de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 15 février 1916
'de Petrograd aux Tranchées de Galicie'
par Marylie Markovitch

Au Front de l'Est

 

Ce sont encore ici des impressions personnelles, le récit de choses vues. Toute la Russie combattante s'évoque dans ces pages d'un pittoresque intense qui groupent, au milieu du vaste décor de neige, les mille spectacles de la guerre. Elles apporteront au lecteur la sensation d'avoir un peu vécu de la vie de notre Alliée pendant ces mois de fécond recueillement où elle se prépare aux prochaines et formidables offensives.

 

Le train sanitaire impérial qui porte le nom de la grande-duchesse Olga Alexandrovna, sœur du Tsar, m'emmène avec un commandant, trois docteurs, un pope, six sœurs de charité et nombreux personnel sanitaire vers le font russe de Galicie, où nous allons chercher des blessés. Depuis cinq jours nous sommes en route. D'immenses plaines de neige, de petites stations empruntant à cette blancheur qui tombe une grâce imprévue, des forêts de molle ouate, des ponts sous lesquels l'eau ne chante plus, des villages frileux endormis entre leurs clôtures, un traîneau qui trace dans cette poussière blanche un sillon vite effacé, une bande de corbeaux qui s'abattent sur une meule: c'est tout le paysage russe, hivernal et silencieux, tout le paysage jusqu'en Petite-Russie où l'on trouve de la boue, des forêts rousses, une température plus clémente et parfois aussi du soleil.

Aux premières lueurs du jour, nous y croisons un train de prisonniers allemands et autrichiens. Ils sont là 1000 hommes et. 72 officiers: mais ce n'est plus une armée, c'est un troupeau. Quelle troupeau. Quelle différence avec les convois de l'an dernier!

Les Autrichiens, alors élégants et fanfarons, sont maintenant hâves et maigres; les Allemands, toujours taciturnes, ont perdu leur arrogance et, malgré leurs succès factices, doutent de l'avenir. «Pour ce que nous avons à attendre de la paix, m'a dit l'un d'eux, il aurait mieux valu ne pas commencer la guerre!»

Trois Autrichiens affamés et transis sont montés dans la cuisine du train, où on leur a servi de grands bols de thé, accompagnés de plusieurs tranches de pain blanc.

« Nous gelons dans nos tranchées, déclarent-ils, et de plus nous y mourons de faim. La ration journalière de chaque soldat est de 200 grammes de pain et d'un petit morceau de viande. Comment se battre dans ces conditions? Aussi on se rend dès qu'on le peut; mais les Allemands le savent et se tiennent derrière nous, avec ordre de nous tirer dans le dos à la moindre alerte. »

Pendant des semaines, jusqu'à leur arrivée en Sibérie où on les envoie, ces hommes verront se dérouler devant eux l'immensité de la terre russe, plus vaste qu'un océan. Alors, en même temps que son invulnérabilité, ils comprendront la folie orgueilleuse de leurs maîtres et la maudiront. Peut-être auront-ils une autre surprise encore: celle de constater que, malgré les espérances dont on les berça, la Russie n'est à bout ni d'hommes, ni de ressources, ni de volonté et que, loin de penser à la paix, elle se renforce chaque jour en vue de la continuation de la lutte.

Ne fût-ce qu'à ce point de vue, un voyage sur le front est fort instructif.

Pendant tout l'été, j'ai assisté au grand travail de réorganisation qui s'est accompli d'un bout à l'autre de la Russie: j'ai vu ressusciter les usines que le départ des industriels allemands, malheureusement trop nombreux, et aussi la trahison,, avaient annihilées ou anéanties; j'ai entendu rouler les canons et les caissons neufs sur le pavé de Pétrograd; j'ai vu les caisses de munitions se diriger vers les gares, accompagnées par un piquet de soldats; j'ai assisté à l'appel des ratniks (recrues). Avec quelle foi raffermie dans le triomphe final du droit, je retrouve aux abords du front et sur la ligne de feu ces mêmes hommes dont j'ai suivi les exercices à la caserne, sur les places et dans les rues, ce matériel de guerre dont je sais que, désormais, la Russie ne manquera plus!

Il n'est pas de jour où notre train ne doive se garer pour laisser passer des convois militaires: soldats qui s'en vont en chantant, canons dressés sur les plates-formes, matériel de la Croix-Rouge, munitions, automobiles, voitures de transport. Cette animation des grandes gares contraste étrangement avec le calme du paysage. A 50 verstes à peine du front, on traverse encore de petits villages paisibles, avec leurs parcs à bestiaux, autour desquels des paysans vaquent à leurs travaux accoutumés. Aucune nervosité, aucune inquiétude: on sait que, maintenant, le front est solide et qu'Allemands ni Autrichiens n'avanceront plus.

