de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 15 mai 1916
'l’Heure du Cuistot'

Bien Manger en Campagne

 

Il n'est pas de personnage plus populaire parmi les poilus que le brave cuistot. Avec quelle impatience ils attendent l'heure où il arrive avec ses marmites fumantes! Donc, contemplons-le dans l’exercice de ses fonctions! Rendons hommage à son ingéniosité... et à son courage, car il est, lui aussi, exposé chaque jour au danger, et il ne dédaigne pas, à l'occasion, de faire le coup de feu ou de ramener des prisonniers.

Voici, écrivait il y a un an un soldat allemand, que nous sommes depuis le 4 novembre sans interruption dans les tranchées devant Oh..., tout près de l'Aisne. Nous avons requis un fourneau et nous cuisinons. Le spécialité chez nous, c'est le gâteau à la purés de pommes de terre. Il va sans dire que nous lie sommes pas difficiles. Par exemple, notre chef de section a dernièrement reçu de la graisse peur assouplir les chaussures. D'un commun accord, comme toujours, nous avons décidé que le suif était trop bon pour nos bottes, nois l'avons fait fondre afin de l'utiliser pour les gâteaux de pommes de terre. Et lorsque hier le chef de section nous a demandé si la graise était bonne, nous lui avons répondu en riant qu'elle était excellente à notre goût. Nous faisons aussi frire du pain avec du suif et nous le saupoudrons ensuite de sucre. C'est une vraie friandise... » Friandise éminemment teutonne, à l'usage de gens qui mangent des anchois en buvant du chocolat! Nos soldats ont un goût moins obtus, et un cuistot de chez nous se pourfendrait de sa propre baïonnette plutôt que de déshonorer ainsi l'estomac de ses hommes et la réputation de la cuisine française. Car c'est un personnage que notre cuistot, et considérable! On l'attend, on le guette, on le couve de l'œil. Que de bons moments ne lui doit-on pas au milieu des terribles heures de la guerre, parmi les fatigues, les dangers et les souffrances de chaque jour?

 

 

Les Célébrités du Fourneau

Mais d'abord d'où vient-il? Il est bien entendu qu'au moment d'organiser la popote des hommes et celle des officiers, le régiment fait appel aux « compétences » qui peuvent se trouver incorporées dans ses rangs. C'est bien le diable, n'est-ce pas, si en feuilletant trois mille livrets, on ne trouve pas un cuisinier ou un pâtissier, un homme enfin qui ait mis, dans le civil, la main à la pâte. La bonne chance veut parfois qu'on déniche parmi les soldats de deuxième classe un grand artiste de la casserole ou un virtuose de la poêle. Tel gaillard hirsute et plus barbouillé qu'un charbonnier dans son antre, qui surveille en ce moment le rata au front, gouvernait hier encore, avec un regard de César, les cuisines d'un millionnaire, d'un cabaret à la mode ou d'un palace de la Riviera. Il n'a plus son armée de gâte-sauce ni son étincelant et nombreux matériel, il n'a plus à sa disposition les trésors des Halles, mais soyez sûrs qu'avec ses moyens de fortune il n'a jamais mis plus de cœur à tourner une sauce.

Près d'Ypres, l'an dernier, la popote des médecins-majors du 66e d'infariterie avait pour chef un ancien cuisinier de M. dé Rothschild. Les officiers du 21e chasseurs ont le cuisinier d'un pair d'Angleterre que la mobilisation a enlevé à ses Aristocratiques fourneaux. En Artois, il y a quelques mois, un des meilleurs cuisiniers des transatlantiques, qui a soigné le menu de tous les milliardaires d'outre-mer partis pour leur tour d'Europe, avait valu une telle réputation à la popote des officiers du 9e bataillon du 77e d'infanterie, alors au repos, que les invitations y étaient fort recherchées.

