de la revue ‘Lectures Pour Tous’ de 1er octobre 1915
'Carnet de Route aux Dardanelles'
par André Tudesq

les Français à l'Orient

 

Quand l'expédition des Dardanelles fut décidée, beaucoup crurent à une simple promenade militaire qui devait être promptement suivie d'une facile entrée à Constantinople. Quelle était leur erreur, les faits le prouvent chaque jour. L'émouvant carnet de route tenu par notre collaborateur M. André Tudesq, qui accompagne le corps expéditionnaire, va mettre sous les yeux du lecteur les difficultés sans nombre auxquelles devait se heurter l'héroïsme de nos troupes.

Le capitaine de frégate, chef d'état-major de l'amiral, préfet maritime de Marseille, vient de remettre au commandant de notre transport une enveloppe à cinq cachets rouges. Ce sont là les ordres secrets, avec le mot de passe de la mer, et la route que nous devons suivre pour atteindre les Dardanelles.

La lettre, chiffrée selon le code de guerre, ne doit être ouverte qu'à la hauteur de la Sardaigne, demain soir.

Nous quittons le bassin de la Joliette, par un soir tiède et pluvieux. A bord du paquebot, mobilisé, plus de 600 Sénégalais, tatoués verticalement, balafrés en long et en large, des gris-gris au cou, des bracelets d'amulettes au bras: Bambaras du Soudan, Mouzis, et Ouolofs de Dakar et de Saint-Louis. Vingt-sept Européens, tous officiers. L'état-major d'un régiment d'artillerie. Tels sont les passagers.

Nous avons arboré la flamme de guerre. Au long des quais, débardeurs et dockers que rassemble la cloché du soir nous saluent militairement. L'un crie: « Bon voyage! » D'autres:

« Bonne chance! » Des Gourkhas, dans un entrepôt, font cuire la chèvre du dîner: rangés en arc de cercle autour des bivouacs, ils agitent leurs turbans en manière d'adieu. Sur chaque navire en rade, on amène le pavillon: officiers et marins de quart se sont mis au garde-à-vous.

Ces honneurs sont légitimes. De ceux qui partent, ce soir, pour la lointaine aventure, beaucoup ne reviendront plus. Qu'ils emportent au moins, dans une image, l'adieu solennel de la patrie. Pour nous roidir contre l'émotion, tandis que lentement, dans les brumes, s'effacent le port aux mille mâts, les rocs de la jetée, la ville et sa montagne sainte, nous, groupés sur le gaillard d'arrière, face à la France, fraternels déjà sans nous connaître, nous chantons en chœur la Marseillaise....

Ce paquebot faisait hier le voyage de Madagascar. Qui le reconnaîtrait aujourd'hui? Ses cales débordent de caissons pleins d'obus. A bâbord comme à tribord, poutres et planches de baraquements font de chaque pont un labyrinthe. L'arrière est transformé en écurie: les seize chevaux et mulets d'un parc d'artillerie, piaffant et ruant, y sont installés dans des boxes. On a dévissé les salons: entre le piano et la bibliothèque, trente civières accumulées serviront, au retour, pour les blessés. A l'avant, voitures d'ambulance, chariots à bâche grise, caisses à munitions, s'enchevêtrent sous les cordages. De-ci de-là, une lueur: c'est un bouclier défensif de tranchée dont un fanal fait miroiter l'acier.

Ce premier soir, après les présentations, on nous a lu les instructions du bord: naviguer tous feux éteints, silence absolu dès neuf heures; dès cette heure aussi, fermeture totale des hublots.

On nous a montré à chacun notre ceinture: nous en avons fait l'essai. « En cas de torpillage, explique le commandant, démonter les portes des cabines, courir sur le pont, jeter à l'eau planches et poutres, et si le temps presse, les suivre. »

La Rencontre d’un Sous-Marin

Deux fois le jour, deux fois la nuit, par T. S. F. nous avertissons Bizerte de notre point. Parfois, en pleine nuit, les antennes frémissent, et des éclairs bleuâtres crépitent dans le poste.

« Forcez de vitesse! » ordonnent nos gardiens invisibles. Nous tournons à 90 tours: 14 nœuds.

A minuit, de la Tour Eiffel nous arrive le communiqué. On ne se couche pas, pour l'attendre.

Ainsi, perdus sur la vaste mer, nous pouvons suivre les hauts faits, dans le Nord, en Flandre ou en Champagne, de nos frères d'armes, et discuter des incidents de la bataille.

Les passe-temps ne nous manquent pas: le plus fréquent, c'est la rencontre des torpilleurs de haute mer ou des croiseurs-corsaires qui, bondissant comme des lévriers en chasse, nous barrent la route, discutent avec nous par le jeu classique des pavillons et des flammes, puis, le mot de passe donné, nous souhaitent une heureuse traversée.

