de la revue 'l'Illustration' No. 3763 de 17 avril 1915
'Devant les Dardanelles'
par Robert Vaucher

Avec l'Expédition de l'Orient

 

Le jour même où paraissait notre dernier numéro, une note officielle expliquait que notre corps expéditionnaire d'Orient, placé sous le commandement du général d'Amade, et qui « était prêt, dès le 15 mars, à apporter son concours, dans le Levant, aux flottes alliées et au corps expéditionnaire britannique », avait été transporté en Egypte, en attendant que son intervention fût nécessaire, débarqué à Alexandrie et installé à Ramleh.

Pendant ce temps, dans les îles grecques de Ténêdos et de Lemnos, voisines des Dardanelles, s'organisaient des bases d'opérations, et les envoyés spéciaux des journaux, comme on pouvait s'y attendre, étaient invités à la plus grande prudence.

D'accord avec les services de la censure, de trois longues lettres de M. Robert Vaucher nous n'imprimons pour le moment que de courts fragments.

 

Ténédos, 26 mars

Eole, dieu des vents et des tempêtes, était, dit-on, natif de Ténédos. Quiconque a passé quelques jours dans cette île ne saurait contester la légende. Aussitôt que le vent du Nord se calme, le vent du Sud se met à souffler.

Ce matin, pourtant, le vent du Sud est assez faible; je peux prendre un voilier et aller visiter la flotte mouillée au Sud de l'île.

Elle ne reste pas inactive; il ne se passe pas de nuit que les dragueurs de mines, français et anglais, ne continuent leur périlleuse tâche. On les voit, le soir, au coucher du soleil, escortés de croiseurs ou même de cuirassés, s'en aller lentement vers Koum-Kaleh. On entend souvent quelques coups de canon dès qu'ils sont entrés dans le détroit, puis le silence se fait, et, pendant toute la nuit, les vaillants marins, méprisant le danger, sont à la poursuite des mines traîtresses qui firent périr tant de leurs camarades.

Hier soir, les dragueurs ont eu une surprise désagréable: arrivés devant Koum- Kaleh, ils furent attaqués par des canons de campagne nouvellement installés dans le fort détruit. A la clarté de la lune qui transforme les nuits d'Orient en un demi-jour mystérieux, nos marins aperçurent, derrière les ruines des casemates, de nombreux soldats turcs. En arrière, se voyait un immense troupeau de chameaux à l'aide duquel, probablement, avaient été amenées les pièces de campagne qui tiraient sans relâche sur les bateaux français et anglais. Les dragueurs répondirent, car les pacifiques chalutiers de Marseille ou de Toulon ont été armés de façon à pouvoir se défendre. Bientôt, le calme se fit et jusqu'au matin on nettoya la mer avec une ardeur fébrile.

Non loin des dragueurs, des sous-marins français se balancent mollement. Le soleil brille et tout l'équipage est sur le « pont », un étroit couloir qui émerge de 50 centimètres. Je suis reçu par un aboiement. Le chien des matelots me souhaite la bienvenue. Tout le monde accourt, car il est fort rare de recevoir une visite.

Combien il est réconfortant de passer une heure avec ces braves, de voir leur gaieté, leur certitude de la victoire, leur oubli de toutes les satisfactions, de toutes les douceurs, de toutes les joies de la vie! On a honte de s'être plaint de la dureté des temps, des ennuis quotidiens, quand on rencontre ces officiers et ces marins qui, depuis huit mois, n'ont pas mis pied à terre et sont fiers de montrer à la France qu'elle peut compter sur sa marine, cette marine qui fait l'admiration de nos alliés, ainsi qu'en témoignent les adresses de félicitations du roi d'Angleterre, de l'Amirauté anglaise et de l'amiral de Robecq.

Ténédos, 2 avril

Dès le commencement des opérations contre les Dardanelles, la petite île de Ténédos fut choisie par l'Amirauté comme base navale anglo-française. Elle est en effet située presque à l'entrée du détroit, et l'on peut très facilement, du sommet du mont Elie, la seule hauteur de l'île, suivre avec une jumelle tout ce qui se passe dans le premier bassin des Dardanelles, c'est-à-dire de Koum-Kaleh à Tchanak.

Jusqu'au 25 mars, l'île continua de posséder son gouverneur civil et militaire; rien ne fut modifié dans sa vie de grand village, si ce n'est que son port reçut souvent la visite des petites embarcations des cuirassés de l'escadre transportant quelques matelots chargés d'acheter des œufs et des légumes destinés à varier le menu.

Les cafetiers se mirent à peindre sur les murs de leurs maisonnettes — les maisons n'ont ordinairement qu'un rez-de-chaussée et jamais plus d'un étage — des inscriptions flamboyantes: « Café des Français et des Anglais », « Café de Paris », « Grand Café de Londres ». Le nom était changé, mais rien n'était modifié à l'intérieur: on continuait d'y savourer, en fumant une cigarette de Kavalla, une minuscule tasse de café à la turque; on y prenait un cognac imbuvable et sentant la parfumerie à bas prix; enfin, on y payait régulièrement un sou pour chaque consommation. Quant à essayer de demander au « Café de Paris » ou au « Grand Café de Londres » un verre de vin ou de bière, c'était peine perdue. Mais chez l'épicier d'en face, dont la maison blanchie à la chaux portait depuis quelques jours en lettres monumentales: « Epicerie française », on pouvait acheter une bouteille de bière et venir la boire tranquillement sur la terrasse du « Café de Paris », où le garçon s'empressait de vous apporter un verre et de déboucher lui-même la bouteille.

Après la bataille du 18 mars, on remarqua à Ténédos une circulation inaccoutumée. Les trois premiers journalistes français qui s'y trouvaient, y compris votre correspondant, virent, chaque fois qu'un bateau arrivait de Kavalla ou du Pirée, une caravane de confrères anglais, français, américains, italiens ou grecs en descendre et chercher un gîte dans les maisonnettes des indigènes, sales et vermineuses. D'un coup, les chambres coûtèrent des prix fabuleux, la viande devint introuvable, et l'on pouvait voir dans une petite ruelle trois journalistes parisiens regarder d'un œil brillant de convoitise un petit porc qu'ils espéraient voir se transformer en jambons et saucisses, luxe inconnu à Ténédos.

Ce fut l'âge d'or pour tous les négociants du pays. Mais tout a une fin...

Dans l'espace d'une semaine, Ténédos s'est transformé. Un peloton de soldats britanniques est venu prendre possession de la vieille forteresse vénitienne qui domine le port et où flotte toujours le drapeau hellénique.

Des patrouilles circulent dans le quartier turc, marquant le pas, d'un air martial, sur les mauvais pavés des ruelles. Le soir, le long des crêtes du mont Elie, on voit se détacher sur le ciel clair les silhouettes des sentinelles anglaises surveillant la montagne, empêchant les espions turcs de faire des signaux lumineux.

On a ordonné au gouverneur de faire exécuter immédiatement des travaux de voirie. Celui-ci qui, maintenant, porte un col et une cravate, s'est empressé d'engager une armée d'ouvriers occupés à endiguer les ruiseaux infects coulant au milieu des rues, à faire disparaitre les mares stagnantes capables en été, de causer des épidémies.

Ténédos devient une ville propre. Sur la grande place, les marins anglais plantent des piquets entre lesquels ils tendent des fils de fer qui formeront d'immenses filets capables d'arrêter les mines dérivantes. Mais, avec le progrès, la belle liberté dont jouissaient les correspondants de guerre a disparu et il nous faut songer à trouver nous-mêmes une autre base d'opérations.

Robert Vaucher

 

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