de la revue 'l'Illustration' No. 3767 de 15 mai 1915
'Le Premier Débarquement
sur la Cote d'Asie'

Aux Dardanelles, 25-26 Avril

 

Rédigées hâtivement, jour par jour, puis heure par heure, pendant les premières journées des nouvelles opérations, sur mer et sur terre, contre les Dardanelles, les notes qu'on va lire témoignent que l’entrain et la crânerie des nôtres ne sont pas moindres dans le Levant que sur le front des Flandres, de l’Artois, de la Champagne, de la Woëvre ou de l’Alsace:

 

 

23 avril (en rade de Moudros)

Nous sommes arrivés à Lemnos, hier scir, avec les transports de troupes que nous avons convoyés depuis Alexandrie. La rade de Moudros est encombrée de bateaux de guerre; jamais elle n'en avait vu autant. Ce matin, l'amiral Guépratte est venu à bord de la Jeanne-d'Arc: « Mes amis, a-t-il dit à l'équipage rassemblé, vous avez rempli votre mission, mais je vous garde; il va y avoir de la joie; nous combattrons ensemble, et cela après-demain! »

Enfin, nous en sommes donc sûrs, la Jeanne-d'Arc va se battre. Nous qui avions peur de retourner à Port-Saïd, nous allons vider nos soutes aux Dardanelles!

Depuis ce matin, les transports de troupes ne cessent d'appareiller; vers 4 heures, six croiseurs anglais sortent de la rade; parmi eux, se trouve l’Euryalus que, si souvent, nous avions rencontré dans la Manche; il nous signale en passant: « Mieux que la Manche! » Nous lui répondons: « Sommes heureux d'aller au combat avec vous! »

24 avril

Nous prenons nos dispositions de combat. Les malheureux bœufs (notre provision de viande fraîche) sont affalés dans l'entrepont. Les pièces sont maintenant complètement grattées: les éclats de peinture enflammés ne sont plus à craindre. Les hamacs sont disposés sur des filières pour protéger les armements des pièces du pont contre les éclats d'obus. Nous mettons dans nos valises le meilleur de ce que nous possédons et ncus descendons le tout sous le pont cuirassé. Si le poste flambe, il nous restera toujours cela.

Les transports continuent à appareiller. Quand je pense que nous allons prendre part à une danse qui, peut-être, précédera de peu l'entrée des alliés à Constantinc- ple, je crois rêver! La Jeanne-d'Arc, il y a encore trois semaines, faisait en Manche des ronds dans l'eau: la voilà maintenant à 50 milles des Dardanelles!

L'officier canonnier du bord vient de faire appeler les midships et nous a exposé ce"qui va se passer demain. Notre division, commandée par l'amiral Guépratte, est composée de deux cuirassés français, le Henri-IV et le Jauréguibetry battant pavillon de l'amiral, d'un croiseur russe, l’Askold, et de la Jeanne-d'Arc; le rôle de noire croiseur est de protéger le débarquement, sur la côte asiatique, d'un corps français fort d'environ 2.500 hommes.

Le débarquement principal doit se faire dans le golfe de Saros, au Nord de la presqu'île de Gallipoli; trois diversions doivent avoir lieu: une, sur la côte européenne, entre le cap Helles et Seddul Bahr; une seconde, à Koum Kaleh; la troisième plus au Sud, dans la baie de Besika.

Au cap Helles, les Anglais débarqueront réellement, de même que les Français à Koum Kaleh. A Besika, des transports et des contre-torpilleurs iront simplement faire une démonstration sans débarquement.

A 17 heures, ce soir, de nombreux transports sont partis accompagnés de l'escadre anglaise, composée de 6 cuirassés et de 6 contre-torpilleurs.

A 22 heures, nous appareillons ainsi que leJauréquiberry, le Henri-IV et l’Askold. Le temps est splendide.

A minuit, nous sommes entre Ténédos et la côte turque que l'on commence à distinguer.

25 avril

3 h. du matin. Nous voici donc devant ces fameuses Dardanelles! Ici la pointe de Yenicher, là le cap Helles. Le projecteur de Tchanak fouille les ténèbres qui déjà se dissipent. Partout, couvrant la mer de taches sombres, des bâtiments alliés vont et viennent, transports, cuirassés, torpilleurs, dragueurs. Ces quelque cinq cents navires qui évoluent devant la côte ennemie, tranquillement et silencieusement, donnent une extraordinaire impression de confiance; nous nous sentons au cœur un frisson d'allégresse et de fierté.

Lentement, les cuirassés gagnent leur poste de combat.

5 h. 10. La sonnerie du branle-bas de combat éclate.

Besika, pour appuyer la diversion des contre-torpilleurs et des transports.

Nous bombardons successivement Yenikeui, un mamelon creusé de tranchées et une batterie démantelée qu'on nous a signalée comme occupée par les Turcs.

