- de la revue Je Sais Tout no. 125 de 15 avril 1916
- 'Mon Séjour à Gallipoli'
- par de Mabigny
- Officier interprète près de l'État-Major anglais.
Carnet de Route d'un Officier Australien
Le corps expéditionnaire britannique qui fut débarqué, en avril 1915, dans la presqu'île de Gallipoli, pour tourner par terre la défense des détroits, était composé en grande partie d'Australiens et de Néo-Zélandais. Ces contingents déployèrent là les plus belles qualités militaires, et l'insuccès de leur mission ne doit pas faire oublier les sacrifices qu'ils s'imposèrent pour la défense commune.
C'est vers le commencement d'avril et par un temps superbe que nous quittons le port d'Alexandrie où nous attendions, depuis huit jours, l'ordre de départ. Déjà, la semaine précédente, nous avions vu partir des transports chargés de troupes, de matériel de guerre et de provisions. Le nôtre attendait parce qu'il devait emporter les trois états-majors du corps d'armée australien et néo-zélandais.
Nous avons à bord six généraux, une soixantaine d'officiers supérieurs et un bataillon d'infanterie, des canons, des automobiles, des chevaux.
Mais le transport, un gros bateau de 18.000 tonnes, est spacieux, bien aménagé et nous tenons tous à l'aise. Nous regardons disparaître cette terre d'Egypte où nous ne pensions pas séjourner en quittant l'Australie et où nous avons passé quatre mois d'hiver délicieux, campés dans le désert, à Mena, au pied des Pyramides.
Nous sommes un peu énervés car nous ne savons pas encore officiellement où nous allons. Il s'est bien chuchoté que c'est en Turquie; mais il y a eu tant de bruits contradictoires, le service de contre-renseignements ayant laissé circuler tous les racontars, qu'il se trouve même parmi nous des gens qui croient que nous allons en France.
Mais notre curiosité est satisfaite, dès le lendemain, un dimanche. A la fin du service, où notre chapelain nous fait un sermon des. plus émouvants, le général, commandant le corps d'armée, prend la parole et, dans une allocution qui électrise tout le monde, nous fixe sur le lieu de notre débarquement et sur l'ennemi que nous allons combattre.
Vingt-quatre heures après nous arrivons à l'île de Lemnos et nous pénétrons dans l'immense baie de Moudros où nous trouvons une flotte imposante de transports et de navires de guerre qui nous ont précédés.
Nous pensions que nous allions courir sus aux Turcs sans tarder, mais nous stationnons au moins quinze jours à Lemnos. Là mer s'est gâtée dans les détroits et, tant qu'elle ne se calmera pas, il ne faut pas songer à un débarquement sur cette côte de Gallipoli sans rade et sans abri.
On profite de ce répit pour compléter les préparatifs: les soldats s'exercent à la rame dans la baie et font des répétitions des manuvres de débarquement; les officiers, à lord, étudient fiévreusement la carte de la péninsule et assistent aux conférences que tiennent les états-majors. D'immenses cartes tapissent les parois du salon, on discute les moindres détails, on étudie tous les replis de terrain. Les généraux, accompagnés d'officiers supérieurs, sont allés faire un tour le long des côtes de Gallipoli, à bord d'un navire de guerre, afin de repérer certains points, car on n'est pas loin des Turcs; à peine trois ou quatre heures de traversée nous en séparent et le bruit, du bombardement des forts des détroits nous parvient souvont.
Mais le beau temps revient et il y a des signes qu'on va bientôt partir: tous ceux qui étaient à terre ont été rappelés à bord; on a aussi embarqué trois Grecs qui connaissent bien la péninsule pour y avoir habité et qui vont nous servir de guides.
Enfin le 24 avril, à 6 heures-du matin, nous sortons de la rade. Tous les curs battent mais ce n'est pas encore pour ce jour-là que nous devons prendre contact avec la terre étrangère, le débarquement doit en effet s'opérer de nuit et nous n'allons que de l'autre côté de l'île, à un petit mouillage où nous attendent d'autres navires. Cette manuvre nous a beaucoup rapprochés de notre destination. D'où nous sommes nous voyons les îles d'Imbros et de Samothrace. Et, derrière nous devinons plutôt que nous n'apercevons les côtes de la péninsule.
C'est la dernière nuit tranquille que nous allons passer; le débarquement est pour demain et nous avons tous reçu nos vivres pour deux jours. On nous recommande avec instance d'être très économes du contenu de notre bidon car il n'est pas sûr que nous trouvions de l'eau là où nous débarquerons.
