- de la revue 'l'Illustration' No. 3762, 10 avril 1915
- 'l'Expédition d'Orient'
- par Robert Vaucher
- Lettres d'un Envoyé Spécial
Gallipoli
Dans la Baie de Moudros
Ile de Lemnos, 19 mars 1915
Le petit vapeur grec Crète, qui fait le service des îles de l'Egée, arrivait ce matin en vue du cap Irène lorsqu'un torpilleur français hissa le signal lui commandant de s'arrêter. Notre bâtiment se hâta de faire flotter le drapeau grec, put continuer sa route et entra dans la baie de Moudros. Un grand croiseur qui en sortait, à toute vapeur, nous donna l'impression que, dans ce port caché par des collines arides, il devait se passer quelque chose d'extraordinaire. En effet, au fur et à mesure que notre bateau s'avance.
il commence à rencontrer à l'ancre des transports français.
Il y en a dix, vingt, trente, quarante, et, au moment où nous nous arrêtons, en face du village de Moudros, c'est une flotte puissante qui nous entoure: transatlantiques énormes et capables de porter dans leurs flancs des milliers de soldats, vapeurs de commerce, remorqueurs de tous genres. Les noms les plus divers se lisent sur le tableau des navires français réunis ici. Voici la Provence, l'Hérault, le Pélion, l'Armand-Bêhic, le Charles-Roux, le Californien, et même la Ville-de-Rabat.
Tous les ports de France, de Marseille au Havre, ceux d'Algérie et de Tunisie, y sont représentés.
Pas de bateaux anglais, sauf un grand transatlantique (Royal-George, Toronto) encore chargé de troupes à l'uniforme kaki et au casque colonial, et un petit yacht de plaisance, qui semble tout désorienté au milieu de ce va-et-vient de bateaux de guerre.
En face de notre petit vapeur, deux torpilleurs et un grand croiseur veillent sur ces navires de commerce, dont la plupart ont déjà débarqué les hommes qu'ils transportaient.
A droite du village, sur une hauteur absolument aride, deux campements ont été organisés. Des centaines de tentes pointues abritent les troupes australiennes arrivées par le canal de Suez et forment un groupe très pittoresque. Les moulins à vent tournent lentement et mélancoliquement leurs grandes ailes, tandis qu'autour d'eux les soldats font l'exercice.
A gauche de Moudros, dans un endroit où les collines viennent mourir dans la mer, d'immenses troupeaux de chevaux australiens paissent tranquillement.
Tout autour de la baie on voit des troupes en manuvres. Il y a là de jeunes soldats, des dernières classes, s'exerçant, mêlés à des réservistes qui n'auraient jamais supposé qu'ils participeraient un jour à la prise de l'antique Byzance.
Un bateau passe, chargé de troupes et d'artillerie; les petits canons de montagne sont alignés sur le pont.
Les 75 brillent au soleil et semblent prêts à renouveler sur les côtes rocheuses des Dardanelles les exploits accomplis dans les terres fertiles de la vieille France.
Ici et là, dans la baie, des chaloupes apparaissent, montées par des soldats qui apprennent à ramer et qui sont mouillés par les vagues faisant danser leurs barques comme des coquilles de noix.
On a l'impression très nette que rien dans l'expédition n'est laissé au hasard. Tout se fait tranquillement, méthodiquement et, lorsque le moment sera venu, lorsque les troupes suffisantes seront rassemblées, toute cette flotte de transports reprendra la mer, emmenant avec elle des soldats capables de coopérer aux efforts des grands navires de guerre.
Dans un petit ravin, des clairons s'exercent. Les sons aigus et joyeux des fanfares françaises traversent la baie, parviennent jusqu'aux tentes australiennes; les chevaux hennissent, sentant la bataille qui viendra demain; le vent, arrivant du Nord, fait flotter des centaines de drapeaux français sur les transports ou les bateaux de guerre.
Et, tandis que notre petit bateau grec, affreusement secoué, se dirige vers Ténédos, où nous devons retrouver la base navale franco-anglaise, les accents joyeux du Sambre-et-Meuse éclatent dans cette natura sauvage es désolée de l'île de Lemnos, affirmant la foi dans la victoire finale.
