de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 15 octobre 1916
'Ma Visite aux Blessés'
par Colette Yver

Sur le Front de la Somme

 

Avec quelle intensité d’émotion toutes les âmes françaises sont tournées vers ce front de la Somme où se livre une des 'luttes les plus formidables de cette guerre gigantesque! Un écrivain de grand talent, que connaissent bien nos lecteurs, a pu approcher de la ligne de feu et nous en rapporte ses impressions. Avant tout Mme ColetteYver a voulu nous conter sa visite aux blessés, et nous dire ce qu'elle a vu de l’organisation du service de san té. Toutes les mères françaises, anxieuses de savoir sur quels secours peuvent compter leurs enfants, recueilleront avec reconnaissance ce témoignage d'une femme.

 

Pendant une action aussi formidable que celle qui se livre depuis tant de semaines en Picardie, nos cœurs sont partagés entre l'enthousiasme pour les succès presque journaliers de nos soldats, et l'angoisse que nous donne la pensée de ceux qui tombent. Bien que les pertes allemandes soient infiniment plus élevées que les nôtres, nous n'ignorons point combien coûte cher le moindre hameau arraché à l'ennemi sur ces bords charmants de la Somme, parmi ces paysages de peupliers, légers et poétiques, si étonnés des horreurs de la guerre.

Alors on s'inquiète: si le soldat ne succombe pas à l'instant qu'il est frappé, des chances restent toujours de le sauver.

Les tente-t-on? Fait-on l'impossible? Les êtres chéris que nous avons envoyés là-bas, sont-ils entourés de toute la sollicitude nécessaire? Lorsqu'ils ne sont plus que des enfants souffrants qui demandent du secours, trouvent-ils le dévouement qu'il nous est interdit de leur prodiguer nous-mêmes?

Il m'a été permis par les autorités militaires d'aller constater sur place tout ce qu'on fait pour nos blessés. Je vais dire aujourd'hui simplement ce que j'ai vu, la façon dont le service de santé fonctionne dans la Somme, la façon dont la grande armée sanitaire.depuis le médecin directeur jusqu'au dernier des infirmiers, fait là-bas son devoir.

 

Une Ambulance dans les Catacombes

Auparavant qu'on me permette d'évoquer ici des visions les plus emouvantes parmi tant d'autres que j'ai recueillies.

En compagnie de mon aimable guide, le major B..., adjoint au Médecin Directeur de l'armée, nous arrivions dans un de ces villages à qui les méandres de la Somme toute verte d'îlots, de roseaux et de peupliers, donnent de l'élégance. Quelques maisons assez cossues escaladent le coteau jusqu'à la place de l'Église. A la mode picarde, de petits jardins soignés entouraient na guère ces maisons. Aujourd'hui, des orties géantes et des ronces ont rempli les jardins. Le clocher d'ardoise de l'église est ajouré comme une broderie; les maisons qui demeurent debout n'ont plus de fenêtres, et bien que nous soyons ici à 10 kilomètres en arrière de Péronne, on y marmite encore souvent. Plus un civil, mais une affluence extraordinaire d'artilleurs casqués, à la capote déteinte, allant, venant, sortant des maisons défoncées y rentrant, pareils a des abeilles autour d’une ruche; puis sur la route le fracas du tonnerre. le fracas ininterrompu des gros camions de ravitaillement qui roulent. Et dans l'air l'ébranlement continu de nos grosses pièces gui tirent à peu de distace de là. Bruit d'enfer, mouvement vertigineux, nuages de poussière; nous ne sommes pas très loin du village de Bouchavesnes qu'on vient de conquérir et de dépasser; la victoire est dans l'air, sur le visage des soldats, dans cette fièvre même qui les anime.

Il y a ici une ambulance que je viens visiter. Vous allez dire: « Comment! on rassemble nos blessés dans un village si exposé? Les met-on sous les bombes à l'heure même de les rappeler à la vie? »

Rassurez-vous. Le médecin-chef a fait allumer une lanterne,, et nous descendons un escalier voûté qui conduit à des caves profondes. Voici les catacombes: les caves de plusieurs maisons, réunies par des passages, ont fourni un vaste local souterrain. Dans les parois, des alvéoles sont creusés: petits caveaux de naguère, destinés à conserver le vieux vin qui mûrit lentement pour les fêtes de famille, aujourd'hui alcôves sures, garnis de bons matelas ougrand blessé, amené directement de la ligne de feu toute proche, peut être sojgné à l'abri des obus.

