de la revue 'l'Illustration' No. 3775, 10 juillet 1915
'Seddul-Bahr'
par Edouard Julia

Gallipoli

C'est un nid de vautours écroulé dans la poussière.

Nous l'appelions Seddul-Bahr-les-Bains, tant cet endroit nous paraissait résumer le genre d'inconfort que l'on trouve dans les stations d'été d'un mirage si séduisant et qui n'offrent aux touristes que la pire des désolations.

De fait, nombre d'entre nous, s'imaginant en croisière, furent étonnés par les premiers obus qui se donnaient la peine d'arriver avant même qu'on ne fût débarqué.

Cette aventure était assez semblable à celle de Belgique, au mois d'août dernier. Je vois encore, arrêtées le long d'une route du Luxembourg, dans la brume du matin, les autos en file du quartier général de mon corps d'armée. Nous étions partis comme en promenade d'agrément et soudain, sans qu'on vît l'ennemi ou qu'on l'eût annoncé, notre cortège chamarré était entouré d'éclatements en hauteur.

- Qu'est-ce que c'est que ça? demanda notre général.

- Ce sont des obus, mon général, répondit avec autant d'impassibilité que de candeur un aide de camp docile à toutes questions.

Depuis cette époque, nous avons su éviter ce genre d'étonnements et même proposer souvent l'énigme à nos ennemis.

Mais à Gallipoli j'ai retrouvé la même surprise bientôt dominée. Car faut-il ajouter que, si les premiers obus déconcertèrent, les seconds nous laissèrent calmes et tous les autres indifférents.

D'ailleurs la pluie de feu qui commence à la première vague pour finir à la dernière tranchée n'est que le moindre des inconvénients de Seddul-Bahr-les-Bains. La réverbération du feu céleste, son contact, les tourbillons de sable, les rafales de vent sont autrement difficiles à supporter. Sans compter que du matin au soir on pouvait se demander comme Flaubert, voyageant dans le désert en compagnie de Maxime du Camp:

- Est-ce que vous aimez la citronade à l'eau de Seltz?

Le génie français est ainsi fait que sa légèreté s'accommode de tous les ennuis. Point de tracas auxquels nous n'opposions une bonne humeur qui serait sans doute vulgaire si les circonstances ne lui donnaient un relief glorieux. C'est ainsi que les plaisanteries des soldats nous captivent, la simplicité et la facilité étant, somme toute, les vertus les plus louables quand il faut narguer la mort non pas dans les moments de crise et d'enthousiasme, mais à toutes les heures de la vie ordinaire, en marchant, en mangeant, en dormant, en rêvant...

Ce n'est point la bataille, sa- furie, sa fièvre, mais c'est tout de même son incertitude, son risque et son malheur. Si bien que j'ai eu des camarades blessés dans leur tente, comme ils jouaient aux cartes...

Une goutté de sang gicle sur le neuf de cœur.

- Veine ! il me fallait un dix, s'écrie la victime qui avait la main traversée.

L'homme qui prononça cette espièglerie, je l'avais vu huit jours avant, décomposé par la terreur au moment où une marmite manquait la vedette qui l'amenait à terre...

La plage de débarquement - la plage de « l'Implacable » - forme une cuvette ceinturée de ruines, et semée de tentes coniques, encombrée de charrettes, de caisses, de planches et de fers que des corvées rangent et dérangent du matin au soir.

A gauche, des reliques ornemanisées figurent un temple grec qui se profile sur la croupe dénudée. Le paysage grillé se trouve ainsi transfiguré par les portiques qui reçoivent le ciel.

A droite, le château d'Europe avec ses défenses du moyen âge masque la passe des Dardanelles. Sous son couvert, tout alentour, gagnant peu à peu la mer, le village s'est développé.

L'architecture d'Orient est si amorphe que ce peuple de pierres, de loin, paraît vivant. Il faut s'en approcher pour s'apercevoir qu'il ne reste de chaque maison qu'un enclos de murailles retenant, comme les parois d'un tombeau, ce qui fut le faîte, l'orgueil et la joie d'une famille. Par les ruelles étroites, tortueuses et montantes, le soleil danse avec les mouches. L'équilibre incertain des édifices est à chaque instant ébranlé par les détonations, les obus, les coups de vent, et ce travail sourd de la matière qui meurt. Les pierres toutes rosés semblent donner leur dernier sang. Par-dessus les murs blessés, on se penche sur la solitude. Nulle fleur, nulle verdure, nulle herbe. De la poussière, de la cendre, de la chaux. Qu'un obus éclate dans cet amoncellement d'agonie et l'atmosphère aspire d'un souffle de douleur les milliards d'atomes qui, dans l'éternité héroïque, ont peut-être formé l'âme des compagnons d'Achille.