Ténédos, Base Navale
Ténédos, 21 mars 1915
Le vent du Sud qui soufflait en rafales telles que notre vapeur mit deux jours pour effectuer la traversée de la baie de Moudros à Ténédos, vient tout à coup de tomber. Le ciel est devenu très noir. Les matelots d'une des chaloupes du Charlemagne, venus à terre en corvée de vivres, regardent la mer en hochant la tête.
- Nous allons avoir un mauvais grain, assure un vieux Marseillais, engagé volontaire, qui prévoit que l'équinoxe va nous jouer un méchant tour.
En effet, le vent du Nord, froid et impétueux, se lève tout à coup. Les vagues viennent se jeter avec fracas contre les flancs des navires de la flotte anglo-française ancrée au Nord de l'île.
Vers 5 heures, comme je prends le café, en compagnie de confrères, dans un petit local qui est le rendez-vous des notables turcs de l'île, j'assiste à un spectacle impressionnant: une revue navale.
Non pas la revue banale devant un haut personnage, avec des invités aux uniformes galonnés, ou coiffés de chapeaux de soie, des toilettes gaies, des fanfares et de la joie dans l'air, mais le défilé, sur la mer démontée, des navires qui ont été au feu, qui sont prêts à y retourner, des bâtiments en parfait état et de ceux qui souffrirent des projectiles ou des mines de l'ennemi. Combien cela est plus grandiose et plus émouvant!
Toute la flotte change de mouillage et va se mettre à l'abri des vagues au Sud de l'île de Ténédos.
Les vieux Turcs fument leur narghilé, assis les jambes croisées, buvant de temps à autre une gorgée de café. Le mufti, au turban d'un blanc immaculé, qui, il y a quelques jours, demandait avec angoisse si les Français, en débarquant dans l'île, ne le tueraient pas, a pris un air dédaigneux. Il lit le Coran sur la terrasse du café, lève les yeux pour regarder les navires, puis se replonge dans sa méditation. Depuis jeudi soir il a repris courage. Il espère que les chrétiens seront impuissants longtemps encore.
Tout à côté, sur le petit minaret blanc, le muezzin appelle les fidèles à la prière du soir, Allah est grand! chante-t-il de sa voix tremblotante, comme un défi aux monstres d'acier qui, lentement, avec des torrents de fumées, passent devant le village de Ténédos.
Après plusieurs bâtiments anglais, voici le Suffren, battant pavillon de l'amiral Guépratte, qui s'avance doucement, comme un oiseau blessé qui a du plomb dans l'aire. Il est suivi, à la distance réglementaire, par le Charlemagne sorti indemne, malgré l'acharnement de l'ennemi, de cette journée de jeudi qui coûta eher aux alliés.
A l'horizon, on aperçoit, dans la brume, le Gaulois, à flot depuis hier après-midi, mais qui reste à l'abri d'un des ilôts des Lapins.
Pendant une heure, c'est un va-et-vient de torpilleurs, contre-torpilleurs, croiseurs, dragueurs, cherchant, à l'exemple des cuirassés, un abri sûr.
Combien de temps faudra-t-il encore avant que ces vaillants marins aient la satisfaction de planter les drapeaux français et anglais à Constantinople? C'est ce que chacun se demande.
Parlez à un officier ou à un matelot, à un Anglais ou à un Français, la réponse sera la même: « Nous arriverons coûte que coûte à forcer les détroits, mais l'entreprise est difficile, très difficile... »
l'Attaque des Forts de l'Entrée des Dardanelles
Le 19 février, à la suite du bombardement à grande distance, les bâtiments engagés s'étaient, vers 14 heures, rapprochés des forts pour les attaquer à une plus courte distance et dans leurs propres secteurs de tir. Les batteries d'Ertoghoul et d'Orhanié seules avaient alors répondu au feu des cuirassés et avaient été prises à partie, Ertoghoul per le Suffren, Orhanié par la, Vengeance. A la fin de la première journée, on supposait donc que ces deux ouvrages, les seuls qui soient modernes, armés de deux pièces longues de 24c/m, avaient encore des canons en état de tirer. Quant à Seddul Bahr et à KoumKaleh, ils paraissaient être hors de cause.
