de la revue ‘Je Sais Tout’ de 15 mai, 1915
'Aux Avant-Postes d'Alsace'

Pages Vécues

 

L'auteur de ces lignes est un officier de chasseurs alpins. Il livre le bon combat dans la région alsacienne qu'il a évoquée ici, avec un rare talent descriptif. Son récit, alerte et coloré nous initie aux émotions variées de la vie en campagne.

 

La gare de Z..., fortifiée par les Allemands, fut prise par nos troupes vers la fin de décembre. A mi-distance entre les deux villages qu'elle desservait, et dont l'un est à nous, l'autre à eux, elle figure à l'heure actuelle notre extrême pointe dans la plaine d'Alsace. Nous allons relever l'infanterie qui occupe les tranchées établies pour la défendre. Relève de nuit. Il pleut. Notre compagnie,cantonnée dans la principale rue du village, se rassemble à tâtons; quelques lueurs de cigarettes trouent l'obscurité, vite éteintes. Pour franchir les quinze cents mètres qui nous séparent de la gare, nos chasseurs s'espacent de dix mètres en dix.mètres, en une seule file étirée sur un des côtés de la route, de façon à offrir le moins de prise aux coups possibles de l'artillerie ennemie. Un premier obstacle surgit brusquement de l'obscurité: une barricade faite d'une charretie renversée et de quelques gabions; on la contourne en glissant dans d'invisibles mares. Un peu plus loin, nouvelle barricade, autour de laquelle se meuvent des ombres sorties d'un terrier voisin.

Soudain l'atmosphère s'illumine. C'est comme un crépitement de lumière qui jaillit dans le noir opaque, un grand éventail de clarté qui se déploie et vire lentement. Ce n'est pas à nous qu'il en veut, car, au lieu de se mouvoir au ras du sol, il semble se perdre dans l'air. C'est en arrière, bien loin, qu'il va chercher les batteries, tapies derrière les croupes, sous le couvert des bois, et que même les avions n'ont pu repérer.

Voici qui est pour nous. Dans le ciel redevenu sombre un globe lumineux s'épanouit, hésite quelques instants puis retombe lentement, projetant une lueur bleutée. Tous les reliefs du sol sont éclairés d'une façon intense. Immobilité absolue: la colonne s'est figée sur place. La marche n'est reprise qu'une fois le météore évanoui.

Au diable les relèves de nuit! Pendant douze heures nos hommes vont être en l'air, ne connaissant rien du terrain qu'ils ont à surveiller. C'est dans un pataugis lamentable que chacune des sections gagne son emplacement. On avance à l'aveuglette, se heurtant aux fractions relevées. L'un choit dans un fossé; celui-là culbute dans un trou d'eau. Aussitôt quitté le macadam de la route, c'est la terre grasse, délayée par l'ondée continuelle, qui vous happe et vous englue. Les brodequins sont pénétrés par l'eau glaciale du sol, tandis que l'eau du ciel ruisselle sur les pèlerines et les capuchons.

Les sentinelles sont placées. Elles n'y voient pas à dix pas devant elles. Heureusement projections et fusées se relayent pour éclairer le terrain. Grâce à cette attention de l'ennemi, nous pouvons nous rendre compte et prendre nos repères. Lorsque le faisceau lumineux vient frapper le bâtiment de la gare, il l'illumine d'une façon fantastique; par un phénomène curieux, quelques lignes d'ombre découpent une carcasse en trompe l'œil, à la façon d'un squelette projeté sur l'écran par les rayons X. Le faisceau se déplace: plus rien. L'édifice fluorescent s'est évanoui.

