de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 1 novembre 1916
'Vingt-Deux Mois'
'dans les Lignes Allemandes'
par Yvonne Guinard

Notes d'une Infirmière

Vingt-deus mois de service forcé sous la direction sévère de majors allemands, imagine-t-on ce que cela représente, pour une jeune infirmière française de vingt ans, d'humiliations, de tracasseries, de souffrances et même, par moments, de folles terreurs? C'est pourtant l'existence qu'a dû subir Mlle Yvonne Guinard, de la fin de septembre 1914 jusqu'au 13 juin 1916. Elle a bien voulu nous conter ici, avec une simplicité qui rend son récit plus poignant, sa longue et cruelle épreuve. C'est un document irréfutable sur la dureté systématique, la grossièreté sans bornes, les soupçons perpétuels et la méchanceté calculée des autorités allemandes à l'égard des infirmières françaises et des blessés prisonniers en Allemagne.

 

DES les premiers jours de la guerre, j'eus l'idée bien légitime de me dévouer à nos blessés. Devant l'ardeur de mon désir, mes parents Consentirent et c'est le cœur gonfle de fierté, que je quittai Bligny, le 20 août 1914, pour l'hôpital auxiliaire du sanatorium de Montigny-en-Ostrovent, près de Douai, qui était organisé par la direction du service de santé de Lille et le professeur Calmette. Mme Rouzier, nièce du Dr Roux, de l'Institut Pasteur, et amie de mes parents. m'accompagnait. C'est une femme énergique et dévouée dont le secours me fut souvent précieux et qui ne cessa jamais de veiller sur moi avec une affection toute maternelle.

 

 

Les Premiers Blessés

Ma première grosse émotion date du 30 août 1914, jour où nous arrivèrent les premiers blessés. Mme Rouzier m'avait dit le-matin: « Préparez votre courage; la direction est avisée qu'un premier convoi de blessés va nous arriver. »

Malgré ma volonté d'être forte, je me sentis pâlir. Je savais que nos armées reculaient depuis quelques jours, que la bataille de Charleroi nous avait été défavorable et, dans l'angoisse de mon cœur de Française, je redoutais de voir dans les yeux des premiers soldats que je soignerais la double souffrance physique et morale de la blessure et de la défaite.

Beaucoup d'entre eux souffraient horriblement, mais ce n'est pas à leur souffrance qu'ils pensaient et toujours la même question revenait sur leurs lèvres: « Mademoiselle, est- ce que vraiment, ils avancent? » Je n'osais répondre, et ils insistaient: « Alors nous reculons toujours! » Brusquement, des larmes venaient éteindre l'éclair de fureur de leurs yeux.

Peu de jours après l'arrivée de ces premiers blessés, nous dûmes progressivement les évacuer sur Lille, après avoir pris la précaution de les habiller de costumes civil,s de crainte qu'ils ne tombassent entre les mains des Allemands.

Au Pouvoir de l'Ennemi

Septembre passe ainsi, au milieu de transes continuelles. L'invasion a glissé sur notre droite, et c'est dans un hôpital vide que nous avons la joie d'apprendre la victoire de la Marne. Mais avec la «course à la mer», après les combats de l'Aisne, la bataille ne tarde guère à se rapprocher de nous. Toutes les communications furent définitivement coupées à partir du Ier octobre, date à laquelle le pays tout entier fut occupé par l'ennemi. Le bruit du canon, qui s'était éloigné vers le sud, de nouveau nous parvint, redoublant d'intensité chaque jour. Nous sommes en plein drame, sans nouvelles de nos familles, anxieuses du lendemain.

Dans l'après-midi la porte de notre salle s'ouvre, livrant passage à un flot d'officiers et de. médecins allemands. Nous sommes, désormais aux ordres de l'ennemi.

A toutes nos souffrances morales s'ajoutait la douleur dans laquelle nous mettait la confiance absolue qu'affectaient les Allemands. Rien ne résisterait, disaient-ils, à la puissance militaire de l'empire qui imposerait bientôt ses volontés, non seulement à la France vaincue et saignée à blanc, mais à toute l'Europe. L'une de mes plus grandes joies, la plus grande peut-être, a été de voir cette confiance tomber peu à peu, puis disparaître et faire place à la crainte de la défaite. Je puis dire que cette transformation progressive du moral allemand m'a soutenue pendant mes six derniers mois de captivité et m'a aidée à les supporter.

