de la revue 'l'Illustration' No. 3778, 31 julliet 1915
'de la Corne d'Or aux Ruines de Troie'
par Granville Fortesque
journalist américain

Les Dardanelles Vues du Coté Turc par un Américain

 

M. Granville Forteseue, auteur de cet article, est un écrivain américain de grand talent, correspondant de guerre d'un syndicat d'importants journaux des Etats-Unis et du 'Daily Telegraph' de Londres. Avant d'entreprendre un voyage en Turquie, particulièrement difficile dans les circonstances actuelles, même pour un neutre, il avait parcouru le front de nos armées, puis le front des armées russes. Il était à Reims, avec M. Ashmead Bartlett, lors des premiers bombardements de la cathédrale, et l'article que celui-ci nous a donné, le 26 septembre 1914, était illustré de photographies de M. Granville Forteseue. Des lignes de la Bzoura, celui-ci nous envoya d'autres clichés qui parurent le 6 mars dernier: les notes qui devaient les accompagner furent malheureusement perdues.

A son retour de Constantinople, il a écrit spécialement pour L'Illustration le récit qu'on va lire de sa visite aux forteresses turques aux Dardanelles.

 

Un minée croissant de lune plane sur Constantinople. Etendue au flanc de la colline drapée de transparentes ombres, la ville semble voguer sur un lac d'argent. Stamboul surgit de ces eaux scintillantes, pareille à un château dominant une île. Voici le dôme noir de sa grande mosquée se projetant dans le ciel, pareil à une vaste coupe renversée; à ses côtés, comme deux fines aiguilles, jaillissent ses deux mystiques minarets. Çà et là, un rayon de lune accroche à travers les ténèbres quelque lueur, cependant que sur les eaux de la Corne d'Or, les fanaux de position des navires à l'ancre dansent en mouvants reflets. Une étoile rouge les domine de haut: le feu de veille du Breslau.

Soudain, une voix s'élève dans la nuit, un fausset aigu qui ondule à travers l'espace en cadences saccadées: c'est le muezzin qui convie les fidèles à la prière. L'appel s'éteint, et de nouveau le silence profond de la nuit s'étend sur les choses.

Non loin de l'arc lunaire - ce symbole de l'Islam - un lourd nuage se forme. Il apparaît d'abord indistinct dans le ciel de lapis-lazuli, puis se précise, revêt la forme fantastique d'un être gigantesque, d'un de ces génies qu'on voit, dans les contes des Mille et une Nuits, s'échapper, menaçants, d'une bouteille magique. Bientôt son ombre, qui s'accroît et s'étend, obscurcit graduellement le ciel entier, masque la lumière argentée de la lune, plongeant Constantinopie dans les ténèbres.

Tel fut le tableau qui s'offrit à mes yeux comme je quittais la capitale ottomane à bord d'un petit bateau d'une centaine de tonneaux, naguère affecté au service du Bosphore, et maintenant transformé en transport. Son fret avait été arrimé dans ses cales bien avant le coucher du soleil, mais la crainte des sous-marins hargneux qui hantent la Marmara retarda notre appareillage jusqu'aux approches de minuit. Nous transportions du pain, des cigarettes et des fils de fer barbelés, que j'en suis maintenant arrivé à considérer comme les seules denrées du temps de guerre. Les aubes de nos roues tournent sur la mer phosphorescente comme sur un chemin de diamants, quand nous doublons la pointe du Vieux Sérail; puis Pera, au loin, nous apparaît comme une montagne constellée de scintillantes étoiles, tandis que nous nous enfonçons dans les ténèbres qui obscurcissent l'entrée de la Marmara.

