- de la revue Lecture Pour Tous, 15 janvier 1916
- 'Dans les Lignes Allemandes'
Souvenirs d'Une Infirmière-Major
Pour nous renseigner sur le dévouement des dames de la Croix-Rouge, rien ne vaut le simple récit où l'une d'elles, Mlle Ferret, de la Société de Secours aux blessés a noté ses souvenirs de dix mois passés dans les ambulances au pouvoir des Allemands. A travers ces pages, où l'auteur s'est bornée volontairement à de rapides indications, on devine les fatigues, les privations, les émotions de toute sorte. Et on admire davantage celles qui, ayant accompli de si belles choses, n'en parlent qu'avec un si parfait naturel, et une si rare modestie.
Le 30 août 1914, lorsque les Allemands entrèrent à Noyon, j'y étais avec mon équipe. Cette équipe était composée de Mme et Mlle d'Armagnac, Mlle Godefroy, Mlle Vever, Mme Trestrai, et Mlle de la Vaux.
Nous avions évacué la veille tous tous ceux de nos blessés qui étaient transportables, et au maire qui nous invitait à prendre le dernier train, nous avions répondu par un refus. Il restait en effet à l'hôpital deux petits Anglais, qui se mouraient. Peu après, on nous amenait cinq autres blessés ramassés sur les routes des environs: parmi eux se trouvait un lieutenant allemand.
Un peu avant l'arrivée de l'ennemi, le maire insista encore pour nous obliger à partir: « Je ne réponds de rien, nous dit-il, vous avez tout à craindre. » Et il mit deux automobiles à notre disposition. Mais notre devoir était clair: nous ne pouvions abandonner notre poste. Nous sommes donc restées, toutes les sept.
L'hôpital est installé dans un ancien couvent; des jardins l'entourent; de grands arbres l'ombragent. Par une fenêtre du second étage, nous vîmes entrer les Allemands. Il était trois heures de l'après-midi. Nous avions le cur serré et la gorge sèche. Nous nous taisions.
Des casques à pointe pénétrèrent dans l'hôpital. Un officier et quelques hommes, le revolver au poing, l'explorèrent de la cave au grenier. Qu'y cherchaient-ils? Des canons, des fusils, des francs-tireurs, ou bien encore un téléphone, un poste de télégraphie sans fil? Ils ne trouvèrent rien, parce qu'il n'y avait rien. Ils nous dévisagèrent d'un regard chargé de soupçons, mais ils se montrèrent corrects. Le lendemain, un médecin général allemand vint nous rendre visite. Il estima qu'il n'y avait pas assez de lits, et de 63 en porta le chiffre à 130. Ce ne fut pas assez, car il y eut, par la suite, dans l'hôpital jusqu'à 500 malades à la fois.
Un Fleuve de Sang
Les blessés en effet ne tardèrent pas à affluer, quelques-uns français, la plupart allemands. Pendant toute la fin de septembre, le nombre en alla croissant chaque jour. La bataille, après s'être éloignée, se rapprochait à nouveau. Le canon dont nous entendions à présent le grondement venait de chez nous.
L'espoir rentrait dans nos curs. Nous n'osions en parler, mais nos yeux échangeaient des regards qui en disaient long.
Pas une heure dès lors qui ne nous apportât son contingent de blessés. Ramassés sur le champ de bataille, ils nous étaient amenés directement. C'étaient de très grands blessés. On en mit partout, du troisième étage au rez-de-chaussée, dans les chapelles, dans les corridors, sur les paliers. Un ruisseau de sang coulait le long des escaliers. Au pied des lits, au bord des paillasses, il y avait de larges flaques.... Tout était rouge. On n'avait pas le temps d'effacer.
L'hôpital se changeait en boucherie. Les chirurgiens allemands opéraient du matin au soir. Ils étaient à la fois blêmes et sanglants. Blêmes de fatigue, si las que parfois ils tombaient auprès des lits. Quant à nous, nous n'arrêtions pas. Dormir, il n'y fallait pas songer. De temps à autre, on s'asseyait, on fermait les yeux, quelques minutes, puis on repartait vers de nouveaux pansements.
Nous avions avec nous quelques infirmières allemandes: elles savaient assez bien leur métier, mais elles nous laissaient le soin de pourvoir aux gardes de nuit; à nous sept, il nous fallait en assurer quarante-deux par semaine.
