- de la revue 'l'Illustration' No. 3775 de 10 juillet 1915
- 'Seddul-Bahr'
- par Edouard Julia
les Français en Orient
C'est un nid de vautours écroulé dans la poussière.
Nous l'appelions Seddul-Bahr-les-Bains, tant cet endroit nous paraissait résumer le genre d'inconfort que l'on trouve dans les stations d'été d'un mirage si séduisant et qui n'offrent aux touristes que la pire des désolations.
De fait, nombre d'entre nous, s'imaginant en croisière, furent étonnés par les premiers obus qui se donnaient la peine d'arriver avant même qu'on ne fût débarqué.
Cette aventure était assez semblable à celle de Belgique, au mois d'août dernier. Je vois encore, arrêtées le long d'une route du Luxembourg, dans la brume du matin, les autos en file du quartier général de mon corps d'armée. Nous étions partis comme en promenade d'agrément et soudain, sans qu'on vît l'ennemi ou qu'on l'eût annoncé, notre cortège chamarré était entouré d'éclatements en hauteur.
Qu'est-ce que c'est que ça? demanda notre général.
Ce sont des obus, mon général, répondit avec autant d'impassibilité que de candeur un aide de camp docile à toutes questions.
Depuis cette époque, nous avons su éviter ce genre d'étonnements et même proposer souvent l'énigme à nos ennemis.
Mais à Gallipoli j'ai retrouvé la même surprise bientôt dominée. Car faut-il ajouter que, si les premiers obus déconcertèrent, les seconds nous laissèrent calmes et tous les autres indifférents.
D'ailleurs la pluie de feu qui commence à la première vague pour finir à la dernière tranchée n'est que le moindre des inconvénients de Seddul-Bahr-les-Bains. La réverbération du feu céleste, son contact, les tourbillons de sable, les rafales de vent sont autrement difficiles à supporter. Sans compter que du matin au soir on pouvait se demander comme Flaubert, voyageant dans le désert en compagnie de Maxime du Camp:
Est-ce que vous aimez la citronade à l'eau de Seltz?
Le génie français est ainsi fait que sa légèreté s'accommode de tous les ennuis. Point de tracas auxquels nous n'opposions une bonne humeur qui serait saES doute vulgaire si les circonstances ne lui donnaient un relief glorieux. C'est ainsi que les plaisanteries des soldats nous captivent, la simplicité et la facilité étant, somme toute, les vertus les plus louables quand il faut narguer la mort non pas dans les moments de crise et d'enthousiasme, mais à toutes les heures de la vie ordinaire, en marchant, en mangeant, en dormant, en rêvant...
Ce n'est point la bataille, sa furie, sa fièvre, mais c'est tout de même son incertitude, son risque et son malheur. Si bien que j'ai eu des camarades blessés dans leur tente, comme ils jouaient aux cartes...
Une goutte de sang gicle sur le neuf de cur.
Veine! il me fallait un dix, s'écrie la victime qui avait la main traversée.
L'homme qui prononça cette espièglerie, je l'avais vu huit jours avant, décomposé par la terreur au moment où une marmite manquait la vedette qui l'amenait à terre...
La plage de débarquement la plage de « l'Implacable » forme une cuvette ceinturée de ruines, et semée de tentes coniques, encombrée de charrettes, de caisses, de planches et de fers que des corvées rangent et dérangent du matin au soir.
A gauche, des reliques ornemanisées figurent un temple grec qui se profile sur la croupe dénudée. Le paysage grillé se trouve ainsi transfiguré par les portiques qui reçoivent le ciel.
A droite, le château d'Europe avec ses défenses du moyen âge masque la passe des Dardanelles. Sous son couvert, tout alentour, gagnant peu à peu la mer, le village s'est développé.
L'architecture d'Orient est si amorphe que ce peuple de pierres, de loin, paraît vivant. Il faut s'en approcher pour s'apercevoir qu'il ne reste de chaque maison qu'un enclos de murailles retenant, comme les parois d'un tombeau, ce qui fut le faîte, l'orgueil et la joie d'une famille. Par les ruelles étroites, tortueuses et montantes, le soleil danse avec les mouches. L'équilibre incertain des édifices est à chaque instant ébranlé par les détonations, les obus, les coups de vent, et ce travail sourd de la matière qui meurt. Les pierres toutes roses semblent donner leur dernier sang. Par- dessus les murs blessés, on se penche sur la solitude. Nulle fleur, nulle verdure, nulle herbe. De la poussière, de la cendre, de la chaux. Qu'un obus éclate dans cet amoncellement d'agonie et l'atmosphère aspire d'un souffle de douleur les milliards d'atomes qui, dans l'éternité héroïque, ont peut-être formé l'âme des compagnons d'Achille.