 

Une Usine de Guerre Turco-Allemande

Mais soudain les pensées de harems, de vizirs, de traîtreux lacets de soie qui me hantaient devant ce décor d'Orient s'évanouirent. Notre navire, en effet, débouchait devant une usine formidable, crachant par ses huit cheminées d'immenses nuages de fumées illuminées de flammes; les bruits, atténués pourtant par la distance, qui en arrivaient jusqu'à nous, attestaient l'intensité fébrile du travail qui s'accomplissait derrière ces épaisses murailles; c'étaient les poudreries turques. D'une atmosphère de contes arabes, je retombais brusquement en présence des réalités de la guerre moderne. Les cheminées, couronnées de panaches de feu, disaient assez clairement avec quelle frénétique ardeur on se prépare à suffire aux besoins de cette fournaise mortelle qui mugit, là-bas, à l'extrémité de la péninsule. On raconte à Constantinople que cette fabrique de munitions a été récemment placée, comme tant d'autres choses, sous la direction des Allemands; il en serait résulté un rendement triple de sa production.

A peine avons-nous dépassé la poudrerie, que douze soldats, brandissant des fusils tout armés, surgissent de l'entrepont et s'installent le long de la lisse. Ils braquent vers l'eau noire les canons de leurs fusils, et leurs yeux s'équarquillent à chercher l'ennemi redouté, le sous-marin. Car le E-ll anglais, en apparaissant à l'improviste dans la Marmara et en y exerçant avec succès ses ravages, a complètement troublé le service des transports turcs. Aussi, à l'imagination surexcitée des soldats et marins de Sa Hautesse, la nageoire d'un marsouin endormi à la surface prend des allures de périscope; une mouette balancée au rythme de la vague apparaît comme la menace du plus redoutable danger. Alors, par intermittences, et afin de rassurer leurs esprits inquiets, ils lâchent une salve bruyante et vaine. Pour moi, pendant des heures, la jumelle à la main, j'ai cherché inutilement à découvrir quoi que ce fût qui justifiât ce gaspillage de munitions.

Donc, toutes chances d'aventures me paraissant plus que problématiques, j'étendis ma couverture sur le tambour de l'une des roues et m'appliquai de mon mieux à dormir, pendant les intervalles de ces pétarades.

 

 

La Marmara et Gallipoli

A l'aube, nous nous trouvions dans la partie la plus large de la Marmara. Les champs verdoyants de la péninsule défilaient, panorama splendide, à mesure que les pales de nos roues battaient les flots de leur roulement régulier. Cette région est loin d'être le paysage désolé qu'on s'attendrait à trouver si près du champ de bataille. Chaque pouce de terre y est cultivé. Des chemins serpentent tout le long de la côte, et, sur les crêtes de Gallipoli, des moulins à vent tournent leurs ailes éperdument. Dans chacune des baies dont la mer découpe la côte, on découvre des groupes de maisons, que domine invariablement la flèche aiguë d'un minaret, lancée dans le ciel clair. Sur divers points on aperçoit des camps de tentes blanches; on dirait des champs de bizarres champignons.

Vers la fin de l'après-midi nous arrivons par le travers de Gallipoli. Ici, la côte tombe dans la mer en une falaise abrupte qui présente une vague apparence de pain mal rompu. Au flanc du roc s'ouvrent des grottes profondes, où la population indigène a été trop heureuse de trouver un abri, au cours des récents bombardements. La plus vaste est occupée par l'état-major général. Tout près de là, une autre est réservée au poste télégraphique.

Un détail singulier frappe d'abord, dans ce paysage: ce sont de grands signaux blancs et noirs érigés sur certains bâtiments de la ville. Ils indiquent les propriétés des neutres; mais on est fondé à se demander comment les canonniers et pointeurs des navires embossés dans le golfe de Saros peuvent bien arriver à les distinguer; c'est là une chose que personne n'est parvenu à m'expliquer. Ce fut d'ailleurs l'origine d'un incident retentissant. Certains édifices neutres ayant été atteints, et un obus ayant éclaté non loin de l'hôpital turc, Enver pacha eut l'idée d'envoyer prendre à Constantinople vingt-cinq Français et vingt-cinq Anglais, et de les loger dans les différentes maisons de la zone exposée au feu. Les Turcs, d'ailleurs, ne s'inquiétèrent nullement de la nourriture ni du coucher de ces cinquante otages ainsi parqués dans des logis abandonnés, si bien que, pendant six jours qu'ils furent là, ils ne purent vivre que par les bons soins du secrétaire de l'ambassade américaine, qui les avait accompagnés. On se rappelle comment, sur les instances pressantes de l'ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, ces malheureux purent regagner leurs domiciles.