Une des voitures du groupe électrogène a été amenée pour baigner de lumière ces catacombes nouvelles. Une salle d'opérations munie de tous les appareils stérilisateurs y fonctionne. Dans ce silence absolu, dans cette nuit. reposante, le blessé fatigué du tumulte effroyable qui remplit encore ses oreilles peut se croire à cent lieues de la guerre. D'ailleurs il ne séjournera pas longtemps dans ce souterrain. Je dirai tout à l'heure l'organisation des étapes rationnelles. que doit suivre le blessé. On ne retient ici que le blessé en péril de mort, qu'il faut opérer d'urgence, le blessé qu'un trop long transport pourrait tuer, et que l'on évacuera plus loin, dès que le médecin estimera qu'il peut supporter ce transfert.

 

Devant la Depuille d'un Héros

Comme je je remontais à la lumière, un autre spectacle m’attendait là-haut sur la place du village dévasté, plusieurs médecins causaient, l'air consterné, et mon guide apprend d'eux que l'on vient de ramener ici le corps de son ami, l'aide-major de 1re classe Dumoulin, du ne bataillon de chasseurs alpins, tué quelques heures auparavant, en visitant ses postes de secours.

Nous sommes entrés pieusement dans la maison au seuil encombré de gravats et de démolitions où l'on nous a dit qu'il reposait. Il y avait au rez-de-chaussée une grande chambre nue, vide, sans rien qu'au fond un brancard sur deux tréteaux, et le corps d'un homme encore équipé de sa capote poudreuse d'officier qui formait, sur ce lit, son dernier sommeil. Nous avons découvert, pour le saluer, ce visage si noble dans la mort. La capote entr'ouverte à là région du cœur laissait apercevoir la blessure foudroyante. Il avait connu la mort éblouissante et brève. Mais il avait trente-huit ans, et en pensant à sa jeune femme, je me suis mise à genoux....

 

L'ceuvre du Service de Santé

Si j'ai voulu montrer à mes lecteurs cette image d’un medecin ignoré tombé au champ d'honneur parmi tant d'autres, c'est qu'au seuil de mon pèlerinage dans les services médicaux du front, il symbolisait peur moi cette pléiade glorieuse des médecins tués dont je feuillette souvent le livre d'or aux listes si longues, si longues. Ce ne sont point des combattants; ils sont désarmés; ils soignent même; chez nos ennemis prisonniers, les.blessures que nous avons causées par nos armes; et cependant ils tombent chaque jour dans l'accomplissement de leur oeuvre sacrée.

Cette œuvre est sacrée non seulement eu point de vu e de la pitié humaine, mais à celui de la guerre. Il faut l'avoir vue s'exercer au front, dans le tonnerre même des combats, pour comprendre la puissance d'un service qui relève sur le terrain des masses pantelantes inondées de sang et de boue, qui leur fait franchir des étapes intelligemment calculées d'après leurs ressources physiologiques, les transforme en blessés calmes et reposés dans la blancheur d'un lit riant, leur arrache le projectile, ferme leurs poitrines béantes, leurs ventres perforés, les repousse toujours un peu, d'ambulance en hôpital, vers l'arrière, vers des formations moins encombrées, les rend guéris, sains et fortifiés à leur Dépôt où les armées peuvent ainsi puiser sans cesse de nouvelles réserves d'hommes pour la défense nationale. Voilà l'œuvre pour laquelle tant de médecins sont morts.