25 avril. Il est, 4 heures du matin et tout le monde est sur pied. Nous nous trouvons en face de la péninsule. Pendant la nuit, notre navire a accompli, à petite vitesse, la très courte traversée qui nous en séparait, et dans le brouillard nous apercevons la ligne de côte où nous devons atterrir. Nous n'attendons plus que les torpilleurs qui doivent venir nous prendre.
Ce ne sont pas les passagers de notre bateau qui ont l'honneur de débarquer les premiers. D'autres transports et des navires de guerre sont arrivés un peu avant nous sur les lieux; un va-et-vient de bateaux et de torpilleurs a déjà commencé à s'établir sur la côte. Nous espérions surprendre les Turcs, mais ils étaient sur leur garde, paraît-il, et bientôt les premiers coups de feu se font entendre, suivis de la fusillade plus nourrie des mitrailleuses turques à laquelle viennent se joindre les coups de canon des forts delà batterie de Gala-Tépé. C'est un vacarme énorme, surtout quand nos navires de guerre se mettent à répondre. A mesure que le jour se fait on aperçoit plus nettement la côte et bientôtnous avons la joie d'apercevoir à la jumelle nos soldats grimpant sur le versant des collines. Ils sont donc venus à bout des Turcs qui se trouvaient sur le rivage.
Mais les torpilleurs s'approchent de notre transport et c'est notre tour. Un transbordement s'effectue rapidement et nous voilà en route. A mesure que nous approchons de la côte, nous nous trouvons sous le feu de l'ennemi: des obus de gros calibre commencent à tomber très près de nous. Ensuite les balles de mitrailleuses pleuvent, blessant quelques hommes sur le pont du transport. Nous rencontrons des bateaux contenant les premiers blessés qu'on envoie à bord. Ils se dressent et nous acclament. Lorsque nous sommes suffisamment près du rivage, nous descendons dans les canots que nous traînions à la remorque. Puis nous nous mettons à l'eau et, trébuchant sur les galets glissants qui constituent ce rivage inhospitalier, nous atterrissons enfin.
L'endroit où nous sommes est absolument sauvage; on a immédiatement devant soi des collines escarpées, couvertes de chênes-verts et autres broussailles et qui partent presque de la mer, laissant une plage très étroite. Celle-ci n'offre pas d'abri, elle est sous le feu des canons de Gala-Tépé et déjà encombrée par ceux qui débarquent et par les blessés que les brancardiers descendent des collines où la bataille se poursuit avec acharnement.
Les Turcs, chassés des versants des collines, se sont réfugiés sur les plateaux du sommet. Ils n'ont pu résister à l'élan de nos hommes, dont un grand nombre se sont aventurés plus loin qu'il ne fallait, car ils ont été forcés de se replier; il y a là-haut en effet 20.000 Turcs et nous n'avons encore débarqué que deux brigades.
Il faut donc nous abriter du mieux que nous pouvons et tenir. Vers 2 heures de l'après midi nous sommes 12.000 avec deux batteries de montagnes et, malgré le nombre supérieur des Turcs et le bombardement incessant auquel ils nous soumettent, nous ne cédons pas un pouce du terrain que nous avons conquis. De leur côté nos navires de guerre ne leur laissent aucun répit et leurs canons à longue portée fouillent tous les sommets. Dans la soirée nous apprenons que les débarquements effectués dans le sud, au cap Hellas et sur la côte d'Asie, ont parfaitement réussi.
Les Turcs Essayent de Nous Jeter à la Mer
Pendant deux jours et deux nuits, les Turcs essaient par des attaques répétées de nous rejeter à la mer; mais les transports déversent des forces suffisantes pour résister à toutes leurs tentatives.
Une flotte imposante de navires de guerre, de transports et de chalutiers, est maintenant devant la côte de Gallipoli qui s'étend de la baie de Suvla jusqu'au cap Hellas.
Les journées suivantes sont employées à faire l'appel des hommes, à les remettre dans leurs bataillons respectifs, à se retrancher convenablement et à faire des routes pour transporter des vivres et des munitions aux troupes des collines. Chacun installe aussi son « abri »; la terre glaise est facile à creuser mais les sacs et le bois manquent. Les sacs sont très rares car il faut les réserver pour la construction des tranchées et comme il n'y a pas d'arbres à abattre on est obligé de se contenter de quelques planches apportées par les navires. Il se passera donc plusieurs jours avant qu'on ne soit confortablement installé; mais graduellement le camp s'organise et bientôt tous ces trous, creusés dans les flancs des collines et garnis de couvertures, de toiles caoutchoutées, et toute cette terre retournée donnent à ces lieux l'aspect d'une ville minière.
