le livre
'Petits Héros de la Grande Guerre'
par J. Jacquin & A. Fabre, 1918
Dessins et Aquarelles par Henry Morin

Les Enfants Héroiques

Dessins et Aquarelles par Henry Morin

 

Les Petits Volontaires de 1914

L'ame d'une nation se révèle dans ses enfants: Le petit Français, lui, naît soldat. Il porte son premier fusil avant sa première culotte, son premier képi avant son premier chapeau, et il connaît, d'instinct, le maniement d'arme avant de savoir épeler les lettres de son alphabet.

Dès qu'il peut marcher, il suit le régiment qui passe. C'est si beau, un défilé de soldats! Les clairons sonnent, les tambours battent, la musique joue. Les officiers ont mis sabre au clair; les hommes, quoique fatigués, parfois, par une étape déjà longue, se sont redressés et s'avancent d'un pas alerte et rythmé. En tête, le tambour-major brandit sa canne à grosse pomme de cuivre; derrière la « clique », le colonel, raide et la poitrine bombée, caracole sur son cheval de bataille, et là-bas, vers le milieu de la colonne, émergeant au-dessus de la forêt mouvante des baïonnettes, la soie tricolore du drapeau frissonne dans un poudroiement d'or.

A ce spectacle, l'imagination du bambin s'exalte. Il se voit, un jour, lorsque ses petites jambes se seront allongées et qu'à sa lèvre fleurira un léger duvet, sac au dos et fusil sur l'épaule, soldat lui aussi, soldat pour de vrai.

Il ira, comme ses aînés, servir la patrie!

Peut-être, sera-t-il alors de ceux qui partiront en guerre. Vous devinez à quoi il pense. Sur la carte de France, là-haut, vers l'est, s'étend une tache sombre que ses maîtres lui ont montrée en frémissant. Il y avait là, avant 1870, deux belles provinces qui faisaient partie de notre territoire. Les Allemands nous les ont ravies, voilà bientôt un demi-siècle, et depuis, nos frères d'Alsace-Lorraine attendent que sonne l'heure de la délivrance.

Soudain la guerre éclate. Ce n'est pas nous qui l'avons déclarée. C'est une chose si horrible, tant de souffrances et tant de deuils l'accompagnent, que, malgré notre droit à une éclatante réparation, nous hésitions à la déchaîner.

Mais une nation de proie rêvait d'asservir l'Europe, en écrasant tout d'abord notre pays, foyer rayonnant de liberté et de justice. Sous des dehors pacifiques, elle forgeait dans l'ombre, des armes contre nous. Quand elle s'est crue prête, elle a jeté le masque, et ses hordes d'assassins, d'incendiaires et de pillards se sont ruées vers nos frontières.

Aussitôt, la France entière se lève d'un seul bond pour faire front à l’envahisseur.

Les villes et les campagnes se vident. Les grands frères et les papas, recrues de vingt ans ou territoriaux à cheveux gris, marchent à l'ennemi d'un même élan. Il n'y a plus d'hommes à la maison, sauf les vieillards et les jeunes garçons.

Ceux-là se désespèrent de n'avoir plus la force de tenir un fusil; le cœur de ceux-ci bat dans leur étroite poitrine, à l'idée qu'on va se battre sans eux!

Ils sont trop petits, en effet, pour qu'on les appelle à la défense du sol.

Trop petits? Que l'occasion se présente et l'on verra!

L'occasion? La voici: c'est, la plupart du temps, un régiment qui traverse le pays. On se mêle aux soldats, on marche avec eux pendant une heure, deux heures, toute une journée. On se rend utile, on se fait des amis, et quand on est loin de la maison, si loin qu'on ne saurait, dit-on, revenir tout seul en arrière sans risquer de se perdre, il faut bien qu'on vous garde.

 

 

C'est ainsi que s'y prend Petit Lapin. Ce n'est point là son nom, évidemment; mais on né lui en connaît pas d'autre, et d'ailleurs il lui va à merveille, car Petit Lapin est un rude lapin.

Il est de Giromagny, dans les Vosges. Il a douze ans. Sa mère étant morte, son père parti pour le front depuis le premier jour de la mobilisation, il restait des heures à bayer aux corneilles dans les rues du village, quand, un beau matin d'août 1914, des soldats du 7e escadron du train des équipages vinrent à passer.

Des soldats d'abord, des chevaux ensuite, or Petit Lapin les aimait, c'était une chance cela! Le garçon leur fit un brin de conduite. Mais, de kilomètres en kilomètres, voici que bientôt le village s'estompa dans le lointain, puis le clocher de l'église lui-même se perdit à l'horizon, puis vint le soir, et le gamin suivait toujours.

Quand la nuit tomba, on était loin de Giromagny et il était impossible de retourner au village. D'ailleurs pourquoi y retourner, puisque la maman dormait au cimetière, et que le papa était aux armées? Les soldats adoptèrent l'enfant, ils lui offrirent un costume à sa taille, une belle carabine qui tirait de vraies balles, et dès lors Petit Lapin fut tringlot, « le plus petit tringlot de France ».

Comme lui, Fernand de Cock, de Montreuil, Léonce Mallet, de Boligny, et André Rey, de La Force, en Dordogne, ont suivi des soldats. Le plus jeune avait quatorze ans, le plus âgé seize. Fernand est parti aux premiers jours de la guerre avec des zouaves, Léonce avec le 4e colonial et André avec le 8e régiment d'infanterie. Une bonne affaire, encore, pour s'éclipser sans tambours ni trompettes, c'est lorsqu'une troupe s'embarque en chemin de fer. Au milieu du remue-ménage qui se produit alors, on se faufile dans le train en partance, et en route pour le front!

A Toulon, le jeune Emile Brante se joint ainsi, subrepticement, à un détachement de fusiliers-marins.

A Périgueux, une première fois ils sont deux, René Lesvignes et Jules Delluc, qui réussissent à se glisser dans les wagons, sans qu'on s'en aperçoive; trois, une deuxième, Gaston Simon, Fernand Sudret et Laurent Duffaut.

A Tarbes, on découvre cinq petits bonshommes d’un seul coup dans un fourgon, quand le convoi est déjà loin et lorsqu'il est-trop tard pour l'arrêter.

Mais c'est à Perpignan que revient la palme. Le 5 décembre 1914, un régiment colonial quitte la ville. Il ne part pas seul. Seize jeunes garçons de douze à quinze ans se sont dissimulés dans le train qui l'emporte. Ils appartiennent, pour la plupart, à des sociétés de préparation militaire et de gymnastique. Ils sont tous parfaitement équipés. Quatre d'entre eux, même, ont pu se procurer des effets militaires et ont revêtu l'uniforme de l'infanterie coloniale. Au surplus l'argent ne leur manque pas. Ce sont leurs économies d'écoliers qu'ils ont mises en commun afin d'assurer leur ravitaillement en cours de route.

Malheureusement, ils sont trop nombreux pour que les officiers ne les remarquent pas au milieu de leurs hommes, et onze des fugitifs doivent bientôt réintégrer la maison paternelle, sous la surveillance de l'autorité militaire. Les cinq autres, plus heureux, poursuivent leur aventure.

 

 

Et qu'on ne croie pas qu'ils partent ainsi par un coup de tête irraisonné, ces petits volontaires.

Ils savent parfaitement ce qu'ils font. En douterait-on? Qu'on lise, par exemple, la lettre d'adieux que François Caillet, l'un des « seize », écrivait à ses parents:

« Nous partons, quinze de mes camarades et moi, pour le front. Ne vous désolez pas, papa et maman, car nous allons, comme nous le commande notre devoir de bons Français, venger nos petits frères de Lorraine et du Nord, nos petits amis de Belgique victimes des barbares teutons.

« Le chagrin que vous occasionnera mon départ sera compensé par la joie du retour triomphant. Soyez fiers de moi comme nous sommes fiers d'être Français. Vive la France! »

Petit Lapin, que l'on connaît déjà, avait dit, lorsqu'on voulut, un jour, le renvoyer du front à l'arrière: « Je suis soldat, je resterai soldat tant qu'il y aura un Boche à combattre ».

Albert Carouge, quinze ans, a disparu de Versailles depuis quelques jours, lorsqu'on reçoit de lui ces lignes brèves, mais combien éloquentes: « Je suis parti pour combattre les Boches qui, à mon avis, ne quittent pas assez vite le sol de la France ».

C'est pour le même motif qu'Henri Néné s'est enfui de Limoges. Il a déjà du style, ce gamin de quatorze ans, et possède le sens du pittoresque et de la couleur: « Je vous écris ces mots à la hâte, sur un caisson de munitions... ». C'est là, n'est-ce pas, un joli tableau de guerre. Avec Pierre Mercier, un boy-scout d'Enghien-les-Bains, le ton s'élève et touche au sublime:

« Chers papa, maman et sœurs,

« Voici plus de deux mois que la guerre est commencée et je n ai encore rien fait pour ceux qui combattent pour nous. Vous savez que j'ai prêté mon serment d’éclaireur, et que, dans ce serment, j'ai juré de servir fidèlement ma patrie en temps de guerre comme en temps de paix. Donc, le moment est venu de tenir ce serment.

« Dans le moment critique où se trouve notre belle France, il n'y a pas trop de gens pour repousser la horde barbare qui veut l'envahir. Donc, ce matin, grâce à une petite somme que j'ai économisée, je me suis embarqué pour le front, afin d'aider, dans la mesure de mes moyens, ceux qui combattent.

« Est-ce que l'on a institué les Eclaireurs de France rien que pour la parade et l'uniforme? Eh bien, non!

« Alors, chers parents et chères sœurs, ne pleurez pas mon départ, car c'est pour la patrie que je m'en vais; au contraire, vous n'avez qu'à être fiers d'avoir un fils et un frère sous les drapeaux.

« En dessous de mon uniforme, j'ai emporté des vêtements nécessaires pour passer l'hiver. Je vous réunis tous les quatre pour vous embrasser bien des fois; ayez patience et confiance dans la victoire prochaine.

« Toi, maman, sois courageuse; fais toujours des cache-nez et des plastrons pour les soldats; et toi, papa, j'espère que tu me pardonneras d'avoir manqué d'aller avec toi pour t'aider; et toi, petite Suzanne, va toujours à l'école apprendre la géographie et l'histoire; bientôt elles seront changées. Quant à moi, je ferai mon devoir jusqu'au bout, car j'ai juré de servir fidèlement ma patrie.

« Votre fils et frère qui vous embrasse beaucoup.

« PIERRE. »

 

Quant à celui-ci, lorsqu'il prit du service au 103e de ligne, il ne laissait derrière lui personne à qui il pût écrire; les Allemands avaient passé par là.

Ecoutez, racontée par lui-même, sa sombre histoire:

« Je suis né à Spincourt, au-dessus d'Etain. J'ai seize ans depuis le 13 juillet. Mes parents étaient des cultivateurs; j'avais un frère qui a été tué sous Nancy et une petite sœur de huit ans. Je m'appelle Robert Lorette, et j'étais garçon boucher à Etain chez M. Beuvrier. Lorsque la guerre a été déclarée, mon patron a fermé sa boutique, et moi je suis retourné chez mes parents. Trois jours après les Boches s'emparaient d'Etain et marchaient sur Spincourt, mais ils se heurtaient aux 130e et 132e d'infanterie qui les repoussèrent.

« Ah! si vous aviez vu ça! Les Boches s'avançaient en levant la crosse jusqu'aux tranchées du 130e, comme pour se rendre, et lorsqu'ils arrivèrent à cent mètres, les nôtres sortirent pour les faire prisonniers. Hélas! leurs rangs s'ouvrirent et leurs mitrailleuses, dissimulées derrière les premiers rangs, se mirent à cracher, fauchant les Français.

« C'est là que j'ai vu le drapeau pris par les Boches; mais ils ne l'eurent pas longtemps. Cinquante — pas davantage — de ceux qui n'étaient pas morts ou trop blessés (c'était tout ce qui restait du brave régiment) s'élancèrent à la baïonnette et reprirent leur drapeau; mais devant le nombre toujours croissant des ennemis, ils furent obligés de se replier sur Spincourt et même de l'évacuer.

« Comme j'aurais voulu être avec eux! Mon père ne voulut pas les suivre; il eut tort. Une pluie d'obus arrivant sur le village mit le feu à la plupart des fermes et ma petite sœur fut tuée par un éclat. Mon père et ma mère étaient affolés et les Prussiens arrivaient toujours. Lorsqu'ils entrèrent dans le pays, j'étais caché dans une écurie ayant une porte sur les jardins; c'est de là que j'ai vu fusiller mon père et ma mère; alors je me suis sauvé en jurant de les venger.

« C'est fait, allez, depuis longtemps. J'ai rejoint les soldats et je leur ai dit tout ce que j'avais vu. Ils m'adoptèrent avec eux et, m'ayant habillé avec des effets de rechange et m'ayant donné un fusil chargé pris à un blessé, le soir nous rentrions vainqueurs à Spincourt. Tout était brûlé. Depuis, je sais charger mon fusil tout seul et je suis sûr d'avoir tué plus d'un Boche. »

Amour de la Patrie, haine de l'envahisseur, c'est pour cela que, comme les grands, les petits partent, et se battent... et meurent. Vous le verrez dans les pages qui suivent!

 

 

Comment Ils se Battent

Les voilà donc partis, nos enthousiastes gamins. Ils ont réussi à gagner le front. Comment s'y conduisent-ils lorsque le canon gronde, lorsque la bataille approche, à ce moment tragique où les plus braves ne peuvent se défendre d'un frisson? Ne regrettent-ils pas le foyer paternel et l'humble village où ils sont nés, et la modeste école où les camarades sont bien au chaud! N'ont-ils pas envie de pleurer... et peut- être de fuir?

Montrons-les plutôt à l'œuvre.

 

 

I. — Poignée de Héros

Au début de la guerre, Fritz avait onze ans. C'était un petit Lorrain robuste et déluré, déjà grand pour son âge et vif comme la poudre.

Son père était parti dès le début de la mobilisation, et il avait été recueilli par son oncle. Celui-ci ayant été appelé à son tour, l'enfant résolut de le suivre. L'oncle ne s'opposa pas à ce projet; il restait à savoir s'il était facile à réaliser.

Fritz n'en doutait pas, et il avait raison, car il sut si bien s'y prendre, il se montra si docile et si prévenant envers les chefs et les soldats qu'on consentit à le garder. Bien mieux, comme il s'employait à toutes les besognes, comme il se soumettait à toutes les corvées, même les plus pénibles, on lui donna, pour le récompenser, un sac avec son chargement. C'était là un fardeau bien lourd pour ses jeunes épaules, et ses grands camarades offraient souvent de le lui porter, mais lui refusait: il n'était pas une femmelette, n'est-ce pas, mais un soldat!

Un soldat? Etait-ce bien sûr? Il n'avait pas de fusil, en effet, et un soldat sans fusil, autant dire un moulin sans eau.

Cela n'empêcha pas notre Fritz d'assister, sans y prendre part, hélas, à tous les combats qui se livrèrent en Lorraine.

Il y gagna, il est vrai, de compléter peu à peu son équipement en ramassant sur le champ de bataille, malgré la rafale d'obus et de mitraille, une fois un bonnet de police et une autre, une veste.

Mais il lui manquait toujours un fusil. Il en voulait un; il l'eut.

Un jour, en effet, au cours d'une patrouille — ils les suivait toutes — Fritz aperçut sur le bord d'une tranchée ennemie des fusils bien alignés, prêts à être mis en joue. S’il lui était possible de s'en emparer!

Et voici ce qu'il imagine. Un matin, dès l'aube, il se glisse hors de son trou, car la guerre de tranchées est commencée. A la faveur du brouillard, il se dissimule derrière un buisson et se dirige, en rampant, vers les taupinières allemandes. Les fusils sont toujours là. Il tend les bras pour les saisir, mais un bruit le cloue sur place. Ce sont les Allemands qui ronflent encore. Rassuré, il se remet à ramper en retenant son souffle, tire, avec des précautions infinies, une des armes tant convoitées, et se sauve.

De retour dans sa tranchée, Fritz montre fièrement la prise qu'il vient de faire. On le félicite, on l'embrasse, l'adjudant lui serre la main.

Grisé par ce succès, le rusé gamin renouvelle son exploit, et, cette fois, revient avec cinq mausers et leurs chargeurs.

« Nous allons jouer un bon tour aux Boches en les déquillant avec leurs propres flingots, » s'écrie-t-il tout joyeux.

Pour une bonne plaisanterie, il faut reconnaître que c'en était une.

Fritz fit mieux encore.

Quelques jours plus tard, parti en patrouille à la nuit tombante avec un caporal de ses amis, il aperçoit, le long d'un talus de chemin de fer, une ombre suspecte. Agile comme un écureuil, Fritz grimpe, s'avance sans être vu, et se trouve tout à coup près dune sentinelle allemande.

L'instant est critique. Le Boche a entendu des pas.

« Wer da! » crie-t-il.

Ne recevant pas de réponse, il va fondre sur le petit soldat et appeler au secours. Fritz ne lui en laisse pas le temps, et faisant un saut de côté, il l'abat d'un coup de crosse.

Quelques minutes s'écoulent. Rien ne bouge. L'éveil n'a pas été donné. Les Allemands, se croyant gardés par la sentinelle, dorment toujours dans leurs tannières. Le caporal et l'enfant reviennent vivement en arrière pour chercher du renfort, et dix minutes ne se sont pas écoulées, qu'une section française, qui s'est glissée silencieusement dans la tranchée ennemie, réveille les dormeurs ahuris et les fait prisonniers....

Avec un fusil, on est un fantassin; pour être un cavalier il faut avoir un cheval; au cheval ajoutez un canon: on devient artilleur. Cela, personne ne l'ignore.

Mais quand on veut choisir sa carrière et savoir, en connaissance de cause, celle qui vaut le mieux, c'est une autre affaire.

Or, à quatorze ans, on n'a pas encore d'opinion bien précise sur les mérites respectifs des diverses armes.

N'ayant pu s'en former une par le simple raisonnement, Albert Schuffrenkes décida, la guerre ayant été déclarée, de juger d'après son expérience personnelle.

Ce jeune Albert, parce que, sans doute, il était né d'un bûcheron et d'une bûcheronne, aimait à courir les bois. On avait songé tout d'abord à faire de lui un tisserand, mais il préférait sa forêt de Rougemont, qui dresse ses hautes futaies entre Vesoul et Montbéliard, et dont il connaissait les moindres recoins. C'est là qu'un beau jour, il rencontra le 42e d'infanterie cherchant sa route. Il s'offrit à être son guide, et comme il restait encore sept frères dans la hutte paternelle, il résolut tout à coup de tâter de l'infanterie. Il devint pioupiou, reçut le baptême du feu vers Altkirch, monta jusqu'à Mulhouse, puis, déclarant qu'on ne voyait plus assez de Prussiens, il suivit des artilleurs qui passaient.

Les artilleurs, comme les fantassins, l'accueillirent gentiment et le campèrent sur un cheval. Il était sans doute né cavalier, car il s'y tint aussi solidement qu un élève de Saumur. Il assista pendant quelques jours à la chasse aux aéroplanes. Toujours le nez en l'air, à ne pas voir grand'-chose, cela l'ennuyait. A Noailles, il rencontra le 3e hussards; le costume lui plut, il lâcha l'artillerie et depuis le petit cavalier s'est couvert de gloire: il a tué beaucoup de Prussiens, a pris à lui seul quatre chevaux, et son peloton est fier de lui. Il a résolu son problème: il restera hussard.

Même vaillance chez le petit André Guédé, dont M. Fernand Engerand, sénateur du Calvados, a raconté en ces termes la belle conduite:

« Au cours des opérations préparatoires de notre belle victoire de la Marne, le village de Neuilly-en-Thelle (Oise) dut être évacué. Le ...erégiment d'infanterie passait par là. Le jeune André Guédé, âgé de douze ans, dit à sa mère: « Je veux suivre les soldats », et il accompagna le régiment.

« Le sous-lieutenant Grivelet, de la 10e compagnie, prit l'enfant avec lui; le petit André s'attacha à son officier; durant les trois jours du combat de Bouillancy, il resta à ses côtés, sur la ligne de feu, et ne le quitta point sous un ouragan ininterrompu de mitraille.

« L'enfant n'eut rien, mais le sous-lieutenant fut assez grièvement blessé, le troisième jour du combat. Sous le feu, André Guédé aida son officier à gagner l'ambulance; il lui prit son sabre, son revolver, ses cartes, sa musette avec, en plus, le casque d'un officier allemand.

« Pendant trois heures, l'enfant courut derrière la voiture qui, d'ambulance en ambulance, portait le lieutenant Grivelet à la gare d'évacuation. Il se glissa dans le train des blessés, et, le 10 septembre, il arrivait avec son officier à l'hôpital de Riva Bella (Calvados).... »

Il ne faut pas s'imaginer que l'enfant qui suit le régiment ou qui cherche la bataille ignore le péril, qu'il ne prenne pas au sérieux les coups de fusil, la mitraille ou les obus; il a au contraire une parfaite notion du danger qu'il court, et il y fait face parce qu'il a le cœur bien attaché. Gustave Châtain l'a bien prouvé.

Petit garçon de ferme, il se mêla, au début de septembre, aux chasseurs alpins qui allaient combattre sur la Marne. Il s'attira tout d'abord leurs bonnes grâces en faisant leurs commissions, et il ne tarda pas à obtenir d'eux un fusil... et une baïonnette!

Il amusait la compagnie par son bagout, son air déluré, sa vantardise; mais à la première rencontre il la stupéfia! Au moment où sonnait la charge, ses camarades ne le virent-ils pas qui chargeait avec eux, au premier rang!

De la Marne, il passa sur l'Aisne en se mettant aux trousses des Allemands. Il trouvait que « ça allait tout seul! »

Malheureusement, ce bel élan fut un moment arrêté: il reçut une balle dans l'épaule.

Envoyé à Paris, il fut choyé, il reçut des visites, il fut interviewé!

Un lieutenant, raconte un de nos confrères, lui apporta, avec les félicitations des officiers de Paris, un uniforme d'enfant de troupe.

« Vous voyez, ma sœur, dit-il à celle qui le soignait, qu'on m'attend sur le front: j'ai une tenue, maintenant. »

Il fallut lui céder. Son père vint le chercher pour le conduire à la Place, et comme, pour le taquiner, quelqu'un lui disait qu'on le jugerait trop petit, il haussa les épaules:

« Une blessure, c'est comme la soupe, ça grandit, » répondit-il.

Ce désir de retourner au front lorsqu'une blessure les en a éloignés pour quelque temps, on le retrouve chez tous ces valeureux enfants.

Au mois de novembre 1915, un journaliste, M. de Feuquières, qui s'était rendu à Lyon, assista, sur la terrasse du couvent de l'Oratoire devenu hôpital, à la remise de la croix de guerre à un blessé de treize ans, Lucien Thomas.