A travers le touillis non pas des rues mais des maisons éventrées et des cours intérieures, les troupiers circulent en quête de matériaux qu'ils disposeront ingénieusement pour construire ces abris de fortune qui donnent à tout le camp l'aspect d'un refuge de bateleurs dans la banlieue parisienne. Point de débris, de ferrailles, de boiseries, de moellons qui ne soient saisis et disputés comme des objets de haut prix. La dévastation est si âpre que l'Intendance intervient pour monopoliser « les matières premières » et interdire « le pillage » dans ce chaos où la découverte d'un chaudron vaut celle d'un trésor. Il n'empêche qu'au détour d'une courette on rencontre un soldat « débrouillard » qui, surpris par un officier, prend l'air le plus ahuri pour détourner l'orage. On sourit, on passe sans avoir vu. Grâce à quoi, voici notre roublard propriétaire d'une poutre qui lui permettra d'organiser son home. Je le regarde de loin qui soupèse sa trouvaille, en mesure la portée, réfléchit longuement sur le parti qu'il en pourra tirer...
Vrac! Une marmite, tout près de lui, comme une sèche qui vide sa poche de noir, projette tous les résidus du néant...
Mon homme a levé le nez sans bouger davantage. Puis il s'avance vers le trou d'un pas nonchalant, ramasse quelque chose, cherche à l'ajuster méticuleusement sur sa poutre et part sans hâte avec son butin tandis qu'un second sifflement lui fait chercher de l'il si cette nouvelle chute n'ouvrira pas quelque caverne pourvue de tous les ustensiles de ménage nécessaires au bonheur... Exquise innocence que ne déforme aucun romantisme. La mort passe! Que voulez-vous qu'il y fasse? Il regarde tranquillement les grandes ailes blanches qui du haut du ciel s'inclinent vers lui. Il peut voir l'ange face à face sans être troublé ni distrait de ses soucis rudimentaires. Son humilité défie toutes les grandeurs.
Mais le bombardement s'accentue.
A quoi reconnaît-on un bombardement? me disait un jour une dame charmante.
Comme l'amour, madame: à ce qu'il continue.
Toute la journée nous avons des « tirs d'embêtement », c'est-à-dire des obus qui arrivent assez espacés pour qu'on ne songe point à interrompre ses occupations.
Puis soudain des explosions se précipitent et en quelques minutes, vingt-cinq, trente, quarante obus sauteront dans un espace restreint. Il faut se garer, surveiller le sens du tir, ne point se laisser surprendre. Ce jeu exige une perspicacité de chasseur. Le plus souvent, les obus suivent la même trajectoire, les artilleurs ennemis ne déplaçant point leurs pièces. Alors, le premier projectile repéré, on peut tabler sur l'écart probable du tir, pour savoir où tomberont les autres: vingt-cinq à cinquante mètres en avant ou en arrière sur la même ligne. Mais quatre ou six pièces tirent à la fois. Voilà quatre ou six trajectoires à déterminer. Il semble que ce soit là un travail d'application. Point. Un instinct a immédiatement dressé vos réflexes. Et vous connaissez la direction du danger avec autant de certitude que l'homme qui lève le bras pour parer un coup de poing.
« Se garer » n'est pas toujours commode. Rares sont les abris à l'épreuve des gros obus. Aussi les soldats sous un tir prennent-ils des précautions assez semblables à celles du faisan qui met sa tête sous l'aile. Leur défense est purement psychologique. Une toile de tente suffit souvent à les rassurer. Que faire d'ailleurs devant l'énormité de la menace?
J'étais pourtant protégé, me dit un mourant. Et cette idée l'obsède.
Où étais-tu?
Derrière une caisse de biscuit!
Pendant la retraite allemande après la victoire de la Marne, je vois encore les blessés abandonnés par l'ennemi dans une église de village. Abusés sur nos murs par les mensonges de leurs chefs, ne nous demandaient-ils pas en grâce d'être achevés « sous leur couverture »...
En flânant par les ruines, j'arrive à la mosquée qu'entoure le cimetière de marbre blanc. Hier encore, ce lieu sacré était occupé par la poste qui dut changer de domicile sous les obus. Quelques sacs furent crevés et des lettres voltigent parmi les tombes ennemies. Elles se posent, toutes ailes ouvertes, sur les stèles ensoleillées. Elles disent leurs secrets au silence. Vais-je en ramasser une, déchiffrer le crayonnage enfantin? Non. Il doit me rester inconnu comme les inscriptions funéraires qui m'entourent. Ils sont peut-être morts, eux aussi, ceux qu'invoquaient ces papillons d'Europe. Ils sont couchés là, tout près, dans cette crispation finale des corps foudroyés qui semblent encore retenir la vie de leurs doigts tendus. Us dorment, violents et torturés, à côté des saints musulmans embaumés dans leur sagesse. Tous les gestes se valent au-dessous du niveau de la terre.
Comme ce lieu est désert. Mon horizon est limité par les murs bas et j'ai l'impression d'être seul dans le monde. Je voudrais bien, avec Lamartine, voir ici, dans une femme penchée, « l'image charmante de la douleur ». Mais le romanesque a fui. Nous sommes aux prises avec une réalité qui ne permet pas qu'on l'enjolive comme une fresque antique. Qu'aurions-nous besoin d'ailleurs d'une beauté plus forte que cette minute qui nous tient vivants en plein enfer?