 

Où les Difficultes Surgissent

Dans l'établissement des ambulances au front, plusieures problèmes délicats s'emmêlent et compliquent une idée qui parait simple au public. Le public pense avant tout qu'il faut construire de grandes ambulances à proximité de la ligne de feu, afin que le blessé reçoive au plus tôt les soins médicaux et une hospitalisation confortable. C'est aussi la conception première du Service de santé. Mais aussitôt une difficulté surgit. On comprendra facilement que, lors d'une offensive ou plusieurs corps d'armée sont engagés, chaque jour représente, un afflux de blessés considérable. J'ai visité une ambulance où, lors d'une récente avance de nos troupes, le médecin-chef avait vu passer 1500 blessés dans une journée. Si les combats se répètent quotidiennement, comme c'est le cas dans la Somme, on voit combien est à craindre l'encombrement, ce fameux embouteillage, terreur des formations sanitaires, qui, une fois l'ambulance engorgée, laisserait à terre, à la descente de l'auto. les malheureux-blessés qu'on ne saurait où mettre.

Etablir des groupes d'ambulances gigantesques massés derrière les premières lignes? Mais il faut prévoir la victoire prochaine, le bond toujours espéré de nos troupes en avant. Qu'arriverait-il si ces ambulances gigantesques, difficiles à déplacer, ne pouvaient suivre la marche ailée de la Victoire? Il faut tout envisager dans la guerre, et la mobilité des services est la première des supériorités.

Je voudrais montrer comment on a résolu ces problèmes complexes.

 

Une Ambulance qui a des Ailes

Du poste de secours situé dans les lignes mêmes, le blessé, après avoir reçu un pansement sommaire, est amené en auto sanitaire au premier type d'ambulance. On sait que ces autos peuvent recevoir chacune six blessés couchés, dont les brancards,superposés deux par deux, sont suspendus à des montants longitudinaux. J'ai vu de ces voitures criblées comme une écumoire d'éclats d'obus. Beaucoup ont une Croix de guerre épinglée à leur fanion. Je note en passant ce détail à la gloire de nos braves automobilistes sanitaires dont on n'a jamais dit suffisamment les risques, les pertes et le dévouement admirable.

Maintenant, qu'on imagine, en rase campagne, dans un de ces paysages de la Somme aux vallonnements lents qui permettent de découvrir un immense panorama, une sote de .ville improvisée faite de vastes tentes ou de hangars démontables, dits hangars Bes-sonneaux. Un fil de fer tendu par des piquets sert de mur d'enceinte. Dès l'arrivée, on voit rangée une file de camions et d'autos sanitaires. Ces dernières font incessamment la navette d'ici aux lignes et inversement. Quant aux camions, ce sont proprement des voitures de déménagement. Non sans quelque fierté, le médecin-chef me dit en me montrant l'ensemble de ses services complexes et si actifs. « En quarante-huit heures, je puis être à 15 kilomètres en avant! » C'est que l'ambulance doit être ailée, comme la Victoire I Le système chirurgical appartenant tout entier à des voitures dites de groupe complémentaire, et qui comprennent l'autoclave et tous les appareils de stérilisation ainsi que les instruments et les pansements, la salle d'opérations peut être mise en route en quelques instants; le maté- riel des tentes suivrait.

L'âme de ce type d'ambulance est la salle de triage. Ici les blessés arrivent pêle-mêle, lçi crânes béants avec les pouces arrachés, les ventres avec les petites plaies superficielles. A tous, indistinctement, on fait d'abord la piqûre de sérum antitétanique, puis, selon les cas, l'injection de sérum physiologique ou d'huile camphrée destinée à stimuler la circulation du blessé en a état de choc. La subtilité du médecin doit alors intervenir pour ce triage délicat de l'évacuation. Le souci de ne pas s'embouteiller lui commande d'évacuer; son rôle de guérisseur lui ordonne de conserver dans ses salles d'hospitalisation tous les grands blessés sujets à l'hémorragie, d'opérer toutes les plaies que guette la gangrène, d'amputer le membre atteint déjà. Et ce problème de ne pas sacrifier au blessé d'aujourd'hui celui qui arrivera cette nuit et ne trouverait plus de place, est résolu par l'inlassable activité des chirurgiens qui opèrent nuit et jour. Je n'en dis pas davantage. Cette indication brève et sèche est un meilleur hommage à leur dévouement qu'aucune épithète de louange.

Toute blessure est examinée, nettoyée, débridée; si une opération s'impose mais peut être retardée, s'il ne s'agit que d'une fracture de membre, le blessé est dirigé vers les baraquements de l'évacuation où il attendra un nouveau voyage. Mais pour les blessures de la poitrine ou du ventre, leà fractures du crâne, le médecin est intraitable, et il « hospitalise » en dépit de tout souci d'« évacuation ». Les résultats de cette stabilisation immédiate du blessé sont magnifiques. Le pourcentage des guérisons o!ans les blessures réputées mortelles est un véritable triomphe.