Parmi les blessés, il y avait des tétaniques; les infirmiçres allemandes ne les approchaient pas. Elles en avaient peur. En général, elles ne s'occupaient que des Allemands. Nous avions, nous, des Français et des Allemands: nous les soignions également. Si jamais les journaux d'outre-Rhin ont insinué que des infirmières de la Croix-Rouge ont refusé de soigner des Allemands ou les ont moins bien soignés que les Français, ils en ont menti. Jamais une de mes infirmières n'a fait de distinction. Pour nous un blessé, qu'il soit français, anglais ou allemand, est un homme qui souffre et qui a droit à nos services. Voilà tout.
Et pourtant, quelles heures nous avons passées auprès de certains blessés allemands! Une nuit, un officier, dans un accès de délire, s'est jeté sur une de nous et a essayé de l'étrangler. Ce ne fut qu'à grand'peine que l'on parvint à la lui arracher des mains. Un autre qui avait le bras fracassé et qui souffrait abominablement, voulut se précipiter par la fenêtre. Celle qui le soignait le retint par les pieds, et si on n'était pas accouru à ses cris, elle l'aurait suivi dans sa chute, car il avait réussi à l'entraîner jusqu'au rebord et elle commençait à perdre l'équilibre. Il était temps!
Une Alerte Nous Sommes Gardees à Vue
Est-ce donc pour nous emercier de ce que nous avions fait pour les blessés allemands que vers la fin d'octobre, sur un ordre de la Commandatur, nous fûmes soudain traitées eh espionnes?
Un matin il était neuf heures un officier de gendarmerie me fit appeler. J'étais en train de soigner un petit lieutenant français, et je voulais achever de le panser, mais l'Allemand m'invita à descendre de suite pour subir un interrogatoire en règle. Il me demanda le nom de mes infirmières, les salles où elles travaillaient, et il envoya aussitôt des hommes en armes pour les quérir. On nous conduisit, ainsi escortées, dans nos chambres, et on nous y garda, un gendarme à chaque porte, avec défense expresse de communiquer. Nous n'avons d'ailleurs tenu aucun compte de la défense.
Alors, les policiers sont venus: ils ont visité nos chambres dans tous les coins et recoins, déchiré les tentures, soulevé les papiers, sondé les murs, pour voir s'il n'y avait pas quelque téléphone habilement dissimulé. Dans un de mes tiroirs, ils ont trouvé une petite boîte d'épingles à cheveux; ils l'ont examinée dans tous les sens: apparemment cette petite boîte ne leur dit rien qui vaille, car ils l'emportèrent. Ils ont pris également toute ma comptabilité, toutes les lettres de soldats que je pouvais posséder, tout ce qui d'ailleurs était écrit à la main. Ils ont même enlevé de mon livre de messe et de ceux de ces dames des images, sur lesquelles il y avait parfois un simple mot: « Bon souvenir », par exemple. Ils mirent, bien entendu, la main sur mon journal d'infirmière, où ils ont pu lire tout le bien que je pensais d'eux, ce qui a dû les édifier. Et quand ils furent partis, les infirmières allemandes sont venues à leur tour: elles nous ont déshabillées complètement, ont fouillé nos vêtements, même les .doublures, puis se sont retirées, bredouilles. Pendant ce temps les blessés attendaient....
On Nous Change d'Hopital
Enfin, on nous permit de retourner auprès d'eux. Mais les Allemands ne nous pardonnèrent pas leur brutalité inutile. Sous prétexte qu'ils avaient besoin des chambres que nous occupions, pour y loger des officiers, ils commencèrent par nous en chasser et nous invitèrent à loger en ville, puis peu de temps après, sans doute pour nous éloigner des lignes françaises qui étaient trop près, ils nous évacuèrent sur Guise. Or, à Noyon il restait encore des Français en traitement à l'hôpital et on avait besoin de nos services, tandis qu'à Guise tout était pourvu et nous devions être en surnombre, donc inutiles. En effet, pour nous trouver un emploi, on fit rentrer chez elles les surs de Saint-Vincent-de-Paul, qui desservaient l'Hôtel-Dieu, et on nous mit à leur place.