Nous allons passer la nuit dans les abris en bordure des tranchées. Courbant l'échiné, je m'introduis à tâtons dans un trou qui m'a été recommandé. A la lueur de ma lampe électrique de poche, je rampe tant bien que mal sur une litière de paille mouillée et réussis à m'allonger. Mon antre, ouvert aux deux extrémités, ne laisse rien à désirer sous le rapport de la ventilation. Roulé dans ma couverture, le béret enfoncé jusqu'aux oreilles, j'essaye de dormir. Malheureusement, il pleut. Une infiltration lente dispense savamment ses gouttes, de sorte que nulle posture ne me permet de les éviter. — Qu'est ceci? Une motte de terre grasse, détachée du plafond, vient s'écraser sur mon nez. Diantre! l'eau, la terre, voilà tous les éléments hostiles. Décidément, je regrette mon existence d'homme des bois, là-haut, à la cote 824.

Nuit longue. Pour réchauffer les deux glaçons que j'ai au bout des jambes, je circule sur la voie ferrée, dont le ballast orïre au moins un sol résistant. La plupart de mes chasseurs en font autant et c'est, tout au long des rails, un va-et-vient ininterrompu d'ombres encapuchonnées. Si quelque alerte vient à se produire, du moins nous trouvera-t-elle prêts.

A l'aube, des formes humaines — je n'ose dire des hommes — ont traversé nos lignes, venant de la direction de l'ennemi. Tout ce que l'eau et la fange peuvent produire en se combinant, ils l'ont sur eux, aggloméré en une couche épaisse qui recouvre uniformément peau des mains et du visage, vêtements, équipements et armes. Ce sont des fantassins qui, commandés par un sous-officier, viennent de passer vingt-quatre heures dans une tranchée avancée, creusée à la hâte il y a peu de temps, auprès d'une ferme en ruines. La pluie en a fait un bassin et les malheureux qui l'occupent sont dans l'eau jusqu'à mi-jambe, sans rien pouvoir faire pour améliorer leur situation: aussitôt que l'un d'eux se montre il est salué par des balles. Ils semblent transis e.t boivent avidement le café chaud apporté à l'instant même du cantonnement et que nous leur offrons.

 

Le Tour du Propriétaire

Le jour venu nous montre le panorama dont nous sommes les acteurs. Au centre de nos positions, ce qui fut la gare: une bâtisse crevassée par nos 75 du côté ouest, trouée par leurs 77 du côté sud; le toit en charpie montre une charpente disloquée; la lézarde ouverte dans la muraille, à la façon d'une coupe de dessin architectural, fait apparaître les planchers béants et les lattes des hourdis en chevaux de frise. Toute l'huisserie, arrachée de ses gonds, pend au milieu des éclats de verres. D'édicules voisins il ne reste qu'un enchevêtrement de barres de fer et de poutrelles.

Proche de la gare se trouve un groupe de bâtiments, dont un virtschaft qui dut être un rendez-vous de chasse, à en juger par les andouillers ornant la salle, et servir de théâtre à maintes agapes et maintes beuveries, si j'en crois certains menus trouvés dans le tiroir d'un bahut éventré. Ils sont pantagruéliques et la liste des vins « colossale ». Le rez-de-chaussée est un champ de bataille semé de débris d'assiettes, de plats, de saucières, d'éclats de verres et de tessons de bouteilles; et, comme il a plu par le toit crevé en plusieurs endroits, tout cela nage dans une eau jaunâtre. Au premier étage, le spectacle est plus lamentable encore. Les meubles mitraillés jonchent de leurs morceaux le plancher couvert dehardes. Seul un rouet intact a survécu. D'une armoire ëventrée sortent, comme des entrailles, des piles de linge écroulées. Au milieu de ce massacre, je trouve, souillées et misérables, des choses intimes: portraits de famille, vieux paroissiens feuilletés par des générations, images de piété, paquets de lettres entourées d'une faveur, toutes choses abandonnées dans la hâte d'un départ forcé.