A travers le fouillis non pas des rues mais des maisons éventrées et des cours intérieures, les troupiers circulent en quête de matériaux qu'ils disposeront ingénieusement pour construire ces abris de fortune qui donnent à tout le camp l'aspect d'un refuge de bateleurs dans la banlieue parisienne. Point de débris, de ferrailles, de boiseries, de moellons qui ne soient saisis et disputés comme des objets de haut prix. La dévastation est si âpre que l'Intendance intervient pour monopoliser « les matières premières » et interdire « le pillage » dans ce chaos où la découverte d'un chaudron vaut celle d'un trésor. Il n'empêche qu'a détour d'une courette on rencontre un soldat « débrouillard » qui, surpris pa un officier, prend l'air le plus ahuri pour détourner l'orage. On sourit, on passe sans avoir vu. Grâce à quoi, voici notre roublard propriétaire d'une poutre qui lui permettra d'organiser son home. Je le regarde de loin qui soupèse sa trouvaille, en mesure la portée, réfléchit longuement sur le parti qu'il en pourra tirer...

Vrac! Une marmite, tout près de lui, comme une sèche qui vide sa poche de noir, projette tous les résidus du néant...

Mon homme a levé le nez sans bouger davantage. Puis il s'avance vers le trou d'un pas nonchalant, ramasse quelque chose, cherche à l'ajuster méti-culeusement sur sa poutre et part sans hâte avec son butin tandis qu'un second sifflement lui fait chercher de l'œil si cette nouvelle chute n'ouvrira pas quelque caverne pourvue de tous les ustensiles de ménage nécessaires au bonheur... Exquise innocence que ne déforme aucun romantisme. La mort passe! Que voulez-vous qu'il y fasse? Il regarde tranquillement les grandes ailes blanches qui du haut du ciel s'inclinent vers lui. Il peut voir l'ange face à face sans être troublé ni distrait de ses soucis rudimentaires. Son humilité défie toutes les grandeurs.

Mais le bombardement s'accentue.

- A quoi reconnaît-on un bombardement? me disait un jour une dame charmante.

- Comme l'amour, madame: à ce qu'il continue.

Toute la journée nous avons des « tirs d'embêtement », c'est-à-dire des obus qui arrivent assez espacés pour qu'on ne songe point à interrompre ses occupations.

Puis soudain des explosions se précipitent et en quelques minutes, vingt-cinq, trente, quarante obus sauteront dans un espace restreint. Il faut se garer, surveiller ie sens du tir, ne point se laisser surprendre. Ce jeu exige une perspicacité de chasseur. Le plus souvent, les obus suivent la même trajectoire, les artilleurs ennemis ne déplaçant point leurs pièces. Alors, le premier projectile repéré, on peut tabler sur l'écart probable du tir, pour savoir où tomberont les autres : vingt-cinq à cinquante mètres en avant ou en arrière sur la même ligne. Mais quatre ou six pièces tirent à la fois. Voilà quatre ou six trajectoires à déterminer. Il semble que ce soit là un travail d'application. Point. Un instinct a immédiatement dressé vos réflexes. Et vous connaissez la direction du danger avec autant de certitude que l'homme qui lève le bras pour parer un coup de poing.

« Se garer » n'est pas toujours commode. Rares sont les abris à l'épreuve des gros obus. Aussi les soldats sous un tir prennent-ils des précautions assez semblables à celles du faisan qui met sa tête sous l'aile. Leur défense est purement psychologique. Une toile de tente suffit souvent à les rassurer. Que faire d'ailleurs devant l'énormité de la menace?

- J'étais pourtant protégé, me dit un mourant. Et cette idée l'obsède.

- Où étais-tu?

- Derrière une caisse de biscuit!

Pendant la retraite allemande après la victoire de la Marne, je vois encore les blessés abandonnés par l'ennemi dans une église de village. Abusés sur nos mœurs par les mensonges de leurs chefs, ne nous demandaient-ils pas en grâce d'être achevés « sous leur couverture »...

En flânant par les ruines, j'arrive à la mosquée qu'entoure le cimetière de marbre blanc. Hier encore, ce lieu sacré était occupé par la poste qui dut changer de domicile sous les obus. Quelques sacs furent crevés et des lettres voltigent parmi les tombes ennemies. Elles se posent, toutes ailes ouvertes, sur les stèles ensoleillées. Elles disent leurs secrets au silence. Vais-je en ramasser une, déchiffrer le crayonnage enfantin ? Non. Il doit me rester inconnu comme les inscriptions funéraires qui m'entourent. Ils sont peut-être morts, eux aussi, ceux qu'invoquaient ces papillons d'Europe. Ils sont couchés là, tout près, dans cette crispation finale des corps foudroyés qui semblent encore retenir la vie de leurs doigts tendus. Ils dorment, violents et torturés, à côté des saints musulmans embaumés dans leur sagesse. Tous les gestes se valent au-dessous du niveau de la terre.