Un colonel de cuirassiers, qui avait organisé des manœuvres combinées d'infanterie et de cavalerie, prié à l'improviste à déjeuner au bataillon, fut tellement stupéfait de voir défiler sous ses yeux en pays mitraillé, turbot, filet de bœuf, entremets et vin de Bourgogne, qu'il emporta le menu pour le montrer à ses officiers. « Mais, mon colonel, s'écria-t-on, ou bien on savait que vous alliez venir... ou le cuistot du 77e est un sorcier ! » Un commandant jura de surprendre ses camarades devant un modeste brouet, et, quelques jours plus tard, vint s'inviter. La même stupéfaction l'attendait. L'ex-maître coq des transatlantiques avait trouvé moyen, ce jour-là, de réaliser deux chefs-d'œuvre culinaires avec des soles et un pâté!

 

l'Eveil de la Vocation

Tous les régiments n'ont pas la bonne fortune de tomber sur une gloire du fourneau. Mais l'heure n'est-elle pas aux talents qui s'improvisent et aux génies qui se révèlent? Place aux jeunes ! Il y a sur le fropt des cuistots qui étaient « dans le civil » des avocats célèbres, des sculpteurs en vogue, des peintres dont on s'arrachait déjà les toiles et qui ne demandent plus aujourd'hui la gloire qu'à la réussite d'un veau sauté ou au succès d'un miroton. L'un de nos régiments ne s'enorgueillit-il pas d'avoir, parmi ses cuistots, un jeune auteur dramatique, à qui ses premières œuvres ont valu l'ivresse de la centième? Il rôtit aujourd'hui comme pas un et ne lâcherait pas le feu de son fourneau pour tous les feux de la rampe.

Connaissez-vous le permissionnaire qui passe ses six jours à prendre des leçons de cuisine en famille? Il existe, nous l'avons de nos yeux vu à l'œuvre. C'était un brave garçon qui revenait des tranchées d'Arras, après quinze mois de front. A peine avait-il pris pied chez lui qu'entraînant sa femme dans la cuisine, il la conjurait de l'initier aux mystères du suprême de volaille et de la pomme soufflée. Parents et amis accourant pour l'embrasser, le trouvèrent six jours durant dans un nuage de vapeur et une atmosphère de friture. Pas commode à réussir les petits ballonnets dorés de la pomme soufflée! Mais au terme de sa permission, il partit triomphant. Il tenait la recette. Il avait la manière et, du wagon qui l'emportait, il cria à femme: « Ah! ma chérie, ce que je vais les épater là-haut! »

 

Le Train Blindé du Cuistot

Il ne suffit pas au cuistot d'avoir du talent; il lui faut encore une cuisine, et le problème de l'installation varie avec les circonstances. A l'heure des grands mouvements d'armées qui précédèrent la bataille de la Marne, quand il fallait en une nuit transporter 25 000 hommes d'un front sur l'autre, parmi les 2800 voitures qui emmenaient les troupes, un certain nombre de gros tracteurs bâchés furent transformés en cuisines mobiles. La popote, bien entendu, en ces heures de fièvre, y était réduite à sa plus simple expression, mais les hommes, qui avaient leurs vivres de réserve, trouvaient à chaque halte bonne soupe et café chaud. La guerre des tranchées immobilisa le cuistot.