Nous commençons à nous familiariser avec notre domaine. Il est maintenant devenu assez vaste et s'étend en forme de demi-cercle. la droite partant de Gala-Tépé et la gauche se terminant à la Hutte des Pêcheurs, à peu de distance du Lac Salé et de la baie de Suvla, soitsur une longueur de 5 kilomètres environ et une profondeur moyenne de 2 kilomètres. Dans certains endroits nos tranchées sont très rapprochées de celle des Turcs, à Quinn's Post, par exemple, on est à peine à 12 mètres d'eux et là il ne fait pas bon montrer la tête; on ne peut observer qu'au périscope.
La plage est couverte de piles de caisses de toutes dimensions, contenant de la viande conservée, des confitures, des biscuits, des munitions, etc. Ces caisses nous servent d'abri lorsque le bonibardemenl es! trop violent.
Nous sommes arrivés au printemps et jouissons d'un temps merveilleux. Le soir, le coucher du soleil derrière l'île de Samo-thrace offre un coup d'il féerique. Mais les chaleurs se font bientôt sentir et deviennent intolérables.
Nos hommes emploient à se baigner dans la mer tout le temps qu'ils n'ont pas à passer dans les tranchées.
Ce sont de bons nageurs, presque tous accoutumés qu'ils sont, depuis leur enfance, à se jouer avec la houle sur les plages des villes maritimes de l'Australie. Ici le sport leur plaît tellement qu'ils bravent, pour s'y livrer, le bombardement auquel sont exposés les chalands et autres embarcations mouillés le louer du rivage et le rivàsre lui-même. C'est par des coups de sifflet que leurs officiers les préviennent du danger et leur intiment l'ordre de s'abriter.
Souvent, hélas! ils sontsurpris parla balle d'un shrapnell et rien n'est plus saisissant que la vue de ces corps nus que l'on retire de l'eau couverts de sang.
Nous n'avons trouvé que très peu d'eau sur la partie que nous occupons. On a creusé beaucoup de puits, mais la plupart n'ont donné qu'une eau saumâtre et les autres ne suffisent pas à la consommation. Nous sommes donc forcés de recevoir notre eau d'Egypte. Deux fois par jour a lieu la distribution d'eau et chacun ne peut remplir son bidon qu'une fois.
8 mai. Nous attaquons les Turcs du côté du village de Krithia et prenons trois lignes de tranchées.
10 mai. Contre-attaque par les Turcs, mais ils sont repoussés. Ce jour-là le général qui commande notre division, en faisant sa tournée quotidienne dans les tranchées, est atteint à la cuisse par la balle d'un guetteur et est transporté à bord du navire-hôpital où il succombe pendant le trajet de Moudros à Alexandrie. Sa mort nous causa bien de la peine car c'était un excellent chef et un organisateur remarquable. C'est lui qui avait mis sur pied toute la division et surveillé l'entraînement des troupes pendant le séjour en Egypte. Son courage et son désir de se rendre compte de tout par lui-même le faisaient s'exposer à chaque instant depuis notre débarquement.
Nous Faisons Grand Carnage de Turcs
18 mai. Ce jour a lieu la plus grande attaque que nous ayons subie des Turcs. Ils ont reçu des renforts de Constantinople et le général Oman von Sanders, qui a résolu de nous rejeter à la mer, est venu diriger lui-même cette attaque ainsi que nous l'apprenons par la suite. D'abord c'est un bombardement terrible par tous les gros canons qu'ils ont à leur disposition, suivi, à minuit, par une attaque de front. Dans l'obscurité ils s'avancent le plus près possible et, au petit jour, on peut les, apercevoir formant une longue ligne noire à bonne portée de nos fusils. Lorsque nos troupes commencent à tirer, ils se précipitent bravement en avant, en rangs serrés, mais notre feu est si bien dirigé que les morts s'empilent en tas énormes devant nos tranchées. Quand même, ils continuent à descendre en torrent de la ravine, enjambant les morts, mais sont toujours arrêtés par la pluie de balles de nos fusils et de nos mitrailleuses. Enfin leurs rangs flé-ehissent et sont brisés et, à 10 heures du matin, ils sont en retraite, continuant à se battre tout en reculant, tandis que notre artillerie faitun véritable carnage dans leurs rangs Leurs pertes sont considérables, leurs cadavres remplissent tout l'intervalle qui nous sépare d'eux; il y en a partout Quelques-uns ont été tués pendant qi 'ils essayaient de sauter dans nos tranchées et leurs cadavres pendent par-dessus les parapets. Environ 30 000 Turcs ont pris part à cette attaque et, de ce nombre, le tiers est resté sur le terrain. Quant à nous, nos pertes sont insignifiantes, nous n'avons pas perdu un homme pour 20 Turcs que nous mettions hors de combat.