Le journaliste interrogea le héros de la fête, et se fit conter son histoire, à grand'peine d'ailleurs, car ce gars du Nivernais, originaire de Saint-Honoré-les-Bains où son père est facteur, aimait mieux agir que parler.

A l'école, où il faut obéir au maître et courber l'échiné, Lucien préférait les champs, les courses vagabondes dans les bois, la rude vie des fermes. Seulement cela ne pouvait pas toujours durer. Quand il eut treize ans révolus, comme il était grand et fort, on songea à le mettre en place. Un matin, le papa Thomas conduisit son garçon au train et l'embarqua pour Paris, où sa tante, la couturière, lui trouverait bien un emploi. Quelques jours plus tard, Lucien Thomas était « chasseur » dans un grand hôtel de la rue de Rivoli.

Lucien Thomas s'ennuya. Si on l'avait consulté, ce n'est certainement pas ce métier- là qu'il aurait choisi. Il s'ennuya si fort qu'il rendit son costume et sa toque. Le cas était grave. La couturière était perplexe et se demandait s'il ne convenait pas de renvoyer ce neveu frondeur au pays qui l'avait vu naître, quand la guerre éclata. L'enfant voulut faire comme ses deux frères: partir. Et il partit. Un officier l'aperçut dans un train qui, la nuit, à toute vapeur, filait vers l'Est. Il s'intéressa à lui et le prit sous sa protection.

De la Belgique où il demeure sans affectation bien définie, Lucien Thomas passe dans les Vosges. A Dammarie, il régularise sa situation. Engagé pour tout de bon cette fois, il compte au groupe cycliste d'une division de cavalerie.

Le cycliste Thomas attire tout de suite l'attention de ses chefs. A la première affaire, il ne bronche pas. Il est au Ban-de-Sapt, à Saint-Jean-d'Ormont. Il court les routes comme à l'époque de son enfance. Il est content, plein de gaîté et d'entrain. On l'appelle le « gosse ». M. de Feuquières poursuit son interrogatoire. « Où as-tu gagné ta croix? » demande-t-il au jeune garçon.

Lucien rougit, se dandine d'une jambe sur l'autre, roule les épaules, baisse la tête. Puis il murmure, si bas que son interlocuteur doit se pencher pour l'entendre:

« Au village de Launoy ».

Après s’être fait beaucoup prier, Lucien continue: a Launoy, c est un village comme tous les villages... pas comme ceux de chez nous... ceux de chez nous sont plus beaux. Les Allemands l'occupaient. Nous avons reçu l'ordre de les chasser. Devant leurs tranchées, il y avait des fils de fer. L'artillerie aurait dû les abattre. C'est ainsi que l'on procède habituellement. J'ai coupé des fils de fer... comme les autres, se hâte d'ajouter le petit soldat!... Les autres — il insiste — en ont fait autant que moi!... »

Les autres! Lucien Thomas s'en inquiète. Il voudrait bien savoir ce qu'ils sont devenus. Après Launoy, il était si las, si las qu'il ne pouvait plus avancer. Cela lui faisait tout drôle dans les jambes. On l'a porté à l'hôpital de Sainte-Menehould — car il était blessé — et de Sainte-Menehould, il est venu à Lyon.

Certes il y est gâté, mais le temps lui dure. Alors, au moment où le journaliste va le quitter, il s'enhardit et, à son tour, c'est lui qui interroge:

« Le médecin a dit comme cela que j'avais besoin de me refaire. Eh bien, il me semble que je suis refait! Je suis très bien ici. Toutes ces dames sont trop bonnes avec moi et je leur en suis bien reconnaissant, mais vous ne pourriez pas me dire quand je vais pouvoir m'en aller?...

— Aller où?

— Eh! là-bas, d'où je viens, où l'on se bat!... »

Hélas, il faut encore attendre. Les blessures ne sont pas complètement guéries, et à chaque demande de départ, le major secoue négativement la tête.

Que faire pour employer les longues heures d'inaction? Tout le monde n'a pas la ressource de pouvoir préparer un examen, comme Georges Habert.

Celui-ci est un enfant de Paris. Au mois de novembre 1914, à dix-sept ans, il a abandonné ses études pour s'engager au 13e chasseurs alpins. On l'a envoyé à Chambéry faire ses classes de soldat; puis, le 1er février, il est parti pour le front.

Alors a commencé pour lui l'épopée sanglante.

Son bataillon est au pied de l'Hartmannsweilerkopf, à cent mètres des Allemands qui tiennent le sommet. La neige glacée couvre le sol. La lutte est incessante. De jour et de nuit, on se bat. Les « Diables bleus » attaquent à la baïonnette. Ils sont invincibles. Georges Habert se couvre de gloire. Mais un matin, le 5 mars, au petit jour, au cours d'une patrouille dans un ravin, il tombe grièvement blessé.

On l’ évacue sur l'hôpital de Valence où il subit avec succès l'opération du trépan.

Le voilà maintenant convalescent. Il a des loisirs. Il en profite pour reprendre sa préparation au baccalauréat, interrompue par son engagement volontaire; et bientôt il est prêt à subir les épreuves de l'examen qui est proche.

L'heure est venue. Une permission de six jours en poche, le voilà à Paris.

Comme ses camarades, il a traduit ce texte de Tite-Live, tout d'actualité: « Les Romains sous les murs de Fidènes ». En dissertation française, on lui donne à apprécier l'opinion de La Fontaine sur Descartes. Enfin, en langue allemande il a dû traiter la politique de Frédéric II, roi de Prusse.

Il est reçu à l'écrit et va passer l'oral. C'est dans l'amphithéâtre Descartes, à la Sorbonne, qu'ont lieu les épreuves. Sur les gradins sont rangés les « potaches » et leurs parents. En face, sur l'estrade, les examinateurs viennent de prendre place.

Georges Habert est ému, plus ému, certes, que lorsqu'il bondissait, fusil au poing, sur les pentes neigeuses de l'Hartmannsweilerkopf.

Soudain on l'appelle. Il se dresse, un peu chancelant, et voici qu'un murmure d'admiration s'élève de tous côtés, à voir ce candidat qui s'avance péniblement, en uniforme de chasseur alpin, la tête bandée, appuyé sur une canne, et la croix de guerre sur sa vareuse, tandis que les examinateurs sourient doucement comme pour lui dire: « Hé, quoi, jeune héros, auriez-vous peur de nous, qui sommes de bons papas et des Français, vous qui n'avez pas tremblé devant les Allemands! »

Oui, il a peur, oui, il tremble, Georges Habert, ce qui ne l'empêche pas de sortir vainqueur de l'épreuve au milieu d'acclamations et de vivats.

 

Etre bachelier? Fernand Briquet n'avait pas cette ambition. D'ailleurs, l'eût-il voulu.... Mais quand, un jour, un brave caporal de la territoriale, qui faisait son instruction militaire, lui dit d'un ton convaincu, en le couvrant d'un tendre regard: « Mon fils, à c't'heure, tu en sais autant que moi, et il y a bien des « cabots » qui, avec tous leurs galons, ne t'arrivent pas à la cheville, » son cœur se gonfla d'une immense joie.

C'est qu'il lui était arrivé une fâcheuse aventure.

Quand la guerre éclata, il habitait, avec son père, à Ville-en-Voëvre. Il avait alors quinze ans. Le père alla rejoindre son régiment à Verdun; le frère profita de ses dix- neuf ans pour s'engager. Quant à Fernand, le premier régiment qui passa, comme bien d'autres dont nous avons déjà parlé, il le suivit.

Il le suivit jusque dans les tranchées, il le suivit jusqu'au feu. Dans les tranchées, il passait les cartouches aux soldats, mais, dans les charges, tout ce qu'il pouvait faire, c'était d'essayer de ne pas rester en arrière, en allongeant, tant qu'il le pouvait, ses jambes trop courtes. Il assista ainsi à de grandes batailles: Le Rancy, Spincourt, Clermont-en-Argonne, Etain.

C'était trop beau pour durer.

Un jour, un capitaine s'avisa que ce bout d'homme — car Fernand Briquet est « de la petite espèce » — courait de trop grands dangers pour son âge, et surtout à cause de son manque d'expérience.

« Mon ami, lui dit-il, tu vas me faire le plaisir de retourner à l'arrière avec ce régiment de territoriaux qui est relevé.

— Quoi, mon capitaine, balbutia Fernand Briquet, les larmes aux yeux, vous me renvoyez?...

— Ce n'est pas, ici, la place d'un enfant de troupe, répliqua l'officier.

— Mais, mon capitaine,... protesta le gamin.

— Va apprendre ton métier; quand tu le sauras, nous verrons. »

Maintenant, Fernand Briquet savait son métier, son vieil instructeur le lui avait affirmé. De plus, il était équipé de pied en cap, béret crânement enfoncé sur l’oreille, capote, jambières serrant ses mollets de coq. Donc il pouvait affronter sans crainte le jugement du sévère capitaine.

Malheureusement, il ignorait où se trouvait son ancien régiment, et personne ne voulut le lui dire, de sorte que, malgré son désir de retourner au feu, il dut rester avec les territoriaux. D'ailleurs on le surveillait, et toute escapade était impossible.

Alors sa joie tomba, et son ami le caporal ne le vit plus jamais rire.

La gaîté, pourtant, c'est le propre de la jeunesse. Aussi rien n'est-il plus émouvant qu'un visage d'enfant qu'aucun sourire n'illumine.

 

Il en était ainsi de ce petit bonhomme, grave et triste, qui, un matin de septembre 1914, se présenta au recrutement de Nancy pour s'engager.

« Les Allemands ont assassiné mon père et ma mère, dit-il d'une voix grosse de sanglots contenus; prenez-moi afin que je puisse les venger! »

Ce volontaire était déjà un héros.

Au début des hostilités, lorsque après la violation par les Allemands, traîtres à leur parole jurée, de la neutralité de la Belgique, nos troupes battaient en retraite, trois mille soldats français arrivèrent au bord de la Moselle, à Pont-à-Mousson. Le pont avait été détruit; cent mètres séparaient les deux rives; le passage était impossible.

Un homme cependant pouvait sauver ces trois mille Français. C'était le passeur de la Moselle, un vieux marin nommé Derlon. Mais il lui fallait un aide. Eh bien, son fils, un garçon de treize ans et demi, n'était-il pas là? Hardi donc. Le vieillard et l'enfant se mirent à l'ouvrage et, durant toute la nuit, ils passèrent sans arrêt.

Au matin, les trois mille hommes étaient sur l'autre rive, hors de danger. Il était temps, car, peu après, les Allemands entraient dans Pont-à-Mousson.

Leurs espions eurent vite fait de dénoncer le passeur. On devine la suite: les barbares envahirent sa maison et, cinq minutes plus tard, lui et sa femme furent fusillés.

L'enfant, couché sous un lit, avait assisté à l'exécution de ses parents. Glacé d'horreur, risquant à chaque instant d'être découvert, il resta là toute la journée.

La nuit suivante, il sortit de sa cachette, traversa la ville, franchit les lignes ennemies et parvint enfin aux lignes françaises.

Cet orphelin, vous le reconnaissez dans le petit engagé de Nancy. Recueilli par le 95e territorial, il avait voulu, en se faisant inscrire au recrutement, régulariser sa situation pour pouvoir être porté sur les rôles du régiment. Il rejoignit ensuite ses camarades et combattit avec eux jusqu'au 16 septembre. Ce jour-là, il fut blessé assez grièvement pour être évacué vers un hôpital de l'arrière. La croix de guerre, qu'il avait gagnée deux fois par sa vaillance lors du passage de la Moselle et par son courage au feu, vint l'y rejoindre.

« Je la porterai à la gloire de mon père et en souvenir de ma maman, » murmura-t-il lorsqu'on l'épingla sur sa poitrine.

Et, pour la première fois, depuis l'horrible drame dont il avait été le témoin, quelque chose qui ressemblait, mais de bien loin, à un sourire, erra sur ses lèvres pâlies par la souffrance.

Presque au moment même où le vieux passeur de Pont-à-Mousson et son fils se dévouaient au salut de nos soldats en retraite, un épisode tragique se déroulait à quelques lieues de là.

Les héros, un petit garçon et sa sœur, ne sont pas des combattants, mais la vaillance ne se manifeste pas que sur les champs de bataille.

La scène, c'est un soldat en campagne qui la décrit à ses enfants restés chez lui, à Neuilly-sur-Marne, dans une lettre qui est venue aux mains de M. Maurice Barrés, de l'Académie française, député de Paris.

« Ma chère petite Marcelle, écrit le papa, cette histoire, tu la liras à ton petit Chariot et à tes camarades; tu leur feras voir comment deux petits enfants ont sauvé la vie à vingt-huit papas....

« Dans une ferme isolée, un détachement du 368e de réserve, composé de trente hommes, se repose des fatigues de la nuit dans une cave qui se trouve dans un Cellier, et attend la nuit prochaine pour reprendre le travail et accomplir sa mission.

« A la cuisine, deux petits enfants, Lise et Jean, sont assis à côté de leur maman auprès du feu. Tous les trois parlent dans le vieux patois du pays. Tout à coup, la maman se lève, court à la porte et voit au loin arriver des cavaliers.

« Mes enfants, dit-elle en les serrant sur son cœur, je crois que les Prussiens arrivent. Ils vont voir que nous logeons des soldats français, et sûrement ils voudront nous faire dire où ils sont. Ils les prendront et les fusilleront.

« Il faut leur dire qu'ils sont partis par là, juste le chemin opposé, dit le petit Jean.

« — Oh! non, dit la maman, si nous les trompons par un mensonge ils reviendront se venger. Ecoutez plutôt: Je ne parlerai aux Prussiens qu'en patois, ils n'en comprendront pas un mot. Vous ferez comme moi, et à tout ce qu'ils diront vous ne répondrez toujours que par la même phrase que vous direz en patois. »

« Des pas de chevaux se font entendre, puis un cliquetis d'armes. « Du courage! mes enfants! » dit la maman. La porte s'ouvre. Les Allemands entrent. Ils questionnent, mais les réponses de la maman sont incompréhensibles.

« Voyons ces deux enfants, ils doivent apprendre le français à l'école », dit l'officier qui parlait un peu notre langue.

« Un des soldats saisit la petite Lise, tandis qu un autre s'emparait du petit Jean. « Où est votre père? dit-il d'une voix rude: où sont les a Françosen » qui ont passé ici? »

« Lise leva ses yeux bleus vers le soldat étranger et, toute tremblante, répondit en patois. Jean fit de même. Les soldats irrités, soupçonnant une ruse, fouillent la maison, mais ne parviennent pas à découvrir la trappe qui auparavant avait été recouverte de paille sale. Ils menacent les enfants de leur sabre. Ils leur disent qu'ils vont tuer leur maman et les tuer eux-mêmes s'ils ne répondent pas. Les pauvres enfants se mettent à pleurer, mais, fidèles aux recommandations de leur mère, ils répètent à travers leurs larmes toujours la même phrase.

« Les soldats français qui étaient dans la cave, et qui entendaient tout par une petite plaque formant soupirail, bouillaient et, sans leur officier, seraient sortis pour défendre ces pauvres gamins et se seraient sans doute fait tuer, car leur nombre était inférieur. Les Prussiens ne pensèrent pas que des enfants si jeunes et menacés de si près étaient capables d'une discrétion si héroïque; ils finirent par croire qu'ils ne pouvaient se faire comprendre et s'en allèrent.

« Et voilà comment Lise, huit ans, et Jean, dix ans, ont, par leur obéissance à leur maman et leur courage, empêché trente hommes d'être tués, et ont permis à vingt- huit femmes d'avoir encore leur mari et à quarante-sept petits enfants d'avoir leur papa. Parmi ces quarante-sept petits enfants, ma petite Marcelle et mon petit Charles reverront peut-être leur papa. »

Il ne s'est pas battu non plus, ce gamin futé dont on va lire l'amusante histoire, recueillie par le journal l'Intransigeant, mais il mérite de n'être point oublié.

Depuis plusieurs jours dans un coin de la Somme, une de nos batteries de 75 était installée dans un champ et arrosait copieusement l'artillerie lourde des Allemands. Leurs gros canons, comme des aveugles, cherchaient nos pièces à droite, à gauche, sans jamais les trouver. C'était, pour nous, un spectacle réjouissant, si l'on peut dire, et nos artilleurs avaient une place de tout repos.

Or, tous les matins, nos canonniers recevaient la visite d'un petit bonhomme de douze ans, qui arrivait vers eux d'un pas traînard, et qui portait un panier rempli de « faînes », qui sont les fruits du hêtre. Ce petit fruit triangulaire a le goût de la noisette, et nos artilleurs en achetaient au gamin pour quelques sous ou les échangeaient contre des biscuits.

Le capitaine de la batterie, d'abord très accueillant, se méfia un peu des visites régulières de l'enfant, et s'apprêtait à le lui faire savoir, quand le gamin lui dit en riant:

« Les Allemands ne peuvent pas vous dégotter, hein?

— Non, dit le capitaine, ils sont bien maladroits.

— Oh! soyez tranquilles, poursuivit l'enfant, le plus naturellement du monde, soyez tranquilles, ils ne vous dégotteront pas de si tôt; hier, je leur ai dit que vous étiez devant le gros fouteau. »

Et, en effet, la veille, les marmites ennemies s'étaient acharnées sur un malheureux chaume, au-dessous d’un gros hêtre, à notre gauche.

« Tu les renseignes donc? dit le capitaine d'une voix rude.

— Oui, mais mal.

— C'est eux qui t'envoient?

— Oui. Mais ne vous tourmentez pas, je leur dirai aujourd'hui que vous avez changé de place, que vous êtes près de la maison à droite.

— Allons, mon petit bonhomme, dit l'officier, tu ne vas pas retourner là-bas?

— Ah! mais si. Faut même que j'y sois pour le déjeuner, sans cela ils tueraient maman. C'est eux qui me l'ont dit. »

Et l'enfant héroïque partit, insouciant, comme s'il ne savait pas qu'il risquait sa vie.

 

Le danger, au surplus, est-ce que cela existe? « Connais pas », aurait, sans doute, répondu cet inconnu de quinze ans qui, certain soir, se trouva mêlé, on ne sait comment, aux soldats sur le front. Le lendemain matin, dit le Journal des Débats, il avait revêtu, pour masquer sa blouse d'écolier, une capote ramassée sur le champ de bataille, et sans qu'on y prit garde, il joua pour de bon au soldat toute la journée.

Infatigable, on le vit, à la nuit tombante, aider les brancardiers à ramasser les blessés. A l'aide d'une brouette, il ramena d'abord un capitaine à l'ambulance, puis un soldat, puis un autre. Il fit ainsi cinq voyages, sauvant cinq des nôtres; au sixième voyage, un éclat d'obus atteignit le vaillant gamin à la jambe.

Relevé à son tour, il fut amené à l'hôpital de Lyon, où on le soigna comme les militaires.

Qui était-il? on ne put jamais le savoir, car il refusa de donner le nom et l'adresse de ses parents, de crainte qu'on ne le reconduisît chez lui.

Encore un inconnu, mais un petit Français bon teint, ce gavroche que les tommies avaient rencontré dans un village du Nord et qu'ils avaient surnommé « Blimey », faute de mieux. Blimey, c'est une abréviation de Gorblimey, qui signifie à peu près, car le mot est intraduisible: sacré nom de nom!

Son histoire a été recueillie par M. Neil Lyons dans son livre: A Kiss from France! et elle lui fut racontée à Rouen par un caporal anglais.

Voici le récit du brave caporal; le traducteur, M. Philippe Millet, à qui nous l'empruntons s'est ingénié à lui laisser toute sa saveur:

« La première fois que je suis allé aux tranchées, on débarqua tout le bataillon à une station derrière les lignes et on fit huit kilomètres jusqu'au cantonnement. Quand c'est que nous arrivons dans ce village, ou ce qu il en restait, le môme était sur la place de l'église, pour nous donner la main. Un tout petit môme, à peu près grand comme un groseillier. Il avait mis des molletières qu'il avait dû chaparder quelque part: il se tenait debout sur un tas d'ordures, il brandissait un bout de bois et criait à tue-tête: Gorblimey! Gorblimey!

« Il avait l'air content, ce môme. Il avait la figure crottée et le nez morveux, mais il avait l'air content tout de même, Je fis observer à mon copain que les gosses sont partout les mêmes dans le monde entier. Ça m'était passé dans l'esprit en voyant le gamin habillé de façon rigolote, et danser sur son tas de crotte, un sabre de bois à la main en criant: Gorblimey. J'ai des gosses à moi à Illford, et j'aurais parié ma tête qu'ils jouaient au même jeu à ce moment-là.

« Bon! nous avons vu souvent ce gosse français tout le temps qu'on a été cantonné dans ce village. On y est resté dix jours, à faire des marches et quoi encore pour nous réchauffer avant d'aller aux tranchées. Et je vous garantis qu'on n'avait qu'à moitié chaud. La tranchée, après ça, c'était presque une cure de repos. Les Alleymans en voulaient au patelin! — j'sais pas, c'est peut-être qu'on leur avait dit qu'y avait dedans un magasin de nouveautés. Ce qui est sûr, c'est qu'ils employaient contre nous leurs canons, et aussi de fins artilleurs. Ça nous arrivait tout le temps: des seaux à charbon, des Jack Johnson, des rageurs et quoi encore, et un ou deux gros noirs avant déjeuner. Je vous garantis que c'était une jolie danse. Ça me secouait les estomacs, je l'avoue. Ça secouait les estomacs à tous les amis. Ça secouait aussi les estomacs du colonel, car y avait au moins cinq à six gars par jour qui s'amusaient à arrêter les obus et le colonel dit à l'adjudant-major: « Si mon régiment reste en réserve encore quelque temps, il faudra que je fasse venir des renforts des tranchées. »

« Le seul soldat qui s'en fichait, c'était pas un soldat, c'était ce petit môme dont je vous parle — Blimey, comme nous l'appelions — le gosse français; il ne s'épatait jamais d'un gros noir, ni d'un rageur non plus. Même qu'une fois, voilà qu'un éclat passe entre le colonel et son képi, et le colonel laisse tomber son lorgnon et se trouve tête nue et se met à sacrer contre nos artilleurs, contre Lloyd George et je ne sais pas quoi, à cause qu'ils permettaient des choses pareilles. Eh bien! le seul qui montra du poil, ce fut le gosse français. Gorblimey! qu'il dit, et le voilà qui saute entre les jambes du colonel et qui ramasse le lorgnon.