Un matin, on a rassemblé les Sénégalais par section. Revue d'armes et exercices de tir. On suppose un vapeur ennemi à 300 mètres: il faut le saluer d'un double feu de salve. Les noirs, rangés par groupes de dix, forment du gaillard d'arrière à l'avant une ceinture de fusils. Le commandant a donné l'ordre qu' « on tire contre le vent! »

Ce soir, nous avons côtoyé Malte. Houle et roulis: c'est tout ce que nous avons connu de cette île, halte illustre des anciens croisés.

Nous avons eu notre sous-marin. On marchait à 12 nœuds par le travers de la Sicile, quand, à dix heures du matin, l'homme de vigie pousse un cri: « Un sous-marin, en vue, à 8 milles environ, par tribord. » Le commandant, sur sa passerelle, nous transmet la nouvelle par porte-voix. Les lorgnettes de se braquer.

L'ennemi est à fleur d'eau: on le distingue fort nettement. Son périscope coupe l'horizon, son capot émerge. Il paraît en arrêt: coque sombre. Près de 80 mètres de long.

A quelque cent mètres devant lui, un petit vapeur a l'air de forcer de vitesse. Est-ce la chasse avant le torpillage? Mais notre commandant, vieux loup de mer, se méfie. Ce cargo maquillé, sans nationalité définie, ne lui dit rien qui vaille. Il ne donne point dans le panneau.

Cette poursuite n'était qu'un piège: lé petit vapeur était en train de ravitailler l'ennemi. Leur distance en effet reste toujours égale, comme si l'un allait à la remorque de l'autre.

La sagesse, en ces circonstances, n'est point d'élucider le mystère, mais de prendre le large.

« Quatre-vingt-dix tours de machine, et droit au sud! » téléphone le commandant. A 15 nœuds de vitesse, nous piquons sur la côte d'Afrique, en zigzags.

Par télégraphie sans fil, Malte et Bizerte sont prévenues. Notre point est donné, ainsi que la direction probable du sous-marin.

Deux heures plus tard, des tourelles apparaissent sur l'horizon. Ç'est le Châteaurenault, croiseur-corsaire, qui, accourant à notre appel, cherche l'ennemi: bonne chance!

Nous Côtoyons la Terre des Dieux

La Crètea hier; fut passée. Nous gagnons la mer de Candie par le canal de Cerigo.

Cerigo, c'est l'antique Cythère, mais la falaise à pic de l'île, ses rives arides, ses monts dénudés n'évoquent en rien les grâces du tableau de Watteau. Nous entrons dans l'Archipel. Voici les Cyclades, îlots fragmentaires qui semblent appartenir à un continent éclaté.

Par centaines, dressant leurs promontoires, rocs en proue accroupis sur une mer aux teintes d'ardoise, sans villages, souvent sans arbres, elles portent des noms sonores: Polykandros, Naxos, Paros, Hermopolis. Nous les côtoyons prudemment: leurs golfes, qui jadis abritaient les Sirènes, peuvent servir de refuge aujourd'hui à quelque sournois submersible.

La nuit tombe. Ce soir, le sixième depuis notre départ, est notre dernier soir de mer. Sur le pont d'arrière, les chevaux énervés s'ébrouent et hennissent violemment. Les Sénégalais dorment à même le plancher. Plus d'un ronfle, ou rêve à grands cris. Les Européens restent groupés. On cause à la lueur des cigarettes.

Par la grâce d'un guide qu'un de nous emporta, on évoque avec précision la légende homérique et les fables d'enchantement qui éblouirent notre enfance. Appuyés sur leurs pelles d'écurie, les palefreniers nous écoutent: ils sont de l'Aisne et de la Picardie. Eux et nous, nous voici au seuil des grandes aventures. Leurs yeux rêveurs s'attardent sur ces îles où le soleil couchant, comme aux soirs de l'Iliade, fait brusquement fleurir les violettes de la nuit. Nous longeons la terre des dieux. Et plus d'un, à la lueur clignotante de la cigarette, pense que ce vent doux, léger, odorant, est peut-être le même qui, voici trente siècles, berçait sous leurs tentes Achille et les héros de Troie?...

Cheminées Fumantes et Forêts de Mâts

Voici Mudros, magnifique rade de guerre, qui rappelle Toulon, ou Plymouth!

Ce bourg de l'île de Lemnos n'était hier qu'un ramassis de misérables cabanes et un refuge de pêcheurs. Trois cents âmes le composaient.

Il était rare qu'un trois-mâts vînt jeter l'ancre dans ses eaux. Et voici que ce matin de notre arrivée, ce port fourmille de tourelles, de mâts, de cheminées fumantes: trente îlots mouvants, vrais châteaux forts de la mer, des croiseurs, lévriers d'escadre, des torpilleurs, des sous-marins, dix transports, cent canots-majors ou vedettes, l'animent d'une vie héroïque.