La prise de possession de l'hôpital de Montigny par les Allemands est aussitôt marquée par d'importantes transformations. Les salles de 40 lits sont portées à 65. Un agrandissement permettant de soigner 400 contagieux est exécuté. Bientôt l'adjonction de baraques porte le nombre des lits à 2 000.

Une partie du personnel français est emmenée en Allemagne. L'autre partie, dont je suis, avec Mme Rouzier, est utilisée sur place selon ses aptitudes. Le major allemand m'informe que je suis affectée à une salle de 40 typhiques. Nous commençons alors un service que je pourrais appeler un service muet, où nous apportons la plus entière conscience. Pour toute récompense, nous sommes l'objet de soupçons perpétuels, d'une surveillance taquine et énervante de la part de la Kom-mandantur. A plusieurs reprises, j'ai eu l'impression que l'administration allemande cherchait à nous compromettre et à trouver un prétexte pour nous fusiller. Mais, d'une manière générale, nos rapports avec le service de santé et le personnel médical furent hons. A Douai, comme à Rastatt, les blessés français furent convenablement soignés et on tenait compte de nos réclamations en faveur de nos soldats.

 

Accusée d'Espionnage

Le 28 novembre 1914, les Allemands découvrent des fusils de chasse et quelques revolvers, plus 25 pigeons voyageurs dans la maison du garde-chasse de la propriété voisine de l'hôpital, qu'ils prétendent contre toute évidence être une dépendance du sanatorium. Des gendarmes allemands arrivent de Valenciennes. Une enquête commence. Nous sommes interrogées, et de quelle manière! Toute une procédure est constituée qui tend à établir le flagrant délit d'espionnage. On entend prouver que nous sommes coupables de renseigner l'année française par pigeons voyageurs. Le médecin aide-major Dehon, l'interne Nicoli sont arrêtés et, comme fille de médecin-directeur du sanatorium que l'on recherche, je suis accusée de complicité. Je me défends du mieux que je peux; je démontre l'absurdité de l'accusation, étant donné que je ne sais rien des mouvements de l'armée allemande et que je ne sors pas de l'hôpital. Pendant quinze jours horribles, je redoute de voir l'affaire tourner au tragique et, soudainement, on m'informe que je suis l'objet d'un non-lieu. Mais l'aide-major Dehon est évacué sur Lille et l'interne Nicoli, emmené prisonnier en Allemagne.

Le 26 novembre, nouvelle alerte. Dans le placard de l'annexe où je soigne les typhiques allemands, on a trouvé un uniforme français d'infanterie, une tunique, deux képis et une pèlerine, qui servaient avant la guerre comme déguisement au personnel du sanatorium, pour jouer des scènes militaires. Ces défroques de comédie établissent, aux yeux de nos bourreaux, que nous avons caché des soldats français et que nous avons favorisé leur fuite en remplaçant leurs uniformes par des vêtements civils.

Que dire contre de pareilles accusations? Le lendemain, la situation s'aggrave encore.

Poursuivant les perquisitions chez le garde-chasse voisin, les Allemandsdécouvrent, profondément cachée dans le foin d'un hangar, une automobile démontée, dont nous ignorions naturellement l'existence, mais que l'autorité allemande prétend être celle de mon père.

Cette fois je renonce à me défendre, résignée au pire. Les perquisitions succèdent aux perquisitions1 nuit et jour: des soldats allemands sondent les murs, défoncent le sol, fouillent le jardin et les caves, bouleversent nos appartements. Les interrogatoires sont dirigés avec une savante férocité. Après avoir été mises au secretpendant quelque temps, nous apprenons, Mme Rouzier et moi, que l'administration allemande persiste à voir en nous des espionnes et, comme telles, nous soumet à une surveillance spéciale. Pendant plus d'un an, nous portâmes le poids de cette accusation. La surveillance la plus tyrannique nous fut imposée. La situation devient intolérable. Il est horrible de se sentir constamment épiés par des ennemis qui peuvent disposer de. notre vie sous le prétexte le plus faux et le plus inattendu! Le 15 décembre on parle de renvoyer le personnel féminin français et de me garder, seule, à Montigny, comme otage. J'oppose à ce projet toute l'énergique résistance dont je suis capable. Je me sens perdue si je reste seule dans ce milieu. Mme Rouzier se rend à la Kommandantur et déclare qu'elle ne consentira jamais à me quitter. Aucune promesse ne nous fut faite et pendant quatre jours nous vécûmes dans une terreur atroce.

