de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 7 novembre 1914
'Ecrit sur les Lignes de Feu'
par André Tudesq

Les Combats en Aout 1914

 

Plus les communiqués officiels sont d'une sécheresse voulue, dénués de tous détails précis et de tout pittoresque, plus nous sommes avides de récits qui nous apportent l'impression de la chose vue. Les pages qu'on va lire sont les notes prises, au son de la canonnade, sur la ligue de feu, par un écrivain bien connu de nos lecteurs pour sou ardeur à se renseigner à tout prix et pour l'exactitude de ses peintures. On lira passionnément ce récit frémissant qui donne si bien la sensation de la lutte toute proche.

L'AMBULANCE OU j'écris ces notes s'abrite dans un hameau de dix-huit feux, au fond d'un val étroit, à l'angle même des lignes d'avant-postes. On l'a établie dans l'unique maison restée intacte: une habitation rustique à un étage.

Des blessés sont étendus dans le grenier aux foins, d'autres dans les écuries. Sept majors campent, mangent et dorment dans la pièce à larges dalles bossuées, dont le maître, aujourd'hui en fuite, avait tait sa cuisine. La cheminée, aux nodes de campagne, est large et haute. Ni vitres ni volets: le canon a tout brisé. Pour se garer du froid, des capotes sont accrochées aux fenêtres.

Nuit et jour, sans répit, la petite maison des champs voit passer dans son ciel les « marmites » des 220 allemands et les obus de nos 75. Les murs tremblent: le toit a des convulsions. Sur la falaise qui domine on vient d'établir, par dernière fortune, six pièces de 155. Les canonnades se saccedent par ouragans.

Vous rappelez-vous le passage des grands rapides, près des gares, sur les plaques tournantes? C'est là le vacarme implacable des soirs, des minuits et de l'aube.

Ce poste de péril et d'honneur, de ceux qui sont ici nul ne le troquerait pour la plus belle chambre du château Louis XIII — orgueil d'un conseiller à la Cour des Comptes — où, à deux kilomètres, est installé l'état-major. Il suffit en effet d'escalader quelque étroite sente sous bois pour découvrir à l'horizon les avant-postes, les tranchées et même, à la lorgnette, les mouvements de l'ennemi. Ce mont est l'un des points culminants de la Picardie: 240 mètres environ, trois fois la hauteur du clocher de Senlis. Depuis vingt jours que la bataille dure, plateau et val ont été par nous perdus et repris neuf fois. Les voilà nôtres définitivement. Les tertres qui bombent la pente douce des coteaux attestent de quel prix nous avons dû payer leur libération!

Mon auto est réquisitionnée pour aller chercher le commandant d'état-major de M..., de la ... division, qui a été blessé à B....

 

 

NOUS roulons en lisière de la forêt. La canonnade nous guide aussi sûrement que les épaves de la route. Un bourg: les Allemands l'occupaient voici deux jours. Quarante- sept maisons sont brûlées sur cent cinquante. Leur méthode est toujours la même: dans leur marche en avant, ils pillent; dans la retraite, ils incendient.

Un pavillon dresse ses murs noircis à l'entrée du village: de son heureux passé il n'a gardé que l'enseigne — une enseigne sur émail bleu — qui s'étale au fronton de la façade en ruines: Bon-Repos!

Sur la route, tête-bêche, des caissons abandonnés, des chariots hors d'usage; un camion de la Croix-Rouge anglaise git, sans roues, le moteur démonté, dans la boue du fossé. Un convoi de ravitaillement, dans un champ de betteraves, laisse souffler les chevaux. Quelques télégraphistes militaires installent des postes de fortune.

Des fusils, brisés à la crosse, traînent dans les ornières. Tout le chemin n'est parsemé que de gamelles et de bidons, la plupart neufs et d'un métal luisant, de sacs éventrés, de cartouchières vides, de casques défoncés, de boîtes de conserves. Je ramasse la « patte » à chiffres d'or d'un officier du 163e-bavarois; à côté, un paquet de coton et une bande de pansement qu'on dirait rouilles: c'e«t le sang vif d'une blessure qui les a teints ainsi, aux couleurs de l'automne.

Des patrouilles circulent: elles font partir, en flèche, des lapins sauvages. De ci de là, par compagnies, des faisans: sur trois kilomètres environ, j'en ai bien compte vingt, dorés sur ailes, gorge arc-en-ciel, ivres de fumée et de bruit. On eût pu les tuer à coups de bâton.