Pendant les journées des 20, 21, 22, 23 et 24 février, le mauvais temps empêcha la continuation des opérations. Ce n'est que Ie 25 février qu'elles purent être reprises. Quatre cuirassés recommencèrent à battre les quatre forts à grande distance. L'Irrésistible tirait sur Orhanié. la Queen-Elisabeth sur Seddul Bahr, l'Agamemnon sur Ertoghoul et le Gaulois sur Koum Kabh.
Vers 11 h. 30, le Gaulois, la Queen-Elisabeth et l'Agamemnon concentrèrent leur feu sur la batterie d'Ertoghoul qui, à 12 h. 35, sembla réduite au silence.
Puis, dans l'après-midi, commença la seconde phase, déjà décrite avec un dessin à l'appui, dans une note que vous a fait parvenir le dr. Duville, médecin du malheureux et héroïque Bouvel. Elle est indiquée, sur le schéma ci-dessous, où sont tracées les routes suivies par la Vengeance et le Cornwallis, puis par le Suffren et le Charlemagne, qui allèrent canonner de près les quatre forts.
Vers 15 heures, cette seconde partie des opérations était terminée: les forts ne tiraient plus.
Deux cuirassés anglais se sont alors rapprochés de nouveau et ont paru stopper à courte distance des ouvrages, probablement pour mettre à terre des détachements chargés d'achever leur destruction. Dès qu'ils eurent terminé leur tâche, le dragage des mines commença.
Vers 19 heures, lorsque la nuit tomba, on vit deux grands incendies dans la direction de Seddul Bahr, puis un troisième dans la direction d'Ertoghoul. Celui-ci était traversé de temps à autre par des éclats qui paraissaient être des explosions de munitions. Le succès était donc complet.
l'Attaque du Goulet, le 18 Mars
Du 25 février au 18 mars, les opérations partielles continuèrent; mais le mauvais temps empêchait à chaque instant une action continue. Il fallait demeurer quatre, cinq, six jours sans pouvoir faire autre chose que de repêcher des mines.
Il convient de noter en passant le succès complet obtenu par un système français, inventé par le contre-amiral Ronarc'h, qui permet de draguer les mines d'une manière beaucoup moins dangereuse et beaucoup plus rapide que les méthodes employées jusqu'ici.
Le 18 mars, à 9 heures du matin, toute la flotte appareillait pour tenter de traverser, en passant par le chenal fait par les dragueurs de mines, le passage si étroit de Tchanak.
En arrivant à l'entrée du détroit, les navires ail es aperçurent un petit remorqueur turc qui s'enfuyait, sa besogne terminée. C'est à lui que l'on doit d'avoir à déplorer la perte de trois cuirassés. Tous les trois ont heurté des mines dérivantes, posées au dernier moment, contre toutes les lois de la guerre qui en interdisent l'emploi, - mais on n'en est plus à compter les violations de la convention de la Haye.
Un officier, qui participa à la bataille à bord d'un cuirassé français, m'a expliqué que celle-ci pouvait se diviser en trois phases: la première, dans laquelle trois cuirassés anglais et la Queen-Elisabeth menèrent l'attaque et qui dura jusqu'à midi; la seconde où les cuirassés français furent en tête et qui devait se terminer à deux heures, les navires anglais reprenant, durant la troisième phase, la conduite des opérations.
La première partie du programme de l'amiral de Robecq s'accomplit presque sans perte pour les alliés.
Pourtant, c'était un enfer: des obus de tous côtés, les canons de toutes dimensions des navires crachant du feu, les forts des Dardanelles répondant. De temps à autre, une explosion, sur la côte, prouvait qu'un dépôt de munitions avait été atteint. La Queen-Elisabeth tirait à longue distance, par-dessus les autres bâtiments.
Lorsque les cuirassés français prirent la direction du mouvement, la lutte fut plus meurtrière encore. Le temps superbe facilitait la tâche des pointeurs. L'artillerie des quatre cuirassés était en action et les canonniers français tiraient avec une justesse qui fit l'admiration de leurs camarades anglais.