Comme ce lieu est désert. Mon horizon est limité par les murs bas et j'ai l'impression d'être seul dans le monde. Je voudrais bien, avec Lamartine, voir ici, dans une femme penchée, « l'image charmante de la douleur ». Mais le romanesque a fui. Nous sommes aux prises avec une réalité qui ne permet pas qu'on l'enjolive comme une fresque antique. Qu'aurions-nous besoin d'ailleurs d'une beauté plus forte que cette minute qui nous tient vivants en plein enfer?

Un artilleur passe avec son cheval en bride. Il ne peut monter le raidillon caillouteux d'autant que l'animal se cabre à chaque explosion. Avec son expérience d'homme de guerre qui a reçu sans en souffrir des centaines d'obus, il se prend à conseiller rudement son compagnon de misère et lui crie comme autrefois Thraséas, à la virilité près:

- Tu sais bien que ça ne fait pas de mal, imbécile!...

Il me faut descendre jusqu'au fort : les obus éclatent sur la plage. Dans tous les coins des grappes humaines observent en riant les effets du tir. Après chaque sifflement, des têtes curieuses émergent du dédale des moellons.

- Encore une bûche... dans l'eau... Mon vieux, ça ne pète pas... Ce matin, ils débitent la camelote allemande... Ce qu'on les a volés, les pauvres types... Attention, voilà que ça vient... Boum... Fais donc pas tant de potin, feignant... Y a pas de casse... Ils en veulent au sable... Ils croient qu'il y a de l'or dedans...

Sur la porte d'une maison où l'obus vient de crever, un soldat sort, furieux. Il était là, tout seul, occupé à je ne sais quoi. On l'a dérangé. Il crie à tue-tête aux échos:

- Assez, là-bas, les Boches... Ici, il n'y a personne.

Et rasséréné par cette annonce qui doit lui assurer la paix, il retourne à ses œuvres. Lui, c'est personne. Et je vous assure qu'il n'y met pas la finesse d'Ulysse. Il ne fait pas de jeux de mots. Dès l'instant que les camarades ne sont pas là, il n'y a personne. Et il le dit. C'est simple. Il s'oublie.

Les obus arrivent toujours et tapent dans l'amoncellement des marchandises débarquées. Des tonneaux de vin alignés sur la dune semblent touchés. Que se passe- t-il ? Des hommes courent en tout sens. Y aurait-il « de la casse », cette fois ? Des cris montent en rumeur de l'endroit maudit. C'est comme un chant plaintif, un appel répercuté. Et soudain, je distingue de quoi il est question. Les tonneaux disloqués laissent échapper le vin et les soldats s'empressent avec des seaux, des bidons, des récipients de tout calibre pour ne point perdre le précieux liquide. Et ce que j'entends, c'est un hymne à Bacchus modernisé:

- Le pinard ! Le pinard!

Ainsi, le choeur antique clamait des joies ou des peines qui, comprises de tous, prenaient immédiatement, par leur frénésie, un sens religieux.

Et les obus tombent encore. Quelques blessés arrivent au cnateau d'Europe où sont installées les ambulances.

- Qu'est-ce que tu as?

- Rien du tout. Deux doigts emportés.

- Et toi?

- Un éclat dans l'épaule.

- Ce n'est rien.

- Ça fait mal.

- Mais non, mais non.

Il me regarde avec reconnaissance comme si ma parole venait d'effacer sa douleur. Croit-il à la science ou à l'amitié? Je le pousse fraternellement sous la voûte jusque dans la cour où se mêlent les blessés ensanglantés et les médecins tout blancs. Ici les mouvements sont lents, défaillants. Et cette foule, du haut du chemin de ronde, semble un parterre de lys et de rosés qui penchent.

L'énorme bastille, avec ses créne'aux et ses tours, a seule résisté aux canons de marine. Encore ses murailles sont-elles crevées jusqu'au cœur par des trous d'obus qui découvrent 4 mètres de pierre en profondeur. Mais la masse de grisaille, dénuée comme une prison, domine toujours la Méditerranée, défiant de son inertie les choses éternelles.

Depuis des siècles, les conquérants asiatiques s'étaient fixés dans ce bastion extrême. De gigantesques canons pointaient par les meurtrières vers le détroit. Après un mois de bombardement, il fallut encore descendre à terre pour faire sauter à la mélinite les monstres inébranlables, en les bourrant jusqu'à la gueule.