Mais il faut qu'on sache le sacrifice incessant qui est demandé ici au médecin et que comprendront tous ceux qui connaissent un peu l'âme d'un praticien. A peine son blessé, qu'il vient d'arracher de haute hitte à la mort, est-il hors de danger, que, combattant ce tendre: intérêt qui envahit le guérisseur pour l'homme qu'il a rendu à la vie, le médecin, souvent au bout de deux ou trois jours, se sépare volontairement de ses plus intéressants sujets. Voilà un petit héroïsme secret, d'ordre intime que, sans rien dire, j'ai admiré au passage.

 

 

À la Sortie de l'Enfer

C'est à l'ambulance de la cote 80 que nous sommes. Les salles d'opérations doivent fonctionner sans trêve, dans cette idée-hantise de mettre au plus vite le blessé en état d'être évacué, et l'on va me les faire visiter. Mais voici d'abord les salles d'éjvacuation où ces héros boueux et sanglants, assommés par le coup qui, en pleine vie, en pleine force, en pleine fièvre de l'assaut, les a foudroyés il y a quelques heures, à Bouchavesnes, sur la route de Péronpe ou à la ferme de l'Hôpital, ouvrent enfin leurs pauvres yeux angoissés. Ils s'étonnent d’apercevoir une femmes ici. Sur leurs brancards, toutes les têtes de ces malheureux se tournent, les regards implorent un peu de pitié, une autre pitié que celle de leurs bons infirmiers, si doux, si fraternels pourtant, la pitié qui leur rappellerait leur mère. Mais ils sont trop, hélas! je ne puis m'agenouiller au brancard de chacun. Il faut passer. Et après avoir traversé la salle de préparation chirurgicale où les corps sont lavés, désinfectés, la région à opérer en particulier, nous voici dans la petite salle d'opérations, qui. peut rivaliser avec celle de la meilleure clinique parisienne. Mais dans cette blanche lumière diffuse, ce ne. sont plus les instruments luisants, ni l'autoclave, ni les boîtes à pansements que je regarde. Il y a sur la table le corps d'un homme dont la jambe gauche tuméfiée indique, par ses taches suspectes, un commencement de gangrène gazeuse. Une couverture de laine brune jetée en travers du corps drape sa nudité: raidis parla douleur, les membres sont allongés, immobiles, et je crois revoir la statue de marbre du duc de Brézé couchée sur une pierre tumulaire dans la cathédrale de Rouen. Mais ici, l'homme plein de vie souffre, et crie sa douleur en attendant le chloroforme. Les brancardiers sont impuissants à l'apaiser. Je m'approche, je prends dans mes mains cette pauvre tête qui roule dans l'excès de la souffrance, je dis à l'oreille du blessé des phrases puériles sur la convalescence prochaine, sur sa mère qu'il va revoir. Lui ne sait pas d'où vient cette femme qui lui parle, mais il sort de l'enfer, il a vécu des semaines dans la dévastation, le fracas et le sang, et voilà qu'il sent tout à coup de la tendresse maternelle. Alors il s'ap- puie sur moi et pleure doucement.

Il ne manque rien dans ce s ambulancesmer-veilleusement perfectionnées, rien que la femme qui accueillerait tout de suite, à sa sortie de l'enfer, le pauvre être angoissé que devient le héros frappé d'un obus ou d'une balle. A sa prochaine étape, il en trouvera dans l'H. 0. E., où la vue d'une dame de la Croix-Rouge lui arrache, paraît-il, ce cri de joie: « Oh une femme ici! » Mais pourquoi n'enverrait-on pas des infirmières jusque dans ces ambulances volantes, toutes proches des lignes? Leur pouvoir moral serait si bienfaisant. Pense-t-on qu'il en manquerait? Non, non, je' connais les femmes. On en trouverait plus qu'on ne voudrait pour répondre à l'appel. L'hiver, sous le canon, ne les effrayerait pas. Ah! qu'on les demande donc, ne fût-ce que pour faire passer sous lés yeux des moribonds leur robe blanche!