 

La Vie l'Arriere-Front

Neuf jours après notre départ de Pétrograd, nous arrivons à la petite gare de S.... dont le village a été évacué pour les besoins de la défense. Nous y attendrons un ordre pour aller plus loin. Ici commence la véritable animation de l'arrière-front. Déjà, hier, nous avons croisé d'interminables troupeaux de bœufs, destinés au ravitaillement des troupes, de longs convois de farine et de pain. Aujourd'hui c'est l'arrivage du foin. Quel pittoresque tableau! Les balles de fourrage entassées forment de véritables montagnes qui croulent par endroits. Des soldats déchargent les wagons, tandis que d'autres, passant après eux, entassent sur des charrettes le foin perdu. Sur un quai en planches, un groupe de fantassins se chauffe autour d'un feu dont le vent courbe la flamme haute; sur la route, un jeune garçon fait courir des chevaux dont l'un se cabre, un peu rétif; deux cavaliers en manteau blanc passent, haut juchés sur leurs étriers et, près des montagnes de fourrage, le bonnet à fond rouge de la sentinelle éclate comme un gros coquelicot oublié dans le foin.

De l'autre côté de la voie, s'alignent de blanches pyramides formées de sacs de farine accumulés. Ces dépôts sont nombreux sur la i route et, le plus souvent, abrités par des hangars. Mais l'air est si sec ici, la température si peu variable qu'on peut sans danger les laisser exposés au dehors. Charriés par les voitures de transport, ils s'en iront alimenter les boulangeries mobiles installées un peu à l'arrière de la ligne de feu, tandis que d'autres les remplaceront ici, incessamment....

Pittoresque et Lamentables Convois

Bien que l'effroyable exode des populations russes de l’ouest soit enfin ralenti, nous venons à l'arrivée d'un de leurs d’assister à S… l’arrivé d’un de leurs lamentables convois. Les femmes sortent des wagons, traînant après elles des enfants qui pleurent; les hommes, vieux ou grisonnants, portent sur leurs épaules les hardes qu'ils ont pu sauver. L'un d'eux passe, chargé d'un cuveau neuf: toute sa fortune! Ils sont 1500 à S... et leur présence donne à la petite ville évacuée une curieuse physionomie. Les femmes, avec leurs robes voyantes, les foulards rouges ou jaunes qui cachent leurs cheveux, leurs manteaux qui furent blancs et sur lesquels détachent des broderies de couleur ou des ornements de cuir, ne manquent parfois ni de style ni d'allure; les hommes, en armiak marron ou blanc, ceinturés blanc, ceinturés de rouge et chaussés d'écorce de bouleau, complètent un ensemble dont l'œil se réjouirait en d'autres circonstances et en d'autres temps.

Quelques groupes de ces errants campent provisoirement dans les bois, auprès de leurs bagages entassés, mordus par le froid malgré les feux péniblement entretenus dans la neige; d'autres vivent dans les trains de marchandises d'où la première réquisition les chassera; beaucoup sont disséminés chez les paysans du voisinage ou dans: les lisons évacuées de la ville où je suis allée interroger.

Tous viennent des villages situés de litre côté du Styr et attendent avec une inébranable confiance le moment de rentrer dans leurs foyers. Les maisons sont détruites fit les champs ravagés: qu'importe! On creusera de nouveaux sillons et il restera bien dans la forêt voisine de quoi reconstruire une nouvelle isba. Et puis: « Le Petit Père (le Tsar) nous aidera! » disent-ils.

Leur détresse est moins effroyable ici que dans les grandes villes où ils tombèrent par masses sur des populations que tant de charges accablaient déjà. L'Union des Zemstvos (conseils municipaux) a installé pour eux à S..., sous la direction de M. Louis Call, un poste de secours qui les nourrit. J'ai assisté, dans la cuisine provisoire en planches, aux trois distributions qui leur sont faites chaque jour. Devant des fourneaux de briques, pourvus d'énormes chaudrons, un cuisinier-soldat, armé d'une longue spatule, prépare la soupe à la viande ou remue le cacha d'orge. Près de la porte, les réfugiés sont massés, attendant l'heure de défiler devant les fourneaux où ils reçoivent leur repas fumant.... Ah! la figure inquiète des petits que la mère envoya et qui trejnblent de n'être pas servis! Mais la sœur de charité qui préside à la distribution n'oublie personne. En quatre mois, 115 000 dîners leur ont été distribués ainsi et le poste a nourri au lait chaud, pendant une semaine, 9 500 petits enfants! Depuis octobre, chaque réfugié reçoit journellement sa provision de bois coupé et bientôt on leur donnera aussi du savon. Enfin la Société de secours aux réfugiés, constituée sur l'initiative de l'Empereur par le prince Ouroussoff, a envoyé à S... un représentant qui s'occupe de les chausser et de les vêtir.