Alors dans la forteresse qui était aussi le harem du gouverneur, ce fut une épouvante: les femmes s'enfuirent, les fonctionnaires impériaux firent de beaux discours avant de les suivre, les soldats et les oiseaux restèrent.

Maintenant les uns sont morts sans savoir pourquoi et les autres piaillent dans les chambres abandonnées, sautillant parmi les poutres abattues, allant et venant du ciel par les plafonds ouverts.

Les blessés traînards suivent des yeux leurs évolutions capricieuses du soleil à l'ombre. Pendant des journées de paresse, leur attention est retenue par ces messagers du mystère qui de leurs plumes dorées peignent le Paradis.

Voici un tirailleur affalé dans un coin sur un morceau de bois sculpté qui devait être le lit de la favorite. De son bras en écharpe, il soutient une boule de pain dont il arrache mélancoliquement quelques bribes amères. Son repas est triste. Il essaye de sourire. De tout son cœur, ce saint François fait aux oiseaux un discours sans parole. Mais les bêtes prestigieuses le négligent, lui le misérable empuanti.

- Donne-leur des miettes, lui dis-je.

Alors, tout en mâchant de sa bouche noire, il me dit si doucement:

- J'y peux pas, tu sais. Il est moisi.

Edouard Julia

__________________

 

de la revue 'l'Illustration' No. 3777, 24 juillet 1915
'Dans la Presqu'ile de Gallipoli'
par Edouard Julia

 

 

La presqu'île de Gallipoli, pointe extrême du continent européen, s'écrase et s'étire contre le mince filet marin qui la sépare de la côte d'Asie. Dans la buée de midi, on croirait que ce bloc de montagnes est une masse incandescente soutenue par sa propre vapeur.

Quand, de son promontoire, sous une ombre propice, on regarde tout alentour le soleil se gaspiller sur les flots, on se sent .dans ce qu'on appelle « un paysage grandiose », c'est-à-dire un lieu où les éléments se parent les uns les autres avec opulence. Le ciel se donne à la mer qui semble faire bouger le monde. Toute la terre, des cimes de l'horizon aux herbes foulées, palpite et scintille dans la torpeur.

A l'Est, voici l'Asie mystérieuse dans sa désolation lointaine, avec la couronne nacrée du mont Ida. A l'Ouest, Imbros et Samothrace qui émergent comme les épaules de géants noyés. Et quand toutes ces grandeurs jouent avec la lumière, de l'aube au crépuscule, on penserait, si les hommes vous en laissaient le temps, que la nature est une bien belle invention.

Mais, face à nous, l'ennemi est là. Il tient le sommet d'un poulpe terrestre posé en travers de la péninsule: sa grosse tête ronde de monstre crétin, c'est Achi Baba et ses deux tentacules qui, sur chaque versant, descendent en contreforts vers la mer, nous barrant la route, c'est, à gauche, la colline de Krithia, à droite, l'escarpement du ravin de Kérévès Déré. Contre cet obstacle, auquel la légende humaine prêtera plus tard une âme dévoratrice égale à celle des plus mauvaises divinités d'Egypte, des milliers de soldats se sont heurtés pour mourir...

L'espace que rfous occupons était, à notre arrivée, tout vibrant de couleurs heureuses. Un tapis de verdure émaillé de fleurs, eût écrit Fénelon. Ce n'est plus maintenant qu'une suite de plateaux et; de vallons caillouteux, poudreux et chauves.

Quelques arbres s'acharnent à vivre. De leurs membres tordus et amputés, ils défendent désespérément leurs torses rongés par les chevaux à l'attache. Oliviers et amandiers ne retiennent plus le jour en suspens comme de la cendre bleue. On n'entend plus le bruissement fortuné de leur feuillage. Seuls, les ifs et les cèdres montent leur garde séculaire dans les champs de repos.

Parfois des tornades de vent, poussant la poussière par nappes, enveloppent la presqu'île d'une flamme d'enfer qui brûle à distance. Alors l'atmosphère devient jaune et rouge et l'on croirait respirer dans un four à briques.

Quand on étudie le pays sur la carte anglaise, on le supposerait parcouru d'eaux vives jaillissant de toutes parts. En réalité, deux ruisseaux boueux cherchent la mer au milieu des roseaux. On les franchit d'un bond ou par d'étroits ponts de pierre et de bois. Partout ailleurs, sur les coteaux, on ne trouye que les lits desséchés des torrents. Ils ravinent la presqu'île comme les anciennes tranchées avec lesquelles ils se joignent de niveau et qui forment contre ces fossés tout un système de canaux.