 

 

Au Chevet des Blessés Français

Enfin, le 20 décembre au matin,Mme Rouzier et moi nous étions appelés chez le major- chef Baker: il nous informa que par décision de l'autorité militaire allemande, nous étions affectées toutes deux, à Douai, à l'hôpital de première ligne, organisé dans les locaux de l'École normale de garçons, près de la porte d'Arras. Après des transes cruelles, ce fut une grande joie, car nous étions attachées à un service de prisonniers blessés, français, anglais et mdous, arrivant directement du front.

C'était l'époque où, dans la bataille de l'Yser finissante, l'Allemagne avait vu s'évanouir son rêve de prendre Calais. Déjà nous pouvions mesurer l'affaissement du moral allemand et l'élévation du moral des nôtres. Couramment, maintenant,les majorset les officiers allemands exprimaient cette opinion que la guerre finirait en queue de poisson, qu'il n'y aurait ni vainqueurs ni vaincus, et ils insinuaient qu'il était bien malheureux que la France ne fût pas l'alliée de l'Allemagne contre l'Angleterre.

Ainsi en quelques mois le ton allemand avait baissé à ce point: il n'était plus question de tout conquérir, de tout écraser. On peut penser si de tels propos gonflaient nos cœurs de joie. Aussi parfois, sans un mot, nos mains, à Mme Rouzier et à moi, se rejoignaient derrière notre dos et se serraient. Nous nous comprenions. C'étaient les minutes douces de notre captivité.

Du côté de nos soldats, quelle confiance ! Ils étaient blessés et prisonniers sans doute, mais ils avaient vu les assauts les plus furieux se briser sur les lignes qu'ils défendaient. Ils savaient que les Allemands ne passeraient jamais. Tous, même les plus gravement atteints, quand on les ramenait du champ de bataille, étaient pleins de courage et d'espoir. Jamais ils ne laissaient voir une défaillance aux majors allemands. Combien étaient beaux ceux que nous avons assistés à leurs derniers moments et qui mouraient en essayant de chanter les refrains guerriers et patriotiques de notre France.

Jamais une note discordante pendant tout ce long hiver 1914-1915 que nous passâmes là. Tous les convois se ressemblaient, tous ces chers blessés semblaient taillés dans le même granit. Mais que de minutes tristes, parfois, à côté d'heures réconfortantes!

Le premier contact avec nos héros blessés qui arrivaient du front, nous arjportait parfois de cruelles épreuves. Ces braves ne remarquaient pas toujours notre costume, pourtant si différent de celui des infirmières allemandes, et nous prenaient pour des ennemies.

Qu'il fut dur tout d'abord, le pauvre petit fantassin qui, me voyant approcher du brancard où il était étendu, me repoussa de son bras pantelant, me criant:

«F..-moi la paix! Je n'ai pas besoin de votre aide et je m'arrangerai tout seul! » La violence du geste et l'intensité de la douleur lui firent perdre connaissance. J'attendis qu'il reprît ses sens, puis doucement, je lui dis: « Vous souffrez trop, ne refusez pas le secours que je vous offre; je vais demander l'autorisation de vous faire une piqûre, car ici je suis prisonnière comme vous et je ne puis rien faire sans autorisation.»

A ce mot de prisonnière, le pauvre petit soldat comprend. Ses yeux se remplissent de larmes. Il me prend les mains et, presque suppliant pour une erreur qu'il veut se faire pardonner, me dit tout bas :

« Je vous ai crue Boche. Pardonnez-moi, mademoiselle, il y a tant de ces bandits qui parlent français couramment... je ne savais pas. Si seulement je vous avais regardée, j'aurais compris que vous étiez Française. Je vous ai fait du chagrin, dites-moi que vous me pardonnez? »

Et nous avons pleuré tous les deux.