Des deux côtés de la gare s'étendent nos tranchées; tranchées de fortune, improvisées à la diable au lendemain de l'action, contre un retour offensif éventuel de l'ennemi et demeurées telles quelles. C'est, proprement, de la boue organisée. En boue également les abris dont le squelette est fait de tout ce qu'on a pu trouver dans la gare: châssis et chambranles, tables, casiers à billets, fauteuils dressant leurs pieds en l'air, banquettes recouvertes encore de leur moleskine; j'ai retiré, d'un élément de tranchée, un petit camion à bagages, un canapé et un distributeur automatique. Entièrement livrés à nous- mêmes, nous n'avons, pour améliorer cette fortification pour rire, que nos bras et quelques outils de parc. Ni gabions ni fascines. Pas le moindre réseau de fils de fer. Par contre, celui de nos voisins d'en face est si dru,, qu'on peut se demander comment ils le franchiraient pour nous aborder. Et puis, on les dit si confortables dans leurs tranchées bétonnées, qu'ils seraient bien sots de venir dans les pauvres nôtres.

Pour finir le tour du propriétaire, le poste de commandement. Une cave voûtée aménagée par nos ennemis, à la veille de leur déguerpissement, et dans laquelle nous avons pris la suite de leurs affaires. On y accède par un boyau souterrain aboutissant à un trou ouvert par la pioche dans la muraille; en raison de ma taille, je dois m'y présenter à quatre pattes et à reculons. Le seuil une fois franchi, on se trouve dans une manière de crypte mesurant environ quatre pas dans les deux sens, meublée d'un poêle, de trois fauteuils en osier empruntés à la salle d'attente et de l'appareil téléphonique. Des graffiti, œuvres sans prédécesseur, ornent la muraille, sur 'laquelle la bougie fichée dans le goulot d'une bouteille projette des ombres capricieuses. Des académies féminines y voisinent, dans une promiscuité révoltante, avec des poilus au port d'armes. La guerre finie — ce musée souterrain acquerra peut-être une renommée pompéienne.

C'est dans cet antre que l'officier commandant le poste fait la guerre, en compagnie de deux téléphonistes. Pour se distraire, il peut surprendre dans l'appareil les secrets stratégiques qui courent au long du fil reliant les avant-postes entre eux et avec la ligne de l'arrière. Ainsi apprend-il que le téléphoniste Z... a souffert des dents la nuit précédente et que la grand'-garde n 32 insiste pour obtenir les vingt bottes de paille demandées d'urgence il y a huit jours. Il y est bien parfois question d'opérations, mais si peu.

Et quelles opérations seraient d'ailleurs possibles dans la saison actuelle et sur le terrain d'alentour? Grâce à l'hiver diluvien, la plaine de Haute-Alsace n'est qu'un immense bourbier. Le sous-sol imperméable s'oppose à l'écoulement de l'eau, qui stagne à la surface, délayant l'argile en une fange tenace. Elle se retrouve encore sous l'herbe des prairies, dont la surface spongieuse est analogue à la « faigue » de l'autre côté des Vosges. C'est presque le marais.

Etant monté dans le comble d'un des bâtiments, pour inspecter le terrain, j'aperçois, presque à la hauteur des tranchées ennemies, un semis de points noirs parfaitement alignés et régulièrement espacés. Je regarde à la lorgnette. Ce sont, étendus sur le sol, les corps de vingt-quatre des nôtres, demeurés depuis plusieurs jours dans la position où la mort les a frappés; une section entière lancée à l'assaut et fauchée par le feu des mitrailleuses dans l'instant où elle faisait son dernier bond. L'officier qui les commandait est au milieu d'eux. Impossible d'aller les chercher. Quiconque — combattant ou brancardier, — sort de nos lignes, pour s'en approcher, est salué par une fusillade.

Une voie ferrée, une route, des habitations, tout cela représentait, il y a quelques mois, le mouvement et la vie, l'aboutissement d'une civilisation très vieille. La route ne tend plus vers rien. Hormis les troupes de relève qui se glissent dans l'ombre et les isolés qui, le matin, nous portent le réconfort d'une boisson chaude impatpemment attendue, rien n'y circule plus. Le ruban de la voie ferrée, coupé en plusieurs points, n'est plus qu'une ferraille vaine. L'âme vivante des demeures a fui par leurs ouvertures béantes. En place des mille bruits qui peuplaient l'air, un silence morne pèse sur toutes ces choses. La guerre les a tuées.

