- de la revue La Guerre des Nations', no. 10
- 'les Goumiers en Flandre'
- par 'l'Ambulancier de Service'
Les Soldats Nord Africains
deux dessins d'artist francais, Georges Scott
Par ce clair et froid matin de fin d'hiver, en carriole d'ambulance, je monte chercher un pauvre arabe malade, dans les dunes de Zuydcoote où campe pittores-quement un régiment de goumiers. Devant ce paysage africain de tentes pour gourbis et de smalah pour village, dans cette transposition de la terre islamique et colorée sur les sables atones de la côte flamande, j'ai l'impression que je vais trouver un peu de distraction inattendue à mon service monotone, et quelque tableau vivement peint dans le chaos de nos tristesses journalières. Déjà le panorama des tentes qui se détachent en relief doré sur les sables grisâtres me jette dans le ravissement, et c'est avec cette impression heureuse que je pénètre dans l'enceinte.
Une première surprise me ravit. Avant de rencontrer dans le camp âme qui vive, j'entends des voix, tantôt plaintives, tantôt objurgatrices, psalmodiant une prière où revient, presque à chaque verset de la surate, le nom d'Allah. Et voici, tournés vers le soleil levant, tous ces corps s'adorant en extase, qui abaissent et relèvent successivement leurs torses et dont les rythmes ordonnés me laissent, d'abord, croire à des pantins mécaniques... Combien je me reproche aussitôt de n'avoir pu me défendre d'un sourire moqueur. Mes yeux ont vite compris l'admirable vision. Ils découvrent que tous ces hommes sont beaux, dans leur pieux extase. Non que mon âme occidentale comprenne bien la leur, si orientale et si lointaine, tant la distance est grande de nos religions et de nos coutumes. Mais ma pensée subitement éclairée comprend enfin la leur et, quand la dernière mélopée de leur prière s'est tue, j'ai senti naître en moi toute la langueur des poètes qui savent seuls découvrir et chanter la surhumaine lumière. Je ne m'étonne plus, à présent, que ces simples arabes soient de si pauvres gens et de si héroïques défenseurs de leur seul trésor le berceau de leur foi, que la France, qu'ils défendent ici, protège à son tour là-bas. C'est cette vision de la terre lointaine qui les fait traverser en rêvant les horreurs de la guerre et, religieux indéconcertables, le prisme du merveilleux éblouit leurs regards et compose en mirage tous les rayons de leurs pensées.
C'était un beau paysage d'Afrique qui naissait à l'entour de ces dunes flamandes. La lumière diffuse coulait sur le campement, les sables y prenaient le chatoiement des ors et les rares pins soulignaient, de leurs ombres opaques, la monotonie de ces lieux. Devant cette mer mobile de sable gris, je voyais défiler toute la fantasmagorie des teintes vives. Hommes, chevaux, matériaux prirent un aspect si merveilleusement pictural que je regrette de n'en pouvoir mieux rendre, après l'avoir si vivement contemplée, la fantasia toute peinte. Quelles jolies choses posées, là, en forme d'arabesque, et comme j'aimerais en tracer les contours! Rangées dans une harmonie parfaite, les tentes ressemblent à de gros champignons, éclos dans la rosée matinale. A peine ai-je le temps d'en surprendre la ligne, qu'une multitude d'oriflammes retiennent mon regard. Ces lambeaux d'étoffes multicolores sont, à mon grand étonnement, non les drapeaux de la casbah, mais les vêtements des goumiers. Comment ces soldats si frileux ont-ils pu s'en dépouiller, par un matin de froid si vif? Simplement pour parer leurs logis. C'est un caprice étrange dira-t-on. Mais certains hommes ne naissent-ils pas avec des dons particuliers, et l'harmonie des couleurs n'en est-elle pas un où les Arabes excellent? Et puis, voici encore les selles posées comme des mosaïques, dans les sables; ces étranges harnachement, groupé par dizaines, y prennent l'aspect de fleurs capricieuses, les cuirs décorés mariant dans leur sernissure mauresque les ors ternis avec les bleus vaporeux.
Et puis, voici aussi les petits chevaux arabes, de toutes les robes et surtout blanches. Ah! ceux-là, je les reconnais vite: ce sont les mêmes qu'enfant on aimait tant voir évoluer au cirque. Jolis chevaux qui nous charmiez, au temps heureux où l'on ne pensait pas à la guerre et où, pour nos jeux d'enfants, nous nous battions avec des fusils de bazar! Aujourd'hui, c'en sont d'autres; mais nous sommes aussi devenus des hommes. Vous, du moins, vous n'avez pas changé. Vos longues belles queues se déroulent toujours glorieuses au vent fou de la course. Dans vos robes triomphales, vous vous cambrez toujours superbes et vous passez indifférents à nos douleurs. Que vous importe la mélancolie de l'heure qui sonne? Heureuses les tristesses qui se parent des reliques du passé! Il faut évoquer les unes, pour mieux se consoler des autres. Aussi, c'est demain, après la victoire et sous les lauriers-rose que je veux, mieux qu'ici dans ces dunes moroses, vous regarder passer triomphants, jolis petits chevaux de la harsa arabe, campant à Zuydcoote!
Ce mot assuré de victoire, les pauvres goumiers de la dune flamande eussent-ils pu le murmurer, entre les blessures de leurs corps que je venais soigner? Seuls leurs yeux languissants s'ouvrirent pour parler. Accroupis autour du feu dédaigné de leur bivouac et drapés dans leurs immenses gandouras blanches ou rouges qui achevaient à souhait un tableau si haut en couleurs vives, ils me regardèrent sans paroles, et je ne sais si je saisis en cet instant mélancolique le chemin de leurs âmes. Au bout de ces falaises grises, ne distinguaient-ils pas quelque merveille qui échappait à mon regard?
Etait-ce la gloire plus complète, avec la croix d'honneur au bout? Etait-ce la France plus grande, avec des frontières plus larges et la guerre des guerres enfin finie?.. C'était aussi, sous le soleil plus ardent de leur Afrique maternelle, un vieux père qui attend pensif sous un palmier de la tata natale. C'était le souvenir d'un collier de corail que Fatma adora. C'était...
Mais l'ambulance est entrée dans le camp. Nous y avons déposé avec douceur le pauvre Musulman malade. Ses gémissements plaintifs m'affligent, pendant que les autres goumiers indifférents regardent... Que voient-ils maintenant, dans la ligne de l'horizon des dunes mornes et de la mer grisâtre? Ils voient simplement, dans la mort, la lumière...
L'ambulancier de service