« Non, Blimey ne s'occupait jamais des rageurs, et continuait comme d'ordinaire à sauter d'un tas de crotte sur l'autre et à faire l'exercice avec sa boîte à confitures. Il s'était attaché au régiment, pour ainsi parler. Il n'y avait rien à lui dans ce village. Il n'y avait personne pour le réclamer, pour autant qu'on pouvait voir. Alors il marchait avec le régiment. Une espèce de mascotte, vous comprenez? Comme si qu'on avait été un régiment gallois et lui une chèvre.

II aimait bien ce qui chatouille la bouche et, chaque fois qu'on touchait nos rations, on donnait quelque chose, une manière de souvenir, à Blimey. Sa petite figure avait l'air si content, il vous prenait chaque fois comme du papier à mouches.

Bon! ça me fait de la peine de le dire, mais un beau jour, ce petit poisseux de môme a fini par en arrêter un, lui aussi! Heureusement que tout de même il n'a pas dégringolé la falaise. Ça le rencontra sur le haut de son tas de crotte, et lui, il l'arrêta avec la main.

« On l'emporta à notre ambulance et puis on l'évacua à l'hosto. Et quand il s'est réveillé, il n'avait plus de main. On la lui avait coupée juste au-dessus du poignet. Et quand il s'en est aperçu, quand c'est qu'il a vu le moigon qu'on lui avait laissé et qui était enveloppé dans un bout de linge propre (c'est un copain qui me l'a raconté et il le tenait de la sœur), il a brandit son moignon d'une façon rigolote, il a ri et il a crié: Gorblimey! »

Méprisant le danger, joyeux dans la souffrance, voilà comment ils sont, nos petits enfants de France.

Ceux-ci l'ont déjà montré, d'autres vont le prouver encore.

 

 

II. - Émilienne Moreau

voir aussi : Emilienne Moreau - the Lady of Loos : a Civilian Heroine / Mes Memoires

 

Le 12 octobre 1914, les Allemands s'emparèrent du village minier de Loos-en- Gohelle, près de Lens, dans le Pas-de-Calais.

Aussitôt, ce fut le pillage et l'incendie. Aux quatre coins du pays, des fermes et des maisons, d'abord mises méthodiquement à sac, puis inondées de pétrole, flambèrent.

Ces horribles feux de joie étaient une façon, pour les vainqueurs, autant de célébrer leur victoire que de terroriser ceux des habitants qui ne s'étaient pas enfuis.

Il en demeurait deux cents sur cinq mille, surtout des femmes, des enfants, des vieillards, pauvres êtres faciles à molester, pensaient-ils.

Une jeune fille de seize ans à peine, en qui s'incarna pendant les longs mois de l'occupation toute la force de résistance de la population opprimée, leur montra qu'ils se trompaient.

Elle s'appelait Emilienne Moreau.

Ses parents s'étaient fixés à Loos vers la fin du mois de juin 1914, après que le père, chef surveillant aux mines de Lens, eut pris sa retraite pour devenir le gérant d'un commerce d'épicerie-mercerie et bonneterie très achalandé.

Tandis que Moreau et sa femme tenaient le magasin, Henry, leur fils aîné, préparait l'examen de contrôleur des mines; les enfants les plus jeunes, Léonard et Marguerite, allaient encore à l'école, et Emilienne, la cadette, poursuivait ses études pour entrer dans l'enseignement.

A voir la future institutrice avec son visage clair encadré de fins cheveux blonds, où brillaient de grands yeux gris bleu, très beaux et très doux, personne n'eût soupçonné quelle âme énergique enfermait ce corps fluet.

Les Allemands ne tardèrent pas à s'en apercevoir.

C'était dans les premiers temps de leur séjour à Loos. Moreau, faussement accusé d'espionnage au profit des Français par un soldat qui voulait s'attirer la faveur de ses chefs, avait été arrêté en pleine rue et conduit immédiatement devant le commandant de place. Un bref interrogatoire, pour la forme, et le jugement fut rendu: l'ancien mineur était condamné à mort.

Emilienne entreprend aussitôt de sauver son père. Un officier allemand logeait chez une voisine. Bravant le danger qu'elle court elle-même, la jeune fille bouscule l'ordonnance qui veut l'empêcher d'entrer dans la chambre de l'officier et, là, elle proteste avec tant de véhémence de l'innocence de son père que l'Allemand, impressionné par son juvénile courage, consent à intervenir auprès du commandant.

Il était temps. Déjà un peloton de soldats rangés, l'arme au pied, dans la cour de la maison où l'on avait installé les bureaux de la Kommandantur, se préparait à exécuter la terrible sentence. A dix pas du peloton, Moreau, placé contre un mur, attendait la mort avec fermeté. Ce fut le salut qui vint, et combien doux puisqu'il lui était apporté par sa fille!

Mais les trente années de dur labeur passées au fond de la mine avaient prématurément délabré la santé de Moreau, et son état exigeait certains ménagements. On devine sans peine quels effets avaient pu produire sur lui ces terribles émotions. Les privations qu'il dut subir par la suite, car on manquait de tout, le mirent complètement à bas. Vers le commencement de décembre il tomba malade, et après avoir traîné pendant quelques jours, sans qu'il fût possible, d'ailleurs, de lui donner les soins qui, peut-être, eussent conjuré la crise, il mourut.

La disparition d'un être cher est toujours une chose atroce. Qu'on pense à ce que peut y ajouter de douleur, la présence de l'ennemi!

Cependant il fallait songer aux obsèques. Pour cela, il était nécessaire de s'adresser au commandant de place. Dominant son chagrin, Emilienne se chargea de cette démarche.

Aux premiers mots de la jeune fille qui lui demandait le moyen d'ensevelir son père, l'officier, un herr leutnant plein de morgue, l'interrompit d'un air rogue:

« Me prenez-vous pour un marchand de cercueils? grogna-t-il.

- Non, répondit-elle, mais vos soldats pourraient peut-être en fabriquer un....

- Ce n'est pas leur affaire. D'ailleurs, on se passe fort bien d'un cercueil. »

Il n'y avait pas à insister, Emilienne le comprit. Elle sortit sans ajouter un mot.

A côté de la demeure des Moreau se trouvait la boutique abandonnée d'un menuisier. Les Allemands ne l'avaient pas complètement dévastée: il y restait encore quelques planches. Ces planches, la vaillante enfant essayerait de les assembler tant bien que mal pour en former une bière, grossière sans doute, mais où son pauvre père dormirait décemment son dernier sommeil.

Aidé de son petit frère Léonard, elle employa toute la nuit à cette lugubre besogne, meurtrissant ses doigts malhabiles aux aspérités du bois.

Imaginez maintenant la cérémonie funèbre, tandis qu'au lointain le canon gronde et que, sous le ciel de décembre voilé de gris, le curé de Loos, surveillé par des soldats allemands, baïonnette au fusil, récite les prières des morts au bord d'une fosse que deux vieillards, pris parmi les otages, ont été contraints de creuser.

Oui, vraiment, il fallait qu'Emilienne Moreau eût l'âme forte pour résister à ces épreuves.

Au milieu de ces tristesses, elle eut une joie.

Les Allemands estimèrent, un beau jour, qu'il y avait trop d'enfants dans les rues du village. « Il est ridicule, disaient ces bons apôtres, avec des mines de circonstance, de laisser exposée aux dangers d'un bombardement qui ne cesse pas, cette marmaille insouciante. »

La vérité était que ces gamins irrespectueux n'interrompaient jamais leurs jeux pour saluer les officiers boches et surtout le commandant de place. Celui-ci, ayant appris que Emilienne Moreau voulait être institutrice, la fit appeler et lui ordonna d'ouvrir une garderie d'enfants pour les plus petits, et un cours pour les plus avancés en âge. Emilienne accepta avec bonheur ce que le peu clairvoyant herr leutnant croyait lui imposer comme une corvée.

Ah! comme elle était attentive, cette jeunesse si turbulente au dehors, aux leçons de cette bonne maîtresse, qui, à tout propos, lui parlait de la France.

Le commandant de place se transformait parfois en inspecteur et venait se rendre compte de la façon dont étaient exécutés ses ordres.

Un après-midi, botté, éperonné, le monocle à l'œil et la cravache à la main, il se présente inopinément à l'école.

« Mademoiselle, dit-il du ton aimable qui lui est coutumier, que faites-vous aujourd'hui?

- Nous nous occupons d'analyse grammaticale.

- Allez. »

Emilienne Moreau s'approche du tableau noir et, de sa plus belle anglaise, elle trace ces quelques mots:

Nous devons être fidèles à notre patrie et la chérir davantage lorsqu'elle souffre.

Le herr leutnant devient vert de colère. « Mademoiselle, gronde-t-il, je vous défends d'écrire des phrases de cette sorte, qui sont des bravades.

- Défendez-moi alors de donner des leçons à des Français, répond la jeune fille.

- C'est bien; je vous imposerai la surveillance de sentinelles.»

Emilienne Moreau reste muette, mais son regard exprime si clairement le peu d'effet que produit sur elle cette menace, que i'ofncier, qui se sent ridicule et odieux, tourne les talons et sort en fouettant rageusement ses bottes de sa cravache.

Le temps passait ainsi.

Cependant le moment de la délivrance approchait. Une première fois, au commencement du mois de mai, les opprimés eurent une fausse joie. Les Français avaient tenté de reprendre Loos. Après quelques jours de combats furieux, ils avaient pénétré jusqu'au centre du village, mais, des renforts Allemands étant survenus, les nôtres avaient dû se replier.

Quatre mois s'écoulèrent encore, quatre mois de dures souffrances, avec la famine qui s'aggravait quoiqu on fût dans la bonne saison, et des vexations de toutes sortes, sans compter que, de nos lignes, le bombardement avait repris, chaque jour plus violent.

Au début de septembre, la canonnade redoubla d'intensité: ses effets étaient terribles. Les ruines s'accumulaient; l'église n'avait plus de clocher; de la mairie, il ne restait que quelques pans de murs.

Un matin, des avions qui venaient de chez nous apparurent dans le ciel, au-dessus du village. Sans doute cherchaient-ils à repérer les travaux de défense que les Allemands avaient entrepris?

Le 24, une véritable trombe de fer s'abattit sur le village. Elle dura toute la journée et toute la nuit, mais subitement, le 25 au matin, un grand calme se fit.

Qu'allait-il se produire? Emilienne Moreau voulut le savoir.

La maison de ses parents était une des plus hautes de Loos. Du grenier on pouvait apercevoir tout le pays alentour. C'est de là que, malgré le danger, elle avait suivi la bataille du début de mai.

Depuis, un obus, éclatant sur la maison, en avait enlevé la toiture, et du plancher il ne restait plus que quelques poutres branlantes. Emilienne eut vite fait de grimper à son observatoire, et, se glissant sur une des poutres qui avaient résisté, elle s'avança jusqu'à une lucarne.

Alors, elle assista, comme elle le raconte dans ses Mémoires auxquels nous empruntons ces détails, à un spectacle prodigieux.

Du côté du couchant, des êtres étranges, au visageindistinct de couleur grise, avec des yeux énormes se ruaient sur les tranchées allemandes. Ces sortes de monstres portaient, à la hauteur de la bouche, des tubes rigides. La vision était affolante.

Mais avec un peu de réflexion et se souvenant que, au moment où elle avait atteint le grenier, un nuage opaque couvrait le village quoique la matinée fût claire, et qu'elle s'était sentie envahie par un singulier malaise, Emilienne comprit: les Allemands avaient lancé sur les assaillants des gaz asphyxiants et les monstres étaient tout simplement des soldats pourvus de masques.

Un autre détail l'avait frappée: ils portaient, au lieu de culottes, de petites jupes qui laissaient leurs genoux nus. Ces démons à « cotterons » - c'est ainsi qu on appelle les jupons à Loos - faisaient une terrible besogne. La baïonnette en avant, ils bousculaient sous leur choc irrésistible les lignes allemandes, et avançaient peu à peu vers le village.

Maintenant la lutte avait pris un caractère horrible et grandiose.

Trois jours durant on se battit en avant du village, et pendant ces trois jours Emilienne Moreau demeura à son poste, oubliant la faim, oubliant la soif, les yeux agrandis d'épouvante, mais le cœur gonflé de joie, car les Allemands lâchaient pied.

Enfin ce fut la débandade, et derrière les fuyards les démons entrèrent dans le village. Ils avaient relevé leurs masques, mais leur aspect demeurait si terrible, avec leurs visages contractés où la sueur ruisselait, leurs baïonnettes rouges et leurs vêtements souillés de sang, que les habitants de Loos, qui s'étaient précipités au- devant eux, s'enfuirent remplis de terreur.

Emilienne, dégringolant de son grenier, se dirigea, elle, en courant, vers les vainqueurs.

Mais qui étaient-ils? Quelle langue leur parler? Et puis, que leur dire qui fût court et expressif, car l'heure n'était pas aux longs discours?

La jeune fille eut une inspiration subite. Ouvrant les bras, comme pour tous les accueillir par ce geste de bienvenue, elle entonna la Marseillaise.

Un immense cri lui répondit: « English! Scots! »

C'étaient des Anglais, des Ecossais. La connaissance était faite, l'amitié scellée.

Loos n'était pas encore délivré cependant. A l'est du village, les Allemands, fortement retranchés derrière les pylônes de la fosse no 15 et le petit monticule formé par le crassier de la mine, tenaient toujours. Des fractions avancées, abritées dans des caves organisées comme de petites forteresses souterraines, défendaient les rues qui y aboutissaient. Il fallait les enlever une à une.

Se battre, ce n'était point l'affaire d'Emilienne Moreau; mais, hélas, il y avait de nombreux blessés à secourir.

Une ambulance, commandée par uh médecin-major qui s'exprimait assez facilement en français, venait d'arriver. Emilienne offrit, pour qu'on l'y installât, la maison de ses parents, dont le rez-de-chaussée était encore intact. Aussitôt fait que dit. Les infirmiers s'empressent, la jeune fille les aide de son mieux, bientôt experte à donner de petits soins aux moins atteints. Malheureusement le nombre des blessés augmente sans cesse. Combien y en a-t-il qui, incapables de se traîner et qu'on ne peut aller relever, faute de personnel, restent étendus dans les rues, exposés à de nouveaux coups! C'est à ceux-là que pense Emilienne. Malgré les objurgations du major qui craint pour sa vie, elle quitte l'abri de sa maison et la voici qui s'en va, sous la fusillade qui crépite, donnant à boire à celui-ci, dégageant celui-là d'entre les morts, aidant cet autre qui peut à peine marcher, à se traîner jusqu'à l'ambulance. Vingt fois déjà elle a accompli le dangereux voyage. Le major, qui la voit pâlir de fatigue, insiste pour l'empêcher de repartir. Peine perdue.

Soudain elle revient vers la maison, le visage bouleversé. Elle raconte d'une voix haletante qu'au moment où elle se portait au-devant d'un Ecossais gravement blessé qui essayait de se soulever, un coup de feu a retenti et une balle a sifflé à ses oreilles.

Elle s'est aussitôt arrêtée, et, se dissimulant derrière un tas de décombres, elle a vu trois Allemands qui s'engouffraient dans une cave. Le blessé est maintenant à leur merci. Sans doute ils vont tirer sur lui pour l'achever, ces lâches. Ils tireront aussi sur ceux qui essayeront de le secourir.

Il faut se débarrasser d'eux en les attaquant dans leur repaire.

« Malheureusement je n'ai personne pour ce genre de chasse, observe le major avec découragement.

- Eh bien, et nous? s'écrient trois soldats blessés qui peuvent à peine se tenir sur leurs jambes. Qu'on nous montre l'endroit, cela suffira.

- En avant! » s'écrie Emilienne Moreau.

Les soldats se sont munis de grenades. Ils partent, clopin-clopant, la jeune fille à leur tête. Bientôt la maison où se sont réfugiés les Allemands est en vue. Emilienne, qui connaît la disposition des lieux, conseille d'agir par ruse. En rasant les murs des immeubles voisins, on s'approchera sans bruit. L'escalier de la cave s'amorce sous la voûte d'entrée. Les soldats se placeront de chaque côté de la porte. Cela fait, on criera aux Allemands de se rendre. Ceux-ci se voyant découverts et ignorant le nombre de leurs agresseurs, surtout leur état, ne songeront sans doute pas à résister.

« Suivez-moi, murmure Emilienne Moreau, je passe devant. »

La petite troupe s'avance avec précautions. Mais l'a-t-on aperçue? Quelque bruit l'a- t-il trahie? Un coup de feu part, la balle frôle les cheveux d'Emilienne. La surprise est manquée! Faudra-t-il se défendre au lieu d'attaquer. Mauvaise affaire, en tout cas, pour trois éclopés et une jeune fille désarmée en face de gaillards déterminés et qui sont sur leurs gardes.

Emilienne estime cependant que la partie n'est pas perdue.

« Restez là, dit-elle, en montrant aux Anglais la porte de la cave, et donnez-moi deux grenades. »

Les soldats obéissent sans trop comprendre. Emilienne, ses grenades à la main, sort dans la rue et s'approche des soupiraux à pas de loup.... Un geste brusque; deux sourdes explosions ébranlent les fondements de la maison; des cris affreux, puis le silence. Les grenades qu Emilienne Moreau a lancées dans la cave ont fait leur œuvre; le blessé est sauvé.

A d'autres maintenant, car le temps passe et l'ouvrage ne manque pas. Les blessés qu'on a pu transporter dans la maison des Moreau ne sont plus en sûreté. Les Allemands savent-ils que là est installée l'ambulance? Toujours est-il que leur tir semble viser plus spécialement la partie du village où elle se trouve. Un obus vient d'en démolir la façade. Il faut descendre les blessés dans la cave. Mais celle-ci est bientôt pleine. Si l'on pouvait utiliser celle de la maison où Emilienne Moreau fit, par ordre des Allemands la classe aux petits enfants de Loos, tout s'arrangerait. Cette maison tourne le dos à celle des Moreau et n'en est séparée que par une cour. Par malheur, il n'y a dans le mur aucune ouverture. Eh bien, on en pratiquera une! Pics et pioches se mettent à l'œuvre. Bientôt la brèche est suffisante, et le transbordement peut commencer.

On part avec un premier blessé étendu sur une civière. C'est Emilienne, naturellement, qui guide les infirmiers. La traversée de la cour s'effectue sans incident, et le groupe pénètre dans l'ancienne classe où se trouve l'entrée de la cave. Malchance! l'ouverture est trop étroite pour laisser passer la civière. Il faut, de nouveau, recourir au pic et à la pioche. Les infirmiers déposent leur fardeau et s'en retournent vers la maison des Moreau pour se munir des outils nécessaires. Emilienne reste seule avec le blessé.

Tout à coup elle tressaille. Dans une petite pièce attenante à la classe, et que ferme une porte dont tous les carreaux sont brisés, il lui a semblé voir des formes humaines qui se meuvent. Est-ce une illusion? A peine a-t-elle eu le temps de se le demander, que deux Allemands surgissent devant elle, et l'ajustent de leur fusil. Les coups partent. Manquée! Mais les assassins - n'est-ce pas un assassinat pour des soldats, que de tirer sur une femme sans défense et sur un blessé - vont recommencer. Emi/i'enne se voit perdue et, avec elle, le malheureux blessé. Que faire? Appeler à l'aide? On ne l'entendra pas. S'enfuir? Ce serait une lâcheté. Subitement, là, sur un banc, à la portée de sa main, elle aperçoit un revolver d'ordonnance. C'est celui d'un infirmier anglais qui s'en est débarrassé tout à l'heure, parce qu'il le gênait dans ses mouvements. Emilienne s'en saisit. Fébrilement, elle tire coup sur coup, au hasard d'ailleurs, car elle n'a jamais touché un revolver ni aucune arme, et le hasard la sert: les Allemands, foudroyés presque à bout portant, tombent l'un sur l'autre....

Voilà ce qu'a fait, et bien d'autres choses encore, cette frêle jeune fille blonde aux yeux si doux, et voilà pourquoi elle a été citée à l'ordre de l'armée, comme un soldat - et, comme un soldat, aussi, décorée de la croix de guerre.

 

 

III. - Le Petit Peintre de Morlaix

Morlaix. Un dimanche. La musique militaire vient de donner son concert habituel sur la place Comic, et comme les instruments ont lancé leur dernier accord, la foule des auditeurs se disperse. La journée de repos s'achève. Encore un petit tour de promenade et bientôt chacun regagnera sa maison.

Tout à coup, là-bas, vers le quai de Léon qui borde le bassin à flot et s'ouvre à un angle de la place, éclate une joyeuse fanfare. Ce sont les Boy-Scouts qui entrent en ville après être allés manœuvrer dans la campagne environnante. On les aime, ces petits gars aux jambes nues, dont l'ardeur juvénile met un temps d'animation dans les rues de la vieille cité bretonne. Aussitôt, on se précipite sur leur passage. Ils sont une trentaine qui défilent crânement, leur long bâton suspendu à l'épaule.

Tout le monde les connaît et les désigne par leur nom. Mais c'est surtout leur « capitaine » qu'on regarde, un gaillard de quinze ans à l'allure décidée, qui s'avance en serre-file, le feutre en bataille et le visage énergique et sérieux, comme il convient à un chef.

Pendant la semaine, il est apprenti chez un peintre en bâtiment où il travaille d'arrache-pied sous les ordres des « compagnons » qui lui apprennent son métier. Le dimanche, il troque sa blouse blanche contre l'uniforme kaki, et c'est lui qui commande aux autres.

Il n'en tire d'ailleurs pas vanité, car il est modeste, et ses camarades lui obéissent de grand cœur parce qu'ils savent tous qu'il n'a dû son avancement qu'à son mérite.

« Il a vraiment bon air, cet Yves Mével », dit-on.

D'anciens officiers de la garnison qui, leur retraite prise, sont restés à Morlaix pour réchauffer leurs rhumatismes sur le parapet ensoleillé du Jarlot, hochent affirmativement la tête.

« Dans cinq ans, assurent-ils, cela fera un fameux soldat, et si, à ce moment, il y a beaucoup de conscrits de sa trempe, dame, on pourra peut-être aller faire un petit tour de l'autre côté des Vosges. »

Vous pensez à la Revanche, vieux braves, dont les plus âgés ont assisté à la défaite. Vous la voyez encore lointaine, et pourtant de graves événements que ni vous ni d'autres ne prévoient se préparent, car nous sommes aux derniers jours de juillet 1914.

Encore une semaine, et un formidable coup de tonnerre grondera sur la France entière. Vous verrez les rues subitement réveillées vibrer d'enthousiasme, quand, au premier jour de la mobilisation, tous nos soldats, des fleurs aux canons de leurs fusils, partiront pour la frontière. Aussitôt, les hommes de la réserve, abandonnant les champs, l'atelier, le magasin, accourront de toutes parts, pour s'armer. Sur le viaduc, rouleront sans interruption les trains militaires dont les wagons, ornés de feuillage, regorgeront de troupes qui chanteront, à pleine voix, des hymnes patriotiques.

