de la revue ‘Lecture Pour Tous’, 28 novembre 1914
'Cinq Semaines de Campagne en'
'Argonne'
par André Terrasse

Carnet de Route d'un Combattant

 

La guerre racontée par ceux qui la font... voilà ce que demande le lecteur français. Le témoignage direct de celui qui a pris part à l'action, voilà ce qui dépasse, pour l'intensité de l'émotion, tous les récits de guerre. Avec quel intérêt passionné nous nous pencherions sur ces « journaux de marche », où, entre deux batailles, le combattant note ses impressions et consigne le spectacle sublime ou terrible dont il est encore tout frémissant! Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs, dans ce numéro et dans ceux qui suivront, une série de Carnets de route où, tour à tour, l’officier, le soldat, le médecin, etc., les initieront aux épisodes quotidiens de la guerre moderne. Cette fois, c'est un officier qui décrit jour par jour les engagements auxquels il prit part sur la Meuse et en Argonne. Avec lui, nous partageons les sentiments qui furent ceux de notre armée pendant cette prodigieuse manœuvre qui, delà retraite, nous ramena à l’offensive. Dans les pages qu'on va lire, dont l'auteur faisait partie hier d'une de nos grandes Ecoles littéraires, on admirera par-dessus tout la simplicité, la bravoure sans phrases qui caractérisent nos admirables combattants d'aujourd'hui.

 

La Guerre Racontée par Ceux Qui la Font

11 août. — 3 heures du matin. Nous descendons de wagon à Saint-Mihiel; l'air est vif et convient à notre courbature. Nous sommes proches de la frontière, et croyons aller vers Metz. Les hommes, sur le quai, battent la semelle et rient.... Ils vont pourtant devenir plus sérieux: on sent l'ennemi tout près et on comprend qu'il sera dur à vaincre.

Nous n'allons pas à Metz, mais nous prenons la route de Verdun. Chaleur accablante; les hommes, rompus par trois jours de voyage, marchent difficilement. On est joyeux quand même; des aéroplanes emplissent l'air d'une musique rassurante, et sur les collines de Meuse, le Fleurus évolue.

L'étape est longue et dure; les hommes n'ont rien à manger, pas le temps de faire le café. Nous cantonnons à G..., petit village qui est déjà plein de troupes. Nous logeons dans un atelier de scieur de bois et couchons sur un lit de paille. Serons-nous toujours aussi bien installés? Nous en doutons. Notre hôte, M. Barthélémy, est un vrai Lorrain, très digne avec sa barbe grise, dont les deux filles nous soignent avec une gentillesse exquise.

16 août. — Décidément, nous allons vers le nord, et vite, malgré la chaleur accablante. B..., un affreux pays où la boue et le fumier se partagent les rues, nous reçoit.

Puis c'est O..., où nous restons deux jours. Nous savons qu'une grande bataille est engagée dans le nord. Allons-nous y prendre part?

20 août. — II semble que oui. Nous coucherons ce soir à Longuyon; on nous promet un gîte confortable dans les casernes.

— Longuyon est encombré de troupes; les voitures de ravitaillement obstruent les rues. Nous défilons sur les trottoirs; les habitants nous jettent des fleurs par les fenêtres; on nous offre à boire. Les hommes sont tout joyeux de cet accueil chaleureux. Il paraît que les Allemands sont tout proches et qu'on entend même parfois les détonations sourdes des grosses pièces.

— Nous ne profitons pas longtemps des belles casernes de chasseurs. A trois heures du matin, départ: nous marchons au canon, vers la frontière belge. Etape longue, pénible. Notre objectif: attaquer S..., village a chevai sur la frontière. Sur la route, nous voyons distribuer des cartouches aux soldats du 82e. Des flocons blancs, dans le lointain, nous prouvent que la bataille est'toute proche et que nous allons entrer dans la zone de l'action. A T..., une demi-heure de repos singulièrement appréciée, après trois jours de marches forcées. Un morceau de saucisson et une rasade d'eau puisée à mon bidon et me voilà ragaillardi.