 

Une Capitale Improvisée

Il s'agit maintenant de diriger sur un autre type de formation les olessés qui ont été, dès l'arrivée, désignés bons pour l'évacuation, ou même ceux qui, soignés depuis deux ou trois jours dans les salles d'hospitalisation, se trouvent aujourd'hui, par suite du repos ou d'une opération, en état d'être transpdrtés.

Si l'ambulance premier type que nous venons de voir est une ville, l'H. 0. E., ou hôpital d'évacuation, est une capitale. On y peut recevoir à la fois deux mille blessés. Si l'on y adjoint le nombre des médecins, chirurgiens, pharmaciens, officiers gestionnaires, brancardiers, infirmiers, cuisiniers, menuisiers qui gravitent autour des baraques, on se rendra compte de l'animation de cette cité improvisée. Cette fois ce ne sont plus des hangars de toile qui la constituent, mais le système de baraques en bois dites baraques Adrian.

Ces hôpitaux de seconde étape sont de plus en plus nombreux sur le front, et j'ai eu le plaisir de voir un de ces gigantesques H. 0. E. sortir de terre magiquement. Magiquement, le mot n'est pas de trop: on croirait à l'action d'une mystérieuse baguette. C'était à B...-sur-Somme; le vendredi, quelques baraques dessinaient leur charpente, et comme on s'attendait à de grands combats et à l'arrivage de blessés qui en est la conséquence, on élevait hâtivement de ces vastes hangars Bessonneaux destinés en principe l'aviation, et qui , peuvent contenir deux cents lits. Le dimanche, quand-je reviens, les baraques du triage, de l'hospitalisation, de l'évacuation sont achevées. Les petits soldats du génie ont cloué ferme depuis deux jours! Et la direction du Service de santé n'a pas chômé non plus, car les lits partout sont montés et n'attendent plus que les blessés dont un ralentissement de l'offensive a retardé l'arrivée.

Quelle inoubliable soirée de guerre je pas,se là! L'hôpital est bâti au creux de In grande vallée de B...-sur-Somme, dont pentes crayeuses, aux évasements d'entonnoir, sont hérissées des mille petites tentes coniques d'un camp immense. Une route passe, commune à l'armée anglaise et à la nôtre. Attention ! La monstrueuse « Tarasque », la nouvelle machine de guerre anglaise qui, sous sa carapace de fer, glissant sur un rouleau mouvant, vomit le feu, les balles et les obus, croise les convoie français de « poids lourds » porteurs de munitions et de pain. Et pendant que ces pesantes machines ébranlent le sol qu'elles écrasent, léger dans le ciel crépusculaire, le vol des avions de chasse part de l'abri voisin, et passe au-dessus de nos têtes, piquant droit sur les lignes boches. Ils se suivent à moins de 100 mètres, parcourant tous la même route idéale, invisiblement dessinée dans les airs, pareils à ces oiseaux noirs qu'on voit, quand la nuit tombe, regagner leur gîte nocturne par le même chemin aérien.

Alors le roulement du canon, qui n'avait pas cessé de tout le jour, s'enfle tout à coup: les grosses pièces crépitent; on dirait des centaines de tombereaux de pierres se déchargeant 5 la fois. Les éclairs de l'éclatement, tout rosés, apparaissent sous les nuages, montent jusqu'au zénith. Et voici des signaux boches: un pointillé lumineux qui affecte une forme de point d'interrogation, incliné tantôt à gauche, tantôt à droite. Puis nos fusées apparaissent: hautes chandelles romaines qui laissent dans l'air une petite Étoile lumineuse lente à tomber, Pendant ce temps, comme les logis des blessés sont achevés mais non point ceux des médecins, le cuisinier a creusé un trou dans le sol, et sur des bois de démolition qui flambent comme un feu de Peaux-Rouges, mijote une délicieuse soupe aux poireaux, que nous mangerons tout à l'heure, à la lueur d'une bougie fichée dans une bouteille.

C'est la veillée des armes de cet H. 0. E. qui recevra peut-être cette nuit, ses premiers blessés.