Pendant ce temps, vos chers boy-scouts feront la police, garderont les postes d'octroi, surveilleront les mouvements du port et la circulation des voitures, car la plupart des agents et des « gabelous » seront mobilisés.

Puis, les premiers convois de blessés commenceront à arriver. Il y aura un hôpital au lycée des jeunes filles avec, comme infirmières volontaires, des dames de la Croix- Rouge et, pour les aider, des civils que leur âge ou le mauvais état de leur santé tiendra éloignés du devoir militaire. Là encore, vous retrouverez les boy-scouts. Certains d'entre eux possédaient déjà, avant la guerre, le diplôme d'infirmier- ambulancier. Ils demanderont à être employés, Yves Mével en tête, et vous pensez bien qu'on ne refusera pas leurs services, car, hélas, les blessés seront nombreux et l'on n'aura pas trop de tous les dévouements.

Savez-vous ce que vous verrez aussi? Une chose a laquelle vous ne vous attendiez certainement pas.

« Dans cinq ans, aviez-vous dit, le « capitaine » Mével fera un fameux soldat. »

Deux mois après le début des hostilités, il sera au front, en Champagne.

Un jour de la fin de septembre, comme un détachement du 72e d'infanterie, dont le dépôt avait été transféré d'Amiens à Morlaix, s'embarquait pour rejoindre le régiment sur la ligne de feu, il réussit, grâce à son costume de boy-scout qu'il n'avait plus quitté depuis le début de la guerre, à pénétrer sur le quai de la gare où le public n'était pas admis.

Au moment où le convoi s'ébranlait, il bondit dans un compartiment dont la portière n'était pas encore fermée.

« Où vas-tu! s'exclamèrent les soldats stupéfaits.

- Avec vous, pour tuer des Boches! » répliqua-t-il hardiment.

Et comme, ma foi, on ne pouvait le jeter hors du train, qui d'ailleurs, à ce moment, passait sur le viaduc, on le garda.

Cette idée, d'aller tuer des Boches était venue à Yves Mével depuis qu'il soignait des blessés à l'hôpital. Il y en avait parmi eux qui s'étaient battus un contre vingt à Mons, à Charleroi, à Guise. Bientôt étaient arrivés des héros de la Marne. Ils étaient de ces braves dont la volte-face inattendue, en pleine retraite, avait arrêté la marche insolente des Allemands sur Paris et changé la victoire qu'ils voyaient déjà leur sourire, en une épouvantable défaite.

Le récit de leurs prouesses enfiévra l'esprit du petit boy-scout, et il jura de les imiter.

Or, il était depuis déjà quatre semaines en face des Allemands, dans les tranchées de Saint-Thomas, à sept kilomètres en avant de Sainte-Menehould, et n'avait pas encore tiré un coup de fusil.

C'est qu'on ne le lui avait pas permis.

« Tu nous serviras de vaguemestre », avait dit l'officier qui l'avait découvert au milieu de ses soldats, lorsque le 72e était arrivé en Champagne. Encore heureux qu'on ne l'eût pas renvoyé à ses parents, entre deux gendarmes! Cependant il n'était pas satisfait.

Ses fonctions, en effet, étaient toutes pacifiques, car le vaguemestre est le facteur du régiment. Ce n'est pas là, cependant, un métier de tout repos, pendant la guerre. Quand le vaguemestre s'en va chercher les lettres et les paquets à l'arrière, il ne court pas de grands dangers, mais lorsqu'il revient vers les premières lignes, les balles et les marmites ne l'épargnent pas plus que les autres.

Certes, Yves Mével n'avait pas peur, mais risquer de recevoir des coups sans pouvoir les rendre, ce n'était pas son affaire. Il se consolait en pensant à la joie qu'il apportait dans les tranchées avec sa sacoche remplie de lettres du pays. Quand sa fine silhouette, toute blanche de la poussière de la route, apparaissait à l'entrée d'un boyau, des mains qui tremblaient d'impatience se tendaient vers lui. Les élus le remerciaient d'un bon sourire; et aux autres, à ceux qu'on avait oubliés cette fois, et qui montraient grise mine, il savait dire des paroles qui les réconfortaient. Bref, tout le monde l'aimait.

Oui, mais il aurait préféré faire le coup de feu, lancer des grenades, comme les camarades.

« Patience, murmurait-il, je suis venu ici pour tuer des Boches, j'en tuerai. »

Ce jour arriva. Le général ayant appris qu'il y avait des boy-scouts parmi ses troupes - Yves Mével avait eu de nombreux imitateurs, à Morlaix même - ordonna, puisqu'il ne pouvait se débarrasser de ces « satanés gamins » qui, quoi qu'on fît pour les éloigner du front, trouvaient toujours moyen d'y revenir, qu'on les habillât en soldats. Il craignait que, s'ils tombaient entre les mains des Allemands, ils ne fussent traités comme des francs-tireurs et fusillés.

Par suite de cette mesure, Yves Mével abandonna son costume de boy-scout et fut admis officiellement dans la 4e section de la 3e compagnie du 72e de ligne.

Cette fois il était soldat pour de vrai. Allait-on maintenant l'empêcher de se battre? Personne n'y songeait et il fut de la fête, à Saint-Thomas d'abord, ensuite à Vienne- le-Château en Argonne, puis de nouveau en Champagne, où le 72e avait été renvoyé.

Il était devenu de première force dans le lancement des grenades. Sa pelotte métallique à la main, il visait soigneusement. Un geste brusque, l'engin partait, s'allumait automatiquement en arrivant au bout de la ficelle attachée à son poignet et s'en allait éclater à quinze mètres de distance, abattant son homme à chaque coup. Il lui semblait qu'il jouait ainsi au jeu de massacre, avec les Boches comme pantins.

Ce jour-là précisément, - c'était le 22 février 1915, - la partie promettait d'être chaude.

Le 72e se trouvait devant les tranchées allemandes de Mesnil-les-Hurlus.

Depuis le matin, notre artillerie, à laquelle les canons ennemis essayaient de répondre, tonnait sans relâche, préparant ainsi, par un « arrosage » méthodique des ouvrages allemands, l'attaque de l'infanterie.

Celle-ci devait se déclancher à quatre heures de l'après-midi, mais les colonnes d'assaut n'avaient pas attendu ce moment pour se masser dans les tranchées de départ, qu'elles avaient gagnées en cheminant silencieusement à travers les boyaux de communication.

L'heure s'avançait. La section à laquelle appartenait Yves Mével avait pris position en première ligne. Sur ce point, c'était l'adjudant Boulanger, un ami du boy-scout, qui commandait.

« Préparez-vous, les gars », fit-il, après avoir jeté un coup d'œil sur sa montre- bracelet.

Il y eut un brouhaha dans la tranchée; les hommes vérifièrent l'état de leurs armes et de leur harnachement et prirent leurs dernières dispositions pour l'escalade du talus.

Yves s'était assuré que les six grenades qu'il devait lancer et qui étaient fixées à son ceinturon, se trouvaient à portée de sa main.

Soudain, les canons se turent: il était quatre heures, exactement. Des roulements de sifflet qui se répétaient de loin en loin donnèrent le signal. En un clin d'œil nos troupes, surgissant du sol, bondirent hors de leur abri et s'élancèrent en avant au pas de course. Là-bas, les Allemands, terrés dans ce qui restait de leurs retranchements, dirigeaient sur les nôtres un feu nourri. La fusillade crépitait; les mitrailleuses, entrées en action, faisaient entendre leur terrible claquement.

« En avant! » crie l'adjudant Boulanger.

Un éclat d'obus lui emporte un bras et il tombe pour ne plus se relever.

« En avant! » répète le vieux sergent Martin Des-payères, un autre ami d'Yves Mével, qui a pris le commandement de la section.

La mitraille l'abat à son tour.

Yves est encore indemne. Le voici à trente mètres de la tranchée allemande. Déjà il se prépare à lancer sa première grenade. Tout à coup il reçoit simultanément un choc au bras, à la jambe et à la tête. Il s'écroule. Son visage est inondé de sang. Son bras le fait horriblement souffrir; il sent qu'il va perdre connaissance. Alors, rassemblant ce qui lui reste de forces, il entonne la Marseillaise. Mais sa voix, qui faiblit peu à peu, expire sur ses lèvres, et il s'évanouit au moment où nos troupes, qui ont passé sur lui comme une avalanche, poussent des hourras de victoire.

... Six mois plus tard, Yves Mével, qui avait survécu à ses blessures, fut décoré de la médaille militaire.

La cérémonie eut lieu à Morlaix, où il était revenu pour achever sa convalescence, en présence des troupes de la garnison rassemblées sur la place Cornic.

Toute la ville était là.

Déjà le jeune héros avait reçu une première récompense, et l'on se montrait la tache sombre que faisait la Croix de guerre sur l'écharpe blanche dans laquelle reposait son bras gauche.

Mais pourquoi un air de tristesse assombrissait-il son visage; pourquoi, tandis que le commandant d'armes épin-glait sur sa tunique le glorieux ruban jaune, insigne révéré du courage militaire, et que les cris répétés de « Vive Mével! Vive la France! » s'échappaient de toutes les poitrines, pourquoi une grosse ride soucieuse barrait-elle son front encore pâli par les souffrances passées?

C'est que, pour lui, la guerre était finie.

Son bras guérirait peut-être; hélas! un de ses yeux était à jamais perdu.

Comprenez-vous maintenant? Les Allemands souillaient encore le sol de la France; il n'avait pas seize ans,... et il ne pourrait plus se battre!

 

 

IV. - Mohamed den Bouderbala

Vers le milieu du mois d'août 1914, le Charles-Roux, un des plus beaux paquebots de la Compagnie générale transatlantique, quitta le port d'Alger, ayant à son bord le 1er régiment de zouaves qu'il transportait en France. On était parti depuis plus d une heure. Officiers et soldats, toujours massés sur le pont, jetaient un dernier regard vers la terre d'Afrique dont n'apparaissaient plus, s'estompant dans la brume, que les sommets neigeux de la Grande Kabylie.

Encore quelques tours d'hélice, et ils n'auraient sous les yeux que l'immensité bleue de la mer.

Bientôt la ligne imprécise qu'ils avaient aperçue jusqu'alors disparut à l'horizon. Aussitôt le charme fut rompu. Les groupes se disloquèrent, et tandis que les officiers se rendaient dans leurs cabines, les hommes procédèrent à leur installation définitive.

Comme s'il n'avait attendu que cet instant - et en vérité, il en était ainsi - un petit bonhomme au teint bistré, qui pouvait bien avoir treize ans, montra soudain son visage éveillé et narquois en haut d'un des escaliers qui montent de l'entrepont, et, d'une voix claire, lança joyeusement:

« Bonjour, camarades!

- Mais c'est Mohamed, le porteur de pain de Belcourt », s'exclama-t-on.

Tout le monde, au 1er zouaves, connaissait ce gamin déluré.

Belcourt est un quartier d'Alger situé dans Mustapha supérieur, et à côté duquel s'étend le champ de manœuvres de la garnison.

Quand le régiment y faisait l'exercice, on était certain de voir Mohamed au premier rang des spectateurs. Dès que résonnaient au lointain les accents de la fameuse marche: Pan, pan, Varbi, les chacals sont par ici..., adieu les clients. Lâchant sa tournée, il accourait au-devant de la colonne. Et lorsque, la manœuvre terminée, les zouaves regagnaient leur caserne là-bas, à l'autre extrémité de là ville, proche de la Kasba, la vieille forteresse des anciens deys, il les accompagnait pendant quelques instants, ses pains sous le bras, trottinant sur les talons de l'arrière-garde; après quoi, satisfait, il reprenait ses courses à travers les rues ensoleillées de Belcourt - quitte à recevoir une raclée pour s'être ainsi mis en retard.

De le rencontrer sur ce navire, par exemple, cela dépassait l'imagination. Aussi y eut-il d'abord, parmi les zouaves, un moment de surprise bien compréhensible; mais presque aussitôt un feu croisé d'interrogations éclata de toutes parts.

« D'où sors-tu? Que fais-tu ici? Comment y es-tu venu? »

L'enfant, nullement intimidé, laissa se calmer la tourmente, et quand elle se fut apaisée:

« Mohamed, c'est kif-kif la souris qui grimpe sur les bateaux sans qu'on s'en doute, répondit-il en clignant malicieusement de l'œil. Si Mohamed avait demandé aux chacals de l'emmener en France pour « zigouiller » des Boches, les chacals auraient dit: « Macache ». Alors Mohamed les a suivis sans permission....

- Sacré moucheron!

- Les moucherons, sidi, ce n'est pas gros, mais ça pique....

- On ne peut pourtant pas revenir en arrière pour déposer à quai ce mauvais garnement », bougonna un vieux zouave chevronné, en simulant une grande irritation qu'il était loin de ressentir.

Un autre proposa, sans rire - du moins en apparence:

« Si nous le rejetions par-dessus bord?

- Mohamed nage kif-kif les poissons, répliqua gaillardement le petit bonhomme, que cette menace n'avait point ému.

- En voilà assez. Cache-toi dans quelque coin et ne bouge plus jusqu'à Marseille.

- Et après?

- On verra voir. »

Mohamed n'en demanda pas davantage et s'éclipsa.

Six mois ont passé. Le 1er régiment de zouaves est dans l'Aisne - et Mohamed s'y trouve avec lui. Il a si gentiment prié ses bons amis de le garder, lorsque le Charles- Roux a eu jeté l'ancre dans le bassin de la Joliette à Marseille, que ceux-ci n'ont pas eu le cœur de le renvoyer en Algérie.

Qu'allait-on faire de lui, cependant? On n'eût pas le loisir de le décider, car à peine le régiment eut-il mis pied à terre, qu'il fut dirigé sur la gare. Et delà en route pour le front!

A ce moment, nos troupes, battues à Charleroi, refluaient vers Paris, tout en disputant chèrement chaque pouce de terrain abandonné.

Comment songer à Mohamed dans ces heures critiques? On luttait du matin au soir, et souvent même la nuit n'arrêtait pas le combat.

Il en vit alors de dures, l'ancien petit porteur de pain. La faim, la soif, les marches déprimantes sous un soleil de feu et dans la poussière aveuglante, les alertes nocturnes quand on croyait pouvoir jouir enfin d'un peu de repos, étendu à même la terre nue, il connut ces épreuves comme les camarades et, comme eux, il les supporta vaillamment, un perpétuel sourire aux lèvres.

Il riait de tout d'ailleurs, des balles qui bourdonnaient à ses oreilles « kif-kif les grosses mouches », des obus qui, en éclatant avec fracas, imitaient le tonnerre.

On lui avait donné l'ordre de rester à l'arrière, avec les non-combattants, là où le danger était moins grand. Mais le danger, Mohamed s'en moquait. Si l'on n'avait pas l'œil sur lui, il filait vivement, courant au plus fort de l'action et se glissant, malgré les rebuffades, jusqu'aux premières lignes, afin de regarder les Boches face à face et de leur crier des injures, faute de pouvoir en dégringoler quelques-uns, car un fusil, c'était trop lourd pour ses bras. Il en fut ainsi jusqu'à la victoire de la Marne.

A partir de ce moment, la guerre changea de forme. Certes, il y eut encore des batailles en rase campagne auxquelles les zouaves prirent une part brillante, celles de Chambry et de Crouy notamment; mais les Allemands s'étant terrés dans des tranchées formidablement organisées, que le génie, prévoyant un recul toujours possible, avait creusées en arrière pendant qu'ils avançaient en trombe, il fallut se livrer à un véritable siège qui allait, pour plusieurs années, immobiliser nos soldats.

Alors, on put respirer, et le sort de Mohamed fut définitivement réglé.

Tout d'abord on l'enrégimenta pour de bon, en le versant dans une compagnie, la 54e. Maintenant, il s'agissait de lui donner un emploi en rapport avec ses aptitudes. Ce fut pas long à trouver.

Le menu des soldats, en temps de guerre, n'est pas très varié. Le bœuf bouilli, voilà leur plat à peu près quotidien. Aussi aiment-ils à s'offrir, quand ils le peuvent, quelques « douceurs » supplémentaires. Pour les uns, c'est du jambon, du pâté et du saucisson; pour les autres, les gourmets, du chocolat ou des confitures; pour ceux qui ont des goûts moins relevés, du fromage; toutes choses que ne fournit pas l'intendance, mais qu'on peut se procurer auprès des marchands ambulants, les mercantis, qui suivent les armées.

Mohamed fut chargé d'aller aux provisions, lorsque sa compagnie serait de service aux tranchées. Quel merveilleux commissionnaire! Comme il était complètement illettré, impossible de lui donner les commandes par écrit. Jamais d'erreurs, cependant, dans ses livraisons, car il avait une excellente mémoire. Jamais de retard, non plus, et cela, c'était plus méritoire.

Parti dans un moment d'accalmie, voilà, parfois, lorsqu'il revenait, que la fusillade et le bombardement avaient repris sur tout le front. La belle affaire, ma foi. Un coup de reins pour remonter sa charge, et en avant, au galop! Nargue de la mitraille! Les amis ne devaient pas attendre. Ne seraient-ils pas heureux, dès que le feu aurait cessé, d'ouvrir sans perdre une minute les innombrables paquets qu'il rapportait?

Survint l'hiver. La guerre de tranchées continuait. On devait rester sur place, dans la boue glacée, sous l'âpre bise du Nord, si cruelle à tous et surtout aux Algériens habitués au climat tempéré des côtes méditerranéennes. Ah! comme il était réconfortant, par ces froides journées, de manger chaud. Malheureusement les cuisines étaient toujours éloignées des tranchées avancées; et quelque hâte que missent les cuistots à transporter la soupe en suivant les boyaux tortueux qui y conduisaient, il arrivait souvent qu'elle n'était même plus tiède lorsqu'ils y parvenaient.

Mohamed s'était dit que, là encore, il pouvait rendre service à ses amis. Il avait tant de fois parcouru le chemin du front à l'arrière, lorsqu'il allait aux provisions, qu il en connaissait tous les raccourcis. Il savait ainsi où passer pour gagner du temps. De cette façon, le trajet étant moins long, il serait possible de servir la soupe plus chaude.

Il s'offrit donc pour guider les porteurs, ce qui fit que ses zouaves furent généralement pourvus avant les autres.

Il n'était pas cependant toujours aisé de leur procurer cette satisfaction. Les Allemands n'ignoraient pas à quelle heure avaient lieu les distributions de vivres. Quelle bonne farce à jouer aux nôtres, en se livrant à ce moment, à un copieux arrosage de terrain, histoire de barrer la route aux hommes de corvée. Impossible pour eux, dans ce cas, de couper au plus court en marchant à découvert, Ils devaient cheminer jusqu'au bout, à l'abri précaire des boyaux, courbés en deux, s'arrêtant quand la rafale était trop forte, et bloqués parfois, à un tournant, lorsque les obus risquaient de les prendre en enfilade. Souvent même ils n'avaient pas le temps de se garer et certains d'entre eux payaient de leur vie l'accomplissement de leur humble devoir. Jusqu'ici Mohamed s'en était tiré sans anicroches.

Or, ce matin de février, les Boches arrosaient ferme. Malgré cela, les cuistots de la 54e compagnie, le petit Algérien à leur tête, s'étaient mis en route à l'heure voulue. Ils progressaient lentement à travers les boyaux, s'avançant par bonds successifs, entre deux volées de mitraille.

Il était certain qu'aujourd'hui les zouaves mangeraient leur soupe froide. Mohamed enrageait, et il y avait de quoi. Figurez-vous qu'en harcelant les divers cuisiniers du régiment, il avait réussi à récolter pour ses amis un « rabiot » très appréciable: dix rations supplémentaires qu'il transportait lui-même dans une grande gamelle de campement.

C'était bien la peine de s'être tant démené!

Pourtant, c'eût été une folie que d'essayer d'aller plus vite.

Enfin, petit à petit, on s'est rapproché de la tranchée où sont les zouaves. Le « marmitage » d'ailleurs est moins violent; on peut allonger le pas.

Encore quelques minutes et l'on sera arrivé à bon port.

Mohamed n'y tient plus. Bravant le danger qu'il y a à se montrer à découvert, il grimpe hors du boyau, et se dressant de toute la hauteur de sa petite taille: « Voilà la soupe! » crie-t-il.

Les zouaves l'ont aperçu.

« Ne te casse rien; nous ne sommes pas pressés! » grognent-ils avec humeur, car la faim qui tiraille leur estomac les a rendus injustes.

Mohamed, on s'en souvient, n'a pas sa langue dans sa poche; il va leur lancer, en réplique, quelque boutade; mais, soudain, il chancelle, comme s'il avait reçu, à l'épaule gauche, un formidable coup de poing.

Presque aussitôt son bras s'engourdit, tandis que quelque chose de chaud coule le long de sa poitrine, sous ses vêtements.

C'est une balle boche qui lui a traversé l'épaule.

Maintenant, il souffre terriblement. Il sent que ses forces l'abandonnent. Cependant, il se raidit. Faut-il, si près du but, qu'il perde la partie? Hélas! sa volonté doit céder à la douleur. Un nuage passe devant ses yeux, son front se couvre de moiteur, et, lâchant sa gamelle qui roule sur le sol avec un bruit sourd, il tombe à côté d'elle, inanimé.

 

Lorsque, une demi-heure plus tard, Mohamed reprit conscience de lui-même au poste de secours où on l'avait rapidement transporté, il n'eut qu'un cri:

« Ma soupe! fit-il anxieusement en se soulevant, grâce à son bras valide, sur le brancard où il était étendu.

- Ne t'inquiète pas, petit, répondit l'infirmier qui le survaillait, tes copains l'ont mangée. Il paraît, même, qu'elle était fameuse.... »

Alors, rasséréné, le courageux gamin retrouva son sourire, un pauvre sourire bien pâle qui illuminait cependant son visage crispé, et d'une voix toute menue, cette voix si émouvante des enfants qui ont mal, il murmura:

« Bono, sidi, bono; Mohamed est content. »

 

 

Comment Ils Meurent

Nous les avons vus se dévouer au salut commun, nos héros-enfants; nous les avons vus braver l'Allemand, ardents à se battre, petits lions déchaînés que le fracas de la mitraille n'intimidait pas. Voici maintenant un émouvant palmarès de ceux qui ont sacrifié leur jeune existence à la Patrie.

Il en est qui sont tombés les armes à la main, face à l'ennemi. D'autres ont été les victimes de la sauvagerie d'un peuple fermé aux nobles sentiments, et qui, pour tenter de réaliser son rêve de conquête, n'a pas hésité à s'attaquer à ceux que protègent cependant les lois de la guerre: les enfants, les femmes et les vieillards. A ces martyrs comme à ceux qui sont morts en combattant, nous devons élever dans notre cœur un monument impérissable.

