de la Revue 'L'Illustration' no. 3785 de 18 septembre 1915
'l'Aviation aux Dardanelles'
par Gustave Babin

les Français à l'Orient

 

Aux précieux services qu'ils rendent chaque jour, nos aviateurs joignent souvent un peu de cette aventure héroïque qui ajoute de la beauté à l'utilité de leur rôle. Et cela dans tous les horizons: aussi bien aux rives des canaux jadis silencieux que dans l'infini des steppes et dans les ciels tissés de soleil et d'azur.

Ils n'ont d'ailleurs pas qu'une manière d'être les poètes de l'action, car parfois il arrive que l'un d'eux, fort joliment, conte ses gestes et note ses impressions.

Témoin ces extraits de la correspondance avec un ami parisien d'un de nos aviateurs des Dardanelles, qui opère là-bas au-dessus de ces régions que « Bacchus a foulées de ses pieds divins », comme dit Banville, et de cette Ténédos dont le vent d'Orient parfume les rives.

 

Camp de Ténédos, juin 1915.

Notre camp est installé ici faco à celui des Anglais. Il comprend un certain nombre de hangars de toile. Quant à notre cantonnement, il est fait de caisses et de tentes. A l'habite pour ma part une des caisses de mon avion, que j'ai aménagée en villa, avec tout le confort moderne!

Notre chef d'escadrille est le capitaine C..., qui fut le héros du premier bombardement de Frescaty. Nous volons par 25 et 30 mètres de vent; mais, comme il est très régulier, nous ne sommes pas trop à plaindre. Un nombreux personnel mécanicien, un parc important et un convoi de mules landaises complètent notre expédition. Nous avons chacun un cheval, mais aucune automobile.

Le canon est à quelque cent mètres de la mer. L'île est très pittoresque. La seule ville, Ténédos, où habitent un milier de Grecs, est à 12 kilomètres de nous.

Notre travail le plus remarqué jusqu'ici a été la photographie aérienne, que nous avons réussie d'une façon très intéressante grâce à la clarté de l'atmosphère. Les Anglais ont beaucoup apprécié cette spécialité et commencent à s'y mettre. Je fais installer en ce moment sur mon nouveau biplan un cinéma aérien.

Je dis « mon nouveau biplan », car les Turcs m'ont démoli le mien il y a cinq jours, lors d'un atterrissage au cap Hellès: deux obus en plein dans l'appareil. Quelques mottes de terre et des pierres dans la figure, tel fut mon lot, mais l'avion était littéralement haché.

Affecté à l'artillerie, je fais également des reconnaissances et des vols de surveillance en mer, pour la chasse aux sous-marins. Voilà un sport passionnant où l'on ne s'ennuie pas une minute! Pendant des heures, à 50 ou 100 mètres au-dessus de l'eau, on fouille la mer à la recherche du sillage révélateur qui permettra d'envoyer par T. S. F. aux destroyers le signal d'accourir. Quand on tient un de ces pirates, c'est la poursuite éperdue de quinze ou vingt contre-torpilleurs qui cherchent à encercler le sous-marin... Malheureusement, il s'échappe la plupart du temps.

...L'altitude moyenne de nos vols au-dessus de l'ennemi est entre 1.200 et 1.600 mètres. 2.000 mètres sont ici une précaution superflue, tout juste bonne à vous faire prendre froid.

Nous avons 35 kilomètres de mer à traverser pour aller du camp de Ténédos au cap Hellès, et ce n'est pas une des moindres bizarreries de cette guerre que le contraste de notre calme petit coin, si paisible qu'on y entend à peine le canon, et de cette fournaise où ne cessent jamais le grondement des grosses pièces, le crépitement de la fusillade et les mille bruits de la guerre.

Le retour ici est déjà un repos et le spectacle est admirable, au crépuscule, de ces îles dorées par les derniers rayons du soleil qui s'enfonce dans la mer. C'est la seule distraction, dont nous ne nous lassons jamais, de notre vie de Robinsons.