La Perte du « Bouvet » et l'Avarie du « Gaulois »
Le Suffren et le Bouvet étaient en ligne de filo, sur la côte d'Asie, tandis que le Gaulois et le Charlemagne se trouvaient sur la côte d'Europe.
Tout à coup, le Suffren fut touché sur l'avant par un projectile, qui lui ocoasionna une voie d'eau. Le Bouvet vint le remplacer. La situation était très difficile. En face des forts de Dardanus et de Tchanak, qui tiraient sans cesse, il fallait manuvrer avec, à gauche et à droite, des mines flottantes. Le Suffren avait pu les éviter. Le Bouvet en vit une à sa gauche, une autre à sa droite; il voulut passer entre les deux mais n'en aperçut pas une troisième qui venait à l'avant et juste entre les deux autres. Ce fut sa perte. Touché par la mine, qui fit explosion sous ses soutes à munitions, à 1 h. 58m., deux minutes plus tard il était coulé. On ne vit plus qu'une fumée noire, en forme d'immense ballon.Vqui plana, pendant près d'une heure, au-dessus de l'endroit où le malheureux navire avait disparu, avec son héroïque équipage.
L'eau dut envahir rapidement, m'expliquait un marin du Suffren, la partie droite, ce qui fit pencher le navire, qui chavira de ce côté en perdant l'équilibre. Certains spectateurs, d'autre part, assurent que le cuirassé a été coupé en deux par l'explosion et que l'on vit les deux mâts se rapprocher et finir par se toucher.
Vous savez déjà quelle faible proportion de l'équipage put être sauvée.
Ce fut par miracle que les hommes qui étaient dans la tourelle de bâbord sortirent par le trou servant à l'évacuation des douilles. Deux soutiers furent projetés en l'air par l'explosion et purent être recueillis. Un enseigne, qui avait déjà été sauvé lors de la catastrophe de la Liberté, réussit également à s'en tirer, et cette fois-ci sans une blessure.
Le Gaulois voulut venir au secours du Bouvet, mais un obus-torpille le frappa au-dessous de la ligne de flottaison, produisant une déchirure.
Le commandant Biard, intrépide marin dont l'histoire gardera le nom, avec celui du commandant Rageot de La Touche et des autres officiers du Bouvet, refusa de se laisser remorquer, craignant de couler plus rapidement. Il débarqua sur les bâtiments arrivés à son secours la moitié de son équipage et se dirigea, par ses propres moyens, vers les Iles des Lapins où il réussit à échouer le Gaulois d'une façon si habile que le cuirassé, deux jours après, était de nouveau à flot. Il a déclaré qu'il aurait préféré couler son bâtiment plutôt que de le laisser aux mains des Turcs. « II était temps d'arriver à l'île, ajouta-t-il; s'il avait fallu naviguer encore cinq minutes, nous étions perdus. »
Pendant vingt-quatre heures, le Gaulois continua à faire machines en avant, changeant de vitesse, de façon à ne pas s'enfoncer dans le sable tout en ne glissant pas. Les scaphandriers anglais travaillèrent nuit et jour, pendant quarante-huit heures, à boucher la déchirure et, samedi, à 4 heures de l'après-midi, le Gaulois, sauvé grâce au sang-froid de son commandant et de son équipage, était de nouveau en état de tenir la mer, de rembarquer ses hommes qui avaient été répartis à bord d'autres unités et de gagner Toulon pour y être plus sérieusement réparé.
Les cuirassés français venaient d'achever leur tâche quand ils furent si terriblement éprouvés. Le Bouvet avait complètement, démoli le fort de Dardanus, qui ne répondait plus. On avait remarqué, à plusieurs reprises, de fortes explosions suivies d'incendies, à Tchanak et dans les forts environnants. Les navires français devaient, suivant le programme élaboré par l'amiral de Robecq, se retirer à 2 heures et laisser la place aux navires anglais. Quand ils furent atteints, ils effectuaient leur retraite. Le Charlemagne, indemne, n'avait pas cessé de tirer avec une admirable précision.