De Noyon à Guise, nous avons fait la route en automobile. Le chauffeur qui nous conduisait était d'une maladresse remarquable. Il faillit nous verser plusieurs fois: la dernière fut la bonne. Nous fîmes la culbute dans un fossé. Je fus blessée au front et je fis mon entrée dans Guise, la tête enveloppée de bandages. Accueil chaleureux de la population qui nous apporta des bonbons, du chocolat, des gâteaux. Les bonnes gens de la ville s'émeuvent à la vue du pansement qui couvre ma tête. Le bruit se répand que j'ai été blessée par les Allemands. Et le médecin-chef de l'hôpital, ennuyé de voir, une infirmière arriver dans cet état, me demande des explications: « Que voulez-vous, docteur, lui dis-je; même les plus maladroits des automobilistes allemands ne sont pas capables de tuer les infirmières françaises: elles sont trop rudes! »
Nous devions rester du 18 décembre au 18 mai à l'Hôtel-Dieu de Guise: nous y avons soigné surtout des blessés français. Ceux que nous avons trouvés en traitement y étaient depuis longtemps. Beaucoup y avaient été amenés au mois d'août. Les premiers Allemands qui étaient venus à Guise n'avaient fait qu'y passer, mais ils avaient pris le soin de dévaliser les hôpitaux, emportant tous les instruments de chirurgie, en sorte que les trois médecins français qui étaient restés n'avaient pu se livrer à aucune intervention. Un peu plus tard, d'autres Allemands occupèrent la ville: leurs chirurgiens furent alors obligés d'opérer une grande quantité de blessés, en plusieurs fois, car ceux- ci naturellement avaient trop attendu.
De janvier à mai, de fréquentes évacuations réduisirent le nombre de nos blessés. Il ne nous en venait d'ailleurs pas de nouveaux, si ce n'est quelques-uns qui nous étaient expédiés de Chauny et d'Avesnes pour notre salle de radiographie. Le 18 et le 19 mai, eurent lieu les derniers départs. Alors, comme nous n'avions plus de Français à soigner, à l'heure du dîner l'inspecteur déclara qu'il ne nous connaissait plus, et refusa de nous donner à manger. Nous dûmes ce soir-là de ne pas mourir de faim à une brave femme de cuisinière qui nous apporta une soupière, cachée sous son tablier.
Sous la Botte Allemande
Si nous étions mal nourries et même pas nourries du tout, les infirmieres allemandes, par contre, ne manquaient de rien, et étaient à cet égard bien mieux traitées que les blessés et que nous. La disette au surplus ne régnait pas dans le pays, qui eût même vécu facilement, sans les réquisitions. Mais les Allemands emportaient le blé en Allemagne et, en échange de 100 kilogrammes de blé, donnaient 100 kilogrammes de seigle, et se faisaient payer 17 fr. 50 par la ville.
La population rongeait son frein en silence, ce qui n'empêchait pas les vexations de toute sorte. Au moment où nous avons quitté Guise, il y avait vingt-neuf femmes en prison. Leur crime ? Elles avaient cherché à avoir des nouvelles de leurs maris. On les avait condamnées à 200 marks d'amende, et elles avaient refusé de payer, en disant qu'elles ne donneraient jamais un centime aux Allemands. Alors elles avaient été condamnées à trente jours de prison. Le juge vint les visiter. « Si vous donnez quelque chose, leur dit-il, on vous défalquera plusieurs jours. » Elles répondirent qu'elles n'avaient pas plus d'argent, aujourd'hui que les jours précédents. Alors le juge fit enlever leurs matelas et ordonna de leur mettre de la paille à la place. Le maire intercéda pour elles; mais j'ignore quelle suite fut donnée à ses démarches, car sur ces entrefaites nous fûmes avisées que nous étions renvoyées en France.
Comme on vient de le voir, la question des nouvelles était pour la population l'une des plus angoissantes. Pour tout ce qui concernait les lettres, les Allemands se montraient intraitables. En principe, les blessés français étaient autorisés à écrire une carte tous les quinze jours à leur famille. Mais je suis convaincue que ces cartes restaient à la Commandatur, car je n'ai que rarement vu des réponses parvenir aux blessés. J'ai écrit moi-même bien des fois à Paris, mais je n'ai jamais rien reçu. Une seule de mes lettres est parvenue à destination. Ce fût grâce à un major allemand c qui nous appréciait. Il l'adressa à un de ses amis, resté en Allemagne, qu lui-même la à remit à un habitant de Hambourg, lequel la fit passer par l'ambassade d'Espagne. C'était très simple, comme on voit... D'ailleurs ce médecin n'osa pas renouveler l'expérience, car il craignait que sa propre correspondance ne fût visitée.