 

 

Dans les Tranchées

Vingt-quatre heures dans les tranchées, vingt-quatre heures au cantonnement, parmi les maisons démolies et les débris calcinés: telle est désormais notre existence. Au village, nos hommes sont gités dans les granges, dont certaines bien mal closes. Je souffre de les voir, au retour des tranchées, trempés jusqu'aux os, sans vêtements de rechange, sans feu pour se réchauffer. Fort heureusement, la nourriture ne laisse rien à désirer. Les denrées sont d'une qualité parfaite et le ravitaillement se fait à merveille. Constatation générale depuis le début de la guerre.

Pour moi, je loge chez un brave boulanger qui, faute de farine, a dû éteindre son four. Il a vécu de longues années en France et son empressement à notre égard ne me paraît pas suspect. Je n'en dirai point autant de tous; je suis persuadé que nous sommes entourés d'espions. Bien des indices nous ont déjà permis de reconnaître que l'Allemand sait ce qu'il a intérêt à savoir. Il y a quelque temps, d'innocentes bouteilles flottaient à la dérive sur le cours d'eau qui va vers le village d'en tace. Dans l'une d'elles, repêchée, l'on trouva un billet, et ce billet était à destination de l'état-major ennemi. Dans le village de B..., une perquisition opérée dans les caves aboutit à la découverte d'appareils téléphoniques auxquels aboutissaient des fils souterrains. Nos adversaires n'ont rien à redouter de semblable: dans le moindre hameau de la région, la population civile a été évacuée vers l'intérieur. Quand nous résoudrons-nous, comme eux, aux mesures radicales exigées par les circonstances?

Aux tranchées, les journées sont longues, surtout quand la pluie nous renfonce dans nos terriers. Les distractions sont rares. Peu de coups de fusil, les Boches semblent dire: « Laissez-nous tranquilles, et nous ferons de même. » Ils ne deviennent méchants que lorsqu'on les excite. J'ai beau utiliser tous les observatoires dont nous disposons: impossible d'apercevoir la pointe d'un casque du la visière d'une casquette. Ils sont terrés comme des taupes et ne se montrent pas. Aucun bruit non plus le jour. La nuit, par •contre, ils semblent s'éveiller et mènent grand tapage, tapant à tour de bras sur les piquets qu'ils foncent en terre. De temps à autre, l'air est déchiré par les piaillements d'un cochon qu'on égorge.

Une fois, j'ai voulu me rendre compte de leur travail. La nuit étant noire à souhait, je suis parti avec une patrouille. A travers les prés où l'on enfonce jusqu'à la cheville, nous gagnons un élément de tranchée dans lequel une escouade d'un détachement voisin est tapie. Un bond en avant nous permet de gagner l'abri de deux hêtres solitaires. Là, nous ne sommes qu'à 150 mètres environ du village; les silhouettes des premières maisons se profilent vaguement. Un doigt sur la bouche, le gradé en observation me désigne de la main, vers la gauche, une masse noire qui bossue le terrain. Je regarde plus attentivement: c'est un corps étendu, à l'extrême-droite de la ligne funèbre que j'ai aperçue. Nous quittons notre abri. Au même instant, un foyer électrique s'allume devant nous, et dans l'instant un jet de lumière arrose le terraio. Ce n'est plus le projecteur lointain de l'autre jour; il est là, tout proche; au lieu de se perdre en l'air, le cône lumineux se déplace lentement, au ras du sol, dont il fouille les moindres accidents. Jetés à terre, nous attendons, immobiles, qu'il nous découvre. L'œil arrive dans notre axe de vision, et semble un instant se fixer sur nous. Instant long, très long, et durant lequel le cœur bat incontestablement plus vite. Soudain, par un brusque à gauche, le rayon tourne de plusieurs degrés; pendant une minute, il se déplace par saccades, comme s'il poursuivait un but mouvant; puis, , d'un coup, il s'éteint. Notre retour en arrière se fait lentement, courbés en deux, avec une nouvelle station horizontale, provoquée par une fusée-parachute. Beaucoup de boue, voilà tout ce que j'ai rapporté de mon expédition. Il est des journées calmes où nul bruit ne parvient jusqu'à nous. Il en est d'autres où, le soir, l'oreille est déchirée.