Nous passons le pont de planches sur l'Oise, qu'en quelques heures a construit le génie. A dix mètres, l'énorme carcasse du pont de fer, coupé en deux, barre le fleuve et fait chanter les eaux.

C'est trois cents mètres après B..., dans une route étroite en forme de défilé, que les troupes d'Afrique, tirailleurs sénégalais, spahis, turcos, goumiers marocains, zouaves surtout, embusqués dans les tranchées, forment l'avant-garde inflexible où se brise l'envahisseur. Des mitrailleuses les gardent en seconde ligne. Sur les hauteurs, quatre batteries de 75, bien dissimulées sous des branches, tapies dans des buissons artificiels, sont prêtes à cracher la mort.

Officiers et canonniers sont à leur poste, silencieux, sans fumer. La moindre volute de cigaretie suffirait à trahir les apprêts du combat. Seul, sur un hêtre, dans le feuillage déjà roussi, un brigadier essaie, lorgnette en main, de repérer à l'horizon les manœuvres de l'ennemi.

C'est un après-midi éclatant de soleil: à peine si la brume des bois ourle d'un voile bleu les coteaux du val. Vrai paysage à la Corot. A vingt mètres en arrière des batteries., sur le versant, le commandant attend, récepteur en main, les ordres du quartier général.

« Prenez patience! me dit-il en souriant. Toute la nuit, les Allemands nous ont canonnés. Nous avons changé nos positions.. Ils nous croient anéantis ou en recul. D'ici une heure ou deux, ils vont donner l'assaut au village. Vous pourrez alors collectionner des impressions! »

Tenir la bataille de si près, et la manquer peut-être.... Les minutes, en un tel moment, ont des lenteurs de siècles!

Vers quatre heures, l'ennemi se décide. Enfin! Un double grondement ébranle les échos. Tout le val est en rumeur, d'une rumeur en marche. On dirait des essaims d'abeilles vibrant librement au ciel clair. A deux cents mètres des batteries, les obus explosent, fauchant les haies, dispersant branches et mottes, creusant chacun un trou assez profond pour y enfouir deux chevaux. « Les marmites chauffent! » me dit le commandant. C'est le nom que toute l'armée donne aux obus de 220.

Ce fut là le prélude. Dès cet instant, les obus de 77 alternèrent furieusement avec les «marmites »,Tout le ciel se trouva maculé d'étoiles noires, de fumée et de mitraille. Les Allemands déblayaient.

Du côté français, on s'obstinait à faire les morts. La réponse n'en devait être que meilleure.

« Attention! regardez à droite », me souffla un lieutenant.

Tandis que j'étais tout entier à la canonnade, le brigadier, caché dans les branches du hêtre, a repéré un mouvement: il a prévenu son chef. Celui-ci, avertissant l'état-major, a reçu l'ordre: « Feu à volonté!»

Ce sont deux compagnies allemandes qui arrivent quatre par quatre. Elles approchent au pas accéléré. On dirait des blocs couverts de grisaille qui se meuvent. Les voici à 1200 mètres, au pied du village, proche les premières maisons.

« N'allez-vous pas tirer?

— Patience... nous les voulons plus près! »

Durant ce bref colloque, j'ai le temps d'apercevoir en tète l'officier à cheval, sabre luisant au soleil, qui presse ses troupes. Sa silhouette est roide: son bras seul gesticule. On le devine qui crie: « En avant! »

Au même instant, avec une brutalité stupéfiante, voici que les quatre batteries de 75, précises, implacables, se démasquent. Des coups secs se succèdent, qui vous déchirent le tympan, vous accablent par leur promptitude et vous tordent le cœur.

On dirait une hache invisible qui s'abat par larges et terribles coups sur l'ennemi. Toutest fauché, haché, anéanti. Le cheval de l'officier tournoie, éventré: le Hauptmann tombe lui-même, le flanc ouvert. Son sabre reste lié au bras par la dragonne. L'arme luit toujours dans les flocons de fumée jaune. Et la route montante se trouve brusquement parsemée de capotes grises, de casques, de sacs et de fusils abandonnés. Cris et brèves agonies.

Des deux compagnies allemandes, pas un fuyard ne s'est échappé. Et nous-mêmes n'avons pu, ce jour-là, non plus, faire un seul adversaire prisonnier, touts morts.