I. — Théophile Jagout et Fernand de Rhoden

Peut-on donner, le beau nom de soldats aux brutes sanguinaires qui fusillèrent Théophile Jagout?

Qu'avait-il fait? Le général bavarois qui ordonna l'exécution, le rapporte dans un procès-verbal ramassé par nos troupiers, en Alsace.

Au fond d'une vallée, à trois kilomètres de Sainte-Marie-aux-Mines, raconte le général, se trouve le village de La Burgonde.

Les Allemands venaient d'y pénétrer, et ils y avaient été accueillis par quelques coups de fusils, lorsqu'un jeune garçon, Théophile Jagout, sortit d'une maison.

« Y a-t-il quelqu'un dans cette demeure? questionna un officier.

— Personne, » répondit Théophile Jagout.

Les Bavarois continuèrent donc leur marche, mais à peine étaient-ils arrivés devant le logis qu'une dizaine de très bons tireurs les accueillirent par un feu nourri.

La maison fut vite prise et brûlée, les tireurs furent massacrés, et Théophile Jagout arrêté.

« Savais-tu, demanda le général, que des personnes étaient cachées dans cette maison que tu déclarais vide?

— Oui », répliqua sans trembler le jeune Alsacien.

Le soir même, le petit brave était passé par les armes, à Bergheim, devant les troupes et la population.

En rédigeant ce document, son auteur s'est-il rendu compte qu'il se vouait lui-même au mépris des honnêtes gens, car, quelles que soient les nécessités parfois cruelles de la guerre, ce n'est point agir en homme d'honneur que de pousser, par la contrainte, un enfant à trahir les siens.

Après le martyr, le soldat.

Comment parcourir, sans être profondément ému, ces états de services inscrits au livret militaire de Fernand de Rhoden:

« Boy-scout au 90e régiment d'infanterie territoriale (campagne de l'Yser, 1915). Engagé volontaire au 28e alpin. Tombé à l'ennemi le 24 septembre 1916. »

Les citations suivantes illustrent magnifiquement ces quelques lignes.

ORDRE DU RÉGIMENT

« De Rhoden Fernand, jeune volontaire, a suivi dès le début, dans les campagnes de Belgique et de France (en qualité d'agent cycliste), le 90e territorial qui s'est trouvé constamment en première ligne. Très discipliné, d'une bravoure au-dessus de tout éloge, a su, aux côtés de son père, alors commandant une compagnie du régiment, très vite s'attirer l'estime des officiers et les sympathies des hommes, tout en rendant à son bataillonjJes services signalés. »

ORDRE DE LA BRIGADE

« Caporal de Rhoden, très brave gradé qui a été tué en procédant, sous un feu violent de l'artillerie ennemie, à des préparatifs d'attaque. »

Entre ces deux citations, Fernand de Rhoden, débilité par trois mois de campagne avec le 90e territorial (janvier-mai 1915), était rentré dans sa famille à Paris.

Il avait alors seize ans.

Pendant quelques mois, il reprit ses études à l'Ecole Alsacienne où il préparait son baccalauréat avant la guerre.

Reçu en 1916, et son âge le lui permettant enfin, il s'engagea régulièrement au 28e alpin. On le dirigea tout d'abord sur le dépôt, puis il partit pour le front (septembre). Vingt jours plus tard, il y trouva la mort glorieuse que l'on sait.

Dormez en paix, jeunes héros, sous la terre ardemment aimée que votre sang arrosa; ni pour vous, ni pour ceux qui vont figurer encore dans ce livre d'or du courage et de l'abnégation, l'oubli ne viendra jamais.

 

 

II. — Le Petit Galibot

Les Allemands occupent toute la région de Denain. Ils sont venus par Valenciennes; on a d'abord vu paraître sur tous les points de l'horizon les casques des uhlans. Puis ce furent sur les routes, vers Douai, vers Cambrai, des files interminables de grands gaillards trapus aux regards de fauves, de chevaux gris de poussière, de canons, de chariots....

Les premiers jours, autour des puits de mines, dont les hautes cheminées se dressent partout dans un ciel terne, des escarmouches ont eu lieu. Les nôtres reculaient lentement, retardant l'invasion.

A Denain même, on s'est battu ferme.

Mais maintenant tout le pays minier est sous la botte prussienne. Comme l'occupation a coûté cher, l'ennemi se venge. Il a pris tout d'abord quinze otages, des mineurs, sous le prétexte que les habitants ont tiré sur l'envahisseur. Puis il pille, il rançonne, il brûle, il massacre même. Ce ne sont pas des soldats, ce sont des voleurs de grands chemins.

Dans une petite maison qui se trouve sur la place de Douchy — c'est un modeste cabaret, que tient la veuve d'un ouvrier — voici qu'un matin une querelle s'élève. Près de la porte, sur de la paille, est étendu un soldat français blessé.

Autour du comptoir, quelques Allemands ivres, qui le gardent, hurlent, réclamant à boire. Mais depuis longtemps ils ont tout vidé, bouteilles d'alcool, litres de vin, flacons de genièvre. La cabaretière entourée s'affole, crie, appelle au secours.

On lève la main sur elle, une brute même la frappe.

Le Français s'est soulevé péniblement sur sa couche.

Un Allemand, en s'agitant, a laissé tomber son revolver.

Le blessé étend la main, le ramasse et, au moment où la malheureuse femme reçoit le coup, il fait feu; un homme tombe.

Alors c'est une ruée sur le prisonnier. Des mains brutales l'empoignent et, malgré ses souffrances, malgré ses gémissements, malgré ses plaintes, il est traîné sur la place du village....

Le même matin, quand Emile Desjardins était sorti de la petite maison du coron sur la route de Neuville-sur-Escaut à Douchy où habitent ses parents, sa mère lui avait demandé:

« Où vas-tu donc, petit, si tôt?

— Je vais voir les Boches.

— Fais attention; avec eux il peut arriver malheur.

— Ne t'inquiète pas, maman; ils ne me mangeront pas. »

Et le gamin, qui était galibot à la mine, était parti, les mains aux poches, en sifflotant.

Mais quand il arrive sur la place de Douchy, il pâlit. Il y a là un peloton de soldats allemands que commande un capitaine, et, alignés contre un mur, les quinze otages. Il les connaît bien, les malheureux. Ce sont de vieux mineurs, aux visages las, un peu courbés par de longues années de labeur; parmi eux, il voit même un porion, dont la maison avoisine la sienne.

Deux hommes sont séparés du groupe, et poussés au milieu de la place, « Feu! » Ils tombent.... « Aux suivants! » dit le capitaine, et l'on amène deux autres victimes.

Le petit Desjardins frissonne d'horreur. Il détourne le visage. « Oh! les bandits! » Mais soudain, et comme il va partir, un gémissement attire son attention. Sur une marche d'escalier, gît le soldat français: avant d'être fusillé lui-même, il faut qu'il assiste à l'exécution des quinze otages. C'est un raffinement à son supplice. Quel est donc son crime? Il était garde-voie de la commune de Neuville. Quand les Prussiens arrivèrent à l'improviste en suivant la ligne du chemin de fer, il a crié: « Vive la France! Vive l'Angleterre! » Immédiatement, il a été empoigné et, depuis la veille, avant de le fusiller, le bousculant, le frappant à coups de crosses, la patrouille ennemie le traîne de cabaret en cabaret. Le matin, on sait comment, blessé, râlant, il a tué une de ces brutes.

« En joue! feu! »

Le capitaine continue.

Le blessé souffre horriblement. La fièvre l'altère. Il aperçoit près de lui ce gamin de quatorze ans qui le regarde, ému, les yeux pleins de larmes; il le reconnaît, c'est un pays! Il murmure d'une voix éteinte:

« Hé! galibot, un verre d'eau! »

Le petit court et revient bientôt. Dans sa main tremble un verre. Il se penche, il l'approche des lèvres du malheureux. Mais le capitaine a vu la scène. Il bondit, renverse l'eau d'un coup de poing, et jetant à terre Emile Desjardins, il crie:

« Toi aussi, tu seras fusillé! »

Et voilà que son tour de passer devant le peloton est venu.

L'enfant s'avance, sans un frisson, croise les bras, et attend, le regard droit et ferme. Or le capitaine ne commande pas le feu. Il sourit méchamment et dit:

« Je t'accorde la vie sauve, si tu prends ce fusil, et si tu tires sur ton camarade! »

Le gamin saisit l'arme, épaule sans trembler, vise et... se retournant avec rapidité, froidement, abat à ses pieds le capitaine allemand.

Une minute après, il tombait à son tour, frappé de dix coups de baïonnettes, et il mourait, en murmurant d'une voix attristée:

« Maman avait raison: j'aurais dû faire attention! »

 

 

III. — Sans Nom!

Petit boy-scout, vêtu de kaki, il avait une bicyclette, et portait à son chapeau de toile grise une cocarde tricolore.

Son père était parti rejoindre son régiment, et il était seul avec sa mère dans son village près de la frontière.

Depuis que la guerre était déclarée, le petit boy-scout ne tenait plus en place. Il brûlait de se rendre utile à son pays. « D'abord, disait-il, puisqu'on nous appelle les Eclaireurs de France, pourquoi le gouvernement ne nous utilise-t-il pas à faire des reconnaissances? »

Le mot gouvernement prenait dans sa bouche une importance considérable, un peu comique, car on sentait bien que pour lui le gouvernement était une chose énorme, bien mystérieuse, et à peu près indéfinissable.

Sa mère qui, souvent, pleurait en cachette en pensant à son mari, lui répondait:

« Attends d'avoir un peu de barbe au menton. Qu'est-ce que tu veux que l'on fasse d'un blanc-bec comme toi? »

Le petit boy-scout tâchait de pincer entre le pouce et l'index le soupçon de duvet qu'il devinait au coin de ses lèvres. Mais il n'y parvenait pas, car, il faut bien le dire, il n'avait que treize ans. Alors il haussait les épaules et déclarait:

« Ce n'est pas la barbe qui fait le courage! »

Et voici comment il le démontra:

Un jour — c'était à la fin du mois d'août — le bruit courut que les Allemands n'étaient pas loin de la frontière, et l'on vit des pantalons rouges défiler dans le village. Le pays était favorable aux embuscades. Il était coupé de bois, de ravins, entre lesquels s'intercalaient des vignobles où, sous les feuilles jaunissantes des ceps, commençaient à mûrir les grappes.

Si les ennemis voulaient entrer par là, ils auraient « du fil à retordre », car derrière chaque arbre, chaque roche, chaque pied de vigne, un bon lebel pourrait se cacher et faire de la belle besogne.

Comme le moustique suit la lumière, le petit boy-scout avait suivi les pantalons rouges, grimpé sur sa bicyclette. A chaque chemin que l'on croisait, il disait à l'officier qui commandait:

« Ce sentier conduit à tel endroit; par ici on gagne tel village; par là, on va vers la rivière.... »

C'était un bon guide, car il connaissait bien la région.

A un certain moment, l'officier déclara:

« Nous allons nous installer dans ce bois, en attendant des nouvelles et des ordres. »

Les pantalons rouges disparurent dans les taillis et les fourrés, et bientôt on eût dit que, dans toute la contrée, il n'y avait pas plus de soldat que sur la main.

Le petit boy-scout pensa:

« Eh bien! cette fois, je le ferai, mon métier d'éclai-reur: je vais continuer mon chemin.... »

Et sa bicyclette fila rapidement le long de la route.

Or, comme il arrivait à l'extrémité du défilé boisé, il se trouva brusquement entouré de casques à pointe! Il eut un frisson, mais il se reprit vite et se redressa.

« Descends! » fit un Prussien brutalement.

Et il l'interrogea:

« Y a-t-il des Français par ici?

— Je ne sais pas.

— Le bois que traverse cette route est-il occupé?

— Je ne sais pas.

— Ce que tu sauras, en tout cas, mon garçon, c’est que si tu mens, tu seras fusillé! Allons, marche devant! »

Les casques à pointe s'engagèrent dans le défilé, en obligeant le petit bonhomme à les précéder.

Et voici que, soudain, des deux côtés de la route, la fusillade crépite. De toutes parts, les balles sifflent. Un, deux, trois Prussiens roulent dans la poussière. Le chef pousse un juron.

Il commande la retraite, mais il a pris le boy-scout par le col de sa blouse pour qu'il ne puisse s'échapper, et c'est maintenant la fuite en débandade, en se défilant dans les fossés, derrière les haies, derrière les arbres. On pousse l'enfant à coups de pied, à coups de poing.

Enfin, on atteint la plaine nue, où nulle embuscade n'est à craindre. On peut respirer un moment. Mais avant tout, il faut liquider le compte du petit.

« Approche, dit l'officier. Tu savais que des Français étaient cachés dans le bois.

— Oui », répond simplement le jeune éclaireur de France.

Puis, d'un pas ferme, il se dirige vers un poteau télégraphique qui se dresse sur le bord du chemin. Il croise les bras, et face aux Allemands, avec un fier sourire, il attend.

Pas longtemps.

« En joue! feu! » commande l'officier.

Et l'enfant tombe.

Cette histoire est vraie, puisqu'elle est contée, par un Bavarois qui en fut témoin, dans un volume de propagande répandu par l'autorité allemande sous le titre de Kriegskronik — Chronique de la guerre.

Où cette scène tragique s'est-elle déroulée? Nous n'en savons rien. Le nom de la victime? Nous l'ignorons. Mais qu'importe: une place lui revient de droit au livre d'or de l'Enfance héroïque, et s'il faut, pour que le souvenir se perpétue plus facilement, de ce brave que le bandit bavarois appelle, parce qu'il mourut crânement, « un misérable petit poseur », s'il faut une désignation plus précise, appelons-le tout simplement: Sans-nom!

 

 

IV. — Maurice André, le Petit Vosgien

Maurice André voulait être marin. Il allait encore à l'école communale que déjà cette idée lui trottait dans la tête.

Combien de fois son maître l'avait-il surpris, la plume en l'air et les yeux perdus dans le vague, tandis que ses camarades s'appliquaient à leurs devoir!

« Maurice, disait celui-ci d'une voix sévère, où êtes-vous? »

Où il était? Tantôt à bord de quelque long-courrier filant à toute vapeur, vers les ports ensoleillés de l'Inde mystérieuse ou les innombrables îlots de la mer de Corail; tantôt sur les bancs de Terre-Neuve avec les «morutiers», ou plus haut encore, dans l'océan Glacial, en compagnie des pêcheurs de baleines, à moins que ce ne fût sous les tropiques pour assister aux évolutions capricieuses des poissons volants, ou au cap de Bonne-Espérance, qu'il doublait par une de ces violentes tempêtes qui y sont coutumières et que son imagination lui représentait dans leur terrifiante et grandiose beauté.

Le plus curieux c'est que Maurice adorait la mer sans l'avoir jamais vue.

Il était né à Saint-Dié, dans les Vosges, à trois lieues à peine de la frontière d'Alsace, et il y avait toujours vécu avec, pour seul horizon, les cimes des sombres montagnes couvertes de sapins qui enserrent la ville de tous côtés, sauf à l'endroit où passe la Meurthe, encore tout près de sa source, et dont les eaux sont si basses, en été, qu'on n'y peut tremper que le bout de ses pieds. Mais il avait tant lu de livres d'aventures et de voyages qu'il aurait pu prétendre avoir fait trois ou quatre fois le tour du monde sous la conduite des plus hardis navigateurs de tous les temps et de tous les pays.

Aussi, lorsque, au sortir de l'école — c'était dix-huit mois avant la guerre et il avait treize ans — sa mère lui proposa de choisir un métier, il répondit hardiment que rien ne lui plairait autant que de s'embarquer.

Tout d'abord la pauvre maman jeta les hauts cris. Elle était veuve et n'avait que cet enfant. Se séparer de lui pour plusieurs années sans doute, c'était un sacrifice trop douloureux, enfin, elle ne voyait la profession de marin qu'à travers des récits de naufrages et le souvenir de vieilles complaintes populaires, où il était question des mauvais traitements que de cruels matelots infligeaient à de malheureux mousses!

Cependant elle changea d'avis après avoir consulté l'ancien professeur de son fils. II fut décidé, en conséquence, que le jeune Maurice entrerait, quand il aurait l'âge, à l'école des apprentis-marins de Brest.

Mais il fallait attendre deux ans. Que faire pendant ce temps? Evidemment, il était inutile d'apprendre un métier pour ne pas l'exercer. Maurice, qui avait trouvé cette bonne raison, ajouta qu'il aiderait sa mère à tenir son bureau de tabac et sa tante, qui gérait, dans la même boutique, une recette auxiliaire des postes, à assurer son service.

Maurice André avait, pour charmer ses longues heures de loisir, ses chers compagnons les livres.

Quand il était fatigué de lire, il rêvait.

Il avait découvert, pour cela, un endroit délicieux.

C'était, au pied d'un gros orme de la promenade du Parc, presque toujours déserte, un banc planté au bord de la Meurthe.

Dès qu'il pouvait s'échapper de la maison, et cela lui arrivait souvent, il y courait, et là, tandis qu'au bruissement léger de l'arbre répondait le murmure de l'eau se brisant sur les cailloux du fond, le futur marin, doucement bercé par cette double chanson, s'évadait en imagination vers les pays merveilleux où toucherait plus tard le navire dont il aurait le commandement.

Il y avait une ombre à ce tableau. L'été, Saint-Dié est fréquenté par de nombreux touristes qui, de là comme point central, rayonnent dans les Vosges. Maurice n'aimait pas ces étrangers, dont la présence lui occasionnait un surcroît de travail au bureau de tabac et surtout à la recette des postes. Il n'avait plus guère le temps de lire. Quant à s'en aller rêver au bord de la Meurthe, impossible, même aux heures d'accalmie. La promenade du Parc était toujours pleine de monde et « son » banc n'était jamais libre.

Au diable, tous ces importuns!

Or, cette année 1914, la saison, favorisée par un temps splendide, s'annonçait comme devant être particulièrement mouvementée. Dès la mi-juin les touristes avaient fait leur apparition. Juillet était à peine entamé que déjà les hôteliers étaient sur les dents. Que serait-ce lorsque le moment des véritables vacances, celles des écoliers, arriverait!

Si Maurice enrageait, on le devine. Mais voici que dans les derniers jours de juillet, les touristes s'éclipsèrent subitement. Qu'est-ce que cela voulait dire? Maurice, surpris mais enchanté, se le demanda en vain.

Cependant, il se passait dans Saint-Dié des événements singuliers. A la sortie des ateliers et des magasins, des groupes se formaient au coin des rues, où l'on discutait avec animation. Au bureau de tabac, des gens s'interpellaient en brandissant des journaux. Ils parlaient de difficultés qui avaient surgi entre l'Autriche, la Russie et l'Allemagne et prononçaient des mots qui n'avaient pour Maurice aucune signification: ultimatum, mobilisation générale....

Le matin du 1er août, les deux bataillons de chasseurs à pied qui tenaient garnison à Saint-Dié quittèrent leurs casernes au grand complet et en tenue de campagne. Ils se dirigeaient, dit-on, vers la frontière.

Aussitôt, un bruit se répandit, qui souleva dans toute la ville une émotion considérable: on allait avoir la guerre.

Et ce n'était que trop vrai. La guerre fut déclarée.

De ce moment commença, pour Maurice André, une nouvelle existence. Maintenant, Saint-Dié était fréquemment traversé par des troupes qui se rendaient à leur poste de combat, le long de la chaîne des Vosges.

Il en venait de tous les côtés et de toutes les armes: des fantassins, des cavaliers, des artilleurs.

A la vue de ces régiments que l'approche de l'ennemi soulevait d'enthousiasme, un frémissement agitait tout son être. Dans les airs guerriers que jouaient leurs musiques, dans les roulements de leurs tambours, les sonneries de leurs clairons ou les fanfares éclatantes des trompettes de cavalerie, il sentait vibrer l'âme de la Patrie, et son âme en fut illuminée.

Bientôt le canon se mit à gronder là-bas, dans les montagnes, et sa voix formidable, que la distance atténuait à peine, apportait jusqu'au cœur de la ville l'écho de la bataille. Des nouvelles couraient; et, à les apprendre, les anciens pleuraient de joie.

Nos troupes avançaient. Au nord de Saint-Dié, elles occupaient le col de la Saalle, au sud ceux du Bonhomme et de Sainte-Marie-aux-Mines. La route de l'Alsace était ouverte.

L'Alsace? On allait donc la reprendre.

Des paroles, que le petit Vosgien avait entendu prononcer par ses maîtres d'école, revenaient à sa mémoire.

« Enfants, disaient-ils, n'oubliez jamais que derrière la ligne bleue des montagnes qui bornent, vers l'est, votre horizon, des frères de notre race et de notre sang souffrent sous le joug du vainqueur. Peut-être serez-vous de ceux qui participeront à leur délivrance.... »

Et il songeait:

« Oui, cette heure est venue, mais, hélas, trop tôt pour moi. Trop tôt? pourquoi cela? Est-ce que je n'ai pas la force de porter un fusil? N'étais-je pas lé meilleur tireur de l'école? »

Il se disait toutes ces choses quand, un jour, un régiment passa, drapeau déployé, musique en tête. C'était le 52e d'infanterie.

« Hé, les amis, s'écria Maurice, emmenez-moi.

— Viens, lui répondit-on.

— Vous me donnerez un uniforme et des armes.

— Tu les auras! »

Un instant l'enfant hésita. Pouvait-il quitter ainsi sa mère et sa tante sans les embrasser?... Mais si elles s'opposaient à son départ? Alors il se décida, et comme le régiment se remettait en marche après une courte halte sur la promenade du Parc, il emboîta le pas à la colonne.

Dix jours plus tard, le 4 septembre, le 52e se trouvait en première ligne auprès du village de la Salle, sur le plateau boisé des Deux-Jumeaux, un peu en arrière de Saint-Dié, où les Allemands étaient entrés le 27 août. Nos succès du début avaient été suivis d'un mouvement de recul.

Maurice André était là. Immédiatement adopté par le régiment il avait été versé dans la 11e compagnie commandée par le capitaine Régache.

On l'avait habillé tant bien que mal d'une capote trop longue, d'un pantalon trop grand et d'un képi trop large; mais l'essentiel, c'est qu'il avait un fusil.

Et il s'en servait, on peut le croire!

Il s'était déjà battu plusieurs fois, et ce conscrit, tout de suite aguerri, que n'émouvaient ni le fracas de la mitraille ni le sifflement si impressionnant des milliers de balles qui cinglaient l'air autour de lui, faisait le coup de feu comme un ancien.

Un premier exploit lui avait valu l'humble galon de laine qui pare la manche des soldats d'élite. Figurez-vous que, sans le secours de personne, il avait capturé un grand diable de Bavarois qui l'eût facilement avalé d'une bouchée s'il n'eût été si pleutre.