La mosquée de Gallipoli, qui n'est plus maintenant qu'une ruine, et le grand nombre de maisons brûlées dans la ville attestent l'excellent ouvrage qu'ont fait les gros canons anglais; la cité, pourtant, n'est pas détruite. Mais le fait que l'état-major ottoman avait établi là son quartier général et que Gallipoli était pour les troupes ottomanes une base d'opérations justifie absolument le bombardement. Aujourd'hui, bien que l'on perçoive nettement le bruit d'une violente canonnade, il y a longtemps qu'aucun obus n'est tombé sur la ville, et la population effrayée regagne peu à peu ses foyers.

A la nuit tombée nous faisions route vers Ak Bachi. Sur les eaux de la calme baie, une vingtaine de transports sont à l'ancre. La lune éclaire un tableau plein d'animation. Des caïques bondés de munitions vont et viennent des navires à la côte. Le. grincement des treuils, le cliquetis des chaînes dans leurs puits éveillent les échos des collines voisines. Des remorqueurs, empanachés de fumée, glissent d'un navire à l'autre sur l'eau argentée. Et les lourds cargos, baignés des lueurs lunaires, semblent, dans cette pâle clarté, des vaisseaux fantômes.

Le lendemain, les sons étranges d'une trompette turque nous annoncent l'aurore. Les bivouacs rougeoyant devant les tentes d'un camp, au flanc de la colline, vacillent et s'évanouissent dans le rayonnement du soleil qui se lève. Et, dans les ombres défaillantes du rivage, je distingue une caravane de chameaux. Déjà, des soldats turcs, en de sordides uniformes, empilent sur le dos de ces « navires du désert » des caisses de cartouches. Puis les bêtes se relèvent lentement et, de leur pas balancé, se mettent en route le long du chemin sinueux. Soliman le Magnifique, l'allié de François Ier, dut jadis assister à des scènes pareilles, alors qu'il plantait son étendard sur l'antique fort qui, aujourd'hui encore, domine cette plaine.

Grâce à son faible tirant d'eau, notre bateau put accoster à quai pour y décharger le pain, les cigarettes, les fils de fer barbelés. Le soleil levé, les officiers ottomans que nous emmenons apparaissent sur le pont. Ils se déchaussent, se tournent vers la Mecque et, tout bas, prient. Une étrange impression me pénètre, et je me dis, à part moi, que ces hommes doivent être de braves soldats.

 

 

De la Rive d'Europe à la Rive d'Asie

A l'endroit précis où le pont construit par Xerxès traversait l'Hellespont, je pris terre sous la menace du fort de Nagara pour atteindre en barque la côte d'Asie. Un ponton échoué, un transport coulé par les obus anglais barrent en ce lieu le détroit. Des canons sombres dardent leurs gueules hors des batteries sur les deux rives, celle d'Anatolie, comme disent les Ottomans, et celle de Thrace. Ils défendent le passage sur toute sa largeur.

Nous ramons d'abord dans la direction de Maïtos, qui n'est plus qu'un amas de demeures détruites, dont les fenêtres sans vitres nous regardent, pareilles aux yeux vides d'un crâne desséché; puis nous piquons vers la côte d'Asie et enfin nous atteignons Tchanak, squelette maintenant de ce qui fut une ville. Au delà des maisons blanches qui bordent le rivage, on n'y rencontre plus que des ruines calcinées.

En face du fort de Kilid Bahr, dont le séparent seulement quatorze à quinze cents mètres d'eau, le fort de Tchimalik profile sa silhouette. Et lorsqu'on envisage ce passage étroit, défendu par des canons de 140 braqués à dix mètres à peine au-dessus du niveau de la mer, on perçoit très nettement et très fortement que tenter de forcer ce passage avec les moyens dont on disposait naguère, c'eût été folie pure. La flotte alliée l'a essayé pourtant. C'est miracle qu'elle ait si peu souffert, relativement. Ajoutez qu'ici le chenal fait un brusque coude du Sud-Est au Nord-Ouest, ce qui nécessite, pour tout bâtiment engagé dans ce traîtreux couloir, un changement de route qui l'expose aux plus périlleuses aventures. Car chaque mètre carré, pour ainsi dire, de la surface des eaux, est repéré exactement sur les cartes des batteries, et, en quelques secondes, les artilleurs peuvent contrôler le succès de leur tir et le rectifier.