C'est alors qu'il lui fallut mériter sa réputation de débrouillard en bâtissant rapidement, avec les briques des maisons tfombardées, des fourneaux de campagne, en dénichant une batterie de cuisine sous les ruines. Le rêve, pour faire la soupe et le rata, c'était de découvrir quelque vaste lessiveuse, qu'on débarrassait de son champignon intérieur. La trouvaille n'était pas rare dans ce long chapelet de villages déserts qui borde la ligne de feu! Mais aujourd'hui c'est devant la « cuisine roulante » qu'opère et trône le cuistot. Chaque compagnie a sa cuisine roulante, son « train blindé » en style de guerre. Montée sur deux roues, tramée par un cheval, elle vient se camper le plus près possible des lignes. Avec sa cheminée sur le côté, sa vaste marmite qui contient environ 150 litres de bouillon ou de « jus » et si solidement encastrée sur le fourneau, si hermétiquement recouverte que les cahots des routes les plus défoncées ne risquent pas de faire perdre une goutte de son contenu, ses réserves de bois empilées sur ses deux flancs, elle assure aux troupes le service régulier du jus matinal et des deux repas quotidiens, avec des mets bien chauds. Elle a cet autre avantage de réduire considérablement le nombre des cuistots et de permettre par conséquent de se passer des « incompétences ». Alors qu'il y a quelques mois il fallait pour chaque escouade un cuistot, ce qui donnait, à raison de 18 escouades de 14 hommes chacune par compagnie de 2 50 hommes, un chiffre de 20 cuistots environ, avec la cuisine roulante il ne faut plus pour le même travail que 3 cuisiniers.

 

 

Le Marché sur le Front

Leur besogne, on le voit, n'est pas mince. Songez à la quantité rormidable de vivres de toute espèce que délivrent à leur intention, eh arrière des lignes, les « centre, de distribution » aux caporaux d'ordinaire sous la surveillance de l'adjudant de bataillon. Sur la place d'un village, choisie pour le partage de tous les vivres qu'ont amenés les convois d'alimentation, c'est une véritable montagne de victuailles qui se dresse aux yeux du cuistot. Le régiment, pour en prendre livraison, n'a pas trop de ses trois voitures de bataillon. Voulez-vous la liste de ce que les cuisiniers d'un régiment ont touché en un jour, le 17 décembre, pour satisfaire le ventre formidable de l'unité 700 kilogrammes de pommes de terre, 450 kilogrammes de choux, 250 kilogrammes d'oignons, 250 kilogrammes de Carottes, 100 kilogrammes de navets, 50 kilogrammes de pâtes alimentaires, 1025 kilogrammes de viande. Ajoutez à cela ce qu on appelle les « petits vivres» le sucre pour 100 kilogrammes, le café pour 50 kilogrammes, le thé pour 20 kilogrammes, le sel pour 40 kilogrammes, le lard pour 60 kilogrammes, le chocolat pour 100 kilogrammes! Sans compter, bien entendu, 2 050 rations de pain, 815 litres de vin et 135 litres d'eau-de-vie, pour ne pas dire de « pinard » et de « gnolle ». Eh bien! ce total formidable, c'est le « marché » quotidien des cuistots d'un régiment!

 

 

Pour Varier le Menu

Varier le menu, les cuistots du front n'ont pas d'autre souci, mais pour rompre la monotonie de « la soupe, du bœuf et des fayots », il faut de' l'ingéniosité. On n'a pas tous les jours la chance d'avoir à proximité un petit étang poissonneux, où quelque obus boche vienne soudain éclater et mettre ventre en l'air anguilles, carpes et tanches. Les hommes raffolent des œufs. Mais l'œuf est rare sur la ligne de feu. Un cuistot a tout de suite pensé à envoyer des hommes de corvée piller les nids des corbeaux. Le premier essai de cette omelette inédite a soulevé des tonnerres d'applaudissements et les arbres ont désormais d'infatigables visiteurs. Voici encore le hérisson qui, cuit sous la cendre chaude à feu doux, fournit un mets de choix.

Quant au chapitre des entremets, il n'est pas oublié. Voyant ses poilus faire grise mine aux marmites de riz et s'écrier d'un ton déçu: « La colle de pâte! Heureusement qu'on n'a pas Joffre à dîner! », un cuistot a trouvé le moyen d'écouler son riz en régalant ses hommes. Il l'a mélangé savamment d'une onctueuse compote de pommes en recouvrant le tout d'une épaisse couche de chocolat. Cet entremets-là, c'est le succès du jour.