 

3 juillet

Le général Gouraud nous appréciait et avait cité notre escadrille à l'ordre du jour le 21 juin pour la part qu'elle avait prise à l'attaque du Kéréves Déré. A 6 pilotes, nous avons volé près de soixante heures. Pour ma part, j'ai fait neuf heures et j'étais littéralement épuisé: j 'ai été la semaine dernière cité à l'ordre de l'armée.

J'ai fait de nombreux bombardements avec les nouvelles bombes.

A chaque voyage, j'en emporte deux. Elles font merveille. Je vais lâcher ces produits, la nuit, chez ces bons Turcs qui ont gardé la bonne habitude d'éclairer les villages et les campements.

La semaine dernière nous sommes partis à six sur le coup de minuit, avec une moyenne de 80 kilos de projectiles par appareil, que nous avons lancés sur le quartier général turc du Seghou Déré Le retour au-dessus de la mer fut féerique. J'étais monté assez haut et, tandis que je descendais sur l'île, je voyais les signaux électriques k de mes camarades plus bas que moi et l'ombre à peine perceptible de leurs ailes. Les Anglais se sont intéressés à ces sorties en bande et nous devons faire incessamment une grande promenade nocturne avec eux. Nous serons une vingtaine.

6 juillet

Depuis deux ou trois jours, les avions allemands se montrent timidement et essaient quelques petits bombardements sans importance que nous avons vengés hier en bloc.

Escortés par nos avions rapides, nous sommes partis toute une escadrille de 16 appareils de bombardement, dont 4 anglais, à 6 heures poulie camp d'aviation de Tchanak que nous avons copieusement arrosé. Le succès du raid a été pour un des Anglais qui a jeté deux projectiles de 75 kilos juste au milieu du plus grand hangar, que nous avons vu brûler pendant tout le trajet du retour. Avant de rentrer, toute l'escadrille est venue dénier en ligne sur le Grand Quartier Général et nous sommes rentrés sans incident au nid.

Le 4, un sous-marin turc que nous avions signalé la veille dans nos eaux est venu couler le Carthage. Trop tard du reste, car on venait d'en débarquer 1.500 hommes et 40.000 obus de tous calibres. J'étais en l’air à ce moment-là, à l'heure fraîche — midi! — et ce fut si vite fait que je n'ai guère vu que le bouillonnement de l'eau et le grouillement des hommes au milieu des débris de toutes sortes qui marquaient la place du navire. Des chalands étaient à proximité et il n'y a eu que fort peu de victimes; quant à la perte du bateau, elle est de peu d'importance.

18 juillet

J'ai gagné une jolie citation et la croix de guerre, mais mes survols de nuit m'auront aussi valu le plus beau souvenir sportif de ma vie de pilote: la Marmara et l'Egée au clair de lune avec toutes les côtes de Bulgarie jusqu'à la Syrie, voilà un spectacle que peu se seront offert sur le coup de minuit. Rien que pour le plaisir de le revoir je recommencerais!

Ce n'est du reste pas aussi dangereux qu'on pourrait le croire et, panne à part, je préfère voler en mer que sur terre. On ne peut pas se perdre: les îles les plus éloignées, comme Lemnos et Samothrace, se distinguent parfaitement et certains soirs le mont Athos lui-même découpe sa silhouette pointue à l'horizon.

Ténédos, c'est une petite tache noire que ses deux phares marquent sans erreur possible, et je craindrais bien davantage de manquer l'aérodrome de Bue que de rater notre île en pleine mer.

Depuis notre bombardement du camp d'aviation turc de Tchanak nous n'avons pas revu d'avions boches; la leçon a su et les dégâts ont dû être sérieux.