Tchanak est une base de ravitaillement pour les troupes qui défendent toute la côte d'Asie. Il y règne une activité extraordinaire. Des transports y arrivent et en partent sans cesse. Les rues sont pleines d'officiers et de soldats. Une escouade de marins allemands a envahi le bar de l'hôtel de Salonique et s'y abreuve de bière de Constantinople en chantant des chansons patriotiques. Au café Mouche, ainsi dénommé en l'honneur des bestioles qui semblent en avoir fait leur séjour de prédilection, trois officiers turcs, assis devant des narghilés, en aspirent lentement et voluptueusement la vapeur parfumée. L'un d'eux est armé d'un long couteau sénégalais - le traditionnel « coupe-coupe » - ramassé sans doute sur la côte de Koum Kaleh, à la suite de la brillante diversion qu'y firent, au coure des opérations du débarquement, les troupes françaises. Ils sont charmants, cordiaux même, mais la difficulté de converser avec eux rend impossible tout échange d'idées sérieuses.

Comme, en les quittant, je descends la rue du « Chameau-Infirme », je suis soudainement arrêté par une légion de chats. Il y en a de toutes tailles et de toutes couleurs, des blancs, des noirs, des tigrés, des fauves. Il y a des matous, il y a des chattes avec leurs petits. La charmante pitié du boucher de Tchanak, qui les a recueillis, épaves des foyers abandonnés, se plaît à les nourrir, à réunir là cette tribu de félins.

En traversant le pont qui enjambe la petite rivière de Kodja Chaï, j'aperçois, campés sur les rives, deux bataillons turcs. Autour d'eux, le sol est littéralement criblé de trous d'obus, effets du premier bombardement. Un officier d'une armée neutre, qui se trouve là, me dit que lorsque, pour la première fois, les flottes alliées tentèrent le forcement des détroits, deux mille obus par heure tombèrent sur Tchanak. Cependant, malgré ce formidable arrosage, il n'y eut guère, dans les forts, que vingt-six tués et environ le double de blessés. Deux canons seulement furent endommagés. Trente-trois obus, lors du bombardement du fort Hannidieh, tombèrent dans le voisinage immédiat de la batterie, alors que soixante-seize coups se perdaient au delà de la gorge. Un seul des projectiles tirés des navires pénétra dans le fort par une embrasure, détruisit le canon, tuant six servants et en blessant douze. Et cela tend à prouver que les vaisseaux les plus formidablement armés, s'attaquant à des forteresses à terre, ont un énorme désavantage.

Le lendemain, au jour, je quittais Tehanak à cheval. Malgré l'heure matinale, de nombreux convois sillonnaient la route que je suivais. Des chariots à bœufs, aux roues grinçantes, traversaient péniblement le pont de Kodja Cliaï. Les bêtes blanches, bien propres, courbées sous le joug, traînaient de lourdes charges: caisses de munitions, objets d'équipement, matériel de campement, sacs de farine aux flancs rebondis, entassés pêle-mêle. Certains fourgons étaient attelés de grands buffles au poil noir, suivis de files trottantes d'ânes pesamment chargés.

Au passage de ce convoi, il y eut parmi les chameaux campés aux deux bords de la route comme un sursaut d'activité: les bêtes agenouillées étaient, en dépit des protestations de leurs yeux placides, chargées de leurs faix, solidement assujettis au moyen de courroies. Puis, après un effort compliqué des cous et des jambes, les étranges animaux se relevèrent et commencèrent à rouler. Un vieux Turc les conduisait, hirsute, coiffé d'un turban multicolore et ceint de rouge, monté sur un âne pétulant: un général romain, en tête de sa pompe triomphale, n'eût pas affecté plus de dignité. Des gamins couraient tout le long de la file, excitant les bêtes de leurs voix aiguës de soprani. De temps à autre, un des chefs de convoi, galopant à travers cette foule de bambins, provoquait dans leurs rangs de grands remous de fez rouges, ondulant de droite à gauche. Derrière les chameaux, une section de voitures régimentaires, légères, attelées de chevaux, suivait le long cortège, sous la conduite de soldats vêtus de bure. On ne saurait imaginer rien de plus pittoresque et de plus amusant à voir qu'un pareil convoi. L'œil ne se lasse point de le suivre, zigzaguant par les chemins tortueux; mais l'on ne peut aussi s'empêcher de penser que si quelque incident imprévu, quelque obstacle arrête ce flot mouvant, c'est le signal d'un inéluctable désastre.

