir la gueule du tunnel enflammée et ronflante. Au crépitement des détonations succéda un grand silence et l'incendie, alimenté par un violent courant d'air, consuma pendant des heures tout ce que contenait le tunnel, des échafaudages, des baraquements.

Pendant trois jours, personne n'a pu entrer. Puis, l'incendie se retirant vers le milieu, on a pu avancer peu à peu au milieu des décombres... Aujourd'hui, on atteint jusqu'à la bouche d'air verticale qui se trouve au centre. Beaucoup de malheureux ont voulu fuir par là. Ils ont été asphyxiés par les gaz que dégageait l'incendie, et leurs corps entassés, emmêlés, forment des grappes impossibles à dénouer.

Parmi les corps blessés, on a reconnu celui de mon camarade M.... Il me disait un soir d'une voix triste: « Il ne faut pas trop se promener ici, si l'on ne veut pas être amoché. » On l'a reconnu grâce à ses deux plaques d'identité suspendues à son cou. De son corps, il ne restait qu'un bloc carbonisé, grand comme un enfant d'un an. On a rapporté ce morceau de charbon à Belrupt, on l'a mis dans un cercueil et enseveli dans le petit cimetière. La cérémonie à l'église, l'inhumation au petit jour, toutes ces figures apitoyées groupées autour de la fosse, tout cela nous a ramenés à des souvenirs de « temps de paix ». Si brève qu'elle fût, cette pénible cérémonie obligeait les assistants à fixer leur pensée sur l'atrocité d'une telle catastrophe. Et tous se rappelaient les jours et les nuits vécus, en compagnie de quelques-uns de ces morts, dans le tunnel tragique.

Le sinistre de Tavannes n'aura pas connu d'autre manifestation de pitié publique que les quelques phrases de notre colonel, devant vingt hommes, sur la fosse de notre camarade. Ce sera tout. Des malheureux auront été brûlés vifs dans un four, déchiquetés par les grenades dans un souterrain, et leur cri de souffrance sera resté étouffé sous le tonnerre incessant de Verdun....

 

Extrait de 'Récits et Réflexions d'un Combattant',
par Louis Hourticq (Hachette et Cie édit.)

 

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