Les marins anglais n'eurent pas plus de chance que leurs camarades français. L'Irrésistible et l'Ocean, qui étaient en première ligne, furent touchés par des mines dérivantes et coulèrent lentement; mais, du moins, les embarcations accourues purent recueillir leurs équipages presque au complet, sous le feu des Turcs qui tirèrent sur les chaloupes de sauvetage.
Les cuirassés Inflexible et Albion, gravement endommagés, durent également se retirer et se faire convoyer. Jusqu'à 5 heures, le bombardement continua. Un certain nombre de forts répondaient faiblement; d'autres ne répondaient plus du tout; mais, le soir, la flotte dut rentrer à Ténédos sans avoir encore réussi à franchir le passage dangereux de Tchanak.
Robert Vaucher
- de la revue 'l'Illustration' No. 3773, 26 juin 1915
- 'l'Expédition des Dardanelles'
- par Robert Vaucher
- Lettres d'un Envoyé Spécial
Gallipoli
- Un Bel Épisode de Guerre: la Prise d'un Fortin Turc
- par une Section Franche d'un Régiment Colonial
Une correspondance particulière nous a apporté ce récit d'un magnifique épisode de guerre sur la presqu'île de Gallipoli.
Seddul Bahr, juin
Notre avance était arrêtée par un fortin solidement établi par les Turcs à hauteur de leurs premières lignes de tranchées et commandant le grand entonnoir de Kerevès Déré. Garni de mitrailleuses, ce fortin avait semé la mort dans nos rangs. Sa position rendait impossible tout assaut de front et de flanc. Etudiant cet obstacle redoutable, le colonel N. finit par découvrir que les Turcs avaient dégarni le poste qui occupait le fortin. L'amoncellement des cadavres dans les tranchées voisines avait dû incommoder les défenseurs. Aussitôt, une section franche fut créée dans le régiment colonial mixte. Composée de volontaires, blancs ou noirs, en proportions égales, elle était prête à exécuter des coups de main. Le sous-lieutenant M. en prit le commandement et mission fut donnée à ces soldats d'élite de s'emparer du fortin.
Le 28 mai, à 22 heures, ils étaient rassemblés dans notre première ligne de tranchées. Ils se glissèrent un à un au-dessus du parapet et commencèrent à ramper. Cette glissade dans la nuit nous remplissait d'angoisse et d'admiration et nous nous disions: « Combien reviendront ? » Pendant deux heures, nos hommes rampèrent, étrei-gnant leur arme, évitant Je moindre bruit, retenant leur respiration. La nuit était d'une merveilleuse pureté. Sous la pleine lune, le soi s'étendait en pente légère, à peine taché de buissons rares. A un moment, une patrouille turque se dirigea sur nos volontaires qui restèrent absolument immobiles, Au-dessus d'eux passaient les balles qu'échangeaient les tirailleurs des tranchées. Des obus éclataient à leur droite et à leur gauche. Soutenus par leur volonté de fer, ils s'avancèrent de nouveau, comme des couleuvres. Enfin, ils touchèrent au but. Serrés coude à coude, dans l'ombre, ils attendirent le signal de leur chef. Et, soudain, ils se dressèrent. Ah! les beaux gars! ils bondirent sur le fortin. Surpris, les Turcs s'enfuirent, se perdirent dans un boyau de tranchée, abandonnant leurs armes, leurs sacs, leurs couvertures.