C'était toujours le même'éclair de joie dans leurs yeux quand ils reconnaissaient des Françaises. Alors, dès la première toilette faite, ou au cours des premiers pansements, souvent bien longs et bien pénibles, c'étaient, discrètement, des confidences ou des recommandations touchantes pour des papiers ou des objets: lettres de famille, photographies, souvenirs d'êtres chers, médaille militaire — et plus tard croix de guerre — qu'ils voulaient conserver à tout prix et qu'ils craignaient de se voir enlever par les Allemands.

Certains, malgré leur extrême épuisement, conservaient leur présence d'esprit et songeaient aux documents qu'ils avaient sur eux et qu'il importait de ne pas laisser tomber aux mains de l'ennemi.

Ainsi, je me souviens qu'un jour, un jeune sous-offiieier d'infanterie, cruellement blessé, pouvant à peine parler tant sa faiblesse était grande et sa souffrance vive, par les Lignes Allemandes vint à me faire comprendre, malgré l'étroite surveillance dont nous étions l'objet, qu'il avait, dans la poche de sa vareuse, quelque chose à sauver de la fouille allemande: c'étaient des plans complets de tranchée et des signes conventionnels.. Au prix de mille ruses, je réussis à faire disparaître le tout dans ma blouse d'infirmière. Puis je détruisis. en les jetant au feu ces papiers compromenttants. A d’autres moments nous assistions à des scènes qui eussent été comiques en d'autres circonstances. Un petit Breton qu'on allait opérer, et qui paraissait être sous l'influence de l'éther, criait à pleins poumons: « Vive la France! A bas les Boches! » accompagnant ces exclamations d'appréciations énergiques sur le compte du Kaiser, de ses généraux et sur le sort qui les attendait. Jamais nous n'avions entendu des choses pareilles. Les médecins allemands, passablement interloqués, parlèrent d'alcoolisme pour expliquer cette anormale surexcitation. Après l'opération, une fois dans la salle et réinstallé dans son lit, le petit Breton tout souriant me glissa dans l'oreille: « Je crois que je leur en ai f... pour leur grade. Je pouvais bien en profiter, puisqu'ils croyaient que c'était l'éther qui me faisait divaguer. Si vous saviez, mademoiselle, comme ça fait plaisir à dire à ces monstres, tout ce qu'on a sur le cœur de bien plus douloureux que la blessure pour laquelle ils m'ont charcuté. »

 

La Cruauté Germanique

Pauvres chers blessés français, pour eux c'était une infinie consolation d'être soignés par des Françaises, l'unique adoucissement à l'amertume de leur captivité. Nous le savions: cela nous rendait chères nos propres souffrances. Aussi, lorsque, vers le milieu de mars 1915, on vint nous annoncer qu'un train était organisé pour ramener en France un certain nombre d'habitants de la région ainsi que les infirmières et aides françaises de Montigny, nous refusâmes d'en profiter. Une de nos pires tortures était de n'avoir aucun moyen régulier de correspondre avec nos familles, Je parvins cependant à faire passer secrètement quelques lettres à mes parents. En même temps je glissai des nouvelles et des listes de noms de nos blessés français, afin de rassurer le plus grand nombre possible de familles inquiètes.

La Kornmandantur de Douai finit par surprendre, je ne sais comment, nos correspondances. Traduite devant un véritable conseil de guerre,je fus menacée de peines disciplinaires et mise dans l'impossibilité de correspondre avec les miens. Mes parents et les parents de Mme Rouzier avaient réussi de leur côté à nous faire parvenir quelques lettres. Elles étaient entre les mains' de l'officier de la Kommandantur. Il nous les montra et quand il nous eut bien fait reconnaître l'écriture et comprendre que ces enveloppes contenaient les nouvelles tant attendues des nôtres, ils les déchira sous nos yeux.

Le comte Siesdorpf, inspecteur général de la Croix-Rouge allemande, entrant à la Kommandantur comme nous en sortions et me voyant pleurer, me dit: « Qu'y a-t-il encore? » Je lui racontai ce qui venait de se passer. Plus tard, j'eus la satisfaction d'apprendre que l'auteur de cette grossièreté avait été puni.

Nous n'en étions pas moins désormais définitivement séparées des nôtres, sans nouvelles de tout ce que nous aimions.