11 heures. Nous sommes rappelés dans les Dardanelles, pour protéger le débarquement déjà commencé depuis 8 heures, sur la côte asiatique. Nous croisons entre Koum Kaleh et Yenicher, que nous bombardons à tour de rôle, ainsi que la batterie d'Orhanié.

En s'approchant de Koum Kaleh, une chaloupe pleine de troupes est coulée par le feu de 34 mitrailleuses dissimulées. Mais une autre ayant réussi à accoster au pied même du fort, les 60 hommes qu'elle contenait enlèvent les ruines à la baïonnette et s'emparent des 34 mitrailleuses dont tous les servants sont tués.

13 h. 30. Le débarquement est pénible; nos troupes seraient en assez mauvaise posture si le feu des bâtiments n'empêchait toute offensive vigoureuse de la part des Turcs qui s'avancent par le pont du Méandre et par Orhanié. Les renforts et surtout les 75 arrivant, nos troupes parviennent à s'installer dans le fort de Koum Kaleh; elles progressent même dans les dunes de part et d'autre du village.

Toute la côte est creusée de tranchées; notre corps, fort de moins de 3.000 hommes, a devant lui 6.000 Turcs qui, bientôt, seront 10.000, car ils sont à tous moments renforcés.

Retranchés dans le cimetière de Koum Kaleh, ils hissant le drapsau blanc et lèvent les mains en l'air. Nos tirailleurs s'avancent sans défiance, lorsque d'autres ennemis, dissimulés derrière un mur, ouvrent le feu à bout portant sur eux. Un capitaine et deux lieutenants sont capturés, puis pendus aussitôt.

15 h. 20. Les Sénégalais s'emparent du cimetière et du détachement turc qui, commandé par un Allemand, a assassiné les trois officiers français. L'officier est fusillé.

16 heures. Nous bombardons les Turcs qui évacuent des tranchées, dans la direction du tumulus d'Achille.

17 h. 30. Presque tout le village de Koum Kaleh est entre nos mains.

17 h. 50. Nous bombardons Yenicher sur lequel les Turcs semblent vouloir se replier.

18 h. 30. L'amiral signale: « Cessez le feu; ralliement général et absolu. » Ce n'est pas sans un petit serrement de cœur que nous abandonnons à eux-mêmes les camarades de l'armée. La nuit va être dure pour eux.

26 avril. 7 h. 5. Le clairon sonne le branle-bas de combat. 7 h. 25. Nous bombardons la rive gauche du Méandre où les Turcs sent accrochés.

7 h. 45. Suspension du feu; à terre, les 75 bombardent les tranchées turques entre la batterie d'Orhanié et le tumulus d'Achille.

8 h. 50. Nous reprenons le feu en balayant tout le terrain entre Koum Kaleh et Orhanié. Les Turcs battent en retraite vers le tumulus d'Achille et vers le pont du Méandre. Les 14 de la Jeanne-d’Arc et les 75 les poursuivent. A la jumelle, on voit de nombreux morts en jonchent le terrain. Nous faisons des prisonniers.

9 h. 10. Le Prince-George reçoit de la côte asiatique un obus qui traverse sa cheminée.

11 heures. Les Turcs semblent vouloir se replier sur Yenicher. Nous bombardons le village. L'Askold nous aide.

12 h. 32. Une batterie de mortiers tire sur nous, de la côte asiatique: les deux premiers coups nous encadrent à 50 mètres; la troisième salve nous touche. Un obus éclate dans une casemate; un commencement d'incendie est vite éteint.

Un autre obus pénètre dans la chambre de l'officier fusilier, traverse une soute à charbon et le pont cuirassé, pour finir par se loger dans le corridor des chaufferies.

Le Henri-IV et le Jauréguïberry bombardent l'emplacement présumé de la batterie de mortiers.

15 heures. Nous bombardons Yenicher.

15 h. 10. Les dragueurs font sauter deux mines qu'ils ont pêchées. Quelle gerbe d'eau! On comprend la fin du Bouvet!

16 heures. Nous bombardons les tranchées turques sur la pente d'Orhanié. Do nombreux prisonniers sont embarqués sur les transports.

17 h. 30. La batterie qui nous a bombardés tire maintenant sur Koum Kaleh.

27 avril

Ce matin, nous avons su que le corps de débarquement avait été réembarqué pendant la nuit, scus la protection des contre-torpilleurs. La diversion a parfaitement réussi, puisqu'un corps de moins de 3.000 hommes a immobilisé pendant deux jours des .forces cinq fois supérieures, leur faisant 580 prisonniers.

Les pertes sont assez lourdes. La coopération des bâtiments avec les troupes débarquées a été parfaite.

Un détail pour finir: le commandant du corps de débarquement, le colonel Ruef, voulant tenir ou mourir, avait demandé que les embarcations fussent emmenées une fois le débarquement effectué.

L'auteur de ces notes, expédiées de Ténédos le 27 avril, ne nous parle pas des opérations sur la côte d'Europe, dont il n'a pas été témoin, et il s'est abstenu d'ajouter rétrospectivement aucun commentaire à ces impressions vécues.

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