- de la revue 'l'Illustration', no. 3839, 30 septembre 1916
- 'les Aigles du Tsar'
Visions de Guerre Sur le Front Russe
La série d'articles dont nous commençons aujourd'hui la publication montre avec une couleur saisissante les profondes différences qui existent entre le front oriental et le nôtre. La guerre de tranchées semblait avoir imposé à tous les combattants ses règles formelles, nous nous faisions des tableaux de guerre identiques dans des paysages divers, et les communiqués officiels, employant les mêmes termes consacrés, achevaient de donner aux opérations l'apparence d'une uniformité complète. Cependant, les armées russes trouvaient dans la grande Russie des conditions de lutte spéciales. Même pendant leur retraite et au cours de la période qui précéda leur nouvelle offensive victorieuse, elles perçaient fréquemment le front ennemi sans que la situation générale des armées fût modifiée. De tels exploits, dignes des épopées légendaires, sont impossibles chez nous et nous avons besoin de récits tels que ceux qui vont suivre pour comprendre dans quelles conditions ils ont pu être réalisés.
L'auteur de ces récits est un ancien professeur de l'Institut technique de Dordrecht, collaborateur de nombreuses revues littéraires et scientifiques des Pays-Bas. Dès l'invasion de la Belgique, M. Ludovic H. Grondijs partit à pied de Bruxelles vers Louvain et Aerschot, en remontant la marche des armées de von Kluck. On lui doit, sur les atrocités que les Allemands commirent dans ces malheureuses villes, un témoignage d'une précision accablante qui a paru dans les « Pages d'histoire » de la librairie Berger-Levrault sous le titre de : 'Les Allemands en Belgique, notes d'un témoin hollandais', et qui a été publié également en Hollande, en Angleterre, aux Etats-Unis. Après avoir assisté au siège d'Anvers et après avoir visité le front français, M. L. H. Grondijs fut autorisé, en septembre 1915, par Le Général Broussilof, à vivre pendant plusieurs semaines avec la huitième armée russe que le grand stratège commandait à cette époque.
Automne 1915
Le corps des partisans vient d'être formé dans l'armée russe. Il ne s'agit pas de troupes irrégulières, mais d'une organisation spéciale qui correspond à la nouvelle phase de la guerre.
L'armée ennemie s'enfonce dans les immenses plaines de l'empire. Elle s'éloigne de ses bases de ravitaillement, de ses centres d'approvisionnement : elle n'en trouvera pas dans le pays qu'elle envahit. Les paysans ont fui; les cosaques n'ont laissé ni une usine, ni un moulin. Il n'y a plus une bourgade dans laquelle on puisse trouver un abri, du repos. J'ai passé devant de petites maisons de campagne qui risquaient d'être occupées le mois suivant; tous les meubles étaient déjà brûlés. Dans les chambres vides, l'envahisseur ne découvrirait ni une botte de paille, ni un gramme de cuivre.
Il faut se rendre compte de ce qu'est la Volhynie que j'ai traversée. L'ennemi y occupe une terre qui, même avant la guerre, offrait peu d'agréments à l'habitant ou au voyageur. Pendant des jours entiers, on peut parcourir le pays sans y rien voir, sinon des bois et des marais. Les hêtres et les bouleaux couvrent des espaces immenses, coupés par des routes qui comptent parmi les plus mauvaises du monde. Pas de chaussée. La route n'est qu'une large bande prise sur les champs dont elle garde le profil irrégulier, la boue, et, par temps sec, la terrible poussière. Après la pluie, les voies sont remplies d'eau. Les voitures y enfoncent jusqu'à la caisse, jusqu'aux pieds du voyageur. Après le dégel, on ne peut plus passer: la neige fondue forme des lacs que le sol n'absorbe que très lentement.
A l'été, les marais se cachent sous une verdure de mousses et d'herbes. Ils ressemblent à une tendre prairie couverte de fleurs. Combien de fois ne nous sommes- nous pas trompés! Le soir de la prise de Tchartorisky, je passais là avec un jeune chef de bataillon. Il avait chargé, le matin, à la tête de ses troupes, contre le régiment des grenadiers du kronprinz qu'il avait décimé et refoulé. Il espérait avoir la croix de Saint- Georges qu'on lui avait promise et il était gai comme un pinson. Il m'accompagnait jusqu'aux nouvelles positions de notre armée et nous galopions comme des fous. Tout à coup, les jambes de nos chevaux s'enfoncèrent. Nous voulûmes pousser nos montures à coups d'éperons, mais nous vîmes qu'elles perdaient l'équilibre sur le terrain mouvant. C'étaient de bonnes bêtes; elles essayèrent de se dégager en levant les pieds très haut, puis en sautant. Mais chaque bond les faisait enfoncer plus profondément. Elles se cabrèrent et brusquement perdirent courage. Ne sentant rien sous leurs sabots, elles se couchèrent sur les mottes d'herbe. Lorsque nous parvînmes à les sortir du marais, leurs jambes étaient couvertes d'une boue noire et épaisse que nous n'avions pu soupçonner sous le tapis de verdure.