A C...-G...,. l'hôpital est en pleine activité. Et quelle activité! Va-et-vient incessant des voitures sanitaires amenant les blessés, emportant ceux que l'on évacue d'ici. Car dans l’H.0. Et le même système est appliqué, dans la crainte qui persiste jusqu'ici de l'embouteillage: triage des blessés, station dans les salles d'évacuation où; après un nouveau pansement, parfois une opération, les blessés capables de voyager attendent un second transfert, renvoi dans les salles d'hospitalisation pour ceux à qui un nouveau transport serait préjudiciable.

Ici la chirurgie règne et triomphe. Qu'on me pardonne de n'avoir pas compté les saUes d'opération. J'en ai vu trop. Elles sont toutes du même modèle. Uneantenne,longue baraque où l'on déshabille, lave, désinfecte le blessé, et qui se. divise en deux branches aboutissant chacune à une auto-chir. (automobile chirurgicale), petite saille ultra- moderne de chirurgie. J ai yu un jeune chirurgien qui m'a dit ayoir fait la veille vingt-huit opérations et l'avant-veille trente-huit dans sa journée. Je n'ai pas besoin d'ajouter que dans cette journée la nuit était comprise. Aussi quels résultats! J'ai visité des salles pleines d'hommes dont on peut dire qu'ils avaient été mortellement blessés. Très pâles, ayant encore en leurs pauvres visages les stigmates des souffrances endurées, ils étaient aujourd'hui des convalescents souriant à l'existence. Je pourrais consacrer bien des lignes delouangeaux médecins qui, en donnant leurs forces, le sommeil de leurs nuits, leur talent, leur dévouement, ont fait ces miracles. J'aime mieux dire tout simplement aux mères et aux femmes de ceux qu'ils ont sauvés: « Vos chers blessés sont bien soignés! »

Avant de quitter l'H. 0. E.Je visite la chapelle, petite baraque touchante où l'autel a pour ornement des faisceaux de nos drapeaux, où les cierges sont plantés dans des bouteilles, et où des fleurs — que le Seigneur pardonne! — se fanent lentement dans des boîtes de « singe »!

 

 

À Bord des Péniches

A la sortie de l'H. 0. E., où l'on ne peut lui accorder qu'une hospitalisation rigoureusement calculée, le blessé du ventre ou de la poitrine, le trépané reste encore une chose bien fragile. Alors le Service de santé est revenu à un système dont, ici même, au début de la campagne, on a montré le fonctionnement: les transports par canaux ou par rivière.

Comme c'est la ville d'Amiens qui centralise les réceptions de blessés de la ,..e armée, et que là convergent tous les convois d'évacués, le canal de la Somme se trouve prêtpour offrir aux grands blessés un chemin doux, confortable, lénifiant. La plus grande partie des évacués de l'H. 0. Ê. est dirigée sur Amiens par péniches. Les blessés sont sur brancards suspendus en trois étages superposés le long des parois et au centre de la péniche. Un médecin les accompagne, et la péniche comprend une salle de pansement pour les accidents éventuels.

J'ai passé de longs moments dans ces arches de Noé singulières, toutes pleines de héros reversant de Bouchavesnes. Très peu se plaignaient. Certains mn disaient:

« Ah! madame, ce que c'était chic hier! Quel bond! comme on marchait!

— Vous avez dépassé le village de Bouchavesnes?

— Si on l'a dépassé I On a fait 4 kilomètres au delà de la route de Bapaume à Péronne. Puis la cavalerie est derrière nous; elle va marcher aujourd'hui! »

Ces exagérations résonnent comme une fanfare dans cette péniche arrimée de corps massacrés où l'on pourrait croire que règne une atmosphère lamentable. Non, malgré les souffrances, les joies divines de la Victoire planent ici.