Au Sud de Tehanak, la route suit la côte. De larges espaces de prairies verdoyantes la séparent des eaux bleues des Dardanelles. Et si alors le regard se porte vers l'autre rive du détroit, c'est un paysage essentiellement différent qu'il aperçoit. Au delà des crêtes abruptes surgies de la mer, le terrain se brise, se découpe en une série de croupes irrégulières. C'est une contrée où abondent les positions faciles à défendre et que quelques travaux de terrassement auront vite fait de rendre inexpugnable. D'ailleurs, les Turcs, sous la direction des Allemands, l'ont bien compris: ils ont occupé toutes les hauteurs, d'où ils peuvent à leur gré diriger sur les alliés des feux plongeants et terriblement efficaces.

Portés sur les ailes de la brise matinale, des bruits assourdis de mousqueterie, des crépitements stridents de mitrailleuses arrivent jusqu'à nous, de la direction de Gaba Tépé. Je galope jusqu'au sommet de la colline de Darijanos, afin de voir si l'on peut, de cet observatoire, distinguer quelque chose. Au delà du détroit je ne vois rien; mais, au-dessous de moi, je découvre l'un des plus puissants forts de la défense. Construit en contre-bas de la crête militaire, il est difficilement reconnaissable du côté de la terre. Mais, placé comme il est, il commande tout un secteur du détroit. Ses canons bruns sont braqués vers le Sud-Est. Trois d'entre eux sont de gros calibres - 250 m/m, peut-tre - tandis que les autres, au nombre de six, sont, je crois, des 150. Ce fort Dardanos est le plus exposé de tous ceux qui défendent la partie étranglée du canal, et c'est lui qui dut supporter les plus violents assauts d'artillerie, lors des premières tentatives de forcement des passes. Son commandant fut tué, à son poste d'ob- servation, mais l'ouvrage souffrit peu.

Au delà de Dardanos, la côte s'abaisse et aboutit en pente douce à une petite baie où l'infortuné sous-marin E-15 est échoué. La ligne grise de ses flancs, son kiosque troué, c'est tout ce qui émerge des flots. Par une étrange ironie du sort, l'épave de l'E-15 gît au poste de mouillage qu'occupait la flotte britannique, lors de l'expédition de 1853. Je ne puis détacher mes regards de cette carcasse grisâtre, qui demeure là pour attester la bravoure moderne, car ce fut bien un trait d'héroïsme que de braver le feu de tant de forts dans un bâtiment aussi frêle.

Jusqu'au sommet des Falaises blanches, la route serpente en innombrables lacets. C'est ici que reposent les combattants turcs tués lors des premiers engagements.

D'une crête, on découvre jusqu'à l'entrée des détroits. Seddul Bahr et Koum Kaleh paraissent voisiner de si près, qu'il semble que, par-dessus les eaux, on pourrait jeter de l'un à l'autre une pierre. Une brume enveloppe la campagne, mais l'Hellespont resplendit de soleil. Tout au fond de l'horizon, sous un dais de fumée, trois navires sont posés sur la mer, trois monstres gris montant la garde. Au-dessus d'eux, un arc de fumée s'incurve dans le ciel, dans la direction des plus hauts sommets de la côte de Gallipoli: c'est le sillage que laissent dans l'espace les obus tirés sur les tranchées turques. Sans relâche les canons tonnent. Mais c'est trop loin pour qu'on puisse percevoir les détails de ce tableau de guerre: les navires, la fumée, la terre voilée de brume, voilà tout ce qu'on en peut distinguer.