 

Passage de Cosaques

Des convois de troupes traversent jour et nuit la gare de S.... car une nouvelle offensive russe est proche. Un des plus intéressants est un train de Cosaques de la Garde impériale. Ils font partie d'un régiment choisi entre les Cosaques de toutes les Russies: Cosaques du Don, du Kouban, du Térek, de l'Amour.... Leurs cheveux sont rasés, sauf sur le devant de la tête,, et une épaisse touffe frisée.sort de leur bonnet de fourrure qu'ils portent très incliné sur l'oreille droite. D'une courage et d'une intrépidité à toute épreuve, ils sont la terreur des Allemands qui les tuent et même les torturent lorsqu'ils tombent entre leurs mains. Ils voyagent dans les mêmes wagons que leurs chevaux. A travers les portes largement ouvertes, on distingue les belles bêtes au pelage lustré rangées par quatre de chaque côté, tandis que les hommes occupent au milieu l'espace libre. Dans le fond, contre la paroi, sont disposées les selles, les armes, les piques, les nagaïkas!: tout l'attirail du cheval et du cavalier. Leur matériel de guerre les accompagne sur des plates-formes que gardent des sentinelles.

A peine arrivés, ils sautent sur le quai, se groupent et organisent un chœur. Leurs voix sont sonores et belles et, à la fin de chaque couplet, ils lancent un cri, aigu comme un appel de guerre, ou un « Iou! » retentissant.

«Les Cosaques,m'a dit l'un d'eux, aiment trois choses: chanter, boire et faire la guerre. »

Tels sont bien, en effet, les trois thèmes de leur poésie nationale, où l'amour ne tient qu'une très petite place.

Tout à coup, une sonnerie de clairon déchire l'air: c'est le rassemblement pour le dépprt. Vite, ils rejoignent leurs wagons, s'accoudent à la barre transversale des portes et défilent devant nous en tenant la main droite à leur bonnet. Où s'en vont-ils? Mystère! « En Serbie, » disent-ils. Nous savons qu'il est déjà trop tard. Mais, de quelque façon que ce soit, c'est tout de même à l'appel de la Serbie agonisante qu'ils accourent.

 

En Attendant le Combat

L'ordre de nous rapprocher des positions est parvenu au commandant cette nuit. Nous nous réveillons à X..., la gare la plus voisine de la ligné de feu, au bruit d'une intense canonnade. Un train de soldats destinés aux tranchées du Styr y arrive presque en même temps que nous. Ah! les beaux gars, solides et vaillants! Ils ont belle prestance sous leurs chaudes capotes, avec leurs bonnets de fourrure sur lesquels se détachent les lunettes destinées à les protéger contre les gaz larmoyants. Ils portent le complet équipement de campagne: musette de toile verte, rouleau de tente de même couleur, bidon de cuivre et gobelet d'émail. Une hache ou une pelle à tranchée, enfermée dans un étui de cuir, pend à leur ceinture. Aussitôt débarqués, ils se répandent dans la clairière, devant le cimetière — le leur! — et allument de grands feux. En attendant l'heure de la soupe, quelques-uns vont se ravitailler à une petite boutique en planches, près des tentes de l'ambulance. Ils en reviennent avec du pain blanc et des saucisses qu'ils s'amusent à faire rôtir sur la braise retirée des feux. Leur faim apaisée, les voilà qui se lèvent, courent dans la neige, se livrent des assauts de boxe, s'exercent au pugilat ou simulent gaiement des attaques à la baïonnette, avec des branches coupées aux arbres de la forêt.... L'heure du départ venue, ces enfants insouciants retrouvent leur gravité guerrière. Disciplinés et ponctuels, ils se mettent en marche et longtemps nous les suivons des yeux, nous demandant avec une émotion poignante lesquels sont marqués pour la rictoire et lesquels pour la mort.

De l'autre côté du train s'étend une vaste place entourée de boqueteaux et occupée par le bivouac. Les écuries qu'on a recouvertes de branches de sapin, afin de les dissimuler aux investigations aériennes, lui forment une ceinture. Au centre, canons et caissons sont rangés sur deux lignes. A droite et à gauche, les zimliankis (abris) profondément creusés dans le sol. Çà et là fument les cuisines de campagne. J'aime à m'arrêter auprès. Le « cuistot », comme on dit chez nous, est en train de découper le bœuf. A côté de lui, un aide jette les morceaux l'un après l'autre dans un grand récipient et les compte: sorrok adine (41), sorrok dva (42), sorrok tri (43).... Ce point se ravitaille lui- même; il dispose de troupeaux de génisses parquées dans le voisinage et, chaque jour, les soldats mangent de la viande fraîche. Il a aussi sa boulangerie, sa forge, son poste de télégraphie sans fil.... Toutes les armes s'y rencontrent, depuis la courte baïonnette du fantassin jusqu'à la longue pique du Cosaque. Aussi le mouvement y est intense et le va-et-vient incessant....