Cependant, en creusant le sol à quelques mètres - parfois deux ou trois - on atteint au-dessus des glaises une couche d'eau que gonflent par intermittences des pluies diluviennes. C'est alors un phénomène étrange. Le nuage arrive en un brouillard épais qui envahit le paysage. On l'observe deloin sans comprendre. La première fois, nous fûmes si surpris par sa densité que nous crûmes à la projection de gaz asphyxiants par l'ennemi. Et l'on nous apprit que soudain les tranchées avaient été remplies par cinquante centimètres d'eau.

Aussitôt les sources sont alimentées. Mais elles apportent à la surface les milliards de germes qu'entretiennent dans la profondeur les cadavres putréfiés. Car ce coin maudit est une vaste sépulture dont on n'a pu éviter que par miracle la pestilence et l'empoisonnement.

 

Le Panorama de la Bataille

En dehors du village blotti derrière le château tout contre la mer, point de maisons. Quand, venant de la plage, on arrive sur le plateau, on a devant soi le panorama de la bataille engagée depuis trois mois.

L'horizon est fermé par le pic d'Achi Baba et ses arêtes. Sur la colline qui monte vers lui en pente douce, à mi-hauteur, voici le village de Krithia avec ses trois moulins incendiés. Nous l'approchons à quelques centaines de mètres. Pour se protéger contre l'indiscrétion de nos mitrailleurs et circuler sans provoquer le feu, les Turcs ont tendu, devant les premières maisons, de grandes voiles brunes qui donnent à Krithia l'aspect d'une bourgade où de paisibles pêcheurs feraient sécher leurs filets. Tout autour, le plateau, encore verdâtre, étale comme une mer trouble en eau basse où les tranchées font des crêtes d'écume.

Entre ce repaire et mon point d'observation, au sortir de Seddul Bahr, toute notre armée est amassée. Elle est tapie dans des replis de terrain qui la masquent à l'ennemi et la découvrent à notre vue. Mais cette dissimulation est bien précaire. Comment ces étroites bandes raclées pourraient-elles abriter en secret des troupes si nombreuses?

Au contraire, du côté turc, on n'aperçoit âme qui vive. Le réseau des tranchées transforme la colline en une taupinière qui ne révèle point son activité.

Dans notre camp, on marche au grand jour. Le mouvement y est incessant. En dehors des tranchées de première ligne, tout ce qui n'est pas sous le tir de l'infanterie s'offre tranquillement en objectif à l'artillerie. Cette puissante grondeuse n'est ainsi embarrassée que par son propre choix.

- Pourquoi te promènes-tu? dis-je à un soldat.

- Pourquoi me cacher, me répond-il, du moment qu'ils nous voient tous?

Et, de fait, chacun s'emploie à ses petites affaires comme si les obus n'éclataient point au hasard tout le jour. Ou du moins chacun se croit protégé par la présence du voisin et se dit à part soi:

- Pourquoi moi plutôt qu'un autre parmi les milliers d'hommes qui sont à mes côtés?

Et il ne réfléchit point, le brave, que son effacement est la source même de

son courage. Il est si modeste qu'il se croit inconnu des puissances du néant.

Ainsi, confiants dans leur chance ou plutôt dans la destinée également menaçante pour tous, les hommes vivent sans trouble apparent. Quand on les voit préparer la soupe, porter un ordre, fumer une cigarette, assis sur un remblai, écrire sur leurs genoux, qui donc supposerait qu'une « marmite » peut subitement tomber du ciel? On n'y pense pas plus qu'à un aérolithe.

- Ici, mon vieux, disait un ancien à un bleu, on attrape parfois des anémies, mais l'air est ferrugineux.

La blague, voilà le sortilège qui permet de respirer au milieu de ces attouchements de l'éternité. Il y a des minutes si prenantes qu'une telle attitude paraîtrait odieuse à qui n'a pas supporté cette surchauffe de l'individu. Qu'un cbus massacre des camarades et vous n'empêcherez point le lire de naître. A peine sera-t-il, pendant quelques instants, différé par la curiosité que provoquent Jes blessures. Alors ce sont des constatations simples sur leur étrangeté ou leur horreur. La conversation revêt toujours le même tour. On décrit d'abord, puis on fait valoir sa veine, on l'exalte, on s'amuse du péril et bientôt on le nargue.

 

Au Camp Britannique

Les Anglais, eux, opposent une résistance collective.

Leur personnage est si froid, leur manière si aisée qu'on ne sait si l'on se trouve en présence d'un palefrenier ou d'un lord. Réunis, ce sont des enfants sans malice.

