de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 1 février 1917
'Brancardiers … Brancardiers …'
par Jacques Diéterlen

à l'Aide des Blessés

On ne rendra jamais assez hommage au dévouement de ces brancardiers, qui, tandis que les combattants ont du moins pour les soutenir la fièvre de la lutte et l'espoir de rendre coup sur coup, ont pour unique fonction d'aller sous la mitraille secourir ceux qui tombent. Un de ceux qui les ont vus à l'œuvre, M. Jacques Diéterlen, leur consacre dans son volume Le Bois Le Prêtre, qui paraîtra prochainement à la Librairie Hachette, des pages émues dont nous sommes heureux de donner la primeur à nos lecteurs.

 

Brancardiers.... Brancardiers …

Héros sans gloire! dont les noms ne serorit jamais connus, plus vrais et plus magnifiques que beaucoup, parce que votre besogne était plus ingrate, parce que vous deviez affronter les plus grands dangers sans pouvoir vous défendre, parce que vous pouviez recevoir une balle de votre ennemi sans avoir la satisfaction de la lui rendre; brancardiers, héros obscurs, dont personne ne connaîtra jamais le dévouement, avec- votre musette à pansements pendue au côté, portant à deux votre brancard plié à l'épaule, comme vous étiez simples, comme vous étiez beaux!

« Brancardiers... brancardiers... » Besogne ingrate, d'autant plus ingrate qu'elle n'était pas directement commandée; devoir impérieux, et pourtant pas exigé, dont il eût été difficile de tracer les limites, votre tâche fut rude, brancardiers.

Pour vous, il pouvait ne pas y avoir de repos; jamais vous ne pouviez vous dire: « Maintenant, mon devoir est fini, » car, à coté du blessé que vous veniez d'emporter, il y en avait encore un autre qui vous appelait. Il fallait le prendre, lui aussi, le porter jusqu'au poste de secours, au Gros-Chêne, dans le ravin des Cuisines ou à Montau- ville, à travers les boyaux pleins d'eau, de boue, encombrés par des branches, des réseaux de fils de fer ou des cadavres; puis, à peine arrivés, vous deviez remonter, quelquefois sous le bombardement, vous débrouiller dans le dédale de boyaux bouleversés, reprendre un malheureux et redescendre encore.

Parfois, sous une fusillade intense, vous deviez aller ramasser les blessés qui gémissaient entre les deux lignes. Personne ne vous l'ordonnait; non, sauf la voix de l'humanité qui parlait en vous. Vous saviez que vous vous feriez tuer, vous saviez qu'après» avoir relevé votre blessé, vous seriez frappé par une balle ennemie. Oui, vous saviez tout cela, et pourtant, vous partiez en rampant, traînant votre brancard, et vous ne reveniez jamais.... L'homme aime à être commandé; il fait les choses qu'on lui ordonne de faire et n'accomplit pas celles pour lesquelles il n'a pas reçu d'ordres.

Vous, personne ne vous donnait d'ordres, vous ne répondiez à aucun appel, qu'à celui des blessés qui vous appelaient d'une voix déchirante:

« Brancardiers..,. Brancardiers....»

Et toujours la même plainte se faisait entendre, impérieuse, et toujours vous deviez partir, et chercher en rampant le malheureux qui, le corps meurtri, vops appelait comme un enfant....

Parfois, sur le brancard que vous portiez avec peine dans les tournants brusques des boyaux, en vous déchirant les mains aux fils de fer ou. aux pierres de l'étroit couloir, quelque blessé, pauvre loque humaine, dont le sang qui coulait formait de gros caillots noirs sur la toile brune, agonisait lentement, contractait sa figure jaunie, puis mourait'dans un râlé. Alors vous empoigniez ce corps dont là vie s'était définitivement retirée, et dont il ne valait plus la peine de s'occuper, et vous le jetiez par-dessus le boyau, pour rechercher un autre blessé, peut-être un ennemi dont le sang se mêlait sur le brancard à celui du soldat français précédemment porté....

« Brancardiers.... Brancardiers..... A boire....»

Ceux qui l'approchaient pour la première fois l'eussent pris pour un malade, tant il était pâle et maigre de visage.

Lorsqu'on le voyait à l'ouvrage, on avait de lui une impression de calme héroïque qui était la vraie.

De tempérament plutôt maladif, quoique n'ayant jamais songé à se faire évacuer, plus qu'à un autre, sa place aurait dû être dans quelque bureau de l'arrière. Mais il avait une si simple idée du devoir, que jamais il n'avait pensé qu'il pût être ailleurs. On l'avait placé là, il y restait, et il y resta jusqu'à sa mort.