Un cuisinier du 54e territorial, Louis Martin, triomphe de son côté avec une recette de biscuit. Le biscuit, on sait cela, bien qu'il soit d'ailleurs d'une excellente fabrication, n'a jamais eu l'heure de plaire au soldat. Il faut pourtant bien, de temps en temps, en campagne, ménager le pain frais. Louis Martin a résolu le problème et un officier de son régiment a tenu, pour lui garder devant la postérité le brevet de sa création et célébrer ses talents de cuistot, à communiquer sa recette: « Mettez à détremper les biscuits dans l'eau, ou de préférence dans du lait (le lait condensé est parfait pour cet usage) et laissez-les bien gonfler. Retirez-les ensuite délicatement, pour ne pas les briser; égouttez-les de façon qu'ils soient bien épurés. Puis faites frire dans la graisse, en ayant-soin qu'ils baignent entièrement. Les retirer, les saupoudrer de sucre et les arroser de rhum, de kirsch ou de madère. Servez chaud. » Régal de héros, imaginé entre deux attaques, le biscuit à la Martin n'est-il pas désormais entré dans la gloire? Mais il est bien impossible d'énumérer toutes les trouvailles culinaires qui germent dans le cerveau en travail d'un cuistot pour le plus grand régal de nos poilus!

 

Extras Pour les Jours de Fete

Les grandes fêtes de l'année, rares oasis de joie dans une existence d'enfer, sont l'occasion d'un « gueuleton » de poilus, et ces jours-là le cuistot se distingue.

Voyez plutôt ce qu'offrirent à Pâques, l'an dernier, le 4 avril, le maître queux Guillaume Eynard et le sommelier Armand Joly à leurs hommes du 222e d'infanterie sur le front de Lorraine: 0 Sardines de la Cannebière à l'huile; radis de Xon; beurre de Lorraine; pâté de foie à la Joflre; gigot de mouton de Crévic au cresson de Parroy; petits pois d'Alsace à la Revanche; salade frisée d'Arraucourt; beignets aux pommes de la forêt de Bezange; oranges de Tanger; madeleines gauloises; cigare national; cru de l'ordinaire et vin du Rhin; café, fine, liqueurs. » Et le réveillon du 3e bataillon du 24e d'infanterie soutenait la comparaison avec ce confortable menu: « Potage vermicelle de la Triple- Entente; hors-d'œuvre; sardines de Kiel; entrée... des Boches à Paris; rôti sauce Victoire; macaroni fauchant des tranchées; gâteau de riz d'Outre-Manche. » Quant au dessert, il fut abondant et tout aussi martial: «Biscuits longs 155; pruneaux de 75; éclairs à la mélinite; shrapnells au chocolat; cœurs d'Arras; Champagne de Reims; café et thé des Alliés. »

Il y a Marmites et Marmites

N'allez pas croire maintenant que la journée du cuistot se passe à l'abri du péril, à soigner le rata.

Deux fois par jour, au petit matin et à la tombée de la nuit, son sac de pains sur le dos, une marmite à chaque main, il lui faut filer le long des cinq ou six kilomètres de boyaux, heureux quand les trous d'eau trop nombreux QU trop profonds ne l'obligent pas à renoncer à cette voie relativement sûre pour grimper en terrain découvert.

Bombardements, fusillades, rien ne l'arrête. Les marmites, ça la connaît! Ce ne sont pas celles des Boches qui l'empêcheront de porter les siennes. Celui-là, c'était un grand diable de Sénégalais noir comme l'ébène. Avec son énorme récipient de soupe, sa casserole de ragoût et son seau de café, indifférent à une trombe de fer, il s'en allait coupant, à court, loin des boyaux. De loin les soldats lui criaient: « Couche-toi, grand maboul. Tu vas te faire démolir! Mais lui, riant de toutes ses dents blanches et ne songeant qu'à ne pas perdre une goutte de jus: Cuistot pas peur. Obus pas entrer dans peau noire. »