La fusillade roule sans interruption dans les gorges de la montagne, dont les crêtes sont l'objet de luttes épiques. Certaines d'entre elles ont été prises, perdues, reprises, jusqu'à cinq fois consécutives. Les Allemands contre-attaquent avec fureur, en formations denses, dans lesquelles notre feu fait des boucheries. La vague humaine, repoussée, reflue, pour déferler à nouveau l'instant d'après. Sur ces crêtes nos alpins ont accompli des exploits qu'on saura quelque jour. Je ne puis encore écrire aucun nom, mais ils seront plus tard inscrits en lettres d'or sur le livre de la conquête de l'Alsace. Récemment, un camarade de mon ancien bataillon (celui qui, l'été dernier, s'illustra dans les bois de Maudray m'écrivait qu'à l'attaque d'une des positions aujourd'hui nôtres, les hommes ne pouvaient plus se servir de leurs fusils, dont les culasses étaient immobilisées par la boue. Dans les tranchées envahies, ce fut un corps à corps sauvage à coups de crosse, à coups de pioche, à coups de poing. Pendant les entr'actes, l'ennemi nous inondait de grenades. Les contre-attaques se répétèrent toute la nuit et n'aboutirent qu'à la reprise d'une ligne de tranchées, sur les quatre que nous avions conquises.

Chaque position enlevée par nous est immédiatement, de la part de l'adversaire, l'objet d'un bombardement intense et sans répit. Pendant des journées entières nous entendons le fracas des coups de départ; la marche ferraillante et désordonnée, au- dessus de nos têtes, des grosses marmites ou le sifflement rapide des obus de 77; puis, longtemps après que notre œil a perçu la lueur des éclatements sur les croupes allongées en éperon vers la plaine, le bruit sourd des explosions. Notre artillerie donne la réplique, entre-choquant les stridences en perce-oreille des 75 avec la voix grondeuse des gros calibres. C'est, dans l'air, un concert sauvage de miaulements et de râles. A la fin de la journée la tête est rompue et l'on demeure comme hébété.

Ce n'est pas seulement sur les points conquis par nos troupes, que l'artillerie adverse concentre son feu. Méthodiquement, avec une persévérance inlassable, il le dirige aussi sur les lieux habités, dont la destruction se poursuit sûrement. Chaque jour presque nous entendons les projectiles reprendre le chemin de l'agglomération usinière de X..., où ne tarde pas à s'allumer quelque incendie. Chaque nuit presque nous voyons une onde de flammes éclairer la campagne environnante. Nous nous étonnons parfois qu'il reste encore quelque chose à brûler.

La ville elle-même n'a pas été davantage épargnée. Nombre de maisons sont à bas. Seule, par un miracle, la cathédrale est demeurée intacte, n'ayant perdu que quelques vitres de ses verrières. A chaque bombardement, la population civile descend dans les caves. Elle compte déjà de nombreuses victimes, dont beaucoup de femmes et d'enfants. Un médecin-major de mes amis, qui chercha dans les décombres des blessés à soigner, m'a conté des détails tellement atroces, que je n'ose les reproduire.