Compagnons allègres, ils reprennent leurs jeux favoris et s'engagent dans des parties de football, aussi acharnés au succès que sur les pelouses de Richmond. L'arrivée des shrapnels et les buts marqués provoquent les mêmes hourras. Ainsi remportent-ils de doubles victoires. Par leur gaieté, ils conjurent le mauvais sort et raffermissent leur cœur. Dans Byzance en agonie, le plaisir devait présenter ces charmes légers. Encore certains divertissements sont-ils un peu funèbres. Ici, cette jeunesse turbulente est d'une exubérance qui intimide le danger. Un tel épanouissement de santé n'est compatible qu'avec la joie de vivre. Cet aveuglement devant la réalité pourrait passer pour de !a démence. C'est le monde intérieur qui construit le monde extérieur. Pour une fois, Kant a raison, - contre les siens-Tous les jours, on mitraille « les bains de mer ». Cela n'empêche point les ébats nautiques des Tommies qui, frais et dispos, reviennent en rangs compacts, leur serviette sur l'épaule, chantant quelque refrain de gigue tandis qu'un instrumentiste improvisé rythme la marche sur une boîte de conserve.

Les shrapnels interrompent-ils cette fantaisie, chacun se gare sous les éclats de rire comme tout à l'heure lorsqu'on s'aspergeait dans les vagues.

L'innocence, voilà le fond de cet état d'esprit. Elle entraîne un défaut de retenue qui ne manque pas de comique.

Par exemple, pour se délasser, le soldat anglais se promène la chemise par-dessus son pantalon, le pan à l'air, les bretelles tombées. Hien ne lui semble plus naturel.

C'est encore ainsi qu'on plein midi un officier anglais prenait son « tub » à deux mètres du général Bailloud, dont le poste de commandement touchait, en plein champ, le secteur allié. Je dis un officier, - je le suppose. Dans le costume qu'il avait choisi, aucun insigne ne permettait de le savoir. Il étendait à terre une petie toile cirée et tirait d'un seau des éponges d'eau qu'il soufflait comme un phoque. Avec la plus superbe des puretés, il ne nous épargnait aucun détail de sa toilette. Les Français étaient estomaqués, mais l'eussent bien surpris en montrant quelque étonnement. Pendant ce temps, d'ailleurs, la bataille rageait, les obus nous saluaient, et de nous tous, notre homme était le moins préoccupé.

Les échanges de vues entre Français et Anglais sont nécessairement limités. Ils se bornent à des trocs de marchandises : dw pain contre de la confiture. Ce négoce désintéressé établit le contact entre soldats des deux camps. Le plus fréquemment, un des Anglais barbote dans notre langue. Les Français, qui ne savent mot de l'anglais, en profitent pour plaisanter de sa maladresse et, sans se moquer, marquent inconsciemment leur supériorité. Car c'est le propre de notre race d'ignorer les langues étrangères, mais de ridiculiser les déformations de la nôtre. Sans voir l'ironie qui, d'ailleurs, n'a aucun caractère de méchanceté, bien au contraire, l'Anglais continue imperturbablement. L'essentiel, pour lui, c'est d'arriver à ses fins. Quand il y est parvenu, il se retire avec un sourire discret, distant et aimable à la fois, comme dans un salon.

Malgré la. séparation des deux secteurs de gauche et de droite, où opèrent Anglais et Français, malgré les défenses du commandement pour empêcher toute pénétration de l'un dans l'autre, les visites sont fréquentes. Elles prêtent à des confusions, la légende prétendant que des Turcs errent dans nos lignes grâce à la similitude des uniformes. Est-ce exact? je n'en sais rien. Je croirai plutôt, dans les cas que l'on cite, à des méprises. Quoi qu'il en soit, le soldat français, que la lecture des romans-feuilletons a rendu aussi méfiant que perspicace, s'imagine vite qu'il est entouré d'espions. Il a tôt fait de déjouer leurs manœuvres.

Un jour, un sergent d'infanterie coloniale rencontre un de ces hommes vêtu de khaki, qui semblait fort en peine. Il avait la physionomie d'un oriental. Ce n'était donc point un Anglais, les Gourkas se différenciant par ailleurs. Peut-être était-ce un zouave? Et, de fait, il parlait couramment le français. Mais il n'avait pas de numéro sur le collet. Ces bizarreries attirent notre sergent. Attention ! Il faut procéder avec prudence. On ne se jette pas à la tête d'un « bonhomme » qui peut être un camarade. Alors, tranquillement, avec la négligence un peu poissarde du soldat, il lui demande:

- Qu'est-ce que t'as fichu de tes ribouis?

L'autre est interloqué. Notre Sherlock Holmes le fait arrêter a pour enquête ».