Deux fois encore j'eus pareille surprise: dans la broussaille, en suivant une piste de piétons, puis en pleine forêt. Vous imaginez l'état de ces marais après plusieurs semaines de pluie. Et vous comprenez que l'ennemi ne peut occuper qu'une partie d'une semblable région et que les voies de communication dont il dispose sont limitées. Après quelques expériences avec des canons qui s'enfoncent et disparaissent à jamais, ou avec des chariots qu'on ne peut sortir d'un chemin de Volhynie qu'après de longues heures, il s'en tiendra aux grandes routes. Celles-ci sont aussi mauvaises que rares, comme on peut en juger d'un coup d'il sur la carte. Les transports se font donc par chariots tirés à trois ou quatre chevaux. Il est impossible d'utiliser des camions automobiles qui s'enfonceraient l'été dans le sable, et dans la boue au printemps et à l'automne.
Dans un pays où tout se dérobe devant lui, l'ennemi se sent trop isolé; il ne trouve rien qui lui repose l'esprit par le rappel de la patrie qu'il a quittée et qu'il regrette. Tous les prisonniers nous en faisaient l'aveu. Qu'un convoi de vivres arrive avec une demi- journée de retard, c'est la privation qui s'ajoute à la solitude et au danger et achève de déprimer l'envahisseur...
Supposez maintenant que des hommes déterminés se glissent à travers les lignes et commencent à peupler les forêts que l'ennemi a laissées derrière lui.
Ils se tiennent dans ces marais redoutés, dans ces bois qu'on ne peut occuper que partiellement. Ce sont les partisans, les aigles du tsar, comme on les appelle quelquefois, qui vont mettre en danger les lignes de communication, de ravitaillement, guetter l'envahisseur, le suivre à la piste, l'entourer de leur menace et l'achever s'il s'arrête, s'il s'égare, s'il fuit. Pour remplir leur mission, les partisans doivent opérer séparément, mais ils savent se retrouver quand il le faut. Séparés eux-mêmes de toute base, isolés comme des brigands, ils « travaillent », animés par la plus farouche détermination, par le plus profond dédain de la mort.
Prévenu qu'une troupe de 500 partisans allait partir pour percer les lignes ennemies et entreprendre sa terrible mission, je me rendis un matin, dans les premiers jours d'octobre 1915, vers une grande place où la cérémonie du départ était préparée. Je vis à gauche une troupe de cavaliers et à droite une troupe égale de cosaques. Les cavaliers étaient tous de très jeunes hommes; beaucoup portaient la croix de Saint- Georges. Les cosaques étaient de tous les âges. C'est que la Russie n'a pas appelé ses réserves de cavalerie de ligne : les soldats sont donc des jeunes classes actives. Les cosaques, ainsi qu'on le sait, sont tous mobilisés, lès jeunes comme les vieux, et tous, vieux ou jeunes, ont répondu spontanément à l'appel, quand on a demandé des partisans.
Je regarde ces hommes avec attention. Il y a presque des enfants parmi eux. Ces jeunes gens, pour lesquels la vie a le plus de valeur, semblent n'attacher aucune importance à la vie. Ce n'est décidément qu'à son déclin, à l'heure où l'existence n'a plus de charme pour lui, que l'homme se cramponne à la terre et refuse de mourir.
Chez les cosaques, je remarque les types les plus divers: cosaques du Don, de l'Oural et d'autres qui arrivent des frontières de la Chine. Ils ont des nez pareils à des becs d'oiseaux de proie, des crânes rasés, de fortes moustaches. Les uns sont souples comme des serpents ; les autres ont des carrures de buffles. Tous portent de grands bonnets d'astrakan ou de mouton ou de fourrures rares.
Cette troupe est silencieuse, presque solennelle. Elle ne se grise pas devant le danger avec de la gaieté ou du cynisme. Elle ne « crâne » pas. Devant les soldats assemblés elle ne pose pas à l'héroïsme. Elle est d'une tenue magnifique et regarde ses armes qui luisent comme pour une fête.