Un capitaine d'état-major.... Sac au dos, l'arme à la main.... En route! Le 131e faiblit; il faut le renforcer. Le capitaine nous indique un bois: il faut le traverser rapidement afin d'aller, de l'autre côté, prendre notre poste de combat. Chacun est ému, .moi tout le premier. Chacun se demande quelle figure il fera au feu, et je tends toute mon énergie pour entraîner mes hommes. Tout à l'heure, la tâche deviendra plus facile; il suffit d'avoir quelque chose à faire pour n'avoir pas peur, et un galon est merveilleux pour donner du courage. D'ailleurs, je sens que les hommes ont confiance en moi: comment pourrais-je ne pas justifier leur confiance?

Ce bois est terrible. Les ronces gênent la marche. On entend le roulement des mitrailleuses, et des balles tombent çà et là. A droite et à gauche de nous éclatent les obus. A notre gauche, quelques batteries françaises. Nous ne voyons rien d'autre jusqu'à la lisière; mais là, un coin du champ de bataille se découvre à nous. Oh! bien peu de chose: de la fumée, des flocons blancs partout; des lignes noires dans les champs d'avoine; parfois des hommes courant de gerbe en gerbe; derrière une haie, très près de nous, des fantassins français blessés ou morts. C'est tout.... A notre gauche, on entend des cris; une compagnie charge à la baïonnette. Les mitrailleuses tirent sans arrêt, balayant la plaine. L'artillerie ennemie prend position, à découvert, à 15oo mètres devant nous.

Une ligne de fantassins s'avance par petits groupes, dans des prés, vers notre bois. Nous croyons que c'est le 131e qui se replie, et nous nous apprêtons à protéger sa retraite. Ce sera difficile. Ies compagnies, et même les sections, sont dispersées, sans liaison, dans ce bois. J'examine la carte avec mon capitaine. Une balle arrive et crève la carte entre nos mains. Pauvre carte! Elle nous fera bien défaut.

Malgré la fumée, à la jumelle, j'arrive à mieux distinguer la ligne qui avance: ce sont des ennemis. Il est trop tard pour les arrêter; du 131e pas de trace.... Nous n'avons plus de mission. Des éclaireurs, envoyés sur la droite, reviennent et nous disent que partout nos troupes se dirigent sur T.... Nous n'avons qu'une chose à faire: nous replier nous aussi.... Des balles perdues s'abattent toujours sur nous. Mon pauvre sergent Pierre, un vaillant soldat toujours souriant, en a reçu une au cou. Il est mort sans que je puisse lui serrer la main.

A la hâte nous nous frayons un chemin à travers les broussailles, nous dirigeant vers T..., où nos batteries ont pris position.

Nous sommes maintenant soutiens d'artillerie; des tranchées sont toutes préparées, nous n'avons qu'à les occuper et à attendre.... Je suis si fatigué que je m'endors presque. Nous avons soif, faim. J'envoie une corvée au village: il est battu par les obus.... Mais la nécessité rend courageux: les hommes ne craignent déjà plus l'artillerie; ils nous apportent des provisions....

Notre artillerie tient jusqu'au soir; l'infanterie allemande ne peut déboucher.... Pourtant ordre est donné de se replier: nous reprenons la route de Longuyon.... Des voitures de blessés; des hommes épuisés ou blessés dans les fossés; çà et là des chevaux morts.... L'ennemi doit être bien éprouvé lui aussi, car il n'esquisse pas même une pour- suite.... Seuls ses gros canons nous reconduisent un moment....

Nous quittons la route pour prendre les avant-postes de combat....

Ce sera simple d'ailleurs: les tranchées ont été préparées; on a même eu le soin d'y étaler de la paille.... Depuis trois jours nous n'avons guère eu de sommeil. Nous redoutons une attaque de nuit, et, pour éviter une surprise, le capitaine m'envoie à trois kilomètres en avant des lignes reconnaître le bois de ... Les hommes partent sans hésitation. Les yeux scrutent les buissons. Chacun croit voir quelque chose: pure illusion. Nous traversons le bois et revenons: il n'y a personne. A mon retour, je m'étends sur la paille et m'endors profondément.