Cette bataille, Oise et Somme, prolongée durant des semaines et des semaines, dont d'incessants combats n'ont pu encore marquer la fin, figurera dans l'Histoire comme une des plus furieuses et des plus riches en héroïsme. Tel bourg, au nom à peu près ignoré, a subi jusqu'à dix-huit contre-attaques. Nous n'avons pu arracher tel autre qu'après sept charges à la baïonnette. On sent ici que l'ennemi risque son va-tout, et que nous, contre lui, nous jouons le destin de la France.

Dans ce secteur à angle droit, qui apparaît géographiquement comme un front de bélier, pas de bataille en ligne rangée. Une telle méthode de guerre serait à peu près impossible, car le pays ne tous s'y prête guère; mais des assauts répétés, des assauts de chaque heure, de continuels duels d'artillerie, nuit et jour, le corps à corps multiplié. On ne prend même plus le temps d'enterrer les morts: les combattants doivent eux- mêmes traîner leurs blessés, sous la rafale des mitrailleuses. C'est un roulement continu de fusillades. Pour les deux armées en présence, ici, pas de moyen terme: il faut vaincre ou mourir.

Par ses pièces et ses positions, la bataille rappelle la guerre de siège. Ce coin de l'Ile- de-France, tout en forêts et bois giboyeux, terrain de choix pour la chasse à courre et que, en d'autres années, parcourent en cette saison même meutes et chevauchées d'habits rouges, a son sous-sol miné comme une taupinière.

 

 

Quand on passe dans les champs, on est étonné de voir des cheminées en pain de sucre surgir au milieu des labeurs: ce sont des appels d'air pour les carrières.

Les carrières ! Elles sont ici par centaines, creusées à dix mètres dans le sol, longues parfois de vingt kilomètres, labyrinthes aux larges couloirs où peift tourner à Taise un mail-coach à quatre chevaux.

Quelques-unes, en exploitation, sont relativement récentes. Mais beaucoup, séculaires. à bout de rendement, sont devenues de vastes abris intérieurs où l'on cultive les champignons. On les nomme, d ailleurs, des « champignonnières ». Pour les atteindre, il faut descendre par de roides sentiers, des « layons », d'une pente qui va jusqu'à 60 pour 100. Elles constituent des forteresses souterraines de premier ordre.

Les Allemands les connaissaient de longue date. Plus d'une, en temps de paix, fut repérée par leurs espions.

Quand ils durent battre en retraite après les combats de la Marne, c'est vers ces abris que von Kluck et ses troupes coururent se replier.

Le terrier est immense. Chaque carrière, cimentée à l'entrée, bétonnée sur les flancs d'avant, garnie de mitrailleuses, est d'un terrible accès. Une armée est là, comme jadis les troglodytes. Il règne en ces énormes grottes une atmosphère douce, égale. Elles servent d'entrepôts, de cuisines, d'hôpital et de dortoirs. Des passages relient aux lignes de front les troupes qui s'y reposent. Les pluies ne les sauraient gêner, pas plus que les obus.

Pour les garder, par delà les bois, sur les hauteurs, les Allemands ont établi leur artillerie lourde, celle-là même qui, dans leur pensée, devait servir au siège de Paris: canons de 220, mortiers, obusiers de 420.

Le sol est gardé haut et bas. Mais le risque ici égale l'avantage. Qu'on coupe leurs lignes de ravitaillement, qu'on à parvienne à les isoler, les voilà guettés à la fois par les canons et par la faim. Ce sont des lapins pris au terrier. Il n'y aurait rien c d'étonnant si, un de ces malins," nous apprenions que nos armées ont fait là, d'un coup, quelque vingt mille prisonniers !

Avec force ruses, dont la dernière a eu pour résultat de me faire emmener à l'état-major da Quartier général, encadré de quatre soldats, baïonnette au canon, me voici à la ferme Saint-C..., sur un plateau d'où l'on domine tout le champ de bataille, jusqu'à R__ Je viens d'v suivre un double combat d'aéroplanes et d'artillerie. En voici les détails. Il restera un des plus émouvants spectacles de ma vie.

Pour couper court aux calomnies de l'état-major allemand, te quartier général a ordonné que soit répandue par milliers, sur les lignes ennemies, une petite affiche blanche, à baguette rouge et noire, dont voici la traduction:

« Avis. — Les officiers allemands racontent à leurs soldats que les « prisonniers de guerre sont maltraités par les Français.

« C'est un mensonge.