Tous peints uniformément en gris, leurs flancs chargés de ces filets Bullivan qui doivent les protéger contre les mines dérivantes, les cuirassés français et anglais sont tous en tenue de combat. Leurs ponts sont nus, sans passerelles ni ornements; on n'y découvre que des canons. Armés aussi, ces croiseurs auxiliaires que leurs quatre cheminées, leurs faux-ponts, et leurs cinq rangs de sabords font de suite reconnaître comme des paquebots de l'Océan. De l'un à l'autre de ces navires, les flammes en croissant ou en damier, courant au long du grand mât, préparent le combat du jour. Une cloche pique le quart: ici, des matelots, installés sur la plage arrière, lavent leur linge; ailleurs, un quartier-maître fait mouvoir sur la passerelle d'avant un appareil à bras, qui n'est autre que le vieux télégraphe à signaux dus frères Chappe.

Nous débarquons pour quelques heures. Dès le rivage, des tentes par centaines: celles.-ci, confortables, avec fenêtres mobiles et électricité, annoncent sans erreur possible le camp de nos amis anglais. Voisinant par delà un rang de ronces barbelées, d'autres tentes, plus vastes sinon aussi belles, de ces maisons de toile que l'on nomme des guitounes, abritent nos frères de France.

En marge de ces bivouacs, une petite ville artificielle, faite de simples baraquements, a surgi. Les mercantis se sont abattus sur l'île, accourant de Salonique, de Smyrne ou d'Alexandrie. Les « kapheion » (cafés) pullulent, mais par décret du gouverneur anglais, à la suite de trop fréquentes rixes, on n'y débite qu'une pâle limonade au citron, ou le café à la turque. Les échoppes de barbiers, les boutiques d'épices portent de singulières inscriptions: « A la navale Angleterre! — A la guerrière France! » Flatteries aux modes levantines, qui permettent de faire payer, sans trop de colère, un œuf à raison de 0 fr. 75 la pièce, ou 20 centimes le verre d'eau. Ce soir, je dîne à la popote des Postes et du Trésor. Dans une avalanche de sacs, sur un tapis d'épaisse poussière, nous nous initions aux douceurs du bison frigorifié et du zébu. L'eau pernicieuse des rares fontaines a été bouillie, et chacun de nous l'additionne de quelque sel de permanganate. Nous avons un couteau pour six. Mais ces menus inconvénients ne nous empêchent point de rire ni de faire assaut de bonne humeur.

Le Sacrifice des Six Mille

Nous avons reçu un ordre brusque de départ: les Dardanelles, enfin! Voici trois jours que nous nous énervions dans les poussières et dans l'attente.

Ce matin, à l'entrée des détroits, le ciel est gris et mélancolique. Il bruine. Ce n'est pas le ciel d'Orient, tel que nous l'ont décrit les poètes et les voyageurs.

Un vague cirque marque l'entrée. A quelques kilomètres, distincte à travers la brume, apparaît la côte d'Asie. Voici en pointe, sur la falaise, Kourn-Kahlé, le château de Sala. Les escadres alliées ont copieusement bombardé ces forts d'avant-garde. Tout n'y est que ruines et décombres.

Nous piquons droit sur la presqu'île de Gallipoli. A un mille de la terre, le transport jette l'ancre, face au cap Heilé. Un phare encore, sans fanaux ni vitrages, coupé au ras du piédestal. A ses pieds s'enchevêtre toute une artillerie du vieux temps: mortiers et canons de bronze que la mer a vêtus de mousse. Ici, aux Dardanelles, point n'est besoin de faire un long chemin pour éprouver les émotions de la guerre. Tout est champ de bataille, la plage de débarquement autant que les premières lignes.

A peine le transbordeur qui va nous emporter a-t-il accosté notre transport qu'une rafale de 77 nous souhaite la bienvenue. Quand le tir est bien repéré, et que les obus nous entourent dans un rayon d'environ 20 mètres, c'est aux marmites de pleuvoir. Elles arrivent lourdement, comme un disque de feu, ourlé de fumée noire: leur explosion fait jaillir de magnifiques gerbes d'eau. Ces dragées de 100 kilogrammes viennent des batteries turques de 155 et de 210, cachées dans les dunes, sur la côte d'Asie.

On embarque, sans faiblir, avec une joyeuse tranquillité. A 100 mètres de la plage, une sorte d'îlot surgit, à forme de squale. La chose se précise: glauque, lisse, d'acier. C'est la coque du Majestic, quille au ciel, coulé voici quelques semaines par une, torpille, et qui gît là par 40 mètres de fond.