22 août. — Réveil en alarme. Quelques éclaireurs ennemis se sont montrés et tous nos soldats ont tiré. Les uhlans s'enfuient, et nous achevons de creuser nos tranchées. Ma section est envoyée en avant « flanquer » une ferme; le fermier part avec ses vaches et ses chevaux; il nous laisse la clef de sa cave et nous dit de prendre chez lui tout ce qui pourra nous être utile.... Quel bonheur! Nous faisons la soupe, de la cuisine ... au beurre, un vrai repas de gala! Pourvu que les Prussiens nous laissent manger en paix.... Je fais creuser une tranchée formidable, épaulée de madriers, protégée contre les shrapnells.... Les hommes sont gais, heureux de la bonne besogne qu'ils espèrent bientôt faire. Des patrouilles allemandes sortent du bois.... Nous attendons: il faut les laisser venir tout près…

Un cavalier: ordre de nous replier sur C..., le plus vite possible.... Adieu la soupe! Nous partons au pas accéléré. Bien nous en prend: les colonnes ennemies débouchent du bois, et, quelques minutes après, le plateau en est couvert.... Nous n'aurions pas résisté longtemps: l'artillerie nous remplacera avantageusement. Voici les claquements secs du 75. Le plateau va être « déblayé »; la gaîté revient dans les cœurs. Toute la journée, terrible duel d'artillerie: le Riraailho tonne.sans arrêt; le 7,5 se multiplie. Le soir, nous nous retirons près du pont de C... qu'on barricade de fils de fer. Toute la nuit, le canon tonne. Mais nous dormons quand même au bord de la rivière, à l'abri du talus du chemin de fer.

A partir du 23 août. — Nous sommes en retraite momentanément.

On se bat le jour, on marche la nuit. Les Allemands ne nous poursuivent guère et ne réussissent jamais à nous accrocher. Souvent, au contraire, nous leur infligeons de grosses pertes et croyons pouvoir reprendre la marche en avant. Mais des raisons stratégiques s'y opposent.

Depuis huit jours, nous marchons et combattons sans cesse. Les hommes sont maintenant de rudes guerriers: le miaulement des balles leur est familier, et quant aux obus on sait qu'en général ils sont fidèles à leur rôle qui est d'éclater là où il n'y a personne. La baïonnette est une amie qui ne trahit jamais et les Prussiens manquent de mordant.

A V..., nous devons repasser la Meuse. Notre régiment, d'abord flanc-garde de la division, devient arrière-garde et est chargé de protéger le passage. Nous garnissons les crêtes; notre compagnie se trouve non loin du pont avec des mitrailleuses. Sur l'autre rive, la grosse artillerie française a déjà pris position, prête à nous appuyer quand nous nous retirerons. Le 8e chasseurs à cheval escarmouche avec les uhlans.

De la hauteur où ma section est placée, je regarde la route: aux convois militaires se mêlent de longues files de voitures paysannes. Ce sont les habitants qui fuient devant l'envahisseur, devant l'incendie et le bombardement imminents. Il y a des femmes' qui pleurent, leurs enfants sur les bras, et qui nous sourient pourtant à travers leurs larmes,, parce que nous sommes le suprême rempart, parce qu'elles pensent à leurs maris ou à leurs frères, qui sont soldats comme nous.

Le soir, nous pouvons passer à notre tour; des positions toutes préparées nous attendent sur l'autre rive. Tous les convois ont pu passer: on va faire sauter les ponts.

Les paysans attardés supplient qu'on les laisse traverser: ils sont là, avec leurs bestiaux, avec leurs charrettes pleines de matelas, de linges, d'objets disparates, tout ce qu'ils ont pu sauver. Il est trop tard; on ne peut plus attendre. Je leur montre la route de Verdun: « Tâchez de partir par là! » Beaucoup de soldats pleurent: que sont devenus ces pauvres gens? Pour nous, nous avons à les venger et à défendre les autres…

Pendant plusieurs jours, nous ne reculons plus. De la grosse artillerie est arrivée de Verdun, des 120 longs que les hommes regardent en disant: « Voilà ce qu'il nous aurait fallu; maintenant, ça ira mieux! » II s'agit maintenant d'interdire à l'ennemi le passage de la Meuse. Des tranchées sont creusées partout. Il y en a tout au bord de la rivière, en face de Dun, au bas des coteaux boisés. Les régiments se relaient pour la défense du passage.