Sans se plaindre jamais, sans jamais demander le plus petit soulagement à sa tâche, il était toujours le premier lorsque l'on réclamait des volontaires pour aller chercher les blessés; toujours il se présentait, avec sa figure maigre et pâle, d'une pâleur maladive, en vous regardant avec de grands yeux enfoncés dans leurs orbites. Sa voix était calme et douce; jamais il ne prononçait une parole plus haute que l'autre.

On l'avait nommé brancardier; mais, même à cette tâche, il considérait qu'il ne faisait pas suffisamment son devoir. Il aurait voulu tenir un fusil, On le vit un jour, après une attaque, enlever son brassard et partir seul à l'ennemi avec un fusil et des cartouches.

« Puisque les copains se font tuer, disait-il, moi aussi, je dois me faire casser la figure.»

Mais les balles ne voulaient pas encore de lui.

Savait-il seulement qu'il y .aurait une balle pour lui? Avait-il seulement conscience de ce que c'était que la mort? Il eût été permis d'en douter.

Lorsque le régiment arriva au bois Le Prêtre, les Allemands avaient établi devant leurs lignes une haie artificielle, destinée à leur permettre de travailler sans être vus, et à creuser leur dédale de boyaux et leurs profondes sapes qui rendirent la conquête du bois si longue et si pénible.

Le capitaine donna ordre à une escouade d'aller reconnaître le terrain derrière la haie. Lorsque l'escouade se fut approchée, elle fut prise en enfilade par des mitrailleuses cachées, et presque complètement anéantie.

Le soir, un adjudant ordonna d'aller voir s'il y avait des blessés.

G... fut le premier à se présenter, avec sa même figure pâle d'un calme impassible. Il rampa au milieu des broussailles, et parvint jusqu'à ses camarades qu'il trouva tous morts.

De retour dans la tranchée, il rendit compte à son chef qu'il n'y avait pas de blessés. Celui-ci, méfiant, fit mine de douter de sa parole, et l'accusa de n'avoir pas été jusqu'à la haie.

G... le regarda un instant avec ses grands yeux calmes—peut-être même fut-il plus pâle qu'à l'ordinaire — et ne dit rien.

Mais à la tombée de la nuit, il enjamba la tranchée, partit en rampant vers la haie, s'approcha de ses camarades morts et, à quelques mètres à peine de l'ennemi, leur enleva à chacun sa baïonnette et revint les déposer aux pieds de l'adjudant. Puis, comme la vue des cadavres de leurs camarades, qu'ils apercevaient chaque fois qu'ils regardaient aux créneaux, attristait les hommes, la nuit suivante, le brancardier partit seul, et ramena l'un après l'autre les dix cadavres, qu'il avait été ramasser sous les yeux de l'ennemi.

Pendant des mois, il fit ainsi son métier de brancardier, avec une rare abnégation, ne demandant jamais à se reposer; de jour, de nuit, dans l'eau des boyaux jusqu'aux genoux, il marchait toujours; et lorsque les blessés de sa compagnie avaient été ramassés, ne songeant même pas qu'il pût se réposer, il. allait relever les blessés d'une compagnie voisine.

En plein jour, il partait à découvert, traversait des endroits balayés par les balles, avec la même figure calme et froide, puis revenait avec un cadavre sur ses épaules.

C'était lui, toujours lui que l'on voyait partout, avec un sale cache-nez rouge enroulé autour du cou, son képi boueux enfoncé jusqu'aux oreilles.

Un jour, après une attaque, il savait que le corps d'un lieutenant était resté près des lignes ennemies. Il partit comme il était parti cent fois, seul. Ses camarades l'attendirent longtemps, croyant toujours le voir revenir avec un blessé ou un mort sur son dos.

On ne le revit jamais.

Longtemps après, on apprit de prisonniers allemands qu'il avait été tué par une sentinelle au moment où il relevait un blessé....

S'il put s'en rendre compte, il dut sûrement être heureux. Sa figure ne dut pas changer; elle dut rester pâle, de sa pâleur maladive, et impassible jusqu'à la mort qu'il dut voir venir avec les mêmes grands yeux calmes et un peu tristes avec lesquels il avait toujours regardé la vie.

II était pâle et maladif....

 

 

« Brancardiers.... Brancardiers.... »

Besogne ingrate, à l'accomplissement de laquelle vous receviez plus de reproches que d'éloges! Réprimandés non seulement par vos chefs qui trouvaient que vous n'étiez jamais là, vous étiez encore en proie aux plaintes impérieuses des blessés, qui se plaignaient que vous n'alliez pas assez vite, que vous preniez plaisir à marcher lentement, et qui demandaient, d'une voix mourante, de l'eau que vous ne pouviez pas leur donner.