Ainsi en est-il, ainsi en sera-t-il de tout ce qui, en Alsace, demeure à portée de leur canon. Ils détruisent ce qu'ils savent perdu pour eux. Ils nous font assister, impuissants et la rage au cœur, à la ruine d'un pays florissant entre tous, aimable et riche. Le kaiser a jusqu'ici tenu royalement sa parole de nous rendre une Alsace chauve. Osera-t-il la tenir jusqu'au bout !

 

L'air Est Peuplé d'Avions

Les projectiles ne se contentent pas toujours de traverser notre ciel. Ils viennent parfois nous rendre visite capricieusement, sans qu'on sache pourquoi, et sans d'ailleurs nous faire grand mal. Dernièrement, l'un d'eux s'est avisé de tomber sur un de nos pauvres abris, qu'il défonça sans peine.

La charpente, écroulée, ensevelit sous ses débris un de nos chasseurs. Il fallut l'extraire de sa prison, dont il eut la chance de sortir indemne.

Plus récemment, la gare a subi un bombardement en règle. Pauvre gare! Elle nJétait déjà guère brillante; la voilà maintenant plus squelettique-encore. Elle perd son escalier par une plaie béante et son toit trépané laisse apercevoir le ciel au travers. Ses gouttières pendent comme de grands bras disloqués, grinçant sinistrement quand le vent leur fait égratiner la façade.

Constamment nous sommes surveillés du haut d'un observatoire aérien. La « saucisse », ou la « chenille », tels sont les sobriquets donnés par nos chasseurs au « draken ballon », dont le fuseau flasque flotte lourdement au bout de son câble. On ne pouvait mieux baptiser cette chose molle, dont la stagnation dans l'atmosphère a je ne sais quoi de répugnant et de malsain, et dont la présence obsédante finit par impressionner désagréablement le système nerveux.

Parfois, la grosse chenille regagne le sol précipitamment. C'est qu'elle a distingué là- haut quelque chose d'inquiétant: un point noir qui grossit rapidement et sera bientôt sur elle. Nous voyons alors l'avion français piquer droit sur les, lignes ennemies. Tout d'un coup, au-dessous de lui, un nuage blanc, suivi d'un autre, de deux autres, de trois autres; la salve l'a encadré. Le bruit sourd des détonations nous est porté par le vent. Haletants, nous nous demandons s'il n'a pas été touché. Mais non! il prend de la hauteur, tout en décrivant des zigzags, pour dérouter le tir. Les nuages blancs éclatent maintenant bien au-dessous de lui, avec un écart sensible en direction. Aux salves suivantes, l'écart s'accentue. L'oiseau monte et s'éloigne. Le voilà hors de portée. Nous respirons.

Les jours où la pluie et le vent font trêve, l'air est peuplé d'avions. Les monoplans allemands sont reconnaissables à leur empennage en aile de chauve-souris et à leur queue, moins détachée du corps que celle de nos appareils. Quand ils survolent nos positions, ils lâchent de temps à autre une fusée, dont la fumée en boule demeure longtemps à la mênle place, donnant un repère à leurs artilleurs. L'on peut être alors sûr que les marmites ne tarderont pas à suivre.

Nous avons eu le spectacle rare d'un duel d'avions. Un taube-survolait la plaine, quand un de nos biplans, accouru à tire d'hélice, piqua droit sur lui. Le taube accepte le combat et cherche à gagner son adversaire en hauteur. Pendant quelques instants c'est une montée presque verticale; les crépitements des mitrailleuses du bord, se mêleni au ronflement des moteurs. Aucun des combattants cependant n'est touché, car tous deux continuent à monter, en décrivant des spires. Un moment, ils sont si près l'un de l'autre, qu'on peut croire à un abordage. Mais voici que l'un d'eux se détache, monte « en cheminée» et domine nettement l'autre. Alors nous voyons celui-ci virer, faire demi-tour, et s'éloigner à toute vitesse dans la direction des lignes allemandes, laissant notre champion maître du'champ de bataille aérien.