Le régiment tout entier s'était amusé de l'aventure aux dépens du « Kamerad » piteux, et Maurice était devenu, du coup, l'enfant gâté du 52e.

Mais le plus beau, c'était que son capitaine l'avait embrassé devant la 11e compagnie assemblée.

Cela lui avait été au cœur, et il avait voué à l'officier une affection sans bornes. Celui-ci la lui rendait d'ailleurs, si bien qu'ils avaient fini par ne jamais se quitter, au repos comme au combat.

... C'est pour cette raison qu'à cet instant, Maurice et le capitaine Régache se tenaient l'un près de l'autre dans une tranchée hâtivement creusée le long de la route qui conduit de la Salle à Saint-Remy, et dont le 52e devait défendre l'accès aux Allemands.

Des deux côtés, on se battait avec acharnement. Les nôtres tenaient bon, mais malgré les effroyables ravages que nos coups produisaient dans leurs rangs, les ennemis ne lâchaient pas pied. Des colonnes d'assaut toutes fraîches remplaçaient sans arrêt celles que notre tir décimait. Coûte que coûte, les Allemands voulaient s'emparer de la route, et voici qu'après avoir reçu d'importants renforts, ils reprenaient leur marche en avant.

La situation de nos troupes commençait à devenir critique.

Pour ne pas risquer d'être enveloppé, le 52e dut se replier sur de nouvelles positions défensives. Dans ce mouvement, quelque rapidement qu'il fût exécuté, le régiment se trouva pendant un certain temps à découvert, tandis que, du côté des assaillants, la fusillade redoublait de violence.

Le capitaine Régache était resté en arrière de ses hommes pour assurer le bon ordre de la retraite, et, naturellement, Maurice ne s'était pas séparé de lui.

Soudain l'officier chancela et s'abattit sur le sol: il venait d'être frappé mortellement. Des soldats qui l'avaient vu tomber, s'arrêtèrent pour tenter de le relever.

« A vos rangs, cria-t-il, de toute la force qui lui restait; pas de sacrifices inutiles. »

Et, s'adressant à Maurice qui s'était précipité vers lui:

« Dis-moi adieu, petit, murmura-t-il, et suis-les!

— Moi, jamais! répliqua l'enfant.

— Je... je... te.... »

Le capitaine allait, sans doute, ajouter: « Je te l’ordonne », mais sa voix expira sur ses lèvres crispées; un sursaut l'agita tout entier; puis il ne bougea plus.

Maurice André, lâchant son fusil, avait mis un genou à terre et regardait son capitaine. De grosses larmes roulaient sur ses joues, et son cœur se brisait de douleur. Un instant il resta ainsi prostré, indifférent aux balles qui sifflaient à ses oreilles, aux obus qui arrivaient en rafales autour de lui.

Tout à coup, il releva le front. Il ne pleurait plus, mais une expression de haine farouche contractait son visage.

« Dormez en paix, s'écria-t-il, je vais vous venger. »

Et le régiment, qui avait enfin gagné les positions de repli qui lui avaient été assignées, put assister à ce spectacle admirable: seul dans l'espace vide qui s'étendait devant nos lignes, Maurice André, un genou toujours à terre, avait ramassé son fusil et, faisant face à l'ennemi, il tirait sur la horde hurlante des assaillants.

Les Allemands avançaient, lui ne bougeait pas. Ils n'étaient plus qu'à une dizaine de mètres du vaillant gamin que celui-ci tirait encore.

Ce qui devait arriver, arriva: une balle l'atteignit en plein front et il tomba, sans un cri, sur le corps inanimé de son capitaine.

... Cest ainsi que Maurice André, qui voulait être marin, devint soldat, et mourut, pour la France, à quatorze ans et demi.

 

 

V. — La Mort de Bout-De-Zan

L'un avait quatorze ans, venait de Saint-Dié, comme Maurice André, et se nommait Paul Mathieu. L'autre avait dix ans, il était couleur d'ébène, venait du Sénégal: on l'appelait, pour rire, Bout-de-Zan. C'étaient deux copains... et deux fameux gaillards.

Où s’étaient-ils rencontrés, où s’étaient-ils connus, où étaient-ils devenus de si bons camarades? Dans une tranchée, entre Soissons et Reims, en face des Prussiens, parbleu!

La famille Mathieu possédait une gentille maison de grès rouge, au bout de la rue Saint-Charles, à Saint-Dié.

C'est là que Paul naquit, fit ses premiers pas, grandit. Le papa gagnait largement sa vie dans une imprimerie, la maman était bonne ménagère, le petit travaillait bien et venait d'avoir son certificat d'études.

Le bonheur semblait s'être installé à tout jamais dans le logis, lorsque le 2 août....

Ce jour-là, Paul, qui, depuis la veille, était en vacances, jouissait de ses premières heures de liberté. Franchissant la Meurthe sur le pont aux trois arches qui mène au Parc, il s'était arrêté longuement à considérer le bouchon d'un pêcheur à la ligne, puis, rue Thiers, il avait perdu une heure à regarder les magasins, à lire les journaux illustrés, gratuitement, aux devantures des papetiers.

Tout à coup, il remarqua un mouvement inaccoutumé autour de lui. Puis, comme quatre heures sonnaient aux horloges publiques, la cloche de la Grande Eglise se mit à tinter éperdument, et des gens, sortant affolés des maisons, coururent vers l'Hôtel de Ville.

Paul comprit qu'un événement grave se passait.

La foule se pressait sous les arcades, autour d'une affiche que les plus rapprochés lisaient à haute voix. Les femmes semblaient consternées, quelques-unes pleuraient.

L'enfant inquiet se faufilait déjà entre les rangs serrés des curieux, lorsqu'il se sentit saisi par le bras. Il se retourna et vit près de lui son père, qui, le visage contracté, lui dit simplement: « Viens ».

Ils hâtèrent le pas, sans mot dire, vers la rue Saint-Charles. La maman Mathieu était sur le seuil de la porte.

« Qu'y a-t-il donc? » demanda-t-elle, quand elle les vit près d'elle.

Le père poussa la porte et, tombant sur une chaise, il dit d'un trait:

« La mobilisation est affichée. Sûrement c'est la guerre. Je pars après-demain. »

Comme dans toutes les demeures, comme dans toutes les familles, comme chez toutes les mamans, et chez toutes les femmes, la séparation fut atroce, mais vaillamment supportée, dans la maisonnette de grès rouge. On refoula les larmes pour ne pas amollir les courages. Le père partit d'un pas ferme, une flamme dans le regard, et sentant bourdonner dans son cerveau comme un chant de victoire.

Quelques jours s'écoulèrent.

Pendant que la maman tricotait, pensive, près de la fenêtre, Paul s'en allait tous les après-midi à la gare, pour voir passer les trains de soldats, pleins d'enthousiasme et de chansons. Des bruits de succès se répandaient dans la ville; les journaux étaient réconfortants, avec de bonnes nouvelles.

Saint-Dié avait repris son calme et son air de gaieté discrète, lorsque le 22 août... Ce jour-là, Paul revint en courant à la maison, vers deux heures de l'après-midi.

« Maman, s'exclama-t-il en entrant, on prétend, à la gare, que les Prussiens sont à Lunéville.

— A Lunéville? C'est impossible. »

Une voisine passait, bouleversée:

« Madame Mathieu, les Allemands sont à Baccarat », cria-t-elle.

Puis une autre femme s'arrêta et déclara:

« Ils sont à Raon-l’Etape, à quinze kilomètres de Saint-Dié. Nous sommes perdus!

— Mon Dieu! Qu'allons-nous devenir? » murmura maman Mathieu.

Bientôt la nouvelle fut confirmée par des soldats, qui traversaient la ville, venant du nord: les Allemands approchaient. Dans deux jours, ils seraient là. Or, on racontait qu'en Belgique, ils se conduisaient comme des bandits; on parlait de vieillards torturés, d'un bébé de six ans fusillé en Alsace, parce qu'il avait mis en joue des uhlans avec un fusil de bois.

Une vague de terreur passa sur Saint-Dié. Des femmes, craignant pour leurs enfants, pour elles-mêmes, la brutalité de la horde qui s'avançait, enveloppèrent dans une serviette nouée aux quatre coins ce qu'elles avaient de plus précieux, et s'enfuirent, la tête perdue, traînant derrière elles de pauvres petits qui pleuraient, épouvantés.

C'est vers Rougiville que maman Mathieu, Paul et quelques voisines s'étaient dirigés, pensant gagner par là, en deux jours, Bruyères et, en quatre jours, Epinal. Sans se plaindre, sans même prononcer une parole, les pauvres gens allaient en file lamentable, sous le soleil brûlant. A Rougiville, ils firent une halte: ils entraient en forêt. Puis, courageusement, ils s'engagèrent dans le chemin montant qui conduisait au col du Haut-Jacques.

Et ce fut la deuxième étape. Les enfants, las, se faisaient traîner, geignant, ne comprenant pas cette fuite; Paul, gentiment, aidait les mamans, portait des paquets, amusait les petits pour leur faire paraître le temps plus court.

Il fallut repartir encore; le chemin devenait meilleur, il descendait en lacets, parmi les bois.... Enfin, comme le soleil tombait dans la forêt, le groupe arriva au hameau de l'A vent... et les malheureuses femmes s'assirent, harassées, au revers d'un fossé.

Paul, lui, alla en reconnaissance, — car on comptait passer la nuit à cet endroit. Il s'éloigna, fit le tour du village, et le hasard le conduisit vers une compagnie de chasseurs à pied qui, dans une clairière, préparaient la soupe.

« C'est vrai, demanda timidement l'enfant, que les Prussiens viennent par ici?

— C'est vrai, répliqua un grand diable à l'accent méridional; mais laisse, jeune citoyen, ça ne fait que commencer, et on va rire un peu. Moi, je ne rentre pas au pays avant d'avoir vu Berlin. Je n'aime pas à me déranger pour rien. Veux-tu manger une gamelle de soupe? Ça te donnera des jambes. »

Paul remercia poliment et regagna le chemin où devaient être ses compagnons de route. Or, quand il y parvint, le chemin était vide. A l'entrée du hameau quelques paysans causaient. Il s'approcha et s'informa.... Un quart d'heure plus tôt, un cavalier avait traversé le pays en criant: « Les uhlans! les uhlans! » Les fugitives, à ce cri, s'étaient levées et étaient entrées sous bois pour se cacher. Les uns disaient à droite, les autres à gauche. Personne n'était d'accord: l'émotion troublait les esprits.

Paul inquiet chercha, appela, suivit maints sentiers, et dut revenir. Sa maman lavait perdu. Il se mit à pleurer.

Puis, il réfléchit. Il pensa au soldat qui lui avait offert sa gamelle, et il avait faim.... Ceux-là, les chasseurs à pied, il savait où ils étaient. Il les retrouva vite; il mangea avec eux, dormit au milieu d'eux, repartit avec eux.

Le lendemain, il était l'enfant de la compagnie; quinze jours après, vêtu d'un bel uniforme tout neuf, armé d'un mousquet de cavalerie: c'était un vrai soldat. Il prit part à la bataille de la Marne, et de fil en aiguille, ou plutôt de marches en contre- marches, au début d'octobre, il se trouva entre Soissons et Reims, dans une tranchée, avec Bout-de-Zan, le petit Sénégalais. De celui-là, l'odyssée était simple. Son papa était venu pour défendre la France. Il l'avait suivi. C'avait été un beau voyage sur un grand bateau. Et puis on avait traversé de grandes villes, de belles villes, où des dames, de belles dames, offraient au négrillon du chocolat, de la confiture, de la limonade.

Il comprenait, Bout-de-Zan, qu'on vînt se battre pour un pays où il y avait de si belles choses, de si bonnes choses. Aussi avait-il demandé un fusil, et il l'avait eu.

Il était parvenu un jour, il ne savait où, dans un endroit où l'on menait grand bruit. C'était comme un orage qui grondait terriblement, bien que le ciel fût clair. On dit à Bout-de-Zan: « C'est une bataille ». Il répondit comme son père: « Y a bon! »

On le fit descendre dans un grand trou, et on lui défendit de sortir tant qu'il y aurait du bruit.

Or, dans ce trou, qui était une tranchée, Paul se trouvait déjà. Il s'écria, en voyant le gamin: « Bonjour, Bout-de-Zan ». Et le nom lui resta. Ils furent vite camarades. On ne s'ennuyait pas. Le père de Bout-de-Zan fumait; les chasseurs à pied jouaient au bouchon ou aux cartes.

Bout-de-Zan avait vite appris à tirer, et comme les tranchées allemandes étaient seulement à une centaine de mètres, les deux gamins faisaient ce que Paul appelait un « carton ». Dès qu'un Boche laissait étourdiment dépasser le sommet de la tête, pan! une balle. Paul et Bout-de-Zan luttaient au plus adroit. Tout le monde, dans la tranchée, suivait la partie.

Un jour, les Sénégalais furent commandés pour enlever à la baïonnette un village qu'occupait l'ennemi fortement retranché. Le village fut conquis, mais on ne les revit plus, et Bout-de-Zan, croyant que son père était parti pour un autre pays, d'où il reviendrait plus tard, ne s'inquiéta pas trop: il devint le fils cadet de la compagnie, dont Paul était le fils aîné.

Ils étaient inséparables.

Paul prenait du reste au sérieux son rôle de grand frère. Malheureusement Bout-de- Zan était d'une imprudence excessive. Toujours à danser, à sauter, à jouer, il se moquait des balles et des shrapnells.

« Bout-de-Zan, un de ces jours, tu recevras un pruneau, lui disait Paul.

— Pruneaux? M'en moque. Y a pas bon. »

Et, un matin, cela finit mal. Bout-de-Zan avait grimpé sur le rebord du talus, a Descends, dit Paul.

— Pas danger, répondit le petit Sénégalais. Moi battrai deux mois encore, pas blessé. »

Mais comme il finissait de parler, il roula dans la tranchée, une balle dans la tête.

 

Bout-de-Zan, dont on ignorera toujours le vrai nom, et qui avait quitté son beau soleil d'Afrique pour venir se faire tuer humblement, modestement, dans un coin de fossé humide, repose... là-bas... quelque part... on ne sait où au juste.

 

Petits Héros de l'Arrière

Dans un ouvrage destiné à glorifier les petits héros de la Grande Guerre, la première place appartenait, de droit, à ceux qui furent des soldats.

Mais ce n'est pas seulement sur les champs de bataille que nos jeunes générations montrèrent les plus belles vertus de notre race, et l'on peut noter encore, en marge des combats, bien des actes de vaillance et de dévouement accomplis par de simples enfants.

Quoiqu'il ait vu la guerre de très près, Emile Degaudez ne fit pas le coup de feu. Cependant, après avoir lu le bref récit qui va suivre et que nous empruntons au Bulletin du ministère de l'Instruction publique, qui songerait à prétendre qu'il ne mérite pas l'inscription au tableau d'honneur des braves?

Ce récit, le voici. Il a été extrait d'une lettre adressée, en 1914, au ministre de l'Instruction publique par M. Bienfait, instituteur à Vauxaillon (Aisne), capitaine au 245e d'infanterie, alors que cet officier, blessé, était en traitement à l'hôpital de Fontainebleau.

Dès le commencement de la guerre, le jeune Emile Degaudez, de Bourg-le-Comin (Aisne), âgé de seize ans, réquisitionné comme conducteur, suivit pendant quinze jours les troupes françaises.

Le 20 septembre, à l'attaque du fort de B..., alors qu'il se reposait à T..., avec un groupe de soldats, un gros obus allemand éclate dans la cour d'une ferme, tuant un homme, en blessant neuf, plus le jeune Degaudez et un enfant de sept ans.

Alors que tous s'échappaient, cherchant un abri, ensanglanté, le bras troué par un éclat, le courageux garçon enlève l'enfant, qui a le crâne défoncé, et le porte, sous la mitraille, au poste de secours, situé à cent mètres de là.

Le soir même, le pauvre petit de sept ans mourait. Quant à Degaudez, il ne proféra pas une plainte pendant qu'on le pansait.

 

Pupille de l'Assistance publique qui élève, on le sait, les enfants sans parents, Louis Bailleul avait été placé par elle, avant la guerre, dans une famille du Pas-de-Calais, à Bienvillers.

Lorsque les Allemands pénétrèrent dans cette partie de la France, la population s'enfuit. La famille à laquelle l'orphelin avait été confié quitta précipitamment le pays, elle aussi, sans se préoccuper du pauvre gamin, qui avait alors neuf ans. Mais celui- ci ne perdit pas la tète. Portant sur lui toute sa fortune, qui se composait uniquement des hardes qu'il avait sur le dos, il dit adieu au village et partit droit devant lui.

Où ses pas le mèneraient-ils? Il l'ignorait complètement. L'essentiel, c'était de s'éloigner des lignes allemandes. A un moment cependant, le fugitif dut s'en rapprocher, car des balles sifflèrent à ses oreilles. II fallut changer de direction sur l'heure; il se mit à marcher à quatre pattes, et, quand il se sentit hors de portée, il se releva et repartit d'un pied allègre.

Chemin faisant, Louis Bailleul aperçut, dans un champ, un petit garçon de quatre à cinq ans qui semblait égaré et pleurait à chaudes larmes. II s'approcha de lui et l'interrogea.

II apprit qu'il s'appelait Rémy Morin. Il n'en put savoir plus long.

D'où était-il? Comment se trouvait-il à cet endroit? Mystère.

Devant cette détresse si semblable à la sienne, ce déshérité sans feu ni lieu sentit son cœur s ouvrir à une immense pitié.

« Viens avec moi, dit-il à l'abandonné; si tu le veux, je serai ton grand frère. »

Et l'autre, aussitôt rassuré par la bonne figure toute ronde de son interlocuteur et la douceur attendrie de son regard, sourit et lui donna la main.

Les deux bambins poursuivirent leur route. De temps à autre, le plus grand portait le plus petit qui se fatiguait vite à trotter sans arrêt, comme il était nécessaire, pour mettre de l'espace entre les Allemands et eux. Ils atteignirent enfin une ville que l'aîné, de qui l'on tient tous ces détails, croit être Albert. Quoi qu'il en soit, ils y vécurent du mieux qu'ils purent pendant plusieurs jours.

On se battait furieusement de ce côté. Louis Bailleul estima, dans sa jugeotte de chef de famille, que son frère adoptif et lui n'étaient pas en sûreté et qu'il était préférable de retourner à Bienvillers. Il ne se doutait pas que c'était tomber de mal en pis. Le village, d'ailleurs presque complètement détruit, se trouvait, en effet, près du front et recevait fréquemment des obus de gros calibres. Mais Louis était « chez lui » et connaissait tous les coins et les recoins.

D'abord, il se mit en quête d'un gîte. Le village étant vide, il n'aurait eu que l'embarras du choix, si les diables d'obus ne lui avaient causé du souci: une toiture, il en avait de trop nombreuses preuves sous les yeux, ça ne résiste pas à une « marmite ».

« J'ai notre affaire! » s'exclama-t-il soudain.

Et entraînant son compagnon qui se fiait aveuglément à lui, il gagna un four à chaux, dont la voûte en maçonnerie lui inspirait plus de confiance que quelques lattes et des tuiles.

Il fallait maintenant s'occuper de la nourriture.

Louis, toujours avisé, songea qu'il devait y avoir, sous les décombres des maisons en ruines, des victuailles qui se perdaient, car, pour rien au monde, il n'eût touché à celles qui étaient renfermées dans les demeures que les canons avaient épargnées.

Les rechercher parmi les gravats, ce ne fut pas un mince travail, on s'en doute. Louis voulut seul s'en charger, jugeant que Rémy n'en aurait pas la force, et il y usait ses pauvres doigts jusqu'au sang, l'énergique enfant, sans compter que la récolte était peu abondante et que, souvent même, il fallait jeûner!

Tout cela se serait certainement terminé par quelque catastrophe si, un jour, des artilleurs qui venaient au repos n'avaient découvert les petits ermites. Ils étaient maigres à faire peur... et sales!

Les artilleurs pourvurent au plus pressé qui était de réconforter les affamés par un bon repas pris sur leur ordinaire; ensuite, on les décrassa.

A partir de cet instant, Louis et Rémy ne manquèrent plus de rien. Les artilleurs, qui se reposaient par groupe, à tour de rôle, les « passaient en consigne » à leurs successeurs. Aussi, furent-ils bientôt remplumés, surtout Rémy. L'aîné était plus profondément atteint par les privations. Et comme on s'en étonnait, car, en raison de son âge, il eût dû mieux résister que le cadet, celui-ci vendit innocemment la mèche:

« Louis, dit-il, n'avait pas d'appétit; presque tout ce qu'il déterrait, c'était pour moi! »

Cependant les soldats s'inquiétaient de l'avenir. Ils ne resteraient pas toujours au même endroit. Eux partis, que deviendraient leurs protégés?

Un officier se souvint qu'il existait, à Paris, une œuvre d'assistance appelée l'Union française pour le sauvetage de l'Enfance, qui a à sa tête M. Paul Deschanel, membre de l'Académie française et président de la Chambre des députés. Il écrivit au directeur de la société, et celui-ci envoya immédiatement à Bienvillers un délégué chargé de ramener les deux abandonnés, qu'on hospitaliserait à l'asile temporaire de l'Union, à Neuilly-sur-Seine.

Comment Louis et Rémy y furent dorlotés, choyés, il n'est pas besoin de l'ajouter.

Quand ils eurent complètement recouvré la santé, le directeur fit appeler Louis.

« Mon petit ami, lui dit-il, nous ne pouvons te garder plus longtemps ici; il nous faut de la place pour d'autres. Tu vas donc partir chez de braves gens qui acceptent de prendre soin de toi jusqu'à la fin de la guerre. A ce moment, nous aviserons.

- Et Rémy? demanda Louis.

- Il s'en ira de son côté, dans les mêmes conditions que toi. »

L'enfant baissa la tête et les larmes lui montèrent aux yeux.

« Vous allez donc nous séparer, monsieur le directeur, reprit-il après un instant de douloureux silence.... Rémy, ça lui est peut-être égal de ne pas être avec moi; il est petit, on peut le mettre où l'on voudra; il sera heureux partout; mais moi, je ne veux pas le quitter, car personne ne saura l'aimer comme je l'aime! »

Un vœu si touchant ne pouvait être qu'exaucé; il le fut et de grand cœur.

Cet esprit de sacrifice qui force d'autant plus l'admiration qu'il anime de jeunes âmes à peine nées à la vie, va apparaître dans d'autres circonstances moins tragiques, mais tout aussi émouvantes.

 

Pendant que les soldats se battent, il faut que, derrière eux, le pays vive. Mais quand les hommes valides sont au front; quand les agriculteurs ont abandonné la charrue pour le fusil, les champs risquent de rester en friche. Le blé ne pousse pas sans semailles, et, faute de blé, le pain manquera.