Jamais un blessé ne vous a remerciés; jamais, dans sa plainte douloureuse, il n'eut une parole de reconnaissance pour vous qui accomplissiez la tâche la plus rude, la plus tragique pour arracher à la mort le malheureux déchiré par les balles ou par les obus. « Brancardiers.... Brancardiers.... » Encore et toujours, comme une obsession, ces mots vous poursuivaient sans cesse, venaient troubler votre repos, tinter à vos oreilles quand, accablés de fatigue, vous vous étiez endormis. Non, pour vous, il n'y avait pas de sommeil; pour vous il n'y avait pas de longues heures de calme. Vous n'aviez pas le droit de dormir, vous n'aviez pas le droit de vous reposer.

L'homme, ingrat, vous le faisait bien sentir.

Dans les tranchées et les boyaux il y avait toujours quelque mort à relever et à enterrer; il y avait toujours quelque chair pantelante, quelque bras ou quelque crâne défoncé dont la vue agaçait les hommes. Et vous arriviez, vous preniez tout cela avec vos doigts rougis et terreux et vous l'emportiez dans une toile de tente....

D..., petit paysan des Vosges, avait toujours un bon sourire sur les lèvres. Lui aussi ne connaissait pas la fatigue, il ne refusait jamais ses services, et semblait n'avoir jamais rien fait d'autre que son métier de brancardier. Il ne comprenait pas qu'on-pût rester sans rien faire. Ce qu'il lui fallait, c'était de longs boyaux pleins d'eau, dans lesquels il devait manier le lourd brancard. Alors, il se sentait dans son élément, fendait sa bouche jusqu'aux oreilles, lançait quelques bonnes plaisanteries, un peu lourdes, et empoignait son brancard de ses deux bras vigoureux de paysan. Quand il ne trouvait pas de blessés à relever, il partait «à la découverte d'un copain disparu », comme il disait lui- même.

Un jour, il partit ainsi chercher un officier tombé entre les lignes. Ses camarades ne s'aperçurent-ils pas qu'il était sorti? Le prit-on pour un ennemi? Une sentinelle française, un maladroit, le vit et fit feu. Il tomba.

On le retrouva quelques jours après, couché sur le corps du blessé qu'il était venu chercher.

Ceux-là furent des héros sans le savoir, et semblaient ignorer la peur. Celui-ci fut différent, mais non moins sublime.

C'était l'homme le plus petit de la compagnie, mais un des plus spirituels; sorti du pavé de Paris, la bouche pleine de chansons, les yeux pleins de malice, il passa au début pour un peureux. On disait qu'il était « froussard ». Et, de fait, on le vit maintes fois baisser la tête, ou s'esquiver d'une besogne dangereuse. Il s'aperçut un jour qu'on se rendait compte de sa peur, qui n'était peut-être qu'une répulsion instinctive, et qu'on commençait à le tourner en ridicule. Alors, son caractère de jeune gavroche se révolta, et comme un gamin de Paris admet rarement qu'on se moque de lui, il employa toutes les forces de sa volonté à faire disparaître cette réputation qu'on lui avait faite.

Et il y arriva si bien, que bientôt on le connut comme un des plus braves.

Par un effort d'énergie admirable, il dompta la première répulsion qu'il avait eue à toucher un cadavre ou à relever un blessé.

Il ne voulait pas qu'il fût dit qu'il avait peur.

Chaque fois qu'il y avait un blessé entre les lignes, il regardait, pour aller le chercher, qu'il fût seul. Alors il partait et ramenait son camarade.

D'abord, cela étonna. Bientôt on s'aperçut qu'il devenait un brave, et on le respecta. Mais, pour parvenir au but qu'il voulait atteindre, pour dompter sa répulsion naturelle, il n'y ajvait rien qu'il ne surmontât, il n'y avait pas de mitrailleuse qui pût l'en empêcher.

Un jour, un obus le broya dans un boyau au moment où, par un admirable effort de volonté, le petit gavroche était venu à bout de toutes ses craintes et s'était élevé jusqu'au rang des plus braves.

« Cette petite grande âme venait de s'envoler. »

« Brancardiers.... Brancardiers....»

Vous étiez trop simples, vous étiez trop courageux. Les balles cherchent les héros. Vous étiez trop beaux pour vivre. La mort vous a tous appelés à elle l'un après l'autre; et maintenant il ne subsiste de vous tous qu'un seul, trop meurtri pour revoir jamais le bois qui fut votre linceul glorieux....

Tant d'émulation vous tuait chacun à son tour. Le gouffre vous attirait. Vous n'entendiez pas les balles, porteuses de la mort, qui bourdonnaient à vos oreilles comme des abeilles.

Vous partiez en plein jour, n'écoutant que la plainte des blessés, jusqu'au moment où vous receviez une balle tirée par quelque lâche sentinelle ennemie.

Alors, comme un grand arbrequitournoie, vous tombiez lourdement à terre, en emportant dans la mort le corps que vous étiez venu relever....

Hélas, durant les longs mois de souffrance et d'héroïsme que la division passa au bois Le Prêtre, d'autres aussi payèrent de leur vie le simple accomplissement de pur devoir.

 

 

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