L'autre jour encore — c'était pendant . un arrosage dans des tranchées voisines de Luhéville — un commandant aperçoit de son poste-abri deux cuistots qui viennent à lui au milieu des explosions, aussi tranquillement que si de rien n'était. « C'est absurde, s'écrie l'officier, s'efforçant, malgré son admiration pour tant de calme bravoure, de prendre un ton furieux, c'est idiot de s'exposer aussi inutilement. Il fallait attendre! » Alors l'un d des cuistots, du ton candide d'un héros qui s'ignore: « Mais, mon commandant, c'est du rognon. Vous savez bien que le rognon n'attend pas! »

Combien déjà ont eu l'honneur de la citation à l'ordre de l'armée ! Voici, par exemple, Pierre Simon, soldat de 2e classe, aide de cuisine au 76e territorial. Faisant partie d'une corvée qui allait porter le repas aux tranchées de première ligne, sous un feu a violent, a répondu à l'un de ses voisins qui lui conseillait d'attendre une accalmie: « Ils se battent là-haut, ils ont faim, ils auront à « manger! »

Voici encore le brave Théo. Les batteries allemandes, qui préparaient une attaque, balayaient la crête que Théo devait traverser pour aller dans la tranchée où il était attendu. C'étaient des rafales de shrapnells, des effondrements de marmites. Théo courbait le dos, mais ne ralentissait pas sa marche. A cent mètres de la tranchée, un obus tombe à ses pieds. Un éclat le frappe au flanc gauche. Le sang jaillit sur sa capote. Il résiste à la douleur, il se traîne avec ses marmites jusqu'à la tranchée. Alors seulement il s'évanouit.

II s'est acquitté entièrement de sa tâche. La cuisine est intacte et la boue n'a pas sauté dans le rata. C'est le principal pour Théo, qui est aujourd'hui en convalescence et émerveille ses infirmiers par son inépuisable gaieté.

Vatel mobilisé s'est couvert de gloire. Il a abattu plus, d'un Boche au tableau. Quand il déambule le long du front, il a beau être chargé comme un mulet, qu'un ennemi par aventure vienne à tomber sous sa patte et il ne manque point de l'accommoder proprement. Le 6 mars 1915, Jean Bonnefous, chasseur de 1re classe, cuistot au 6e bataillon, cité à l'ordre de l'armée, porte la soupe aux hommes de son escouade, quand à quelques mètres de la tranchée il se trouve soudain nez à nez avec un Boche, qui a réussi, à la faveur du brouillard, à se glisser dans notre ligne. Bonnefous ne fait ni une ni deux, il met à terre son matériel, empoigne à deux mains sa marmite de soupe brûlante, en coiffe le Boche jusqu'aux épaules et l'expédie dans l'autre monde.

Car donner un coup de main aux camarades, c'est un plaisir auquel le cuistot ne résiste pas, et il ne vit pas, lui aussi, dans l'odeur de la poudre sans être grisé par elle.

Soyez certains qu'au chapitre des ruses de guerre, le cuistot né malin a écrit de sa propre main plus d'une belle page. C'était aux premières semaines des hostilités. Les habitants de R... venaient de fuir leur petit village à l'approche des Allemands. Quatre hommes d'un régiment colonial, sous la conduite de leur cuisinier à la recherche de provisions, passaient en revue les maisons abandonnées. Sur la table d'une auberge s'offrait à point nommé une merveilleuse provende, un jambon magnifique, trois grosses poulardes, un long chapelet de saucisses, une motte de beurre, des fruits. Par bonheur, le feu dans la cheminée couvait encore sous la cendre, entretenant la chaleur parfumée d'un pot-au-feu.

Les cinq coloniaux se disposaient à faire main basse sur ces délices quand, à l'entrée de la grand'rue, les uhlans apparurent. Le cuistot ne perdit pas la tête. D'une bourrade il poussa ses hommes dans une petite pièce voisine et, commençant à vider ses volailles tranquillement, attendit. L'officier allemand était déjà sur le pas de la porte, monocle à l'œil et ricanant: «Un cuisinier, parfait. Tu dresseras dix-neuf couverts, et que ce soit bon, hein? et vivement prêt. Dans une demi-heure! »

Feignant de trembler des quatre membres et de claquer des dents, le cuis.tot promit d'être exact.