Sans perdre un instant, la section franche organise la position, bouche le boyau de communication, creuse la terre, remplit des sacs, place une garde qui répond par des feux de salve à la mousqueterie ennemie. En même temps, un des nôtres allume une lanterne et tourne la lumière vers nos tranchées pour nous indiquer que la tâche est remplie. Mais la fusillade turque s'élève, se multiplie ; notre artillerie de campagne et bientôt nos grosses pièces lui répondent. Nos volontaires ne bronchent pas. Le fortin est criblé de balles et de marmites. Le sergent R. qui le commande, tandis que les lieutenants Le G. et M. organisent l'occupation des tranchées voisines, est blessé A l'épaule d'une balle qui le traverse de part en part. Il refuse d'aller au poste de secours. Un soldat avisé badigeonne la plaie avec de la teinture d'iode et applique le pansement individuel. Pendant trente-six heures, le sergent R. tient ainsi dans le fortin, qui a été baptisé « fortin Le G. », du nom d'un des lieutenants, tombé le 29. Le surlendemain, 31 mai, le général Gouraud, commandant en chef le corps expéditionnaire d'Orient, passait en revue notre régiment, pour honorer la bravoure du sergent R., cité au bulletin en ces termes: « Blessé à son poste de combat, est resté trente-six heures sans vouloir être ni pansé, ni relevé. »
A 7 heures du matin, sur les dernières pentes qui bordent au Nord la baie de Morto, le régiment était rangé, par bataillons, face à la mer, clairons sonnant et drapeau au vent. Le général Gouraud arriva sur le terrain, au galop de son cheval. Il était en khaki : son képi aux lauriers d'or brillait au soleil. Le général M., commandant la première division, l'accompagnait, ainsi qu'un brillant état-major. Après avoir salué le drapeau et le colonel, le général Gouraud mit pied à terre. Il décora le sergent R. de la médaille militaire avec le cérémonial accoutumé; puis, d'une voix puissante, il adressa aux « marsouins et Sénégalais » une ardente allocution. Il loua la conduite du sergent R. et termina ainsi: C'est très bien. On peut compter sur vous. Votre colonel avait donné l'exemple. Blessé, il est toujours à son poste. »
Et le régiment défila devant le général. Pendant oe défilé, trois ou quatre marmites, venant d'In Tépé, éclatèrent dans nos lignes avec un bruit infernal. Personne n'y prit garde. Les rangs étaient aussi alignés qu'à la revue du 14 juillet.
Français et Australiens ---- des Ames Héroïques
Notre envoyé spécial, Robert Vaucher, avant de regagner l'Italie, d'où il nous a adressé de Venise la correspondance qu'on a lue dans une autre partie du journal, nous écrivait de Moudros, au commencement de ce mois.
Ile de Lemnos, 4 juin
Sous le soleil d'Orient, par une chaleur torride, les opérations continuent avec succès. Mais des lignes turques s'échappent des odeurs redoutables. Hier, nos coloniaux, qui venaient de conquérir une tranchée à la baïonnette, se trouvèrent devant un fossé à moitié rempli de cadavres en décomposition et que les Turcs avaient piétines pendant tout le temps de leur résistance. Il fallut creuser une nouvelle tranchée pour combler la première.
Cependant, l'état sanitaire des troupes est excellent. Chaque jour, les médecins vaccinent contre le choléra et la fièvre typhoïde les soldats qui arrivent de France. D'autre part, notre corps expéditionnaire est composé principalement de tirailleurs sénégalais, d'infanterie coloniale et de légion étrangère; tous ces hommes sont habitués au climat chaud. Pareillement, les troupes anglaises comprennent des volontaires d'Australie et de la Nouvelle-Zélande, athlètes magnifiques, anciens tondeurs de moutons ou gardiens de bestiaux, mineurs, fermiers, etc. Ces gaillards ont une prédilection marquée pour l'attaque à la baïonnette, aux cris de hip! hip! hourrah! lancés avec la même conviction que s'il s'agissait d'un match de football. Les Turcs n'attendent pas l'arrivée de ces géants. Mais ces géants n'ont pu se priver du plaisir de se baigner dans le golfe de Saros, malgré les balles turques qui atteignent au moins un baigneur par jour. Ils ont encore un autre culte : une sonnerie spéciale et qui étonne toujours nos soldats annonce l'heure du thé, des sandwiches, des pains beurrés, de la confiture d'orange. On boit et on mange, dans les lignes britanniques, avec une magnifique gravité.
Nos soldats fraternisent avec leurs camarades anglais. Chacun fait une collection de boutons d'uniformes. Les plus recherchés sont les boutons australiens qui ont, gravée sur le métal, la forme géographique de la grande île. Les plaquettes de bronze qui servent à distinguer les corps d'armée ne sont pas moins prisées: vous en verrez bientôt qui seront portées en broches par les femmes de nos soldats. J'ai assisté récemment à cette scène charmante: des Anglais entrèrent dans la mauvaise auberge où nous déjeunions et où des zouaves buvaient de la bière. Nos hommes se levèrent et chantèrent Tiipperary aux alliés Aussitôt un sous-offieier australien, un colosse, lança un coup de sifflet strident. Tous ses camarades se turent et restèrent immobiles. Alors, le sous-officier ouvrit son grand couteau, coupa tous les boutons de sa vareuse et les offrit à nos troupiers en enlevant son grand chapeau et en criant: « Vive la France! » Ses hommes l'imitèrent aussitôt.