Dun est en flammes. On a dû évacuer les tranchées de la rive; maintenant les Allemands veulent construire des ponts. L'artillerie les démolit: un bataillon allemand passe quand même. Le 131e et le 171e le rejettent' à l'eau. Ce soir, je suis allé en recon- naissance au bord de la rivière. Il faisait déjà nuit: partout des cadavres d'hommes et de chevaux et du matériel brisé. Jamais les Allemands ne passeront ici. Nous sommes pleins de confiance. On raconte que, de Verdun, des troupes fraîches vont sortir pour déblayer la rive droite.

Ils sont passés à Stenay et arrivent du nord. Il va falloir faire face des deux côtés: le coup* sera dur. Notre régiment est envoyé pour mettre Montfaucon en état de défense. Pendant trois jours nous restons là-haut, à creuser des tranchées. Tout le monde est cantonné. Les provisions sont abondantes, la position nous paraît inexpugnable. Toutes ces circonstances favorables donnent du courage. Les hommes reprennent haleine: le soir ils chantent dans les rues. Ces trois jours à Montfaucon sont certes les meilleurs que nous ayons eus depuis près d'un mois.... J'ai un lit, avec des draps propres; nous avons reçu nos cantines, pu changer de linge… II semble que maintenant la victoire doive venir à nous…

Hélas! nous avons dû abandonner Montfaucon sans presque le défendre. Nous marchons vers l'Argonne et rapidement même. De l'autre côté des bois, des troupes ennemies descendent et menacent de nous couper au sud. H ne faut pas se laisser accrocher: il faut partir....

Comme d'habitude, nous formons l'arrière-garde. On marche sur Varennes, à travers la forêt. Cette fois encore, les Allemands semblent vouloir nous laisser nous retirer sans nous inquiéter. Mais non': voici des flocons blancs tout près. Leur artillerie légère a pris position derrière nous et ouvert le feu. Pour permettre à la colonne de s'écouler, nous faisons face à leur attaque et prenons résolument l'offensive.

Notre régiment doit attaquer C..., occupé par les Allemands qui tiennent également les bois de C..., au nord de C... Nous débouchons du bois. Objectif: le clocher. En tirailleurs nous gravissons la crête, balayée par les mitrailleuses. Impossible de s'y maintenir; nous nous collons à terre et laissons passer par-dessus nous la nappe sifflante des balles. Rien, nous ne voyons rien. Je m'avance avec le caporal Buisson—dont le souvenir me sera toujours cher—reconnaître les lignes ennemies. Nous devinons des tranchées, à 500 ou 600 mètres. Mais il est impossible de s'avancer vers elles, car il faudrait traverser une plaine nue sous le feu des mitrailleuses. Nous nous retirons, Buisson reçoit une balle au ventre, à droite, puis une seconde, au côté droit toujours. Je l'aide à marcher; il me sourit en disant: « Ils devraient bien changer de côté.... » A ce moment, au feu des mitrailleuses s'ajoutent les obus. Je me mets dans un trou d'obus et, prenant le fusil de mon caporal blessé, je tire une pleine musette de cartouches. En ce moment je ne puis faire mieux…

Je rejoins la section: notre commandant de Cugnac est là, debout, son bâton à la main. Ses rhumatismes le font souffrir; aussi ne quitte-t-il jamais son gourdin. Il répète: « Courage, mes petits, on ira bientôt à la baïonnette. » Fatigué, il veut s'asseoir: une balle arrive, traverse sa main, brise sa- croix de la Légion d'honneur, glisse le long de sa poitrine. Je lui panse la main à la hâte…