Un combat d'un autre genre s'est livré la nuit dernière, plus obscur, mais singulièrement émouvant.

Nous étions dans la cave du commandement, réchauffant autour dû-poêle nos pieds congelés, quand l'entrée d'un visiteur nous fut annoncée par le crémonial coutumier: choc d'un crâne contre une voûte, juron, trébuchement, puis apparition d'un personnage ruisselant qui, tout ébloui par notre luminaire, va donner encore de la tête contre le tuyau du poêle. C'est le lieutenant B..., du régiment d'infanterie que nous avons remplacé. En quelques mots il nous met au courant de son entreprise.

— Veuillez donner à vos hommes l'ordre de ne pas tirer quand ils verront des silhouettes en avant des tranchées. Je m'en vais, avec un sergent et quatre volontaires, essayer de relever le corps de mon camarade, resté devant les fils de fer d'en face. Je ferai un détour par la droite; ma tâche accomplie, je reviendrai droit sur vous.

— Vous serez vus et fusillés.

— J'espère n'être pas vu. Il fait nuit noire; il pleut. Nous irons à plat ventre, attacherons une corde aux pieds du corps, que nous tirerons en arrière... A tout à l'heure!... A propos, faites-nous préparer un grog, pour nous réchauffer.

Lui parti, nous attendons. Une demi-heure s'écoule. Une heure. Rien. Je sors de la. cave, aux écoutes. Tout d'un coup, une détonation sèche; une autre; le roulement d'un feu à volonté; quelques coups isolés encore. Puis, plus rien.

Je commence à désespérer, quand des bruits de pas approchent. Un groupe apparaît. Une voix me hèle.

— « Ça y est »!

— Ils vous ont tiré dessus?

— Et manques!

Le corps est là, si lamentable que j'ose à peine le regarder. On le dépose sur un brancard, dans la salle d'attente. Une couverture est jetée sur sa pauvre figure souillée. Grâce à l'héroïsme d'un compagnon d'armes, il reposera demain en terre chrétienne.

Guerre Triste et Lente

Autrefois, la guerre était gaie. Elle se menait au grand jour, avec fracas, avec sonneries de cuivres et déploiement d'étendards. Elle se faisait vite. La guerre d'aujourd'hui est triste et lente. Elle est immobile et muette. Campements illuminés, feux de bivouac — qui donc a vu cela? — Pas un bruit, pas une lueur. Soufflez-moi cette bougie! Jetez vite cette cigarette! — Surtout, cachez-vous! terrez-vous! — Remuez la terre, encore, toujours! — Des soldats, non pas! Des terrassiers, des égoutiers, des « boueux », voilà ce que sont nos hommes. La pelle, la pioche, tels sont les instruments et les emblèmes de la victoire. L'officier est un agent-voyer, un conducteur des ponts et chaussées, un entrepreneur de travaux publics.

Elle est surtout sale. De par le vêtement, c'est la guerre des gueux. Trempés par toutes les eaux, recouverts par tous les limons, frottés à toutes les boues, portés jour et nuit, les uniformes tombent en loques. Les pantalons surtout s'aèrent déplorablement par des ouvertures multiples autant qu'imprévues; la ficelle commence à jouer un grand rôle dans l'équipement. Nous devenons armée d'Italie. Fort heureusement, des collections nouvelles arrivent des dépôts, grâce auxquelles le mot uniforme veut dire fantaisie! Les velours côtelés bleu ciel et marron fraternisent avec les draps « couleur d'horizon ». Le pittoresque y gagne, accru par des additions heureuses. Tel chasseur, privé de son béret, l'a remplacé par une toque de marchand de marrons; tel autre s'est cuirassé le thorax d'une chasuble en moleskine. Les peaux de mouton de 70 ont fait une réapparition triomphale. Cache-nez et passe-montagne donnent la note « sport d'hiver », tandis que les sabots — Mondaine! —ont succédé aux brodequins trop perméables.