Les scènes tragiques suocèdent aux scènes gaies. Je viens d'assister à l'enterrement d'un enseigne de vaisseau, qui fut tué au cours d'un débarquement sur la côte asiatique. Aux sonneries des clairons, un long cortège d'officiers de marine défila, dans les champs de blé mûr. L'amiral Guépratte marchait en tête, posant affectueusement sa main sur l'épaule du frère de l'enseigne, lui aussi officier de marine. Arrivé devant le cercueil, il salua ; puis, se baissant, il baisa le drapeau tricolore et le tendit au jeune officier, qui s'agenouilla devant la tombe en embrassant à son tour le drapeau sur lequel reposait l'épée de son frère mort au champ d'honneur. Alors, l'amiral prit la parole et, avec une ardeur inspirée, il dit au revoir à celui qui venait de mourir pour la patrie, il proclama sa conviction de voir prochainement cette perte vengée par l'arrivée victorieuse de notre flotte devant Constan-tinople. Et il termina, après une pensée touchante pour la famille du héros, en saluant les troupes africaines et métropolitaines qui déploient tant d'héroïsme dans l'enfer de feu qu'est la presqu'île de Gallipoli.
Les soldats du service d'honneur pleuraient en entendant ce discours émouvant.
L'amiral connaît bien l'âme héroïque des équipages qu'il commande. Il pouvait rendre hommage à la vaillance incomparable des troupes que le général Gouraud mène à l'assaut de la cote 216. Les plus belles pages de nos annales se renouvellent aux Dardanelles. Je ne veux citer aujourd'hui qu'une anecdote. Je prenais le café avec un sergent de zouaves, un Parisien, employé du gaz, engagé volontaire, qui prit part aux combats terribles du mois de mai et fut obligé de venir se reposer à l'hôpital d'évacuation. Nous causions, et le sergent, cherchant quelque note dans son portefeuille, laissa tomber à terre une carte de visite. Je la ramassai et la lui tendis. C'est une carte salie, marquée d'empreintes digitales. Au verso, quelques lignes avaient été écrites au crayon. Le sergent comprit ma curiosité et, retirant la carte du portefeuille où il allait la placer avec soin, il m'invita à lire les lignes manuscrites. Je déchiffrai ceci:
« Un blessé, implore depuis ce matin, à moins de 50 mètres de noire tranchée. Puis-je être autorisé à tenter de le sauver pendant une accalmie? Je, sortirai seul. » En dessous de ces lignes, d'une autre écriture, le mot « Non » était écrit deux fois, puis, de la même main, cette phrase : « Vous êtes autorisé; bonne chance et félicitations. - P. F. »
Le sergent m'expliqua cette demande et ces réponses successives. Après une nuit de combat, un jeune soldat de la classe 15 avait voulu aller chercher un bidon d'eau. Une balle l'avait couché à terre. Et il gémissait sans pouvoir se relever. Le sergent demanda l'autorisation d'aller le chercher, à 7 heures du matin. On la lui refusa. A 10 heures, il renouvela sa demande. Le lieutenant fit appeler des brancardiers, qui déclarèrent que tout secours était impossible, qu'il fallait attendre une accalmie. A midi, le sergent fit une troisième fois passer sa carte, le long de la tranchée. Elle lui revint avec l'autorisation désirée. Il sortit; il rampa; il atteignit le petit blessé; il le ramena à la tranchée d'où on put l'évacuer, à la nuit, sur l'hôpital où il guérira!
Comme je félicitais le sergent de son héroïsme, il me répondit: « Ce n'est rien. Tout le monde en aurait fait autant. » Et il glissa la carte dans son portefeuille.
Robert Vaucher