« En avant! » Un éclat d'obus atteint le commandant à l'œil: il est presque aveuglé. « Continuez, mes enfants, nous les tenons. » Cette fois nous y allons à la baïonnette. L'ennemi est débordé à droite; il quitte ses tranchées et se replie, protégé par son artillerie. Nous courons comme des fous, tirant de temps à autre sur les Allemands qui filent vers les bois. Nous allons si vite que l'artillerie ennemie ne peut régler son tir trop long. Et ainsi jusqu'au soir, où nous nous trouvons près du bois de C... Nous prenons les avant-postes de combat. On entend les commandements allemands à 100 mètres de nous; et par-dessus nous leurs batteries continuent à tirer....

La marche en retraite continue, et comme nous risquons d'être coupés de la ligne générale et rejetés dans Verdun, nous reculons à marches forcées. Un arrêt au château et à la ferme des M... Nous dînons au château; le canon tonne au loin, mais le soir, au salon, les volets clos, nous ne l'entendons plus. Notre camarade Burot de Lisle se met au piano, pour la dernière fois: il devait être tué deux jours après.

Nous ne devons plus reculer beaucoup: à V... on nous a lu l'ordre du jour du général Joffre défendant aux soldats de regarder en arrière....

Nous barricadons les bois de V..., tendant partout des fils de fer, ouvrant des chemins dans les broussailles, garnissant la lisière de tranchées. Peut-être resterons-nous longtemps ici. Le jour, duel d'artillerie; les canons allemands cherchent nos pièces et ne nous font pas trop souffrir; je réussis même à faire faire de la cuisine chaude à ma section. La nuit, c'est sur nous qu'ils tirent; leurs pièces sont tout près: quand le coup part, nous apercevons la lueur....

Au matin, nous devons aller occuper un parc plus en avant. Nous pratiquons des meurtrières dans le mur, et attendons. Bientôt quelques Allemands sortent du bois, itout près de nous; il y a un officier qui, de sa lunette, examine le terrain. Il siffle; une compagnie, puis une deuxième sortent du bois. Ils ne savent pas le parc occupé. « A cent mètres, feu par salve.... » Les sections se déforment, fuient vers le bois, laissant peut-être deux cents hommes sur le terrain.

Les Allemands reviennent bientôt à la charge, baïonnette au canon. A nouveau, notre feu les fait reculer, mais ils ont vu,d'où nous tirions et ils vont en informer leur artillerie. Quelques minutes après, les obus pieuvent dans le parc. Il faut l'évacuer: chemin faisant, nous trouvons le commandant du bataillon allemand, blessé, et le faisons prisonnier avec un lieutenant et cinq hommes qui étaient restés là pour emmener leur chef, le soir venu.

Depuis quelque temps les Allemands paraissent avoir un faible pour les attaques de nuit. La nuit dernière, ils nous ont attaqués avec une audace invraisemblable: ils se sont approchés de notre tranchée avec une lanterne, en criant en français « Par ici, derrière moi ». J'hésitais à faire tirer, et interpellai en allemand l'homme à la lanterne; on me répondit en allemand.... Alors à i5 mètres, feu par salves.... Ils tombent ou fuient, la lanterne culbute....

Autour de V... et de L… le Chàteau, le combat dure depuis plusieurs jours. On nous annonce des succès des corps voisins: Revigny est repris; Vavincourt est enlevé aux Allemands qui tout d'abord avaient accueilli nos troupes venues pour cantonner par une vive fusillade des fenêtres. A Vitry-le-François, le centre allemand a été rompu....