6 août

Imagine-toi que j'ai été très proprement descendu, hier soir vers 7 h. 30, par un obus turc, alors que je faisais une tranquille promenade chez eux. J'étais parti de Ténédos un peu avant six heures en compagnie d'un officier de l'état-major du C. E. O. qui voulait visiter la côte asiatique et l'intérieur des terres d'Asie Mineure, vers Esine, et je faisais tout à mon aise route sur ce dernier patelin, quand un claquement sec me tire de ma quiétude. On nous canonne de près et je suis touché; je me retourne et, avant que j 'aie eu le temps de dire un mot, un bruit affreux de ferraille, un craquement abominable me fixe sur ce qui vient d'arriver: carter crevé, salade de bielles de vilebrequin, etc. L'appareil brusquement chahuté se rétablit et je me retrouve à plat, l'hélice en bandoulière, à 1.800 mètres de haut chez les Turcs.

Le capitaine me demande ce que je vais faire. Nous avons vent debout pour rentrer et la côte est bien à 6 kilomètres. Je me crois fichu et je descends vers Ja mer en perdant le moins de hauteur possible. Il est entendu qu'on va tâcher de gagner la plage ou la mer et qu'on avisera. Ça va mal d'abord, mais arrivé à 1.200 mètres, je tombe dans un courant de vent favorable. En quelques secondes je sens que ça change; on prend de la vitesse. Je me mets à plat et l'avion s'en va vers la mer que nous atteignons bientôt. Il y a encore près de 8 kilomètres à faire avant de toucher terre; j'allonge la descente par la plus invraisemblable feuille morte que je me sois jamais permis; l'appareil se traîne comme un papier gras dans le vent; je passe le phare... Enfin ça y est et nous sommes sauvés; j'amerris en vue de Ténédos et nous attendons patiemment du secours.

On nous a vus et, un petit quart d'heure après, un chalutier nous recueille à peine mouillés. Nous revenons de loin! Près de 15 kilomètres en vol plané dont la moitié à moins de 1.200 mètres et sous le feu intensif des Turcs, furieux de voir leur échapper une proie qu'ils avaient cru tenir. J'étais content, je t'assure, de secouer sur le pont mes bottes mouillées et j'ai vu couler sans grand regret mon pauvre vieux coucou que deux cents heures de vol n'avaient pas démoli.

Tu vois que j'ai failli finir hier prématurément ma campagne d'Orient; j'aurais vu pour tout de bon la Turquie!

Ce petit incident ne m'a pas donné un repos bien long; ce matin j'ai déjà touché un coucou neuf, nouveau modèle, et, à quatre heures, je l'étrennais à Sarros où la bataille fait rage depuis cette nuit. Nous avançons, paraît-il, et tous les espoirs sont permis cette fois. Espérons donc...

 

Le jour même où, les pages précédentes s'imprimant déjà, celle-ci allait être mise soits presse, le destinataire des lettres dont on vient de lire des extraits en recevait une dernière...

C'était définitivement la dernière... Le sergent-aviateur ...... — il ne nous est pas permis, même maintenant, de le nommer — est mort, en service commandé, victime d'un de ces accidents qui guettent, à chacun de leurs vols, tous ces intrépides. Et sa suprême lettre à son ami était accompagnée de ces lignes, d'une autre écriture:

Ile de Ténédos, 26 août 1915

« Monsieur,

» ...... vient de mourir. Pris dans un tourbillon à 200 mètres de hauteur, entre Ténédos et le cap Hellès, à 500 mètres des îles Mavros, il est tombé et la mer l'a retenu une heure et demie.

» Il était accompagné du sous-lieutenant ...... qu'il avait comme passager. Celui-ci a roule dans les abîmes de l'Egée et son corps n'a pas été retrouvé. Nous avons pu repêcher votre ami, les mains sur son levier, ayant lutté jusqu'au bout; il avait le corps légèrement incliné à droite; ses jambes étaient prises dans le plancher de la carlingue. Il avait reçu un coup au cœur et des ecchymoses au visage, ses membres étaient fracturés en plusieurs endroits et sa mort a dû être rapide.

» J'ai trouvé dans la caisse qu'il habitait cette lettre qui vous était destinée et vous la trouverez ci-jointe. Vous êtes le dernier à qui il a écrit.

» Monsieur, je pleure cet ami et je vous salue.

» G. B. »

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