A Guise comme à Noyon, la plupart des blessés étaient sans nouvelles de leurs familles qui pareillement ignoraient leur sort. Je n'ai jamais vu non plus l'autorité allemande renseigner l'autorité française sur les blessés et les morts français. Ainsi, à Noyon, j'ai soigné un jeune avocat à la Cour qui est mort dans mes bras, le 23 novembre. Sa mère avait appris par un de ses camarades qu'il a fait été blessé à Roye. Et depuis cette époque, elle attendait. C'est moi qui, dix mois plus tard, lui ai appris l'affreuse nouvelle!
Quelques Incidents du Retour
Enfin le 21 juin nous fûmes avisées que nous allions être renvoyéss en France; nous quittâmes Guise le 22. On nous fit passer par Laon, où nous sommes restées huit heures, enfermées dans un petit coin de la gare, gardées à vue. De là, nous avons été à Charleville,, où on nous a tenues quatre heures dans un compartiment. Nous avons traversé Sedan, Metz, Strasbourg, puis nous avons longé le Rhin. Sur tout le parcours, on1 a été correct et même déférent envers nous. Un seul chef de gare avait refusé de nous retenir un compartiment de 2e classe, parce que « c'était pour des Français »; mais l'infirmier allemand qui nous accompagnait réclama avec énergie et nous le fit donner.
A notre arrivée à Constance, on nous annonce: « On va visiter vos bagages, et puis on vous remettra à l'autorité militaire suisse! » Mais deux heures après, on nous conduit dans un hôpital, et un officier allemand nous informe que nous allons y prendre du service.
L'hôpital était une immense caserne, convertie en lazaret, où il y avait au moins 600 Français, peut-être même 800, qui attendaient là leur rapatriement. C'étaient des grands blessés, des mutilés, des amputés, des malheureux aussi qui s'en allaient de la tuberculose, faute de soins, et qui malgré leur état restaient mêlés aux hommes sains. Ils étaient mal soignés, mal tenus. Les locaux étaient sales. Les mourants et il y en avait! n'étaient pas assistés. Quant à nous, nous étions mieux nourries qu'à Guise, mais nous étions traitées comme des prisonnières; nous n'avions pas le droit de sortr de nos chambres, ni de communiquer entre nous. Nous étions d'ailleurs affectées chacune à un baraquement spécial.
Le colonel d'Harcourt et le commandant Forcinal, qui étaient hospitalisés à l'hôtel du Lac, sont venus nous voir. Ils étaient relativement bien soignés. Ils pouvaient sortir tous les matins de neuf heures à midi dans le jardin qui entoure l'hôtel. Mais il n'est pas exact qu'on autorisât les officiers à se promener en voiture au bord du lac, comme l'ont prétendu les journaux allemands. Je ramenais aussi avec moi une infirmière du Nouvion, retrouvée à l'hôpital de Guise. Elle me dit qu'au Nauvion, les Allemands se sont conduits comme des forcenés. Plus de deux cents maisons ont été pillées et brûlées sans combat. Une pauvre femme qui était, avec son bébé, dans une petite voiture, le long d'un trottoir, n'ayant pas compris l'ordre donné en allemand de se ranger, les Allemands ont frappé à tour de bras le cheval qui s'est emballé, emportant la mère et l'enfant: on n'a jamais su ce qu'ils étaient devenus.
Pour le château, qui appartient au duc de Guise, les Allemands l'ont pillé; après quoi, ils ont sommé le régisseur de signer un papier où il était écrit que le pillage était l'uvre des Anglais. Celui-ci avait refusé en disant: « Ce ne sont pas les Anglais; ce sont les Allemands qui ont tout fait; je les ai vus et je ne signerai pas ce papier! » Cet honnête homme fut déporté séance tenante en Allemagne. On n'a jamais eu de ses nouvelles.
Le 2 juillet, nous passions la frontière. Le lendemain, nous avions la joie de revoir Paris, après dix mois passés au pouvoir des Allemands. Si dure qu'aient pu être pour nous certaines heures, tout s'efface devant la pensée que nous avons pu adoucir la souffrance de quelques-uns de nos chers blessés.