La route que nous prenons pour redescendre passe devant un camp turc d'instruction. Il est installé sur les bords du Simoïs, dans un site avenant comme un parc anglais. Les tentes sont recouvertes de branchages arrachés aux chênes et aux platanes qui abondent sur les rives de la rivière illustre. C'était la première fois que je voyais de près les troupes ottomanes en corps. Elles laissent l'impression de farouches bandes. Elles portent fièrement l'uniforme khaki, et un casque curieux, qui ressemble vaguement à ces coiffures que nous confectionnons, d'un vieux journal, pour amuser nos enfants, les coiffe sur l'oreille. A voir ces masses enrôlées par force apporter à l'exercice tant d'attention et de sérieux, se montrer si respectueuses de la discipline, j'emporte cette sensation que les alliés qui vont avoir affaire à elles auront la tâche rude. D'autant que le rembarquement des troupes françaises qui avaient pris pied à Koum Kaleh, joint à l'effet qu'ont produit les pertes des escadres dans les Dardanelles, a rempli les soldats ottomans d'une confiance qui jusqu'alors leur était inconnue.

Ces hommes, lorsqu'ils sont suffisamment entraînés, sont dirigés sur les tranchées. Mais il arrive que, de temps à autre, quelques projectiles perdus viennent s'abattre sur leur camp: c'est pour les recrues le baptême du feu.

En poursuivant ensuite mon chemin, j'aperçois deux officiers allemands, en uniformes turcs, qui passent l'inspection des défenses côtières. De ce côté-ci des détroits, les Allemands se contentent de diriger les batteries; quant à l'infanterie, elle reste sous le commandement absolu de ses propres officiers.

La route maintenant traverse Erenkeuï. Ce n'est plus qu'un, village désert. Un hadji enturbanné de vert marche devant nous. Les fers de nos chevaux éveillent dans les maisons désertes de sourds échos. Hors de la ville, au pied d'une colline abrupte, nous passons devant un hôpital du Croissant-Rouge, au milieu de la plaine où fut Troie. Et voici les collines d'Ilion. La plaine, alentour, est criblée comme une écumoire des trous qu'y ont creusés les obus, et une ligne de tranchées court là où s'élevaient les murailles robustes de la cité de Priam. Des fleurs sauvages, pavots, moutardes, pieds-d'alouette, tendent sur les ruines de somptueux tapis. C'est ici que l'Argienne Hélène était assise pour voir passer les Grecs cuirassés d'airain, débarquant de leurs nefs aux proues éperonnées, et d'ici je puis contempler, à travers l'Hellespont, les aspects de la: guerre moderne. Mais, en vérité, la guerre a bien peu changé d'aspect en trois mille ans. La civilisation tant vantée défaille dès que « Mars sanglant défie le ciel ».

 

Le Champ de Bataille de Seduhl Bahr Vu des Collines d'Ilion

Devant moi, au delà des marais du vénérable Scamandre, est Koum Kaleh. Là, où se dressait naguère un vieux fort, il ne reste maintenant que d'informes tas de décombres canonnés. Les maisons ne sont plus qu'amas de pierres et de plâtras. Au delà, scintille l'œil éclatant d'un béliographe turc. Et derrière encore ce rayonnant signal, miroite l'Hellespont, avec Seddul Bahr rayant d'une crête jaune ce fond bleu de mer. Il y a là, ancrés, une douzaine de navires, gardiens vigilants. Un vaisseau à deux cheminées, dont les mâts portent des tourelles, semble les commander. Autour de lui les transports se serrent comme des femmes et des enfants autour du guerrier qui les protège. Je distingue entre eux deux bateaux aux cheminées peintes eu noir avec bandes rouges, et ces notes violentes contrastent étrangement avec le bleu intense de la mer Egée. On éprouve le sentiment qu'il règne là-bas une grande animation. Des baleinières passent et repassent entre les navires et le rivage. Les grues qui se balancent remontent incessamment des cales le matériel de guerre. Les chaînes grincent et déversent ce fret dans les chalands amarrés autour des grands navires. Des soldats en khaki se penchent au-dessus des lisses. Les échelles sont surchargées d'hommes qui attendent leur tour d'embarquement dans les chaloupes. Des vedettes sillonnent la mer, surveillant les remorqueurs et les transports. A part, un navire tout blanc, sauf un liston vert foncé qui décore sa coque. Il bat pavillon français et, à son grand mât, il arbore le drapeau de la Croix-Rouge. Des contre-torpilleurs sont tout autour, qui le protègent. Puis encore, ce sont des dragueurs de mines qui s'avancent prudemment vers l'Hellespont, leurs palans de charge évoluant au-dessus de l'eau. Pour compléter cette marine, un hydravion tournoie autour des navires affairés, venu du camp perché au sommet de Seddul Bahr. Enfin je puis, d'ici, distinguer deux campements pareils: l'un est sur la crête qui domine ce qui reste du bourg de Seddul Bahr, un autre à mi-chemin de la baie de Morto.