 

Transférée en Allemagne

Les mois passaient dans cette détresse grandissante. Un hiver recommençait: il allait nous apporter une nouvelle et plus terrible épreuve. Brusquement, au mois de février 1916, l'État-major allemand donna l'ordre de nous transférer immédiatement, Mme Rouzier et moi, de Douai à Rastatt, en pleine Allemagne. L'ordre de cet exil en terre ennemie nous consterna: la dernière consolation nous était enlevée, celle de demeurer sur le sol de la Patrie. Ce que fut le voyage, rien n'en saurait donner l'idée. Un soldat allemand devait nous conduire. N'étions-nous pas des prisonnières? Mais auparavant, il nous fallut prouver que nous disposions d'assez d'argent, 500 marks chacune, pour couvrir les frais de notre voyage et aussi pour payer le voyage aller et retour du soldat gardien. Nous fûmes enfermées dans d'affreux wagons. Nous devions passer par Lille et la Belgique. A Lille, sous prétexte de régularisation de nos papiers, on nous fit traverser la ville, à pied, entre deux soldats baïonnette au canon, avec interdiction d'échanger le moindre mot avec qui que ce soit. De fait, nous avions l'air de condamnées bien plus que de voyageuses.

Arrivées à Rastatt, nous fûmes, pendant quelques jours, traitées absolument comme des prisonnières, puis im officier vint nous prévenir que l'autorité militaire nous affectait, comme infirmières, à l'hôpital d'un camp militaire de prisonniers français, au bastion 30. Cet hôpital d'Allemagne était lugubre. Imaginez, à l'extrémité d'une grande ville, dans un terrain militaire nu et désolé, une affreuse bâtisse militaire aux portes et aux murs rébarbatifs, aux salles basses. La salle d'opérations aux murs rugueux, qui devait avoir été un corps de garde malpropre devait donner aux blessés l'idée d'être dans l'antichambre de la mort. Une assez grande cour précédait les bâtiments, de hautes murailles l'entouraient; le pas perpétuel des sentinelles qui allaient et venaient dans un chemin de ronde, achevaient de convaincre que l'hôpital n'était en réalité qu'une prison.

Mais une pensée nous payait de toutes nos fatigues et nos humiliations: nous allions revoir et soigner des compatriotes.

Environ 250 blessés français provenant de la région de Verdun étaient soignés là. Ils étaient beaucoup moins bien traités que ceux de Douai, d'ailleurs. Jamais, à Douai, on n'avait manqué de médicaments et de pansements. A Rastatt au contraire, il n'y avait plus de coton: il était remplacé, ainsi que la gaze, par une sorte de papier du Japon appelé Zelstoff, qui donnait des résultats déplorables. On était obligé de laver les compresses et les bandes même les plus malpropres, pour les faire resservir jusqu'à usure complète et, après ces lavages, seules les compresses étaient stérilisées. A Douai, l'alirrîentation était à peu près passable, encore qu'elle se raréfiât au fur et à mesure que les mois passaient.Toutefois les régimes spéciaux comportant du lait, des œufs et des aliments légers pouvaient être assurés.

 

Un Régime de Famine

A Rastatt, la nourriture était déplorable sous tous les rapports. Il y avait des mets extraordinaires et que nous ne soupçonnions même pas, tels que les soupes de son et de millet, le rutabaga. Le pain était de très mauvaise qualité, la viande rare, les pommes de terre gâtées, les macaronis frequemment moisis, le poisson avarié, les saucisses décomposées. Les blessés ne pouvaient guère nourrir qu'avec les colis reçus de France.

Le matin, on recevait une infusion d'orge et d'avoine grillée; à 10 heures, une tasse de mauvais cacao à l'eau et sans sucre; à 4 heures, une nouvelle infusion d'orge et d'avoine grillée. Les deux principaux repas qui se répétaient hebdomadairement étaient, à peu de changement près, composés comme suit:

REPAS DE MIDI

Lundi: Soupe, bouillon d'eau chaude avec pain; goulache fait avec les restes de viande de la semaine; pommes de terre à l'eau. —
Mardi: Soupe de son et de graines de lin; lard bouilli; pruneaux. —
Mercredi: Soupe à l'orge bouillie; viande bouillie; rutabaga à l'eau; pommes de terre à l'eau. —
Jeudi: Soupe de son et de millet; macaroni (très mauvaise qualité); pommes de terre à l'eau. —
Vendredi: Morue bouillie; pommes de terre à l'eau. —
Samedi: Viande bouillie; pommes de terre à l'eau. —
Dimanche: Soupe d'orge; choucroute et gras de porc; pommes dé terre à l'eau.