Deux jours après les Turcs demandent un armistice pour enterrer leurs morts. Un de leurs officiers arrive en parlementaire, pour en discuter les conditions, il vient par le rivage. On lui bande les yeux et il est conduit au quartier général.
24 mai. Jour de l'armistice, on enterre les morts. Ce n'est pas une petite besogne et cela prend toute la journée. De 7 heures du matin à 4 heures de l'après-midi la trêve est observée religieusement de part et d'autre. Il règne le calme le plus parfait, on entend les oiseaux chanter, même un lièvre ose sortir de sa cachette et tombe au milieu de notre camp. Aussitôt les soldats courent après lui, lui lançant des pierres; il est pris par un Indien de la batterie de montagne, plus agile que les autres, et qui le brandit triomphalement, en se réjouissant d'avance à la perspective du plat qu'il va en faire.
20 mai. On signale la présence de deux sous-marins ennemis dans la mer Egée. Aussitôt les quelques transports qui sont mouillés devant notre côte reçoivent l'ordre de repartir pour Moudros et les croiseurs et les contre-torpilleurs se mettent à circuler sans cesse dans toutes les directions afin de déjouer les plans de l'ennemi. En même temps le ballon captif et les hydravions prennent l'air et font bonne garde. L'alerte n'était pas vaine. Quelques jours après, vers midi, je vois tout le monde courir vers le point delà colline d'oùl'on aperçoit le cap Hellas. Je m'y rends aussi et j'arrive juste à temps pour voir un de nos croiseurs, le Triumph, qui venait d'être torpillé et qui, incliné déjà sur le côté, tirait sur un sous-marin qui s'enfuyait.
Immédiatement tous les torpilleurs et contre-torpilleurs se mettent à la poursuite du sous-marin et essaient de l'encercler. Un hydravion monte pour les aider. Mais, malgré toutes les recherches le sous-marin parvient ce jour-là à s'échapper.
Dans l'intervalle, un grand nombre de chaloupes à vapeur se détachant du rivage et des autres navires se sont dirigés vers le navire en détresse qui s'incline de plus en plus et bientôt, complètement retourné, montre sa coque peinte en rouge à laquelle sont accrochés les marins.
L'agonie du navire ne dure en tout qu'une dizaine de minutes qui nous semblent des heures. Le Triumph a coulé entièrement et on ne voit plus maintenant que les bateaux qui recueillent l'équipage. Quatre-vingt-dix-huit hommes sont noyés.
Plus tard, le Triumph devait être vengé: le sous-marin, qui rôdait dans nos parages fut surpris par des contre-torpilleurs derrière l'île d'Imbros et coulé.
Nous construisons une jelée avec des madriers et c'est un gros obus turc de 305 m/m non explosé qui nous sert de masse pour enfoncer les pieux.
Les transports de la plage aux tranchées se font surtout la nuit au moyen de mules que conduisent les Indiens.
Le soir on peut à peine circuler sur cette plage étroile tant elle est encombrée et, seuls, les Indiens, dont elles connaissent la voix, peuvent se glisser entre les mules sans recevoir de coups de pred.
Le médecin en chef de notre corps d'armée se trouve être l'ex-consul général de la Turquie en Australie.
Il a beaucoup d'amis en Turquie. Dans sa jeunesse il a servi comme médecin dans une ambulance turque au siège de Plevna. C'était même le seul Anglais qui y fût présent. Il aime beaucoup les Turcs et a publié ses souvenirs dans un livre qui a pour titre: Sous le Croissant rouge. Il est décoré de plusieurs ordres ottomans, il les a mis de côté pour l'instant. Les chaleurs ont amené des mouches et celles-ci se multiplient dans des proportions inouïes. Elles nous incommodent au plus haut point. Il est impossible de prendre un repas sans en avaler quelques-unes.
Malgré les mesures sanitaires, nous ne tardons pas à souffrir de l'entérite. Atteint à mon tour, je suis renvoyé à la base.
- de Mabigny
- Officier interprète