Enfin, nous reprenons l'offensive. Les Allemands reculent et reculent vite: ils ont raconté aux habitants qu'ils allaient investir Verdun ou encore qu'ils allaient marcher sur Paris par la route de Sainte-Menehould. Mais les sacs, les fusils abandonnés partout montrent que leur mouvement de repli a été rapide. Partout des munitions: au bord de l'Aire, un parc d'artillerie est resté avec tous ses obus; le génie s'occupe à les jeter dans la rivière. De part et d'autre de la route, on voit les emplacements de bivouac: ils les ont rendus confortables en y apportant la literie pillée dans les villages. Il y a sous les arbres de luxueuses salles à manger; le couvert est mis, mais les assiettes ont été brisées. Les tranchées sont pleines de matelas et de couvertures. Le sol est couvert de bouteilles et puis encore de bouteilles; les casques pullulent. Partout, dans les fossés, des chevaux morts et aussi des cadavres de soldats qu'on n'a pas eu le temps d'enterrer. Des tombes sont alignées à l'entrée des villages: les Allemands ont garni les tertres où sont couchés leurs morts avec des couronnes prises aux cimetières; sur les tombes françaises, ils ont mis une croix avec le képi du mort.

Les villages que nous traversons ont un aspect lamentable. Les maisons sont brûlées ou effondrées. A V... (où nos voitures à viande, supposant que nous occupions toujours le village, mirent en fuite la cavalerie allemande, qui crut que l'artillerie française venait prendre position) toute une moitié du village est détruite et les maisons sont pleines de cadavres allemands. Quelques villages ont été moins éprouvés: mais il n'y a guère de maisons qui n'aient été pillées, dévalisées. Les Prussiens aiment à soulever les planches des parquets, sans doute pour descendre plus facilement à la cave. A Clermont, tous les planchers ont été ainsi éventrés.

Chemin faisant, nous ramassons des prisonniers: des blessés que l'ennemi n'a pas pu emmener, des soldais las de se battre, que nous trouvons tapis dans les greniers et dans les caves. A Clermont-en-Argonne, j'en ai trouvé douze dans une cave. Dans la maison où je logeais, un sous-lieutenant ivre-mort cuvait son vin.

Nous continuons vers Varennes, que nos troupes doivent attaquer aujourd'hui. Les Allemands sont retranchés au nord de l'Argonne, sur la ligne Montfaucon-Varennes. Nous allons essayer de les en chasser. La tâche sera dure car leurs batteries tiennent sous un feu violent la route de Varennes. Les obus à fumée noire et asphyxiante tombent des deux côtés de la route où nos caissons passent au galop.

Varennes a été repris hier; nous allons marcher plus au nord, sur Apremont, et nous efforcer d'établir la liaison avec le deuxième corps, qui combat de l'autre côté de l'Ar- gonne. Notre régiment va occuper M... que le 46e a repris et qui est, en ce moment, bombardé, comme le sont tous les villages que doivent traverser les convois et où nous pourrions être tentés de cantonner. A M..., j'occupe le cimetière avec ma section. Nous , crénelons le mur et attendons l'attaque ennemie. Elle ne tarde guère et l'artillerie a bientôt repéré le cimetière; les tombes se brisent derrière nous; les croix, soulevées, menacent d'écraser les hommes; le mur lui-même s'écroule sur nous. Couverts de plâtre, blessés, les hommes abandonnent le cimetière: je reste seul avec deux sergents et deux soldats. Derrière nous, le village est en feu, et les obus s'abattent sans arrêt sur les-quelques maisons restées debout. Des bois d'A...,les Allemands débouchent en colonne serrée et marchent sur nous. Je prends un fusil, et nous décidons de brûler toutes nos cartouches avant de nous retirer.

Mais le 46e sort des bois et attaque, à l'ouest du village; les Allemands font une conversion; nous sommes sauvés....

21 Septembre. — Pendant quelques jours la lutte continue, très vive; les Allemands semblent vouloir reprendre l'offensive et nous devons céder quelque terrain. Deux fois, ils chargent à la baïonnette, sans pouvoir prendre nos tranchées. Nous organisons de nouvelles positions défensives à la hauteur de Varennes, mais j'ai été blessé avant d'avoir pu les utiliser. Me voyant atteint à la jambe par un éclat d'obus et incapable de marcher, mes hommes se groupèrent autour de moi, bien que les Prussiens fussent tout proches et l'attaque imminente. Quatre hommes m'ont emmené sous les balles et m'ont ainsi évité d'être prisonnier....

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