REPAS DU SOIR

Lundi: Un rond de boudin cru. —
Mardi: Hareng roulé (rolmops). —
Mercredi: Un rond de saucisse à l'eau. —
Jeudi: Un rond de saucisson blanc (probablement tripes hachées). —
Vendredi.- Soupe au son et aux lentilles, dite « électrique ». —
Samedi: Pommes sautées dans la graisse. —
Dimanche: Fromage.

Encore faut-il noter que ce sont là des menus dits de « deuxième forme », pour les malades et les officiers. Ceux de « première forme », pour les autres prisonniers ni gradés ni blessés, étaient très inférieurs comme quantité, choix et variété des aliments.

Les grands blessés, seuls; recevaient un quart de vin au repas de midi.

 

La Basse Vengeance du Major Nagel

Les blessés trançais étaient, en général, assez consciencieusement soignés. Pourtant, j'ai gardé le triste souvenir du major Nagel. Après le premier raid des avions français sur Carlsruhe, ce médecin, à titre de lâche représaille, donna l'ordre que le régime spécial des grands blessés serait supprimé et que les opérations courantes seraient faites sans anesthésie. C'est là de la pure barbarie. L'un de nos grands blessés mourut de ce traitement. Quant aux blessés anglais, — je parle de ceux que nous avions eu à soigner à Douai, — ils étaient manifestement l'objet de mauvais procédés et de négligences calculées. Plusieurs sont morts des conséquences de cette infernale méthode de vengeance!

Nous souffrions des mêmes souffrances que nos blessés, et cela créait entre nous une communauté de sentiments qui se traduisait parfois de façon touchante. Ainsi, à titre d'exemple, je me souviens qu'un matin de mai 1916, ayant eu la joie de recevoir une lettre de ma famille, je trouvai, dans un pli, quelques fleurs de muguet qu'y avait glissées ma plus jeune sœur. J'étais à ce moment dans la salle, auprès d'un grand blessé qui me suivait du regard. Il aperçut les fleurettes:

« Oh! des fleurs de France, s'écria-t-il. Comme je vous envie, mademoiselle! »

Son désir me toucha. Cédant à un élan du cœur, je détache les fleurs de la lettre et je les lui donne. Ses yeux, d'ordinaire si tristes, s'illuminent d'une joie vive. Des sanglots l'étouffent....

 

 

Le Retour en France

Aux premiers jours de juin, l'administration allemande nous informait que nous allions bientôt être rapatriées. Le 12 juin nous recevions l'ordre de nous préparer à partir pour la France. Le 13 au matin nous partions après avoir fait d'émouvants adieux à nos blessés qui, eux, hélas! Restaient! Ce fut notre dernière épreuve. Malgré le grand bon heur que nous donnait la pensée de revoir bientôt nos familles et le sol de la patrie, nous ne quittions pas nos chers soldats prisonniers sans regrets. Ce fut le cœur serré et les yeux pleins de larmes que nous quittâmes l'hôpital.

Lu ligne de chemin de fer longeait les bâtiments, et toujours nous garderons, profondément gravée dans notre souvenir, la vision des fenêtres garnies de tous ceux de nos soldats qui pouvaient se lever et qui, agitant leur mouchoir jusqu'à ce que notre train eût disparu, nous envoyaient leurs adieux. Nous devinions que ceux-là, qui furent pourtant des braves, défaillaient, parce que deux petites Françaises les quittaient, et sur leurs mauvaises banquettes, les deux petites Françaises n'étaient pas plus vaillantes.

Notre retour fut pareil à tous les retours d'Allemagne, et trois jours après, nous étions enfin à Bligny, au milieu des nôtres. Vingt-deux mois s'étaient écoulés depuis la date de notre départ. Je me demande encore comment nous avons eu la force de supporter tout ce qu'ils représentent d'angoisse et d'horreur.

Yvonne Guinard

 

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