Un artilleur passe avec son cheval en bride. Il ne peut monter le raidillon caillouteux d'autant que l'animal se cabre à chaque explosion. Avec son expérience d'homme de guerre qui a reçu sans en souffrir des centaines d'obus, il se prend à conseiller rudement son compagnon de misère et lui crie comme autrefois Thraséas, à la virilité près:
Tu sais bien que ça ne fait pas de mal, imbécile!...
Il me faut descendre jusqu'au fort: les obus éclatent sur la plage. Dans tous les coins des grappes humaines observent en riant les effets du tir. Après chaque sifflement, des têtes curieuses émergent du dédale des moellons.
Encore une bûche... dans l'eau... Mon vieux, ça ne pète pas... Ce matin, ils débitent la camelote allemande... Ce qu'on les a volés, les pauvres types... Attention, voilà que ça vient... Boum... Fais donc pas tant de potin, feignant... Y a pas de casse... Ils en veulent au sable... Ils croient qu'il y a de l'or dedans...
Sur la porte d'une maison où l'obus vient de crever, un soldat sort, furieux. Il était là, tout seul, occupé à je ne sais quoi. On l'a dérangé. Il crie à tue-tête aux échos:
Assez, là-bas, les Boches... Ici, il n'y a personne.
Et rasséréné par cette annonce qui doit lui assurer la paix, il retourne à ses uvres. Lui, c'est personne. Et je vous assure qu'il n'y met pas la finesse d'Ulysse. Il ne fait pas de jeux de mots. Dès l'instant que les camarades ne sont pas là, il n'y a personne. Et il le dit. C'est simple. Il s'oublie.
Les obus arrivent toujours et tapent dans l'amoncellement des marchandises débarquées. Des tonneaux de vin alignés sur la dune semblent touchés. Que se passe-t-il? Des hommes courent en tout sens. Y aurait-il « de la casse », cette fois? Des cris montent en rumeur de l'endroit maudit. C'est comme un chant plaintif, un appel répercuté. Et soudain, je distingue de quoi il est question. Les tonneaux disloqués lassent échapper le vin et les soldats s'empressent avec des seaux, des bidons, des récipients de tout calibre pour ne point perdre le précieux liquide. Et ce que j'entends, c'est un hymne à Bacchus modernisé:
Le pinard! Le pinard!
Ainsi, le chur antique clamait des joies ou des peines qui, comprises de tous, prenaient immédiatement, par leur frénésie, un sens religieux.
Et les obus tombent encore. Quelques blessés arrivent au cnateau d'Europe où sont installées les ambulances.
Qu'est-ce que tu as?
Rien du tout. Deux doigts emportés.
Et toi?
Un éclat dans l'épaule.
Ce n'est rien.
Ça fait mal.
Mais non, mais non.
Il me regarde avec reconnaissance comme si ma parole venait d'effacer sa douleur. Croit-il à la science ou à l'amitié? Je le pousse fraternellement sous la voûte jusque dans la cour où se mêlent les blessés ensanglantés et les médecins tout blancs. Ici les mouvements sont lents, défaillants. Et cette foule, du haut du chemin de ronde, semble un parterre de lys et de roses qui penchent.
L'énorme bastille, avec ses créneaux et ses tours, a seule résisté aux canons de marine. Encore ses murailles sont-elles crevées jusqu'au cur par des trous d'obus qui découvrent. Mètres de pierre en profondeur. Mais la masse de grisaille, dénuée comme une prison, domine toujours la Méditerranée, défiant de son inertie les choses éternelles.
Depuis des siècles, les,-conquérants .asiatiques s.'étaient fixés dans ce bastion extrême. De gigantesques canons pointaient par les meurtrières vers le détroit. Après un mois de bombardement, il fallut encore descendre à terre pour faire sauter à la mélinite les monstres inébranlables, en les bourrant jusqu'à la gueule.
Alors dans la forteresse qui était aussi le harem du gouverneur, ce fut une épouvante: les femmes s'enfuirent, les fonctionnaires impériaux firent de beaux discours avant de les suivre, les soldats et les oiseaux restèrent.
Maintenant les uns sont morts sans savoir pourquoi et les autres piaillent dans les chambres abandonnées, sautillant parmi les poutres abattues, allant et venant du ciel par les plafonds ouverts.
Les blessés traînards suivent des yeux -leurs évolutions capricieuses du soleil à l'ombre. Pendant des journées de paresse, leur attention est retenue par ces messagers du mystère qui de leurs plumes dorées peignent le Paradis.
Voici un tirailleur affalé dans un coin sur un morceau de bois sculpté qui devait être le lit de la favorite. De son bras en écharpe, il soutient une boule de pain dont il arrache mélancoliquement quelques bribes amères. Son repas est triste. Il essaye de sourire. De tout son cur, ce saint François fait aux oiseaux un discours sans parole. Mais les bêtes prestigieuses le négligent, lui le misérable empuanti.
Donne-leur des miettes, lui dis-je.
Alors, tout en mâchant de sa bouche noire, il me dit si doucement:
J'y peux pas, tu sais. Il est moisi.
Edouard Julia