J'ai dit le dévouement des médecins; je n'ai pas encore parlé de celui des infirmiers et brancardiers. Ah! les braves gens qui s'affairaient au brancard de chacun, changeaient leur voix pour la faire plus caressante, subissaient avec empressement les caprices du blessé, écoutaient ses plaintes, agenouillés par terre comme des mères penchées sur leur enfant. Ils ne se doutaient pas de l'émotion qu'ils nie donnaient, et comme je les admira» en silence! Et les médecins-chefs m'ont dit partout avec orgueil: « Regardez nos infirmiers! »

Puisque nous parlons de péniches, il me faut signaler le poste sur eau, situé tout près du Frise, c'est-à-dire à très peu de distance des lignes, dans un endroit où l'on peut recevoir directement le blessé qui vient d'être relevé. Pour parer au plus pressé on a pris de ces chalands qui transportent les pierres pareils à de longs fruits évidés et qu'on appelle des flûtes. Le génie a rapidement élevé au-dessus de la flûte une construction légère quien fait une péniche ferrnée, où l'on peut recevoir vingt-quatre blessés à transporter. Mais l'une de ces flûtes reste à poste fixe et s'est transformée en petite ambulance où l'pn a organisé une salle d'opérations confortable, commode et complète, munie de deux tables, ce qui permet au chirurgien d'opérer sans interruption, en passant d'un sujet à un autre déjà chloroforme.

 

Sous la Lumière des Rayons X

Amiens, vingt-huit hôpitaux, neuf mille lits! me rappellent mes notes. Voici la ville où, jour et nuit, trains, autos, chalands, déchargent leurs blessés. A la gare, avec un respectueux émerveillement, j'ai pu constater ce que faisait, pour adoucir le séjour dans les salles d'évacuation, pour distribuer des rtepas au blessé qui va poursuivre sa route vers l'intérieur, le président de la Croix-Rouge. « M. le président dort une nuit sur trois », m'a dit le médecin inspecteur. Et je ne m'étonne pas que sa charitable activité, celle de ses collaborateurs, éclaire d'un rayon de soleil ces hangars, salle d'attente du blessé voyageur.

Je n'ai pas dit jusqu'ici le rôle prépondérant de la radiographie dans la chirurgie aux armées, ni que la moindre ambulance, de la première à l'H. 0. E., possédait, très complètement aménagée, sa salle de radio.

A Amiens, j'ai pu assister à une opération faite sous la radiographie par le docteur D., médecin-chef de l'hôpital 109, Nous pénétrons dans la salle obscure. Le blessé déjà sous le chloroforme semblait ne plus exister. Il s'agissait d'extraire un corps étranger profondément introduit dans la cuisse. L'ampoule est allumée sous la table, et l'écran rabattu au-dessus du membre blessé laisse apercevoir la tache noire du corps étranger. Alors le poinçon du chirurgien se place sur la tache même; d'un jeu de pédale, l'écran se relève, la lumière jaillit, et le scalpel, alors, tranche dans la chair rouge; les tissas béants s'écartent de plus en plus. De nouveau, l'électricité s'éteint, la lumière lunaire des rayons X illumine l'écran et j'y vois se dessiner la pince du chirurgien qui saisit l'éclat d'obus et l'arrache. Immédiatement la plaie est agrafée: l'opération n'a pas duré cinq minutes. Je cite cet exemple type qui montre avec quels perfectionnements scientifiques la chirurgie est faite au front.

Il y a un an, à pareille date, M. Justin Godart, sous-secrétaire d'Etat au Service de santé, avait bien voulu accorder à notre revue une interview où il avait dit les réformes cjue son département était en train d'accomplir pour le plus grand bien de nos chers blessés. «Une seule pensée directrice, disait-il, guidera mon effort: l'intérêt du blessé. » Au bout d'une année, cet effort du chef et de ses collaborateurs a donné le résultat merveilleux que nous venons de voir ensemble.

D'ailleurs les sommes effrayantes dépensées pour cet effort ne seront pas perdues après la guerre. En effet, le Service de santé met gratuitement, dès maintenant, à la disposition du ministère de l'Intérieur.pour l'époque où nos provinces envahies nous seront restituées, les milliers de baraques démontables construites pour les ambulances, avec leurs lits, leurs chaises, et jusqu'à leurs pharmacies. De sorte qu'instantanément les villages dévastés pourraient, après l'évacuation, récupérer leurs habitants.

Ce ne sera pas un des moindres bienfaits en faveur de la France d'un service que son essentielle utilité, la valeur de ceux qui le dirigent, la haute conscience de tous ceux qui le composent auraient dû, au moins depuis cette guerre dont il a été l'un des premiers organes, rendre autonome.

 
Colette Yver
 

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