La canonnade a redoublé cette nuit. Par moments elle était si violente et semblait si proche que le train en était secoué sur les rails et que les vitres tremblaient dans leurs châssis.... Des lueurs rouges s'allumaient dans le ciel. Sans doute un nouveau combat se livre autour de la ville de S..., d'où les Russes ont récemment chassé les Autrichiens, sans réussir à y pénétrer.

A neuf heures du soir, on nous amène les premiers blessés. Nos prévisions étaient justes. Les Autrichiens ont tenté de reprendre la position perdue, mais ils ont été repoussés.... Les blessés sont peu nombreux, grâce à l'excellente couverture que leur fait l'artillerie; aussi resterons-nous plusieurs jours ici, où nous faisons fonction d'hôpital. Il est décidé que je profiterai de ce répit pour aller, en compagnie. de deux officiers, visiter les tranchées du Styr.

 

Dans les Tranchées du Styr

Un chemin sous la neige, entre la forêt et le talus du chemin de fer où les trains ne passent plus, un village rempli de troupes, un autre dont rien ne demeure qu'une église et les montants de quelques granges incendiées; des obus qui éclatent à droite ou à gauche en avant de nous: c'est tout ce que l'on rencontre de la gare de X... à la ligne de feu. Le Styr coule, à demi dissimulé sous la neige, à laquelle une mince couche de glace sert de support. Malgré tous leurs efforts, Allemands ni Autrichiens n'ont pu réussir à traverser le fleuve, dont l'importance est grande, car il couvre le ' nœud de chemins de fer de Rovno.

C'est donc sur la rive gauche du Styr que sont situées les tranchées russes. Les tranchées allemandes leur font face, au delà des réseaux de fils de fer barbelés, et avec une jumelle de campagne on les repère très bien. Même, on voit des hommes aller et venir autour de leurs positions.... Ce qui m'intéresse autant que ce spectacle, ce sont les braves qui m'entourent. Ils sont là, debout, l'arme au pied, attendant l'attaque et prêts à la riposte. Leur visage respire la santé et le courage. Bien vêtus, bien nourris, pourvus de munitions abondantes, ils ont retrouvé l'entrain et même l'enthousiasme des premiers jours de la guerre. Avec quelle fierté émueje leur transmets le salut cordial de leurs camarades de France! Leurs yeux brillent pendant que le lieutenant me charge à son tour de faire savoir à nos « poilus » que les soldats des tranchées russes sont prêts comme eux à tous les sacrifices....

A 3 ou 4 yerstes a gauche, le canon continue de tonner, mais aucun de nous n'y songe.

La visite d'une Française a rendu plus présente à ces braves la pensée de leur fidèle alliée de l'Ouest, et ils communient avec elle dans un sentiment de virile fraternité.

Un aéroplane allemand a survolé notre train,sansnous jeterde projectiles: il est bientôt poursuivi par l'artillerie russe qui l'oblige è rentrer dans ses lignes.

Les blessés continuent à arriver et, parmi eux, deux prisonniers, l'un allemand, l'autre autrichien. L'Allemand est sombre, taciturne. Tous les efforts de nos infirmiers, dont quelques-uns parlent sa langue, n'ont pu lui arracher un mot. Il n'a pas même un geste reconnaissant pour les soins qu'on lui donne. On dirait une bête traquée qui se terre pour mourir.... L'Autrichien, au contraire, témoigne de la satisfaction qu'il éprouve à être enfin délivré du cauchemar allemand. Il s'intéresse à tout, remercie à la plus légère attention. C'est presque toujours ainsi. Dès qu'ils sont prisonniers des Russes, les Autrichiens, dont beaucoup sont de race slave, se sentent parmi des frères et on peut dire que les Russes— bons jusqu'à être parfois trop compatissants — les traitent comme tels.

Le commandant vient de recevoir un télégramme lui annonçant que 200 blessés nous attendent à S.... C'est plus qu'il ne faut pour atteindre le chiffre de notre contingent. La nouvelle du départ se répand bientôt dans tout le train et, y sème la tristesse.... On est si bien sur le front, dans cette saine atmosphère de vaillance et de foi! Aussi est-ce le cœur serré que nous reprenons le chemin des villes, si facilement enclines au pessimisme et au découragement. Seule nous console la pensée que nous aurons, là- bas, un nouveau devoir à remplir: fortifier les âmes par l'exemple reçu directement de ceux qui, à chaque instant, avec une confiance et une intrépidité jamais ralenties, offrent leur vie pour le salut de tous.

Marylie Markovitch

 

 

Back to Introduction

Back to Index