Ne médisons pas du sabot. Il est étanche, hygiénique et réconfortant. Il peut être héroïque et victorieux: voyez 92. Pour ma part, je vis heureux depuis que j'en ai adopté une des modalités: des socques prolongés par Tartinée de tiges en cuir et abritant des chaussons fourrés. Grâce à cet appareil, je circule d'une âme égale au milieu de nos marécages. Ma confiance dans l'avenir s'est accrue de tout le calorique de mes extrémités inférieures. Les événements, en vérité, sont tout différents, suivant qu'on les considère d'un pied sec ou d'un pied humide.

Nous ne sommes plus seuls à garnir nos tranchées. Des cavaliers y sont devenus nos collaborateurs — cavaliers Sans chevaux, tel Diomède cambriolé par Hercule. Pauvres dragons, pauvres chasseurs, devenus, comme nous, terrassiers, couvreurs et maçons! Je plains votre sort. Vous rêviez vous couvrir de gloire, et vous s'ètes couverts que de boue. Au lieu de pousser charges et reconnaissances, vous poussez des brouettes. Vos pères ont pris des navires sur la glace; et vous, vous prenez des rhumes au coin des tranchées.

Grâce à la main-d'œuvre accrue, l'aspect de nos positions s'est heureusement modifié. Jetant bas les abris informes légués par nos prédécesseurs, nous avons établi une ligne de tranchées d'une solidité rassurante. Avec les matériaux empruntés à la gare, aux constructions adjacentes et à la voie — pièces de charpentes, rails déboulonnés, bordures de quai en fonte, poteaux télégraphiques, — nous avons confectionné des abris blindés, imperméables aux marmites — je veux du moins le croire, jusqu'à preuve du contraire. « Sécurité et confort », telle est désormais notre devise.

Tout alentour, une activité nouvelle se manifeste. Chaque soir, à la tombée de la nuit, des équipes de travailleurs se glissent furtivement en avant de nos lignes. Pendant des heures, sans se soucier de la pluie qui les inonde, non plus que des surprises du projecteur, non plus que des fusées lumineuses, ils travaillent à leur tâche mystérieuse et lente. Ils s'en retournent vers minuit, trempés, fangeux, exténués, les membres raidis par le froid, pour recommencer le lendemain soir. Et chaque matin nous vpyons s'enchevêtrer davantage devant nous le réseau de fils de fer,s'approfondir le boyau de communication et zigzaguer plus loin la gabionnade protectrice. Infanterie, cavalerie, génie, tout le monde a mis la main à la pâte. A l'heure actuelle, les préparatifs sont presque achevés. Les gens d'en face peuvent venir. Nous attendons leur visite, tout est paré pour les recevoir.

 

 

Changement de Décor

Le froid bienfaisant est verîu, et la neige avec lui. La plaine d'Alsace disparaît sous la couche blanche. Au lieu d'être masquée par l'éternel rideau de pluie, la chaîne des Vosges apparaît, blanche elle aussi, et tendant sur un ciel pur ses lignes amples, qui se développent de la direction de Belfort vers l'horizon de Colmar. Dans une échancrure apparaît, vaporeuse et visible à peine, une cime bleutée: le ballon de Guebwiller.

Bienfaisant, certes, il l'est, le froid qui solidifie la fange dans laquelle nous vivions, qui nous donne un sol résistant et sonore; un sol capable de porter notre effort, réalisant pour nous le vieux mythe d'Antée.

Et, recouvrant les désolations qui nous entourent, la neige leur a conféré quelque chose de sa noblesse et de sa pureté. Par elle, le spectacle de misère est atténué; il semble qu'elle ait pansé les plaies des choses, qu'elle les ait fait presque revivre. Et, pendant un instant, j'ai l'illusion réconfortante, compensatrice de toutes les fatigues endurées et de toutes les misères subies, de voir, relevée de ses ruines, l'Alsace de demain.

P. L. R.

 

Back to Introduction

Back to Index