On s'en inquiète dans les campagnes, et voici qu'une légion de petits cultivateurs se lève sur le sol de France. Garçons et fillettes se mettent d'eux-mêmes à l'ouvrage.

A la ferme de Villemer, près de Moret-sur-Loing, Raymonde Beaujuran, qui est âgée de quatorze ans, et sa sœur Jeanne, qui en a douze, ont déjà fait la moisson de 1914, que leur père a dû laisser sur pied pour rejoindre son régiment.

Mais on doit songer à la récolte prochaine. Raymonde passe à la grande jument Coquette le lourd harnais de labour. Pour l'aider, on emprunte Poulot, le cheval de l'oncle Nestor Bernichon qui, lui aussi, est mobilisé; et les deux soeurs s'en vont aux champs afin de tracer dans la terre qui dort encore, les sillons où, après l'ensemencement, germera le blé.

« Hue Coquette! » Les sillons s'allongent, parfaitement rectilignes comme il convient, tandis que les vieux paysans qui se rendent à leur travail s'arrêtent un instant pour admirer ces gamines qui labourent avec la maîtrise d'un valet de charrue expérimenté.

Au hameau de Jouy, commune de Breux, dans le canton de Dourdan, en Seine-et- Oise, c'est le jeune Achille Adrien qui, à quatorze ans, remplace son père dans la culture de huit hectares de terrain.

Labourer, herser, ensemencer, moissonner le blé mûr, faucher le foin et la luzerne, ce n'est pour lui qu'un jeu.

Comment a-t-il appris? Simplement à voir travailler son père, les jours de congé, car il sort à peine de l'école.

Représentez-vous maintenant, par l'imagination, J'espace de terrain que peuvent former cent quatre-vingt mille mètres carrés! C'est l'étendue de la ferme de Bazoques, proche de Bernay, dans le département de l'Eure. Pour diriger une semblable exploitation agricole, un homme de tête et sachant son métier est indispensable. Or le fermier est absent depuis de longs mois: il se bat quelque part, du côté de Verdun.

Pourtant, parcourez les champs: pas un pouce de terrain qui ne soit cultivé. Jetez un coup d'œil sur les prairies: l'herbe y est verte et drue, et les vaches aux pis gonflés, qui la paissent, sont reluisantes de santé. Pénétrez dans les étables: les moutons, gras à point, feront certainement prime sur les marchés. Bref, l'active surveillance d'un régisseur de premier ordre se manifeste en tous lieux.

Voulez-vous connaître celui qui remplit ce rôle? Entrez dans la ferme. Justement, vous tombez bien. Le repas du midi n'est pas encore terminé et vous trouverez tout votre monde autour de la table.

Des hommes déjà âgés sont là, qui boivent le café normand dans des tasses à fleurettes. Ce sont les domestiques. Une jeune fille, dont le visage s'éclaire de beaux yeux bleus et que de fins cheveux d'or auréolent, s'empresse au service tout en donnant des ordres aux servantes. C'est Hélène Dofal, la fille du fermier. Elle est l'âme de la maison; elle l'est d'ailleurs depuis longtemps, car la maman est morte de bonne heure, et dès son âge le plus tendre, elle a dû prendre soin du ménage.

Cependant les travaux des champs ne sont pas de son ressort. Celui qui en a la charge, cherchez-le ailleurs. Regardez à l'une des extrémités de la table. Quoi, ce serait cet adolescent qui se lève et donne le signal du départ? Vous l'avez dit.

Son âge? Dix-sept ans, croiriez-vous facilement tant il est grand et fort? Non, il en a quatorze à peine.

Tout jeune qu'il soit, il sait merveilleusement mener sa barque. D'ailleurs personne ne lui en remontrerait: il a touché à tout. A peine pouvait-il faire aller ses jambes, qu'il trottait déjà derrière les talons des laboureurs. Puis il a tenu lui-même le manche de la charrue. Il a conduit les moissonneuses, aidé au battage, pansé les chevaux, soigné les vaches et gardé les moutons. Ne riez pas: c'est un métier plus difficile qu'on ne le croit, que celui de berger. Les moutons sont sujets à un tas de petites indispositions qu'il faut savoir prévenir; certains pâturages ne leur conviennent pas; il y a des terrains dont la nature est néfaste à leurs pattes: qu'on ignore ces choses et le troupeau dépérit rapidement. Celui dont notre jeune garçon avait la garde, au contraire, était cité comme un modèle dans toute la région. C'est qu'il avait reçu les leçons d'un excellent maître, son père. Et son père, c'est le propre fermier des Bazoques. Hélène, la jolie blonde, et lui sont frère et sœur.

Quand le fermier est parti, il a dit au garçon:

« Fais attention, mon fieu. C'est toi qui commandes ici, dorénavant. Moi, je vais voir la figure des Boches. Quand je reviendrai, que tout soit en place. »

Il peut être tranquille, le père, son petit André veille; les terres sont en bonnes mains.

Il le sait d'ailleurs. Un jour, au front, il a reçu une lettre, une belle lettre écrite sur papier officiel, que le préfet de l'Eure avait adressée à son fils pour le féliciter de sa conduite. Il a eu la larme à l'œil, le brave papa. Et comme ses camarades lui demandaient:

« Pas de mauvaises nouvelles, au moins?

- Tenez, lisez », leur a-t-il répondu.

Et quand ils ont eu parcouru les quelques lignes qu'il leur montrait ainsi, ils se sont écriés d'un seul cœur:

« Ça, c'est un vrai gars de cheu nous! »

 

Oui, nous pouvons être fiers de nos enfants, et plus si encore nous les comparons à ceux de certains autres.

M. Gérard, l'ambassadeur des Etats-Unis à Berlin, a raconté qu'il avait vu, en Allemagne, de misérables gamins qui, armés d'arcs et de flèches, tiraient, pour s'amuser, sur nos soldats prisonniers de guerre. A cette bassesse d'âme, opposez ces traits charmants de nos chers petits.

La première année de la guerre, à Wissous, commune de 450 habitants, les écoliers et les écolières ont abandonné le montant des livrets de caisse d'épargne qu'on remettait chaque année aux plus méritants, lors de la distribution des prix. Un peu plus tard, ils ont quêté pour l'arbre de Noël. Tout cela a produit la somme appréciable de 839 fr. 25 qu'ils ont convertie en soixante-deux paquets comprenant tout ce que pouvait désirer un soldat pour une campagne d'hiver.

Bien mieux, ces ingénieux enfants ont eu l'idée d'exposer leurs paquets, et les visiteurs devaient payer un sou d'entrée pour les voir. Ils ont ainsi ramassé dix-sept francs qui sont encore allés au front.

Lorsque, sur l'initiative de la Revue hebdomadaire et du Foyer, le comité du « Noël aux Armées » provoqua une souscription auprès de tous les enfants des écoles de France, trois millions de réponses, qui contenaient 300000 francs, lui parvinrent en quelques semaines!

C'est encore un écolier qui a écrit au Président de la République la lettre suivante:

« Monsieur le Président,
 
« Comme je suis encore trop jeune, - je n'ai que treize ans - pour rendre service à ma patrie, j'ai malgré cela pensé que je pourrais être utile; je crois qu'en ce moment notre belle France, si elle a besoin de beaucoup d'hommes, doit aussi avoir besoin de beaucoup d'argent; alors j'ai décidé que je devais faire quelque chose; ce ne sera pas une action d'éclat, mais ce sera tout ce que je peux faire pour le moment. Voici mon projet, et je vous supplie de me permettre de l'accomplir.
« Par suite de mon application à l'école, j'ai cette année obtenu mon certificat d'études, et en outre un prix spécial que l'on va me donner, un livret de 50 francs de la Caisse d'épargne. Ces 50 francs, je veux les employer comme suit. Je comprends que c'est au moyen de la perception des impôts que la France peut payer tout ce qu'elle achète; j'ai pu voir sur la feuille d'imposition que mon père a reçue que nous devions payer 30 francs: voulez-vous m'autoriser à payer cette somme? Il restera 20 francs que je voudrais envoyer à vous personnellement, vous saurez mieux que moi l'employer.
« Mon père est parti pour la guerre; j'aurais bien voulu faire plus, mais, hélas, nous ne vivons en ce moment que sur l'allocation que ma mère reçoit tous les mois, et je n'ai pas autre chose.
« Je vous supplie d'accepter mon offre qui est faite du fond du cœur et je vous prie de croire à ma grande admiration.
 
« Joseph ROUSSET,
« 57, rue du Village, Marseille. »

 

Vous allez avoir sous les yeux, dans un instant, le magnifique exemple de dévouement d'une petite boulangère des Deux-Sèvres et de son frère qui sauvèrent de la famine tout un village.

Comme eux, deux jeunes garçons dont l'un avait quatorze ans et l'autre douze, Alfred et Jean Duluc, de Cramoisy, près de Senlis, ont assuré le ravitaillement d'une population de cinq cents âmes.

Quand leur père dut partir, au début de la guerre, il voulait fermer sa boulangerie; ses fils s'y opposèrent.

Ils n'étaient cependant ni l'un ni l'autre du métier: Albert était apprenti mécanicien et Jean allait encore à l'école. Quelques conseils avant que le père quittât le village, et ils purent cuire leurs premières fournées.

« Ça ne durera pas, disait le boulanger sceptique. Au bout d'une ou deux semaines, ils seront sur le flanc!»

Il se trompait; les enfants ont tenu bon, et comme, un jour, on les complimentait:

« Ceux qui sont là-bas, dans les tranchées, en font plus que nous, répliqua Albert, en rougissant.

- Pour sûr! approuva Jean. Nous, on s'amuse! »

 

La Petite Boulangère d'Exoudun

Le village d'Exoudun, dans les Deux-Sèvres, a toujours joui d'une certaine notoriété.

Il possède, en effet, quelques pierres druidiques, vestiges plus de vingt fois séculaires qui remontent aux temps de nos ancêtres les Gaulois, et surtout une source d'eau chaude, la Fontaine Bouillante, dont le débit, intarissable même au plus fort de l'été, alimente la Sèvre Niortaise, sur le bord de laquelle il est bâti et qui, sans cela, ne serait, à cet endroit tout proche de sa naissance, qu'un minuscule ruisseau souvent à sec.

Les guides officiels le citent en relevant ces deux particularités, et cette autre, dont ses habitants sont très fiers, qu'une ligne de chemin de fer le dessert.

A vrai dire, le train qui s'y arrête le matin et le soir, venant d'un côté de Melle et de l'autre de Saint-Maixent, est tout bonnement un de ces tramways à vapeur que la malignité publique appelle des « tortillards », parce que leur voie étroite, qui court le long des routes ordinaires, en épouse religieusement tous les détours, et que, suivant la fantaisie de leur humeur capricieuse, ils s'immobilisent parfois, en plein trajet, histoire de reprendre haleine, sans se soucier d'arriver à l'heure là où on les attend.

Mais tant d'autres villages de la région et d'ailleurs sont privés de moyen de communication, qu'il est bien permis aux Exo-dunois de tirer quelque orgueil de n'être pas isolés du reste du monde. Cependant, malgré ses dolmens, sa Fontaine Bouillante et son« tortillard », la célébrité d'Exou-dun ne dépassait pas vingt lieues à la ronde, quand la guerre éclata.

Aussi aurait-on étrangement surpris le millier de braves gens qui en forment la population, si on leur avait annoncé à ce moment qu'avant peu le nom de leur paisible bourgade serait connu de la France entière.

Et leur étonnement aurait été plus grand encore, si l'on avait ajouté que cette renommée, elle la devrait à une fillette de quatorze ans qui, jusqu'alors, n'avait attiré sur elle l'attention de personne.

Madeleine Deniau, cette héroïne insoupçonnée, était la fille du boulanger du village. Son père, ouvrier habile et courageux, suffisait à lui seul à fournir de pain une nombreuse clientèle éparpillée dans la campagne.

Pendant qu'il faisait la tournée chez les fermiers, l'enfant servait les pratiques à la boulangerie. On l'aimait pour sa gentillesse et ses manières avenantes. Mais combien d'autres petites filles de son âge aidaient ainsi leurs parents, dans leurs travaux. C'est pour cela qu'on ne trouvait rien d'extraordinaire à sa conduite.

Survint la guerre.

Après les premiers moments de fièvre causés par la mobilisation générale, Exoudun avait peu à peu retrouvé son calme, et le traintrain de la vie coutumière y avait repris, sauf qu'on ne voyait plus guère dans les rues et dans les champs que des vieillards, des femmes et de tout jeunes gens qui s'étaient mis résolument à la besogne les uns et les autres pour remplacer, tant bien que mal, les hommes valides appelés aux armées.

Quoiqu'il fût en âge de servir, Deniau avait été laissé momentanément dans ses foyers, en raison de sa profession.

Rien n'était donc changé sur ce point, dans les habitudes du village. La nuit, on pouvait entendre le boulanger geindre dans son fournil, tandis qu'il brassait la pâte à grands coups sourds, et au petit matin, une bonne odeur de pain chaud se répandait dans l'air frais. Un peu plus tard, vers sept heures, il attelait, comme à l'ordinaire, son cheval à sa voiture, et s'en allait distribuer à ses clients des environs les grosses tourtes croustillantes qui sortaient à peine du four.

A la vérité, on ne s'inquiétait guère de ses faits et gestes. Ils étaient du nombre de ces menus événements journaliers qui passent inaperçus parce qu'ils se répètent avec régularité d'un bout de l'année à l'autre, et qui ne prennent de l'importance que s'ils cessent inopinément de se produire.

C'est ce qui arriva pour Exoudun.

Un matin, quelques semaines après l'ouverture des hostilités, le bruit courut subitement que le boulanger avait reçu l'ordre de rejoindre sans délai le régiment auquel il était affecté. Ce n'était que trop vrai. Le soir même, Deniau quittait Exoudun, n'ayant pas même eu le temps de pétrir et de cuire une dernière fournée.

Aussitôt, il n'y eut qu'un cri dans le village: Deniau parti, qui fera le pain? Vraiment aurait-on pu supposer qu'il viendrait à manquer quand les greniers regorgaient de blé et que, pour moudre le grain, les meules de la minoterie Magnanon ne s'arrêtaient jamais de tourner?

Et pourtant, faute d'un seul homme dont le labeur quotidien était si nécessaire, sans qu'on s'en fût rendu compte jusqu'alors, à l'existence du village, toutes ces richesses allaient être inutiles.

Demain, malgré qu'on fût dans l'abondance, on souffrirait de la faim!

Enfermée dans sa boutique dont les rayons de bois, où d'habitude s'alignaient les miches, étaient vides maintenant, Madeleine sentait monter vers elle ces lamentations, et son cœur se serrait.

Ah! que ne pouvait-elle remplacer son père!

Certes, elle s'était souvent trouvée auprès de lui pendant qu'il travaillait, et tous ses mouvements lui étaient devenus familiers. Fabriquer du pain, ne lui semblait pas une chose bien difficile. De la farine dans le pétrin; de l'eau sur la farine, et en avant les bras! Mais c'était cela, précisément, qui la faisait hésiter. Elle se souvenait avoir vu son père, qui pourtant était robuste, s'arrêter parfois au milieu de son travail, le front ruisselant de sueur et les membres fourbus, incapable pendant quelques instants de continuer à pétrir la pâte.

Etait-ce là, vraiment, une besogne pour une fillette de son âge?... Si elle tentait l'aventure, cependant?... Déjà elle se représentait la mine étonnée et ravie des ménagères lorsque, le lendemain, elle ouvrirait la boutique garnie, comme auparavant, de gros pains dorés. Cette idée la décida; mais ne voulant pas qu'on pût la surprendre, car, si elle ne réussissait pas dans son entreprise, la fausse joie qu'elle aurait ainsi donnée aux habitants leur rendrait la réalité plus cruelle encore, elle attendit que le village fût endormi pour se mettre à l'ouvrage.

La voici dans le fournil. Son frère, qui a dix ans, a tenu à l'aider.

Ah! comme la nuit paraît longue, à mélanger le levain à la farine, à brasser la lourde pâte, à surveiller la fermentation. Puis c'est le four qu'il s'agit de chauffer.

Enfin le jour vient. Déjà les coqs ont lancé leurs fanfares éclatantes, mais ni Madeleine ni son frère, tout à leur travail, ne s'en sont aperçus.

Soudain les notes espacées de l'angélus s'égrènent lentement au clocher de l'église. Le village s'éveille. Les ménagères matinales mettent le nez à la fenêtre pour voir comment s'annonce la journée: soleil ou pluie?...

Mais qu'arrive-t-il? Pourquoi sur leur visage encore bouffi de sommeil, une expression d'étonnement passe-t-elle? Cette odeur bien connue qui flotte dans l'air, on dirait....

Oui, bonnes gens, vous ne vous trompez pas; là-bas, à la boulangerie Deniau, le pain achève de cuire - ce pain dont vous avez failli manquer, mais qui ne vous fera pas défaut ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, car pour que vous n'en soyez pas privés, Madeleine et son frère poursuivront, sans défaillance, le dur labeur qu'ils ont entrepris.

Les semaines suivent les semaines, les mois s'ajoutent aux mois, chaque jour la courageuse fillette, debout dès quatre heures du matin, pétrit et fait cuire quatre cents kilos de pain. Maintenant, elle a acquis le tour de main d'un véritable mitron, elle sait fabriquer les miches de fantaisie que les délicats préfèrent aux tourtes, dont la mie est plus épaisse et moins blanche.

Bientôt l'histoire se répand dans le pays. De proche en proche, elle gagne les départements voisins. On parle un peu partout d'Exoudun et de sa petite boulangère. On en parle tant et si bien, qu'un beau matin on apprend, dans le village, que le Préfet des Deux-Sèvres vient d'arriver et qu'il désire voir Madeleine et son frère.

M. Vesque, le doyen du conseil municipal qui, pendant la guerre, remplit les fonctions de maire, l'a conduit à la mairie, puis il s'est rendu à la boulangerie.

Justement les deux enfants ont terminé leur besogne. Sur les rayons de la boutique, les pains encore chauds s'alignent symétriquement: les clients peuvent se présenter, on a de quoi les recevoir.

Cependant Madeleine s'étonne que ce soit le conseiller municipal en personne qui, contrairement à ses habitudes, s'occupe des provisions. Et puis, comme il s'est fait beau, un jour de semaine! Mais Vesque ne laisse pas à la fillette le temps d'en penser plus long.

« Madeleine, dit-il, et toi, petit, allez mettre vos habits du dimanche, et suivez-moi. »

La petite boulangère, surprise, ouvre de grands yeux.

« Faites vite, reprend l'excellent homme, on vous attend....

- Qui, on?....

- Vous le verrez tout à l'heure. »

Madeleine et son frère obéissent sans comprendre. Ils remarquent néanmoins que M. Vesque est radieux, et leur perplexité augmente.

Enfin ils sont prêts. On sort dans la rue. Tout le village, que l'arrivée inopinée du Préfet a révolutionné, est en effervescence.... Là-bas, la place de la Mairie est noire de monde, comme aux jours d'élection. Madeleine et son frère, complètement désorientés, marchent dans un rêve.

Mais qu'est cela, à côté de ce qui va se passer? Arrivés à la mairie, M. Vesque les conduit dans la salle du conseil, où sont réunis tous les notables du village. Ils entourent un personnage en uniforme sombre, dont la tête est coiffée d'un képi aux broderies d'argent.

« C'est M. le Préfet, leur souffle à l'oreille le conseiller municipal. Inclinez-vous.... Très bien.... »

Alors le Préfet fait quelques pas en avant.

« Mon enfant, dit-il en s'adressant à Madeleine, je suis chargé de vous remettre une lettre qui vous est adressée de la part du président de la République. Voulez-vous me permettre de la lire? »

Et sans attendre la réponse que la fillette est d'ailleurs incapable de donner, il commence ainsi d'une voix qui, parfois, tremble d'émotion contenue:

« Paris, le 31 août 1915.
« Mademoiselle,
« M. le préfet des Deux-Sèvres m'a signalé la vaillance avec laquelle vous suppléez, dans l'exercice de sa fatigante profession de boulanger, votre père mobilisé, et les laborieux efforts grâce auxquels, malgré votre jeune âge, vous assurez quotidiennement du pain aux habitants de votre commune d'Exoudun.
« M. le président de la République, à la connaissance de qui j'ai porté votre belle initiative, en a été sincèrement touché. Il a constaté avec grand plaisir le salutaire exemple que vous donnez et les services que vous rendez autour de vous avec tant de bonne humeur et de courage. Il m'a chargé de vous en faire ses bien sincères compliments et de vous envoyer de sa part ce petit bijou, cette croix de Lorraine qui dira à la vaillante enfant des Deux-Sèvres qu'elle est aussi patriote et aussi bonne Française que ses petites sœurs de la Meuse.
« Je m'acquitte avec grand plaisir de cette agréable mission et vous prie d'agréer, mademoiselle, l'expression de mes plus distingués sentiments.
« Le Secrétaire général civil de la Présidence de la République,
« Félix DECORI. »

Puis le Préfet se tourne vers le jeune garçon. « Voici pour vous, maintenant, poursuit-il:

« Paris, 29 août 1915.
« Mon jeune ami,
« Vous aidez votre sœur dans son œuvre patriotique avec une ardeur et un courage bien au-dessus de votre âge et comme un brave petit Français.
« M. le Président de la République, à qui votre belle conduite a été signalée, me charge de vous en féliciter et de vous envoyer, comme à votre sœur, un petit souvenir. Il est assuré qu'un enfant aussi laborieux et aussi courageux que vous ne pourra manquer d'être plus tard un vaillant soldat et un bon serviteur de la patrie.
« Je vous fais tous mes compliments et vous envoie mes souhaits les meilleurs.
« Le Secrétaire général civil de la Présidence de la République,
« Félix DECORI. »

Dès que cette lecture est terminée et pendant que le Préfet distribue aux deux enfants les cadeaux qu'il a apportés, les applaudissements crépitent.

Madeleine et son frère, bouleversés, ne savent quelle contenance garder.

Leurs regards éperdus qui errent sur l'assistance semblent demander: Qu'avons- nous donc fait pour mériter une telle recompense?

Ce qu'ils ont fait, ce que leur âme naïve ne démêle pas, c'est qu'en un moment où l'amour de la Patrie suscite tant de gestes de junévile courage chez d'admirables petits Français, ils ont donné, eux aussi, loin des champs de bataille il est vrai, mais à l'occasion de la guerre et des souffrances qu'elle engendre, un magnifique exemple d'énergie et de devoir accompli.

...

...

Nos Glorieux Petits Alliés

Nos alliés ont aussi leurs jeunes héros. Sans doute les connaissons-nous moins bien que les nôtres. Nous savons cependant quelques belles anecdotes qui nous permettront de leur faire une place, à côté des enfants Français qui se vouèrent au salut de la Patrie.