La terre enfin. Quelques chalands liés, sur lesquels on cloua quelques planches, forment le ponton. A droite, s'interposant entre les obus et la plage, apparaît un énorme vaisseau, peint rouge et noir d'un seul côté, la proue enfoncée dans les sables. Ce navire fantôme nous protège. C'est le River Clyde.

Ce nom restera dans l'histoire avec l'épisode qui s'y rattache, le plus héroïque de cette expédition, et peut-être de toute la guerre.

Le 25 avril, il est décidé que les Anglais débarqueront dans la péninsule de Gallipoli. On réclame des volontaires pour détourner l'attention des Turcs et protéger le débarquement. 6 000 hommes se présentent, ayant prémédité, pour le triomphe de l'armée, le sacrifice de leur vie. Ils montent le River Clyde.

Lancé à 120 tours de machine, l'énorme paquebot, dont chaque passerelle, chaque hublot forme une grappe d'hommes, vient s'enfoncer dans les sables. Les six mille se jettent à la mer.

Derrière leurs fortins, cachés dans la falaise, les Turcs les attendent, canons et mitrailleuses braqués à bout portant. La mer jusqu'à dix mètres est barrée de fils barbelés. Qu'importe! Les six mille avancent. La bataille a duré deux jours: ces héros ont tenu contre trois armées. Pas un n'a réchappé.

Le gros des troupes put ainsi débarquer plus à l'ouest, par le golfe de Saros. Grâce à ce sacrifice, les Alliés ont pu s'installer sur la pointe de la presqu'île. Les tertres où dorment les six mille occupent un kilomètre de dunes.

De tant de dévouement, le River Clyde seul survit, démâté, troué haut et bas, loque criblée d'obus, cible quotidienne pour les batteries d'Asie. Cette carcasse, rouge et noire, on l'appelle ici le Cheval de Troie.

Nous avons gagné Sedd-ul-Bahr, dont le nom signifie en turc la Barrière de la mer. Là est le quartier général: dans les ruines de la forteresse s'abritent bureaux, postes, hôpitaux.

Pas de route, mais un roi raviné, semé de fondrières profondes qu'on accommoda en abris. Pour se protéger des obus qui, venus des hauteurs d'Atchi-Baba ou de la côte d'Asie, convergent sur ces 5 kilomètres carrés, les troupes au repos, les services d'intendance et de ravitaillement, tous les bureaux, tous les services sont enfouis dans des tranchées. On passe, en rampant sur les genoux, de la popote où l'on dîna, à la civière qui va vous servir de lit. Et sans arrêt, dans le ciel, le sifflement sourd des marmites, que nos poilus des Dardanelles ont baptisé ironiquement: le Sud-Express!

J'ai hérité d'un logis près de l'ancienne mosquée. Notre tranchée, est creusée entre deux tombes. Pour protéger l'entrée du boyau, on a accumulé des stèles aux inscriptions coraniques.

Mon hôte, en me recevant, m'a déclaré froidement: « Bientôt, pour dormir tranquille, il nous faudra coucher dans les tombes mêmes! »

Avancer Coute Que Coute

C'est ici la guerre de tranchées, dans toute sa minutie. Nous prenons pentes, ravins, plateaux, mètre par mètre. La victoire est au plus patient.

Une chaîne de monts coupe perpendiculairement la presqu'île. Elle s'incurve en son milieu, flanquée de contreforts abrupts du côté du golfe de Saros, de deux ravins profonds, le Kérévés-Déré, du côté des détroits. Le point culminant, qui domine nos premières lignes et notre arrière, c'est cette cote 224, le fameux Atchi-Baba, la montagne du Vieux Pèlerin.

Il faut un héroïsme inlassable et la plus farouche énergie pour progresser. En France, en Alsace ou dans les Flandres, en vertu de l'ampleur du front, les états- majors peuvent se livrer à des manœuvres stratégiques, à des calculs tactiques pour chercher le point faible de l'ennemi et le frapper à coup sûr. Ici le front est trop étroit: 2 kilomètres et demi sur 5 kilomètres de profondeur.

Les Alliés sont dans la situation d'un assaillant encadré par deux flaques d'eau, sans point d'appui, qui, pour enlever une citadelle, se trouverait engagé dans un défilé. A ces difficultés du terrain, s'ajoutent d'autres soucis poignants, dans cette âpre dispute de quelques kilomètres carrés, où tranchées turques et françaises voisinent à des distances qui varient entre 10 et 60 mètres. Le moral est cependant parfait. Du général en chef au plus humble combattant, il n'en est point qui ne soit assuré de prendre bientôt Atchi-Baba et de repousser par delà Gallipoli ces Turcs germanisés, qu'Allah a frappés de démence. Derrière la Turquie, tous le savent,c'est l'Allemagne que nous combattons.

André Tudesq

 

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