« Les prisonniers de guerre allemands sont parfaitement bien traites par les Français et accueillis honnêtement, comme il convient à des adversaires malheureux. » (La proclamation est écrite en allemand).

II est trois heures. Un officier aviateur, le capitaine de R...,etle lieutenant d'artillerie II..., passager, sont chargés de cette mission qui comprend, en outre, comme vous pensez, quelques observations.

Roulant cent mètres sur le plateau, ils s'envolent vers l'ennemi, par larges bonds. Ciel sans nuages, d'un outremer éclatant. On suit à l'œil nu l’avion dont les ailes, dorées par le soleil, ont des lueurs moirées d'écaillé.

Au loin, 10 kilomètres environ, liés à leurs câbles de fer, deux ballons captifs allemands font le guet: vous les connaîtrez par le surnom que leur donnent nos troupes: des « saucissons ». A la lorgnette, on découvre sur les aérostats des moulinets à bras de télégraphie optique: l'oiseau de France est signalé. Deux « albatros » allemands s'élèvent dix minutes plus tard. La chasse commence.

Avec une tranquille audace, niantes à deux mille mètres, nos officiers lâchent sur les tranchées et le gros de l'ennemi les affiches dont ils sont chargés: c'est une pluie de blancs papillons. Des coups de canon leur répondent.

La canonnade restant vajne, les aéroplanes ennemis se rejoignent. Des Français aux Allemands, des coups de fusil s'échangent; les mitrailleuses crépitent. En vain encore. Le lieutenant M..., ayant repéré une batterie de 220, laisse choir, pour la signaler, une fusée à longue traîne. Puis, en deux élans fort distincts, l'oiseau de France monte encore. Autour des petits nuages, formés par l'explosion des obus et qui subsistent longtemps dans le ciel, c'est une course terrifiante, par orbes fantastiques, qui évoque un faucon traquant deux éperviers. On distingue notre avion glissant sur l'aile, presque retourné.

Dans le feu du duel, un des deux albatros est entraîné vers nos lignes. Nos autocanons le saluent. Salves par quatre. D'autres ballonnets, blanc-jaune cette fois, parsèment le ciel. L'albatros plonge. Il a du fer dans l'aile: son compagnon vire de bord.

Resté maître du ciel, l'avion français virevolte quelques minutes, pour le plaisir.

Que je ne puis-je vous nommer tous les héros dont mon carnet de route a recueilli les exploits? Dans cette guerre d'épopée, il faut être mort ou mourant pour avoir droit à l'immortalité. Voici une histoire entre mille.

 

 

L'ambulance de la .... division tomba, la semaine dernière, aux mains de l'ennemi. Elle était installée alors au petit château de C..., en pleine ligne de feu.

Comme vous l'imaginez, l'ambulance était admirablement repérée. A la tombée du soir, nos 75 interviennent. Gageure effarante, précision quasi miraculeuse: les obus éclatent exactement des deux côtés du petit château, sans l'atteindre jamais. Le parc fut d'abord déblayé. Les sentinelles tombent coup sur coup. On les remplace: ce sont de nouvelles victimes. Toutes les vitres aux fenêtres volent en éclats.

Dans la salle oû, désarmés — on leur avait même pris leurs trousses d'opération — les médecins sont enfermés sous bonne garde, chacun se demande si quelque pièce mal pointée ne va pas hâter d'un coup l'agonie de tous ces blessés. »

Mais non! Le tir rythmé des 76 se poursuit sans hésitation, sans arrêt, traçant un cercle de mitraille autour de l'ambulance. A un moment, sous la lune qui surgissait, pâle et ronde, de la forêt obscure, on distingue à environ 200 mètres une masse d'hommes qui tombe. Des gémissements, des cris désespérés s'élèvent.

Le médecin-chef, entouré de ses aides, n'hésite pas.

« Messieurs, dit-il, nous, prisonniers, allons donner aux Allemands une leçon de courage et de noblesse.... Qui se propose pour aller sous le feu chercher leurs blessés? »

Le chef n'eut qu'à choisir. Se moquant de la pluie de feu, sous les yeux du colonel ennemi et de ses officiers stupéfaits, les majors Jacques T..., Joseph B... et Jean R... contournent la pièce d'eau, se glissent hors des palissades, et, à l'orée du bois, chargeant sur leurs épaules quelques Hanovriens tombés, les ramènent à l'ambulance. La canonnade redouble. On doit les retenir par ordre pour qu'ils ne partent pas à nouveau.

A. TUDESQ.

 

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