Agir ainsi, d'ailleurs, c'est remplir un devoir envers les nations qui ont tiré leur épée pour servir la même cause que nous; et c'est pourquoi ces pages ne pouvaient mieux se terminer que sur l'évocation cordiale de quelques figures marquantes du livre d'or où nos frères d'armes ont inscrit les actions d'éclat de leurs précoces guerriers.

 

II existait en Belgique, avant la guerre, une institution appelée « les Pupilles de l'Armée », où l'on enseignait le métier militaire à des garçons destinés à former, plus tard, les cadres des diverses troupes.

A l'âge de treize ou quatorze ans, ces enfants étaient déjà des soldats accomplis, faisant l'exercice à la perfection et connaissant à fond la « théorie ».

Au début des hostilités, dès que la malheureuse mais loyale Belgique eut été envahie par les hordes allemandes, les Pupilles de l'Armée furent nommés caporaux et répartis, comme instructeurs, dans les nombreux camps de volontaires qui se constituèrent alors. Puis ils marchèrent au feu avec leurs élèves, et la liste de ceux qui tombèrent pour ne plus se relever, dans les combats meurtriers de cette première période de la guerre, s'allongea bientôt douloureusement.

Publier leurs noms? Ce ne serait qu'une sèche énumération qui n'ajouterait rien à leur gloire. Il suffit, nous semble-t-il, que l'on sache qu'ils moururent noblement, en luttant, hélas! sans l'espoir de vaincre un ennemi formidablement supérieur en nombre, pour conserver intact l'honneur de leur pays.

Si le Français naît soldat, l'Anglais, lui, est marin en venant au monde. Aussi est-ce surtout sur mer que se sont illustrés nos petit voisins d'outre-Manche.

Lors de la bataille navale de la mer du Nord, au cours de laquelle le vaisseau allemand le Blucher fut coulé par nos alliés, un obus atteignit le navire anglais Tiger, tuant l'officier mécanicien Taylor et quatre chauffeurs.

En éclatant, cet obus dégagea une épaisse fumée qui, mélangée aux embruns, obscurcit les verres du périscope d'une tourelle. Toute observation un peu étendue du champ de bataille, devenait ainsi impossible.

On ne pouvait rester dans cette situation. Il fallait que quelqu'un grimpât sur la tourelle afin d'essuyer les verres. L'entreprise était périlleuse, car ce poste élevé offrait à l'ennemi un point de mire excellent. On demanda un volontaire, et ce fut un jeune garçon, embarqué sur le Tiger, qui se présenta.

Quand il fut là-haut et qu'il eut accompli son office, on oublia, le combat ayant repris de plus belle, de lui donner l'ordre de redescendre.

Et tant que dura la lutte, sans s'inquiéter des obus qui frôlaient, en sifflant sinistrement, la tourelle où il était grimpé, l'enfant, un chiffon à la main, continua imperturbablement à enlever la buée qui se formait sans cesse sur les verres du périscope.

Dans ce même engagement, nous raconte le Times du 7 juillet 1916, sur le Chester, un jeune matelot de seize ans, John Travers Cornwell, avait été mortellement atteint au début de l'action. Il n'en resta pas moins à son poste jusqu'à la fin, attendant les ordres et ayant, autour de lui, tous les servants de la pièce à laquelle il appartenait tués ou blessés.

De toutes les armées qui prirent part à la grande guerre, n'est-ce pas celle d'Italie qui posséda le plus jeune caporal? C'est probable, car ce caporal était âgé de douze ans quand il reçut le premier galon, et il avait déjà quatorze mois de campagne. Son nom: Matteo Piala. II avait suivi son père au début de la guerre et l'avait vu tomber près de lui. Depuis lors, il n'a plus eu qu'un rêve: le venger. Versé dans les Alpins, il grimpe aux rochers comme un chamois et chasse l'Autrichien à l'affût, comme un chasseur de montagne. Son plus beau coup de fusil abattit un capitaine. Il a déjà été blessé deux fois. Ce sont là des états de service qu'envieraient un vieux soldat.

 

Mais c'est chez les Russes que nous recueillons une des plus extraordinaires histoires de guerre qui se puissent conter: celle de douze amies, toutes très jeunes, qui quittèrent en même temps leur famille pour aller au front.

M. Ludovic Naudeau, correspondant du Journal en Russie, qui se trouvait à Pétrograd en juillet 1915, la rapporte en ces termes:

Voici l'une des douze amies. Elle s'appelle Zoé Smnirnowa. Elle est arrivée au quartier général tout droit des avant-postes, où elle a passé quatorze mois, portant l'habit du soldat et combattant, mêlée à des hommes. Elle a seize ans. Ses cheveux coupés la rendent pareille à un jouvenceau. Seule sa voix claire et aiguë révèle son sexe. Zoé raconte son histoire: elle explique comment, avec ses onze autres camarades, elle s'est décidée à partir pour la guerre le huitième jour de la mobilisation. Au commencement d'août, les douze amies ont réussi à réaliser leur plan. Elles étaient presque toutes du même âge et toutes du même collège: de pures Moscovites, appartenant aux diverses classes de la société, mais unies étroitement par des études faites en commun.

« Nous ne pouvions pas, dit Zoé, partir de Moscou même; nous aurions été arrêtées à la gare. Nous dûmes aller en voiture jusqu'à la station d'une ville voisine par laquelle passaient les trains emportant des soldats. Ainsi donc, nous nous sommes mises en route. C'était un peu effrayant, chacune de nous plaignait beaucoup son père et sa mère, mais le désir d'arriver et de se battre contre les Allemands était plus fort que nos regrets. »

Dans la gare voisine de Moscou où elles se faufilèrent, les soldats les reçurent d'une manière paternelle. Ces braves gens leur firent une place dans leurs wagons et ne contrarièrent pas leurs desseins. Ils les munirent d'uniformes et les firent arriver sans obstacles à la frontière autrichienne. Là, il fallut descendre du train et marcher vers Lvow. A ce moment, le commandant apprit leur singulière aventure: elles furent gourmandées, leur expulsion fut préparée; puis, finalement, les jeunes patriotes reçurent la permission de suivre les soldats.

« Seulement il a fallu couper nos nattes, interrompt Zoé avec un triste sourire. C'est ce que j'ai regretté le plus. La mienne était longue, j'ai pleuré. Depuis ce jour, je l'ai toujours portée dans une besace.... »

Le régiment traverse toute la Galicie, passe les Carpathes, livre batailles sur batailles. Les fillettes ne font pas un pas en arrière, partageant toutes les privations des soldats et subissant les horreurs de la campagne; elles remplissent le service des combattants de ligne; on leur a appris à tirer; on leur a donné des fusils. Les jours et nuits se succèdent. Les jeunes filles ont presque oublié leur passé, elles ne répondent plus à leur nom féminin, chacune désormais a un nom d'homme et s'est complètement habituée à la vie militaire. D'ailleurs, les soldats russes, en leur présence, s'observent et s'efforcent de ne point trop les offusquer. Les batailles auxquelles le régiment continue de prendre part sont sanglantes, au printemps surtout, quand les Allemands, ayant transporté sur les Carpathes leur grosse artillerie, commencent à attaquer l'armée russe avec leurs fameuses phalanges. Nos alliés combattent dans un véritable enfer, un enfer dont les jeunes filles ne peuvent sortir.

« C'était effrayant? demande assez naïvement, à Zoé, un officier. Vous avez eu peur?

- Mais oui, comment donc ne pas avoir peur! Quand les Allemands se mirent à nous envoyer leurs gros obus, plusieurs d'entre nous n'ont pu se contenir et ont crié.

- Ont crié quoi?

- Ont crié: « Maman! » Choura, d'abord, puis Lidia. Elle ont quatorze ans toutes les deux et elles se souvenaient toujours de leur mère. D'ailleurs, je crois que moi- même j'ai crié la même chose. Toutes nous avons crié. Les hommes aussi avaient peur. »

Pendant une bataille des Carpathes, la nuit, l'une des douze amies, Zina Morozova, âgée de quinze ans, est tuée sur place par un obus. Le petit corps de la jeune fille fut émietté; il n'en resta presque rien.

« Tout de même nous avons pu rassembler quelque chose de ses restes, poursuit Zoé avec de la tendresse dans la voix. Le matin, la bataille a cessé et nous nous sommes toutes réunies autour de la place où Zina avait été tuée; nous avons recherché ses petits os et nous les avons déposés dans un tombeau fait à la hâte. Sur la croix, nous avons écrit: « Volontaire du régiment X... Zina Morozova, « quinze ans, tuée pendant la bataille de... ».

« Le lendemain, nous étions déjà loin et je ne me rappelle pas très bien maintenant l'endroit où se trouve le tombeau de Zina. C'est là-bas, parmi les grandes montagnes, là-bas, dans les Carpathes.... »

Après la mort de Zina, plusieurs autres des amies furent blessées: Nadia, Jenia et Choura, âgées de quatorze ans; Zoé, elle-même, a été atteinte, deux fois, à la jambe et au côté. Les blessures étaient tellement graves que, chaque fois, elle est restée sans connaissance sur le champ de bataille et, plus tard seulement, les brancardiers la retrouvèrent par hasard. Après la seconde blessure, elle dut passer un mois dans un hôpital. Puis elle repartit vers les positions à la recherche de son régiment et de ses amies. Mais, arrivée aux tranchées, elle trouva d'autres soldats russes qu'elle ne connaissait pas. La jeune fille, embarrassée, se mit à pleurer pour la première fois depuis le commencement de la guerre, trahissant ainsi, d'une manière inattendue, son sexe et son âge. Ses compatriotes regardaient avec méfiance cet étrange sous-officier, à peine un adolescent, qui portait la médaille et la croix de Saint-Georges, ce sous-officier qui larmoyait sans cause apparente. Mais la fillette, en exhibant tous les documents qui établissaient son droit de porter la croix de Saint-Georges, apaisa leurs soupçons, et aux regards inquiets succédèrent des regards pleins de déférence et de sympathie.

Par la suite, on persuada Zoé d'abandonner les tranchées au moins pour un temps, et de se consacrer à l'œuvre de charité dans un hôpital. Zoé y consentit, après quelques hésitations. Maintenant, elle travaille dans un lazaret. Elle n'a pas de nouvelles de ses amies, parties sur un autre front. Qu'est-il advenu d'elles? Où le sort les a-t-il entraînées? Vers la tombe inconnue ou vers la gloire? Qu'a fait d'elles le hasard, seule loi qui guide les obus dans leurs course aveugle et leur explosion tumultueusement et superbement absurde?

On devrait répandre de tels récits parmi ceux des soldats russes qui, grisés par la chute du tzarisme, par les idées, nouvelles pour eux, de liberté et de fraternité, n'ont pas compris qu'ils devaient défendre, s'ils voulaient en bénéficier chez eux, les conquêtes admirables de notre Révolution, contre les hordes oppressives de Guillaume II, et ont fui devant l'ennemi.

Et l'on devrait narrer aussi, le soir, dans chaque bivouac l'aventure de

 

 

l'Enfant aux Deux Drapeaux

C'est un gamin de treize ans, aux cheveux noirs, aux grands yeux clairs. Comme il fait un beau soleil, on l'a laissé sortir de l'ambulance, installée dans le couvent grec. Il s'appuie sur une canne qui l'aide à marcher, et il s'arrête de temps en temps pour reprendre haleine, et aussi pour contempler les églises, la cathédrale, dont les tours ou les dômes se dressent vers le ciel gris, et les magasins de la rue de Jérusalem ou de la rue Petrowkaïa aux étalages attirants où sont exposées les images de guerre.

Puis voici le jardin public où s'amusent des enfants emmitouflés, et voici le port, où courent de petites barques, des bateaux plats, qui, sous la brise gonflant les voiles, font la navette entre le rivage et les grands bateaux dont on aperçoit, très loin, les hauts mâts ou la fumée noire - car la mer d'Azov, dont le flot menu vient mourir sur le sable, n'a pas assez de profondeur pour que les navires puissent venir jusqu'à Taganrog.

L'enfant s'assied sur une borne, et, le menton appuyé sur la poignée de sa canne, il laisse errer son regard plein de rêve sur la mer où le soleil se brise en éclats d'argent. A quoi pense-t-il? A sa belle aventure, si belle et si émouvante qu'il se demande si ce n'est pas un conte comme en disent les vieilles femmes, le soir, dans l'isba, au coin du feu, et qu'il aurait vécu en songe, ainsi que cela arrive quelquefois quand on a passé des heures à regarder dans les livres des gravures troublantes.

Alexandre Cherviatkin vivait tranquille, près d'un village qui s'appelle Zashkeut, avec sa mère, dans une petite ferme où l'on cultivait un peu de blé, un peu d'orge et de maïs, et où on élevait quelques moutons. Il n'y avait pas de grandes églises de pierre taillée comme à Taganrog, ni des boutiques éblouissantes, et l'on ne savait guère ce qui se passait au delà de la plaine, que limitait seul le ciel, tant elle était plate et vaste.

Cependant, un jour, on sut là comme ailleurs qu'un peuple, les Allemands, attaquait la grande patrie russe, et qu'il fallait la défendre. Et pendant de longs jours des soldats se mirent à passer, des cavaliers avec de longues lances, et montés sur des chevaux rapides - les Cosaques - et des fantassins, qui, le soir, au bivouac, autour des feux chantaient et dansaient en tournant sur une jambe.

Alexandre se disait à lui-même:

« Moi aussi, je voudrais bien aller défendre la frontière. Mais je ne sais pas monter à cheval, ni danser. Et je ne serais pas assez fort pour porter un gros sac, et un sabre, et un long fusil, et des cartouches. »

Le temps s'écoulait, et Alexandre réfléchissait:

« Bien sûr, murmurait-il, que je ne pourrais pas porter un sac, mais, un tambour ce n'est pas lourd... et je bats très bien du tambour.... »

Bref, un matin un régiment défila, musique en tête. C étaient des hommes forts, qui avaient l'air grave. Ils venaient du Turkestan, et leur musique était entraînante. Alexandre emboîta le pas.... Quand il songea à se retourner, pour voir si son village et sa ferme étaient loin... on ne voyait plus ni ferme ni village, mais seulement de hautes herbes qui ondulaient sous le vent du soir, et un gros soleil rouge, qui tombait dans les prés, sur l'horizon lointain.

On ne peut pas, n'est-ce pas, revenir la nuit, tout seul, et refaire un si long chemin, où l'on ne trouve pas de maisons, mais où l'on rencontre, le soir venu, des lutins qui se cachent derrière tous les brins d'herbe, ce qui n'est pas rassurant.

Alexandre prit soudain sa résolution:

« J'irai me battre aussi! »

Et le régiment l'adopta. On lui donna une casquette qu'ornait une cocarde, une blouse qu'une ceinture serrait à la taille, des bottes qui montaient jusqu'au genou, un baudrier avec porte-baguettes, et puis - évidemment - des baguettes et un tambour; et de ce jour-là, il marcha à la tête du régiment, en pensant tantôt à sa maman, avec une larme au coin de l'œil, tantôt aux batailles qui se préparaient, avec un sourire au coin des lèvres. Et ra ta plan plan plan, le tambour ronflait!

On arriva à Varsovie où l'on trouva les Allemands.

Si l'on se battit pour renvoyer ces gens-là chez eux, point n'est besoin de le dire. On allait au feu en chantant, et il tombait beaucoup de braves Russes qui ne reverront plus leur chaumière, leur ferme, leur femme... leur maman.

Mais c'est si beau de mourir ainsi!

C'est ce que déclarait Alexandre, bien qu'il eût grand-peur, car les obus allemands font un bruit effroyable, quand ils éclatent. Ce n'est rien de mourir, seulement on aimerait mourir dans le silence en regardant les étoiles. Pourtant on s'y fait, et comme la bataille dura des jours et des jours, Alexandre en donna des coups de baguette, sans trembler, sur sa peau de tambour, je vous en réponds!

Enfin tout le monde fut si fatigué, qu'une nuit on s'endormit. Des sentinelles veillaient pour qu'on ne fût pas surpris, et des patrouilles allaient en reconnaissance pour savoir ce que les Allemands préparaient.

Alexandre, qui pensait à son village, restait éveillé; il partit, pour se distraire, à la suite d'une patrouille.

Il se glissait, en rampant, dans la boue, parmi les pauvres soldats qui, dans ce champ vaste, dormaient pour toujours, eux.... Et soudain, il se heurta à un porte- drapeau russe qui gisait là, et tenait serré dans ses bras raidis, son étendard.

Alexandre Cherviatkin décloua l'étoffe de sa hampe, et la cacha sous sa blouse. Mais, au moment même où il bouclait sa ceinture, il se vit enveloppé d'une lumière éclatante, qui faisait comme un trou dans la nuit. Il voulut fuir, la lumière suivait ses pas. Il se retourna et fut ébloui, et ses yeux se fermèrent: là-bas, loin, il devina un projecteur allemand qui fouillait la plaine. Pauvre moucheron, éberlué par cette lueur aveuglante, et qui ne pouvait lui échapper!

Tout à coup deux mains brutales s'abattirent sur ses épaules. Le petit Russe était prisonnier.

Le voilà parmi un poste d'avant-garde allemand, dans un petit village où l'ennemi s'est retranché. On le pousse dans une maison, et la porte se referme derrière lui. Il s'habitue vite à la faible lueur que répandent quelques brindilles qui flambent dans l'âtre. Autour de lui, contre le mur, des Allemands dorment, accablés de fatigue.

Personne n'a bougé. Leur sommeil est de plomb.

Alexandre n'a pas quitté son village pour être prisonnier des Allemands. Il ne se laisse pas abattre. Dans la rue, on marche à pas réguliers et lourds; on passe, on repasse. Il comprend que des sentinelles sont placées près de la maison. Mais une fenêtre donne sur une autre rue. Il s'approche, l'ouvre sans bruit, saute dehors, se faufile le long des chaumières, s'arrête au moindre bruit, se dissimule, repart, se tapit, rampe....

Or voici que, sous la lumière discrète de la lune, dans l'embrasure d'une porte, il aperçoit, dormant près de son étendard, un porte-drapeau ennemi. Alexandre Cherviatkin tire de sa poche son couteau et lentement, prudemment, il détache de la hampe la soie qu'il dissimule sous sa blouse près de l'autre.

Il repart, et bientôt il arrive sur le champ de bataille d'hier, parmi les morts allemands....

A quelques centaines de mètres, ce sont les tranchées russes.... Il se redresse, s'élance; d'un bond, il va les rejoindre.... Mais le rayon lumineux, fouilleur d'ombre, l'a retrouvé et suit sa course.... Cette fois les fusils partent, les balles sifflent. Il tombe, frappé au côté....

Il se traîne péniblement; le projecteur, cet œil terrible qui le surveille, l'a perdu.... Soudain, il entend des voix amies.

Les Russes sont là. Il est sauvé!

Les deux étendards, percés d'une balle, maculés de son sang, sont maintenant placés parmi les trophées pris à l'ennemi, et sur la poitrine d'Alexandre, le général en chef a attaché la croix de Saint-Georges....

C'est tout cela que, sur la rade de Taganrog, le petit volontaire russe revoit en son esprit, et ce pourrait être un conte, comme il se l'imagine parfois, mais ce n'en est pas un.

Il faut nous arrêter ici faute de documents qui nous permettent de montrer, avec quelque certitude et de plus complets détails, comment le patriotisme exalta chez tous nos alliés le courage et la vaillance des enfants.

Il serait injuste que le silence se fît autour des jeunes héros encore inconnus de nous. Un jour viendra où ils auront leur tour de gloire, et ce ne sera que justice.

 

Conclusion

Au moment où nous écrivons la dernière page de ce livre, la guerre n'est pas terminée. Fallait-il attendre la fin du drame sanglant pour dresser ce bilan, malheureusement incomplet, de l'héroïsme enfantin?

Nous ne l'avons pas pensé.

Les temps sont révolus, en effet, qui furent témoins des exploits de nos jeunes volontaires.

Au début, nos soldats en culottes courtes, profitant du désarroi que jette fatalement dans tout un pays un tel cataclysme, avaient pu courir bravement sus à l'ennemi, comme les papas et les grands frères, et se faufiler jusqu'aux premières lignes pour s'y battre, et parfois y mourir.

Mais lorsque le génie du général Joffre eut dressé un mur infranchissable devant les Allemands, on put se ressaisir; le calme revint dans les esprits avec la certitude de la victoire, et l'on vit renaître l'ordre à l'arrière comme à l'avant.

Dès lors, à ceux qui accoururent avant l'âge, en demandant à se battre, on répondit: « Petits amis, retournez à la maison. Regagnez vos villes ou vos campagnes. Travaillez à devenir des hommes; meublez votre esprit; perfectionnez vos connaissances pratiques; bientôt on aura besoin de vous.

« Si nous, les aînés, nous luttons, si nous bravons la mort, le front haut et l'âme sereine, c'est que nous savons, pour vous avoir vus à l'ouvrage, à quels hommes appartiendra l'avenir que nous sommes en train de préparer.

« Lorsque nous aurons déposé les armes, lorsque la paix basée sur le droit et la justice que nous aurons arrachée aux derniers sursauts de la Barbarie régnera sur le monde, alors, mais alors seulement, vous vous élancerez sur la voie triomphale que nous aurons ouverte en l'arrosant de notre sang; et poursuivant notre œuvre, votre jeunesse ardente, formée au fracas des batailles, s'emploiera à faire briller l'immortel génie de notre chère France, au premier rang ».

 

Aussi est-il rare aujourd'hui que l'on puisse lire dans les journaux des faits comme celui que nous relevons à la dernière minute dans une dépêche du 20 septembre:

« La ville d'Agen donne en ce moment l'hospitalité au jeune Etienne Lepeer, âgé de seize ans, décoré de la Croix de guerre avec trois citations à l'ordre du jour. Emmené en captivité à Strasbourg, en compagnie de sa famille, au début de la guerre, le jeune Lepeer put s'évader et rentrer en France par la Belgique en traversant les lignes allemandes. Il fut adopté par le 171e d'infanterie, avec lequel il fit toute la campagne jusqu'à Verdun, où il fut blessé trop grièvement pour pouvoir retourner au front. ».

Où trouve-t-on, à l'heure actuelle nos braves petits Français? A l'école, à l'atelier, aux champs; là où se prépare la France de demain.

C'est pourquoi il nous a semblé que ce petit livre, si grand par ce qu'il retrace, paraissait à son heure.

En exaltant nos héroïques petits de 1914 et de 1915, il montre qu'aucune des fortes vertus de notre race ne se sont amoindries; et ainsi, d'un passé, si récent qu'il se confond avec le présent, il nous permet de tirer la promesse d'un magnifique lendemain.

1er octobre 1917

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