De ce côté, voici, échouée, une carène rouillée: c'est le Hiver Clyde, qui joua, lors du débarquement, le rôle si heureux que l'on connaît. Ce n'est plus maintenant qu'une sorte d'appontement, de débarcadère déchu de son rang héroïque. Au-dessus de ses mâts, on distingue, à flanc de coteau, des tentes blanches: le camp français. Il donne asile, sur ce rivage désolé, à une poignée d'héroïques combattants acharnés de toutes leurs forces à conquérir cette triste presqu'île. Un implacable soleil rayonne sur les toiles blanches. Un chemin en lacets, serpentant sur la crête, conduit à une tranchée qui coupe la pointe de la péninsule, à six kilomètres, peut-être, de Seddul Bahr. C'est la limite du misérable lopin de sol que les alliés tiennent en territoire ottoman: ils ont à peine pied - un orteil - sur le promontoire. Cependant c'est comme s'ils tenaient la clef même des Dardanelles, et Seddul Bahr peut devenir demain le Gibraltar des Détroits.

En attendant, des lignes qui font face à celles des Français et des Anglais, les Turcs déversait sans relâche une lave mortelle. Leurs hordes, incessamment renouvelées, se répandent chaque jour hors de Krithia, pour balayer à la mer le mince ruban khaki. Mais les énormes projectiles d'acier traversant l'espace les repoussent vers leurs abris. La pluie de fer et de flammes se déchaîne sans trêve, tant que luit la lumière du jour. La fumée des obus s'épand en un brouillard jaune au-dessus des tranchées. Chaque vague de la mer semble répercuter le fracas des explosions. Les fusils et les mitrailleuses font en sourdine leur partie dans cette grande symphonie guerrière. Çà et là,, sur la mer Egée, les cuirassés et les croiseurs lâchent les salves de leurs tourelles. En vain, les batteries d'obusiers, dissimulées dans le repli de la côte, cherchent à leur donner la réplique: leurs projectiles ne font qu'éclabousser la mer lisse en projetant de hautes gerbes.

Cette œuvre des navires de guerre exerce sur l'esprit une sorte de fascination. Ils apparaissent, à quiconque est doué de quelque imagination, pareils, par leur masse, à des monstres antédiluviens flottant à la surface des mers. Leurs flancs gris sombre et leurs tourelles cuirassées dominent de haut les vagues. Un dais de fumée les enveloppe, alors qu'ils évoluent en tirant. Six, maintenant, sont à l'œuvre contre Krithia qu'ils bombardent. Les collines de la péninsule fument comme si elles étaient couronnées de solfatares. Le chœur qui monte des canons s'approfondit, se fond en une note unique et sourde.

Mais, tandis que volent à travers l'espace les obus, les chalands, débarquant les soldats, font la navette sans relâche entre les transports et la côte. Paquet par paquet, les hommes en khaki s'engouffrent dans les ravins. Pourtant, un obusier, dissimulé dans les broussailles, tire méthodiquement, à des intervalles rapprochés sur les bateaux remorqués, mais les projectiles tombent court...

Jusqu'au coucher du soleil, c'est la même scène. Puis, quand le jour décline, un poignant silence s'étend sur ce coin du monde. Et, à la nuit close, je quitte Troie.

Granville Fortesque

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