Le prêtre qui doit célébrer la cérémonie religieuse a fait placer par son assistant une petite table devant le front des troupes. On attend l'arrivée du général qui a organisé le corps des partisans. Il est signalé. Les 500 volontaires rassemblent leurs chevaux en demi-cercle. Le général arrive, se place au milieu de la troupe et crie à haute voix: « Bonjour, les partisans! » Dans un tonnerre ses hommes répondent ensemble: « Bonjour, général! » Après le cliquetis des sabres tirés et remis au fourreau, le prêtre commence le service religieux, auquel tous assistent nu-tête, dans un silence et un recueillement profonds.
Le chant de l'officiant s'élève, avec la gravité de sa voix de basse; de temps en temps, les réponses du desservant apportent une note plus chantante et légère. A la fin de la cérémonie, le prêtre souhaite aux partisans un bon retour et les aigles du tsar lui répondent par ce chant extrêmement émouvant:
Spassi Gospodi lioudi Tvoia i hlagoslovi dostoianie Tvoie... a Sauve, ô Dieu, Tes gens, et bénis tout ce qui est Tien. » Donne la victoire à notre Empereur très chrétien, Nicolas Alexandrovitch, sur ses ennemis, et conserve par Ta sainte Croix tout ce qui vit. »
Le général crie: « Hourra pour le tsar! » Et ce cri est répété plus de dix-fois avec une telle ardeur que j'ai le cur serré d'émotion et de douleur. Tous ces jeunes hommes dans la fleur de l'âge ne pensent qu'à partir à l'aventure, à la mort, et leur dernier enthousiasme est pour leur empereur. C'est une extase qui monte comme une vague dans leur cuuur et qui s'éteint sur leurs visages redevenus impassibles. Ils mourront, l'empereur et la sainte Eussie vivront.
J'échange quelques paroles avec leurs officiers qui, dans leurs uniformes pittoresques, avec leurs longues culottes de cheval et leurs manteaux courts, semblent surgir de l'époque napoléonienne. Je n'oublierai jamais les traits de l'un d'eux: un visage d'enfant inquiet, long, mince, sous un énorme bonnet de fourrure grise, un garçon élégant, qui parlait plusieurs langues. Il avait sous son extérieur d'adolescent ou de jeune fille un regard si résolu, si implacable, que je ne pouvais détourner mes yeux des siens. Je dis au revoir aux officiers et à quelques soldats. L'un de ces derniers me répondit : « Nous ne reviendrons pas. » Et ses compagnons approuvèrent du regard.
Est-ce uniquement le goût de l'aventure qui entraîne de pareils hommes, ou le parfum du sacrifice pour une grande cause n'est-il pas déjà descendu dans leurs âmes?
Partent-ils vraiment sans aucun espoir et veulent-ils mourir en étreignant le cadavre d'un ennemi haï, ou bien reste-t-il encore en eux une espérance qui survit à faibles coups d'ailes?
L'adversaire les traitera sans merci, car, eux-mêmes, ils ne peuvent faire de prisonniers. Ils partent sans emporter de vivres, car pour être légers comme des oiseaux ils doivent chercher leur nourriture dans les champs ou dans le sac de l'ennemi abattu. Ils partent sans campement : ils coucheront dans les bois, par la pluie ou le beau temps, toujours seuls avec leur cheval et leui lance. Aucune ambulance ne les accompagne. Quand ils seront blessés, nulle douce main ne pansera leurs plaies; ils mourront dans leur sang, ou un camarade, par pitié, leur donnera le coup de grâce...
Un commandement bref résonne dans la plaine. Les partisans défilent devant le général qui salue: ils tournent à droite et disparaissent dans la direction de l'ennemi.
Ce sont les héritiers de ces partisans qui poursuivirent l'arrière-garde de la Grande Armée. Mais leur tâche est plus lourde. En 1813, ils combattaient une armée en retraite, donc ils combattaient chez eux. Aujourd'hui, pour approcher de l'envahisseur, ils coupent derrière eux toute chance d'échapper. Ils se glisseront, sales et défigurés, à travers les forêts obscures et les marais perfides. Ils vont harasser l'ennemi partout où ils le pourront. Ils sont libres. Ils se battront à leur guise, seuls ou en groupes. Us pourront choisir la forme de leur mort.
Les derniers cosaques passent devant moi. Us sont fiers comme des princes et certains sont vraiment de magnifiques brigands. L'un d'eux porte un harmonica sous le bras; son voisin porte deux lances. La foule est silencieuse. Longtemps nous suivons des yeux ces figures et ces silhouettes qui s'estompent et me semblent déjà presque des ombres s'éloignant vers la mort.
Ludovic H. Grondijs