- Vous comprenez, m'explique-t-il, jamais on ne me fera croire qu'un type qui ne sait pas ce que c'est qu'une paire de ribouis est un soldat français.

 

Sous la Canonnade

Quand on n'a pas vécu dans le laisser aller inévitable d'un camp, on ne s'explique pas qu'un ennemi y circule sans peine. C'est cependant possible quoique improbable. Un soldat ne connaît guère que les hommes de son eseouade, quelqflés uns de sa compagnie, les officiers qui sont en rapport direct avec lui, les noms des autres, la réputation de ses chefs et surtout ceux dont la notoriété attire son admiration. Au total, on ne se fréquente pas plus qu'entre voisins d'une même rue. Et puis les corvées, les plantons, les agents de liaison se croisent incessamment. Tout passant peut justifier sa présence, si bien qu'on n'interroge que sur des ordres précis quand on a quelque motif de redouter ou la trahison ou le désordre. Mais la surveillance la plus active se trouve exercée indirectement par les hommes qui « ont l'œil au fourbi », c'est-à-dire qui gardent la petite fortune que constituent pour eux une gamelle, une pioche, une cruche, un morceau de bois, les quelques ustensiles propres à l'existence dû chemineau.

La répartition de la propriété terrienne, le cantonnement, comme on dit dans le métier, offre d'ailleurs de grandes difficultés. Comment trouver des points de repère? En dehors des trois routes qui, du village, montent vers la colline à travers la vallée, point de démarcation. Cependant, le long du chemin central, cinq grands pylônes, vestiges d'un aqueduc monumental, servent de bornes. Cette maçonnerie branlante rappelle seule l'effort des peuples qui du fond des âges nous ont précédés sur cette terre ingrate.

Chaque régiment, chaque corps a ainsi sa place assignée. Le camp est un ensemble de tombeaux frais, les soldats creusant, côte à côte, des trous rectangulaires pour y dormir à l'abri dés bombardements. Ces demeures, d'abord couvertes de toiles de tente, se perfectionnent progressivement à mesure qu'on démantèle le village et qu'on importe du bois et de la tôle. Alors on arrive à de véritables merveilles, des casemates où l'on se fait une existence de bohémien.

Ils sont indispensables, ces terriers, l'ennemi canonnant toute la presqu'île depuis la mer et se proposant de la rendre « intenable », comme il dit dans ses proclamations.

- Intenable, répond le soldat. Ça c'est vrai. Seulement on la tiendra. Et il le fait avec une égalité d'âme parfaite.

- Il faut simplement savoir supporter les pertes, lui dit l'officier. Et l'autre hoche la tête avec gravité: « II supportera les pertes. »

Ce jargon administratif, il le comprend bien. Il le traduit: « Tu te feras tuer. » Et il ne s'émeut pas.

Il est vrai que les effets de l'artillerie sont plus terrifiants qu'efficaces et qu'il faut bien mille obus pour tuer deux ou trois hommes. Je disais toujours à mes camarades qu'on ne nous croirait pas plus que ce fumiste de Marbot quand nous raconterions le nombre de projectiles que nous avons reçu sans en souffrir.

Mais il y a des exceptions, et elles suffisent.

Le plus curieux, c'est que, malgré ces expériences, on observe nos éclatements dans les lignes ennemies comme s'ils devaient tout emporter. La préparation d'une attaque par l'artillerie grise réellement les soldats qui ne se tiennent pas de bonheur et trépignent dans leurs tranchées.

Les coups de canon fracassent l'air comme un orchestre en folie de tambours, de grosses caisses et de cymbales. Là-bas, sur la hauteur, à trois kilomètres, la tranchée ennemie, qui n'est dans l'ordinaire qu'une ligne de terre décolorée, se transforme en une haie de plumes d'autruche gigantesques. Pendant une demi-heure des fumées naissent qui se développent majestueusement comme des fleurs sous la baguette d'un magicien. Avec cette garniture de panaches en couronne, Achi Baba semble le chapeau somptueux du Zamor de la du Barry.

On n'a pas le Temps d'Avoir Peur

Et puis l'attaque est déclanchée. Du côté français, à droite, on ne voit rien, l'action se passant derrière la crête, dans le ravin. Au contraire, on suit les Anglais dans leurs bonds. Chaque ligne de tirailleurs est pourvue d'un signal qui reflète le soleil, étageant les tranchées occupées. Le mouvement des troupes est aussi clair qu'aux grandes manœuvres.

Dans la tranchée d'avant, le spectacle est étroitement restreint. Le soldat n'a d'autre perspective que celle de sa ligne de mire, à cinquante ou cent metres. Sa seule préoccupation, aux heures critiques, n'est point tant d'observer que de sentir les camarades à ses côtés. Quand l'instinct moutonnier est satisfait, son âme est paisible au milieu des pires dangers.