A peine les uhlans avaient-ils tourné les talons, que les cinq coloniaux, vifs comme de jeunes mitrons, ranimaient le feu, couchaient les saucisses sur le gril, embrochaient les poulardes, dressaient une table splendide avec la plus fine vaisselle et la plus belle argenterie de l'auberge, fauchaient même les fleurs du jardin pour en joncher la nappe. Puis, de nouveau, le cuistot resta seul…

Un hoch ! de joie rendit hommage; à la belle ordonnance du festin et, l'eau à la bouche les dix-neuf officiers déplièrent leurs serviettes.

« Peut-on servir, mon capitaine?

— Tout de suite, et gare à toi si ça traîne! »

« Ça ne traîna pas ». Et saisissant son long couteau de cuisine, le cuistot lança: « En avant! mes enfants. Servez chaud, à la baïonnette, et vive la France! »

Les dix-neuf officiers n'eurent même pas le temps d'esquisser un geste. La pointe haute, les quatre coloniaux bondissaient de leur cachette. Tous les uhlans levèrent les mains, et nos cinq braves emmenèrent triomphalement leurs dix-neuf prisonniers, leurs saucisses, leur jambon et leurs volailles.

Une section entière de cuisiniers a renouvelé en grand l'exploit des coloniaux. Poussant une pointe audacieuse, un bataillon a laissé en arrière à l'orée d'un bois une section de trente-cinq cuisiniers pour préparer la popote, et chacun surveille attentivement sa marmite, quand soudain sur la route retentit le pas cadencé d'une troupe en marche. Un gros détachement allemand, venu on, ne sait d'où, s'avance droit sur le bois! L'un des cuistots trouve aussitôt la clef de la situation. Il fait filer à pas de velours dans les fourrés ses trente-quatre camarades et, seul, s avance d'un pas ferme et autoritaire au- devant des Allemands.

« Bas les armes ! Rendez-vous, ordonne-t-il, ou vous êtes tous massacrés! »

Décontenancés, les officiers arrêtent leurs hommes, se consultent. «Assez causé, n'est- ce pas, répète le cuistot, ou je fais ouvrir le feu! »

A sa menace, répondent, du fond du bois, de mystérieux coups de sifflet et des claquements de fusils qu'on arme.

Convaincu qu'il est tombé dans une embuscade, le commandant du détachement se rend immédiatement. Mais comment diable s'y prendre pour désarmer toute cette bande? Attendez, notre cuistot n'a pas encore vidé le fond de son sac. Il jette un ordre et les officiers, les premiers, déposent leurs armes. Un second commandement et, rang par rang, les soldats s'avancent, vont à cent mètres de là abandonner leurs fusils au revers du fossé, et reviennent ensuite, manœuvrant au doigt et à l'œil, s'aligner le long du bois. Le dernier Prussien est désarmé. Maître de la situation, le cuistot, lance alors un long coup de sifflet.

Ses trente-quatre camarades surgissent des fourrés, baïonnette en avant. Les officiers allemands poussent un cri de rage. Une trentaine! Les Français n'étaient qu'une trentaine! Trop tard, herr hauptmann, vos 140 Boches sont désormais rayés des contrôles de l'armée de Sa Majesté et prennent déjà le chemin des camps de concentration.

Aussi débrouillard dans les aventures de guerre qu'industrieux devant ses fourneaux, aussi intrépide sous les obus qu'attentif aux désirs de ses hommes, n'est-ce pas que le bon cuistot mérite, lui aussi, l'admiration que la France témoigne à tous ses soldats? N'est-ce pas qu'il s'est hautement acquis le droit de dire, en brandissant couteaux et fourchettes, qu'il a le cœur aussi bien trempé que sa soupe?

 

 

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