Il y a deux moments difficiles à vivre dans l'attaque d'infanterie: c'est d'abord la sortie de la tranchée et ensuite le déboulage dans celle de l'ennemi. Entre temps, couché à terre, en progression lente derrière un sac, l'homme n'a, pour ainsi dire, point à agir. Il est cloué au sol par la mitraille qui passe en nappe au-dessus de lui. Mais, dans l'ouvrage conquis, commence la véritable peine. C'est le massacre dans une furie aveugle, le corps à corps qui, supprimant toute réflexion, ne laisse aucun répit pour la terreur. Il faut se battre et voilà tout, tuer ou être tué. Positivement, on n'a pas le temps d'avoir peur. Ainsi s'explique l'acharnement des deux parties. Après l'action, des bribes de souvenirs reviennent, les sensations quasi naturelles du fer qui plonge ou du coup de feu qui fait éclater. Quand on interroge un combattant, dont la fièvre est tombée, il a les bras mous comme si ses muscles se refusaient à appuyer la baïonnette, et il ne peut plus raconter. Il est dans le vide qui suit l'ivresse.

L'esprit ne s'éveille que si le danger s'espace. D'ailleurs, il faut voir clair. On est au cœur de l'ennemi, dans un dédale mystérieux. Chaque détour recèle l'inconnu. Comment ne pas se perdre? Comment savoir d'où viendra la contre-attaque? Et dans quel puits d'horreurs infernales est-on prisonnier? Tout autour, da.ns les terres éboulées, des corps qui font obstacle et qu'il faut parfois jeter par-dessus bord comme en pleine mer. Il semble qu'il y en ait des monceaux. On ne s'imagine pas à quel point des morts entassés donnent l'impression de l'énormité. On en accuserait des milliers quand on en compte vingt. La raison est débordée.

J'ai vu des hommes qui fuyaient devant des cadavres, repoussés par cette odeur de décomposition qui semble pénétrer et vous désagréger vivants. Sautant d'un bond dans la tranchée, ils étaient entrés dans la mort comme dans de la boue. Les Sénégalais eux-mêmes abandonnèrent ce charnier à la solitude des mouches. Et l'un d'eux expliquait son horreur:

- Y a pas bon... Faire flac! flac!

Cette atroce répugnance, il faut cependant la vaiifpjvp.ponr conserver sa prise. Manier la pelle, creuser, retourner le parapet confre ceux - qui l'occupaient, déterrer, au cours de cette besogne, d'autres corps enfouis, guetter la contre-attaque, saisir le fusil, tirer, et cela pendant des heures et des heures, dçs jours et des nuits...

C'est là que l'officier montre sa force d'âme, car il doit résumer en lui celle de ses hommes, et, pendant que tout croule autour de lui, organiser froidement la défense. Ce qu'auront fait les officiers de troupes au cours de cette guerre est surhumain.

Mais quelle image de l'héroïsme peut sortir d'une basse-fosse. Il faut à la gloire le plein air et le grand soleil. Ainsi en a décidé le lyrisme formaliste.

Le général Bonnal me contait autrefois qu'il avait gardé de Frœschwiller la vision magnifique dvi maréchal de Mac-Mahon disant, sous les obus, avec sa voix nasillarde et traînante:

- Plantez là le fanion de monsieur le maréchal.

S'il me fallait, après onze mois de guerre, trouver dans ma mémoire l'illustration la plus saisissante du courage, je choisirais l'arrivée, à Gallipoli, du général Gouraud, passant la revue des troupes dans leurs cantonnements. Accompagné du général Bailloud, il parcourait, en plein midi, tout le champ de bataille avec ses chasseurs et son drapeau cravaté. L'ennemi l'avait d'autant mieux dépisté que des cavaliers ne pouvaient passer inaperçus dans ce paysage découvert. Tout le long du chemin, les salves de shrapnels suivaient, à la cible, le déplacement du groupe. Les chevaux allaient au pas, de leurs jambes fines, comme en parade. Arrivés sur la crête, les généraux devaient se séparer. Tandis que Bailloud, droit en selle, nerveux, sec et souriant, saluait, Gouraud, penché en arrière, abandonné, lui tendait la main. Bien ne pouvait être plus gracieux que ce geste ai rendez-vous de chasse comme on en voit sur les gravures anglaises.

Au-dessus d'une telle scène de courtoisie, indifférente par sa sérénité, les éclatements d'obus en colère semaient de ces petits nuages resplendissants qui, dans les tableaux d'église, servent de char aux anges.

Edouard Julia

 

Back to French Articles
Back to Dardanelles
Back to Index